Dans l’enclos à ciel ouvert de l’arsenal, Castor ne cessait de pester contre l’air humide de Monde qui lui détrempait les cheveux. Entre ses mains, il tenait des pièces d’armes légères erks et, près de lui, en bordure de la longue table à tréteaux, se trouvaient Jupiter, Miranda et cinq sœurs armurières. Ils étaient tous en train d’apprendre à démonter et à remonter les armes des erks. Ces derniers ne tenaient pas spécialement à les voir pratiquer cet exercice ; il s’agissait en fait d’une idée yankee. Comme les arrivants d’origine avaient reçu une formation militaire qui faisait une large place au démontage et au remontage des revolvers et des fusils, ils avaient estimé que leurs successeurs devaient faire de même. Castor trouvait ça idiot.
— Tu n’as pas assez d’expérience pour en juger, jugea Miranda. Si tu ne sais pas comment les pièces s’assemblent, comment pourras-tu savoir ce qui est susceptible de clocher ? Ou quelle dérive prévoir si la visée automatique ne peut fournir de solution ? Si elle est perturbée par les systèmes de brouillage de l’ennemi, par exemple ?
— Je ne pourrai rien faire, admit Castor. Et je n’aurai plus qu’à jeter l’arme. Mais, de toute façon, je n’aurai jamais à me battre au corps à corps.
— Comment peux-tu en être sûr ? lui fit remarquer Miranda. Tu as juste le droit de l’espérer. Alors prends donc garde à ce que tu fais !
Castor haussa les épaules. Pour lui qui n’avait jamais eu le droit de porter des armes, cet exercice aurait pu se révéler divertissant.
Mais ce qu’il avait appris dans la bibliothèque avait tout gâché.
Il ne pouvait que déplorer que ce vieux monstre de Multiface lui eût mis la puce à l’oreille. Multiface ne s’était pas trompé : le premier erk venu avait été heureux de lui indiquer le chemin de la bibliothèque. Pour la suite non plus, il ne s’était pas trompé : ce que contenait la bibliothèque était terrifiant.
Si seulement Multiface avait pu la boucler, songeait Castor, j’aurais pris un réel plaisir à m’initier au fonctionnement de ces armes. Alors qu’il se débattait avec les ressorts et les crochets d’une arme de jet, il sentit le regard désapprobateur que Miranda posait sur lui et lui adressa un sourire hésitant.
— Je pense qu’il n’y a déjà eu que trop de guerres, dit-il et, sur ce, l’un des ressorts lui échappa des doigts pour aller atterrir presque à l’autre bout de la salle.
— Castor ! grinça-t-elle, furieuse. Chercherais-tu à nous mettre en retard pour le Conseil de guerre ?
— Bien sûr que non, Miranda, il y a seulement que…
— Alors, je t’en prie, essaye d’être attentif à ce que tu es en train de faire ! Maintenant, qu’est-ce que tu racontais à propos des guerres ?
— Rien. J’étais juste en train de réfléchir, dit-il en prenant le ressort qu’un erk bouché s’était empressé d’aller récupérer.
— Non, tu viens de dire à haute voix qu’il n’y avait eu que trop de guerres. (Confondu, Castor hocha la tête.) Bon. Que voulais-tu dire par là ? Tu sais pourtant que certaines guerres sont nécessaires.
— Évidemment, admit-il.
Toutefois, était-il convaincu qu’elles le fussent ? La guerre avait-elle jamais eu la moindre justification ? Il se remit en mémoire l’Histoire de la Terre. Tant de siècles de batailles, d’holocaustes, de bains de sang. Tant de millions d’hommes qu’une mort atroce avait surpris dans des tranchées, des avions, des villes bombardées, des vaisseaux coulés. Bien sûr, tout cela remontait à une époque lointaine et ces gens, de toute façon, seraient tous morts à présent. Il tenta de trouver du réconfort dans cette idée… mais en vain. La terreur et la souffrance de toutes ces victimes des siècles passés avaient été bien réelles, et le temps ne changeait rien à l’affaire. Les guerres tuaient les gens.
Et existait-il réellement quelque chose justifiant que l’on retombât dans cet engrenage de l’horreur et de la souffrance ?
— Tu sais, dit-il en se penchant vers Miranda comme pour lui faire part d’une réflexion anodine, il y a dans l’Histoire erk de nombreux points qui ne manquent pas d’intérêt. Tu devrais aller de temps en temps consulter leurs archives à la bibliothèque.
— Et toi, Castor, lui rétorqua-t-elle vigoureusement, tu devrais te concentrer davantage sur ce que tu fais ! Si tu dois jamais tirer avec un fusil dont l’échappement est ainsi monté, tu peux être sûr de te faire sauter le peu de cervelle que tu as… et tu ne l’auras pas volé.
— Je disais simplement… commença-t-il, mais elle l’interrompit.
— J’y renonce. Tu ne seras jamais un bon soldat, Castor, et pour l’heure, tu n’es vraiment pas très brillant comme simulacre de président. Allez, remonte-moi ça correctement que nous puissions passer à cette réunion du Conseil de guerre. Et tâche d’être un peu plus attentif là-bas qu’ici.
— Je suis toujours attentif, se récria-t-il.
— En ce cas, fit-elle, sinistre, que le Ciel nous vienne en aide. (Elle leva son propre fusil en l’air, visa une cible imaginaire, la dégomma et reposa l’arme.) Et puis merde ! Passe-moi ça, je vais te le réparer. J’espère vraiment que tu n’auras jamais à t’en servir dans un combat réel !
Castor lui tendit le fusil.
— Moi aussi, je l’espère.
Le Conseil de guerre était présidé soit par Polly, soit par l’un ou l’autre des dirigeants erks : A-Belinka ou Jotch. Il n’existait pas de rotation particulière ; le premier des trois qui se présentait à la séance occupait le fauteuil ou le perchoir à la place d’honneur de la grande table ovale. Il n’était jamais venu à l’esprit de l’un ou l’autre de laisser Castor assumer la présidence mais pareille idée n’avait jamais non plus traversé l’esprit du jeune homme.
Mis à part le fait que les erks avaient une apparence intrinsèquement plus grotesque que digne, la scène était par bien des côtés des plus impressionnantes. La table était vaste, son plateau d’un poli impeccable ; devant chaque place, on avait disposé une carafe de vin de mélicoque… et pas du cru bon marché qui constituait l’ordinaire des nids. Dominant l’extrémité de la table, on voyait un immense portrait de Pettyman Castor. L’artiste erk l’avait représenté dans un costume d’apparat évoquant la robe d’un juge de la Cour Suprême, licence esthétique tout à fait admissible et qui, par ailleurs, dotait de dignité ce juvénile visage de vingt-deux ans. Le peintre l’avait d’autre part subtilement vieilli si bien que ses traits ne marquaient plus vingt-deux ans mais auraient pu être ceux d’un Castor deux fois plus âgé qui, dans l’intervalle, aurait mené une vie des plus dissolues.
Mais il était encore une liberté que l’artiste erk avait prise avec son modèle, c’était d’en avoir subtilement allongé le cou et raccourci les bras tout en les épaississant. Certes, il s’agissait du portrait de Castor, mais d’un Castor sacrément mâtiné de Dieu Vivant.
En fait, le jeune homme n’était pas du tout satisfait de la ressemblance. Chaque fois que, de sa place au bas de la table (il avait renoncé à souligner qu’il aurait dû se trouver à l’extrémité opposée car, bien sûr, on ne pouvait s’attendre à ce que les erks fissent toujours bien les choses), il levait les yeux vers son portrait, il se disait que si vieillir devait le transformer en la personne qu’il voyait là, il ferait bien de ne pas vieillir du tout.
Mais il ne pouvait s’empêcher de vieillir.
Personne ne le peut. Personne n’est jamais prêt à vieillir. Personne, en fait, n’est jamais prêt pour quoi que ce soit mais le temps vient toujours où les choses se font réelles et où l’on est obligé de faire avec, qu’on soit prêt ou non.
Et, pour l’heure, les réalités de Castor accouraient à sa rencontre.
Comme Jotch s’était débrouillé pour battre au poteau les deux autres candidats, c’était lui qui occupait le fauteuil d’honneur… ou plutôt en occupait l’un des bras sur lequel il s’était juché, accroupi sur ses jambes postérieures, alors que ses membres antérieurs reposaient sur le plateau de la table ovale. Polly et A-Belinka l’encadraient tandis que, disséminés sur les flancs de la table, on trouvait Jupiter, Miranda et une demi-douzaine d’erks futés, spécialistes de diverses techniques et prêts à répondre aux questions concernant leur domaine. Multiface aurait pu être là mais n’y était pas… Qui pouvait d’ailleurs savoir où traînait le vieillard ? Quant aux autres Terriens récemment arrivés sur Monde, leur présence était impensable, soit qu’ils n’eussent pas (telle Tsoong Delilah) l’autorisation d’assister au Conseil, soit qu’on les eût habilement dispersés sur toute l’étendue de la planète, seuls ou par groupes trop restreints pour constituer un noyau d’influence.
Comme d’habitude, la séance s’ouvrit par un état de l’avancement des préparatifs. Castor ne prêta qu’un œil distrait aux chiffres qui s’inscrivaient sur l’écran. D’un jour à l’autre, ils ne se modifiaient guère sinon que, quotidiennement, on voyait s’accroître de quelques éléments le nombre des vaisseaux d’attaque ou de soutien précipités en orbite par les boucles de lancement et de quelques éléments aussi le nombre de ceux tenus en réserve au sol. Tous les autres membres du Conseil, humains ou erks, prêtèrent en revanche la plus grande attention à ce rapport quoique ce ne fût pas la partie la plus divertissante de la session. Ce que tout le monde attendait, c’étaient les plans. Les circuits d’indexage n’étaient pas restés inactifs ; ils avaient assimilé des données et préparé des stratégies sur la base de la version synoptique que Jotch leur avait fournie des délibérations du Conseil. À présent, les machines pensantes étaient prêtes à rendre compte du résultat de leurs cogitations.
Jotch claqua des doigts et l’un de ses subalternes erks se dressa jusqu’aux commandes d’indexage. Un instant plus tard, une image apparut sur l’écran près du portrait de Castor. Elle montrait l’astronef éclaireur erk flottant en orbite autour de la Terre.
— Ce vaisseau, commenta Jotch d’une voix que l’émotion faisait vibrer, nous devons à tout prix assurer sa protection. Laisserions-nous les Chinetoques lui porter atteinte que nous ne serions pas en mesure de le remplacer avant quarante-deux ans.
Nouveau claquement de doigts et le vaisseau éclaireur se retrouva dissimulé dans les anneaux de Saturne cependant que son chenal interstellaire s’activait dans un clignotement violet. Puis on vit un autre astronef en surgir.
— Donc, nous allons cacher l’éclaireur en un point où les Chinetoques ne pourront le trouver, reprit Jotch, et, par son entremise, nos forces pénétreront dans le système solaire de la Terre à une distance considérable de celle-ci. Nous y perdrons sur la durée totale du voyage mais ce sera largement compensé par un gain de sécurité pour le vaisseau éclaireur.
» Ceci, poursuivit-il en prenant une baguette entre ses dents pour désigner l’astronef qui émergeait du chenal interstellaire, constitue notre avant-garde. Comme vous pouvez le voir, il s’agit du propre astronef du Président tel qu’il est arrivé ici… ou du moins en aura-t-il l’apparence. À son bord, le Président Pettyman en personne répondra aux sommations qui pourront lui être adressées avant de mettre le cap sur la Terre, endormant ainsi les craintes des Chinetoques. Puis, le suivant à quelques heures d’intervalle… (claquement de doigts : apparition d’une nouvelle image sur l’écran, en l’occurrence le déversement ininterrompu de forteresses volantes par l’anneau violet du vire-matière)… une flotte entière de transports de troupes et d’astronefs offensifs.
» Le yacht présidentiel… (clac : écorché du vaisseau)… se verra doté d’un armement perfectionné.
» Les autres nefs contiendront… (clac)… soit de quoi faire sauter chacune un continent pour ce qui est des appareils d’assaut, soit, dans le cas des transports, mille huit cents soldats d’élite erks et yankees, équipés d’armes nucléaires portatives. Bien sûr, une fois que nous aurons atterri, nous recruterons des troupes complémentaires auprès des Vrais Américains eux-mêmes et, dans un troisième temps de ce débarquement, des cargos procureront à ces nouvelles recrues des armes, du matériel et quelques-uns de ces superbes uniformes bleu et blanc que vous avez toujours connus. (Il jeta vers Castor un regard exaspéré.) Qu’y a-t-il ?
— Ce ne sont pas les bonnes couleurs, fit Castor. L’armée de terre américaine a toujours été vêtue d’uniformes kaki ou vert olive. C’est la Marine qui était en bleu et blanc.
— Ça va, Castor ! rétorqua Jotch avec impatience. Pourquoi chercher la petite bête ? C’est moi qui ai choisi ces couleurs. Les Dieux Vivants portaient les mêmes. Maintenant, quelqu’un a-t-il des questions sérieuses à poser ?
Personne n’avait de remarque à faire et Jotch en fit vibrer ses palpes de contentement.
— En ce cas, déclara-t-il, il ne nous reste que deux choses à faire : choisir l’équipage du yacht présidentiel et fixer une date pour le début de l’invasion.
Polly était restée trop longtemps silencieuse pour son goût.
— J’estime, dit-elle, que nous pouvons remettre à la dernière minute la nomination de l’équipage.
— C’est une proposition sensée, l’approuva chaudement A-Belinka depuis l’autre côté du fauteuil d’honneur… avec la même arrière-pensée que Polly : celle de disposer du maximum de temps pour trouver une bonne raison de se joindre à l’avant-garde.
— Maintenant, reprit Jotch, pour ce qui est de la date, je suggère que le départ ait lieu dans huit jours exactement.
Le gouverneur fronça les sourcils.
— Pourquoi dans huit jours exactement ? demanda-t-elle.
— Pourquoi pas ? fit l’erk avec douceur. Mettons cela aux voix. (Il y eut donc un vote et, lorsque sa proposition eut recueilli la quasi-unanimité – Polly s’était abstenue par esprit de contradiction et Castor parce qu’il était perdu dans ses pensées – Jotch s’écria, triomphant :) Nous allons donc libérer l’Amérique dans cent quatre-vingt-douze heures à compter de… maintenant !
Un autre erk futé bondit alors de sa place pour se hisser aux commandes de l’écran et, en un rien de temps, un affichage digital s’étira en travers de ce dernier :
COMPTE A REBOURS 191 h 59 mn 30 s
puis… flick… flick… 30 devint 29, puis 28, puis 27, alors que les dernières heures de l’occupation chinoise en Amérique commençaient de s’écouler.
Personne n’adressa la parole au Président des États-Unis lorsqu’il se leva, quitta la table ovale et s’enfonça dans les brumes torrides du dehors. Les questions sérieuses ne manquaient pas, il en avait conscience. Lui-même en avait un bon paquet à poser.
Mais vers qui se tourner pour les poser ? Certainement pas vers Jotch ou vers l’un ou l’autre des erks. Il ne pouvait s’adresser à Multiface car le vieux savant était manifestement du côté chinois de cette guerre entre Yankees et Chinetoques. Pas question non plus de les poser à Delilah pour le même motif ni à Miranda qui, tout aussi manifestement, était du côté yankee. Comme il ne semblait y avoir sur Monde un seul être vivant qui ne se rangeât dans l’un ou l’autre camp de cette guerre à laquelle Castor souhaitait qu’il ne fût pas nécessaire d’en venir, il chercha désespérément une source d’informations neutre à qui poser ses questions.
Il n’en existait qu’une : la bibliothèque.
En fait, elle n’était pas vraiment neutre. Programmée, archivée par les erks, elle reflétait l’orgueil erk en matière de stratégie et d’armement. Orgueil relativement injustifié, par ailleurs, car les erks n’avaient que fort peu contribué à l’élaboration de cette somme de connaissances. C’étaient les Dieux Vivants qui avaient jeté les bases des sections militaires du catalogue ; ce que les erks y avaient ajouté ressortait moins de leurs propres innovations que de ce qu’ils avaient glané des stratégies et technologies des ennemis qu’ils avaient joyeusement choisi de combattre.
Et Dieu sait s’ils en avaient combattu !
De sa première visite à la bibliothèque, Castor n’avait retiré que l’impression d’un grand nombre de guerres. Il n’avait pas pris le temps de les compter. Horrifié, il s’était arraché à la visionneuse pour sortir prendre un bol d’air frais… et se retrouver en fait dans la poisseuse et moite atmosphère de Monde. Toutefois, c’était un mieux car la salle qui abritait la bibliothèque n’était pas seulement moite et poisseuse, elle puait. Les erks bouchés y dormaient aussi souvent qu’ils en avaient envie et s’y soulageaient quand personne n’était là pour les voir, ce qui était presque aussi fréquent. Les erks futés disposaient en effet d’autres bibliothèques plus adaptées à leur conformation physique. Dans la vieille bibliothèque fréquentée par Castor, les visionneuses étaient binoculaires mais conçues pour des paires d’yeux sensiblement différentes de celles des humains (et encore moins adaptées aux yeux des erks). Selon toute vraisemblance, l’écartement des oculaires et leur divergence avait parfaitement correspondu aux yeux des Dieux Vivants disposés comme ceux des oiseaux de part et d’autre de la tête plutôt que sur le devant du visage. L’utilisation de ces visionneuses, ne fût-ce que pour un temps très court, entraînait immanquablement chez Castor de violents maux de tête.
Mais ce qu’il y voyait se révélait encore plus douloureux.
Il n’y avait pas eu, compta-t-il, moins de neuf guerres. Neuf guerres extérieures si l’on passait sous silence le conflit interne par lequel les Dieux Vivants s’étaient exterminés. Et toutes ces guerres avaient été menées à outrance. Être l’ennemi des erks constituait de toute évidence une forme de suicide. Être leur allié ne valait guère mieux. Il y avait eu ces créatures aviennes dont les mondes s’étaient vus réduits en cendres parce que les erks n’avaient pas compris à temps qu’attaquer l’une des planètes rivales entraînerait contre l’autre une riposte immédiate et définitive. Il y avait eu ce système planétaire unique que se partageaient deux espèces vermiformes, l’une gigantesque et dotée d’un épiderme chitineux, l’autre minuscule et dénuée de carapace mais armée de crocs impressionnants. Ces deux races se tortillaient et se lovaient mutuellement dans leurs anneaux… elles se battaient aussi, s’entre-tuaient, s’entre-dévoraient. Lorsque les erks, le cœur rempli d’allégresse, avaient choisi leur bord puis s’étaient lancés dans la bataille en recrutant à tour de bras des autochtones pour combattre l’ennemi, ils avaient découvert, mais un peu trop tard, que les deux espèces vivaient en symbiose…
Car les erks n’étaient jamais tombés sur des civilisations d’une seule pièce. Ils avaient toujours constaté des différences idéologiques, politiques, religieuses, ou même de simples coutumes divergentes quant au mode de pensée… or, pour les erks, différence impliquait lutte.
Et lutte impliquait guerre.
Castor s’obligea cette fois à rester plusieurs heures de suite courbé sur les oculaires, bien au delà du moment où il aurait dû normalement succomber au sommeil. Lorsqu’il sortit de la salle, il manqua de trébucher sur une paire d’erks bouchés qui, à force de guetter, lovés sur le seuil, le fascinant comportement de l’humain, avaient fini par s’assoupir. Ce fut avec horreur qu’il jeta les yeux sur eux. Ils n’avaient plus rien de ces petits monstres cabriolants et grotesques auxquels il avait fini par s’habituer. Tout comme leurs congénères futés, c’étaient de dangereuses, de meurtrières créatures.
S’il éclatait une guerre entre Yankees et Chinetoques, y aurait-il un vainqueur ?
Ou l’appui des erks se solderait-il par une défaite identique des deux camps, l’éternelle défaite de l’anéantissement.
Dans la chambre surchauffée, mal ventilée, que les erks lui avaient attribuée, Tsoong Delilah dormait mal. La nuit, on ne se donnait pas la peine de la surveiller car ce n’était en rien nécessaire. Se fût-elle subrepticement glissée hors de son réduit qu’une troupe d’erks bouchés lui eût immédiatement emboîté le pas, assez bruyamment pour alerter les quelques futés qui traînaient dans les parages. Par ailleurs, où serait-elle allée ?
Sur Monde, les jours de Delilah s’égrenaient dans une sorte de brouillard furieux. Le fait que ses reins se languissaient de Castor la troublait. Le fait que cette planète de fous dangereusement armés formait le projet – comme d’autres choisissent de tirer un canard sauvage en vol – de détruire sa patrie Han la terrifiait. Le fait de ne pouvoir trouver de solution à l’un ou l’autre de ces deux problèmes la frustrait au plus haut point…
Lorsqu’elle s’éveilla d’un rêve où Castor s’était invité dans son lit sans crier gare et qu’elle découvrit qu’il ne s’agissait pas d’un rêve, sa rage explosa.
— Tu as du toupet, mon gars ! hurla-t-elle en gagnant l’extrémité opposée du lit. Qu’est-ce que tu fabriques ici ? Les sœurs yankees auraient-elles toutes leurs règles en même temps ? Est-ce un truc pour faire tourner la chance ? à moins que tu n’aies fini par avoir pitié de la vieille ?
— Delilah, dit-il de son ton le plus persuasif en tendant une main vers l’épaule de l’inspectrice puis, un instant plus tard, l’autre vers son sein. Aurais-tu oublié combien nous aimions faire l’amour ensemble ? Quel mal y a-t-il à ce que nous recommencions, simplement pour le plaisir que nous en retirons.
— Parce que tu appelles ça du plaisir, commença-t-elle, sarcastique.
Mais en fait, c’était également le nom qu’elle donnait à ça et, pour furieuse qu’elle fût, Delilah n’était pas folle. Quand Castor l’attira contre lui, elle se laissa faire. Quand Castor l’embrassa sur les lèvres, elle lui rendit son baiser. Puis, somme toute, elle se rappela effectivement combien ils avaient aimé faire l’amour ensemble et eut l’occasion de revérifier point par point l’exactitude du souvenir qu’elle en avait. Il lui fallut attendre qu’ils eussent fini, que Castor couché sur elle, corps dur, efflanqué, qui se fondait dans la douceur du sien, ne remuât plus en elle qu’avec lenteur et sans impatience, comme par réminiscence, pour sentir le retour insidieux de la colère…
Puis la bouche de Castor descendit vers son cou et il le mordilla doucement tout en murmurant quelque chose.
— Qu’est-ce que tu dis ? fit Delilah tout haut.
— J’ai dit chut, murmura-t-il encore plus bas. Partout, les erks nous observent. Ne dis rien.
Delilah se sentit soudain tendue. Une question se forma sur ses lèvres mais la main gauche de Castor quitta son sein pour les lui fermer.
— Delilah, chuchota-t-il, fais semblant d’être une vraie Yankee. Tâche de les en convaincre. De convaincre les erks, de convaincre tout le monde, même Multiface.
Elle tourna la tête et son regard parcourut la chambre pour vérifier si, de fait, il y avait quelque part un erk qui les observait. Elle prit alors conscience que la complexe ornementation des murs pouvait dissimuler un nombre incalculable de judas, que chaque moulure pouvait abriter un micro. Dans quel but ? Elle n’en avait pas la moindre idée. Elle frotta sa joue contre celle de Castor – que c’était bon ! – et murmura :
— Pourquoi ?
— Parce qu’autrement… lui répondit-il en un souffle, ils vont transformer notre monde en champ de ruines. Va donc à la bibliothèque. Et rends-toi compte par toi-même.
Puis les mordillements sur son cou, sur sa nuque se firent plus agressifs et la main de Castor passa avec impatience d’un sein à l’autre et puis descendit plus bas ; et lorsque, pour finir, il la quitta pour regagner son propre lit, elle resta étendue sur le dos, épuisée, satisfaite, mais s’interrogeant sur ce qu’il avait voulu dire.
La perplexité demeura bien au delà de la délicieuse lassitude car, alors que cette dernière se dissipait, elle commença de se demander s’il avait eu pour venir dans son lit un autre motif que celui de lui chuchoter ces choses à l’oreille.