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Dans la bouche de Tsoong Delilah, « chez moi » ne signifiait pas son domicile – « Mon appartement en ville ! Certes non ! Ça n’est guère mieux que ton espèce d’asile de nuit ! » – mais sa résidence secondaire sur la côte du golfe, au bout du delta du Mississippi. Il leur fallut plus d’une heure pour l’atteindre, même avec le petit bolide de l’inspectrice, tandis que l’après-midi virait au crépuscule.

Installé près d’elle sur le second siège du cabriolet, Castor la regardait conduire, tour à tour aux anges et vert de jalousie. Avec quelle adresse ses mains gantées tournaient le volant, basculaient la commande des feux, manipulaient les boutons de la radio, jouaient de l’avertisseur ; avec quelle vivacité la petite voiture de sport surbaissée se glissait dans la moindre brèche offerte par le flot des camions et des taxis ! Et l’envie était tout aussi puissante que l’admiration. Castor n’avait jamais rien conduit de plus excitant qu’un des camions du village. Quel effet cela devait-il faire de disposer pour son usage exclusif d’un engin pareil ? Et sous l’exaltation, sous la jalousie, s’insinuait un autre sentiment, nourri de désir sexuel mais aussi d’appréhensions, alors qu’il se demandait ce que cette femme lui réservait pour la nuit.

Lorsqu’ils furent sortis des encombrements de la ville, elle fouilla dans sa poche et lui tendit sa petite pipe laquée.

— Bourre-la, dit-elle. La blague est dans mon sac. (Elle ne quitta pas la route des yeux pour vérifier s’il exécutait son ordre mais, alors qu’il esquissait le geste de lui rendre la pipe bourrée, elle reprit sur un ton railleur :) Voyons, lettré, que peut-on faire d’une pipe qui n’est pas allumée ? Cette fiche, là, sur le tableau de bord… sers-t’en !

Lorsque Castor eut débrouillé l’énigme de la mise en ignition de ladite fiche, il alluma la pipe et tira sans réfléchir une profonde bouffée. Erreur funeste. Saisi d’une quinte de toux, suffoquant, il se plia en deux et faillit lâcher la pipe. Lorsque le souffle lui revint, Tsoong Delilah riait à gorge déployée. Il lui passa la pipe en se demandant ce qu’il avait inhalé. Pas du tabac, à coup sûr, mais si c’était de la marijuana, il s’agissait d’un truc autrement plus fort que ce qu’on faisait pousser dans les parcelles privées du village.

Mais, incontestablement, cette herbe était efficace. Alors qu’une sensation de bien-être se répandait en lui, Castor osa poser la question qui lui trottait dans la tête :

— Et le vieillard ? Que va-t-il lui arriver ?

— L’assassin ? Il sera bien sûr reconnu coupable par le tribunal populaire et sans nul doute condamné à plusieurs années de rééducation, répondit l’inspectrice comme si ce n’était que justice, puis elle ajouta : Mais si j’étais le juge, je prononcerais ma sentence avec sursis.

— À cause de son grand âge ?

— Non, parce qu’il n’a rien fait qui fût prémédité ou dicté par la volonté de nuire. J’ai presque de l’admiration pour lui, lettré. Il a vu peser une menace sur le peuple et il a pris les mesures nécessaires pour s’y opposer. Il n’avait pas l’intention de tuer Feng Avery. Lorsqu’il s’est rendu compte de ce qui s’était passé, la peur s’est emparée de lui et lui a fait commettre des erreurs. C’est dommage que tu aies trouvé cette tête ; sans elle, il aurait pu s’en sortir. (Elle tira une grosse bouffée sur sa pipe et, en silence, la rendit à Castor. Puis elle explosa :) Vous autres, Yankees ! Combien êtes-vous à nous haïr en secret ?

— N’est-il pas naturel d’éprouver de la haine à l’égard de ses envahisseurs ? fit Castor avec effronterie entre deux bouffées gourmandes.

— Mais nous ne sommes pas des envahisseurs ! Nous sommes venus pour vous aider lorsque vous et les Russes vous vous êtes entre-tués… et que vous avez failli du même coup détruire le monde entier ! Nous avons mis à votre disposition nos médecins et nos professeurs ! Nous vous avons prêté assistance pour relever votre pays de ses ruines ! (Comme Castor ne disait rien, elle détourna un instant les yeux de la route pour le regarder.) N’es-tu pas conscient de ça ? N’es-tu pas conscient que, sans nous, tu ne serais probablement pas là pour nous faire des reproches ? Nous avons bien fait de venir !

La pipe était entièrement consumée. Songeur, Castor la retournait entre ses doigts. Ce que disait la femme était assez juste, ou presque assez juste, si ce n’était que…

— Si ce n’est que vous êtes toujours là, finit-il par dire.

 

 

La lune se couchait sur les talons du soleil lorsqu’ils pénétrèrent dans un parking dominant les flots du golfe du Mexique. Castor descendit de voiture et, pendant que l’inspectrice fouillait dans le coffre, promena son regard sur les alentours. Cette petite villégiature comportait quatre ou cinq maisons, la plupart sans lumière. Elles avaient été bâties sur un escarpement, ce qui était étrange, car tout relief était absent de la région. Sur une douzaine de kilomètres, ou plus encore, ces terres étaient nées des alluvions déposées par le Mississippi sur son ancien cours, et la boue ne formait jamais de collines. Castor mit un certain temps à remarquer l’anomalie et à comprendre ensuite que la résidence secondaire de l’inspectrice Tsoong Delilah se dressait sur le tas de ruines de ce qui, jadis, avait constitué une agglomération. Du relent de pétrole qui flottait dans l’air, il déduisit un autre fait. Que Tsoong Delilah eût ou non plaisanté en promettant de se procurer l’équipement nécessaire, il ne serait pas question cette fois d’une plongée sous-marine en tandem. Manifestement, quelque chose de plus avait cloché dans les vieilles plates-formes de forage dont les installations délabrées étaient encore en service à une centaine de kilomètres au large, et se baigner dans les eaux du golfe n’aurait rien eu d’une partie de plaisir.

L’endroit n’en était pas moins d’un charme extraordinaire. Le mince croissant de la lune bas sur l’horizon ouest laissait intact l’éclat des étoiles.

— Là, c’est Jupiter, s’écria-t-il soudain. Et là, Véga, et Altaïr… quel merveilleux emplacement ce serait pour un télescope !

Tsoong Delilah le regarda bizarrement mais se contenta de dire :

— Viens m’aider. Tu prends notre dîner. Moi, j’ai déjà mon sac à porter. C’est la maison au bout du sentier.

Si Castor avait trouvé son hôtel splendide, il resta sans voix devant le luxe époustouflant de la maison de campagne de Tsoong Delilah. Une cuisine privée ! Une cheminée ! Une chambre que n’encombrait ni bureau ni table pour prendre ses repas mais seulement le mobilier qui allait avec le lit… et quel lit ! Assez grand pour y dormir à six !

Elle disposait aussi d’un bar, et la première chose qu’elle fit en entrant fut de lui servir à boire. Puis elle emporta son propre verre dans la cuisine, laissant Castor en admiration devant le panorama du golfe depuis les profondeurs enveloppantes d’un fauteuil moelleux pendant qu’elle mettait leur dîner à réchauffer dans le four à micro-ondes. Ensuite, après une brève réapparition dans le séjour, elle s’éclipsa de nouveau, dans sa chambre en l’occurrence, pour en revenir pieds nus et vêtue d’un pyjama de soie noire. Une fois de plus, Castor se demanda quel âge au juste pouvait avoir l’inspecteur Tsoong Delilah de la police renmin. En uniforme, lorsqu’elle l’avait interrogé dans la rizière, elle lui avait paru dans sa maturité, peut-être même vieille, disons la quarantaine au bas mot. À midi, au restaurant, il s’était retrouvé en présence d’une belle femme de vingt-huit ou vingt-neuf ans. Maintenant, lovée sur le tapis devant les flammes – quel gaspillage de combustible que ce feu de bois par une température si douce, mais aussi, quelle atmosphère chaleureuse, quelle détente ! – elle ne lui donnait pas l’impression d’être plus âgée que lui. À coup sûr, elle semblait plus jeune que Maria, son ex-épouse de vingt ans qui avait toujours eu tendance à paraître plus que son âge… Maria ! De toute la journée, c’était la première fois qu’il songeait à elle.

— Que t’arrive-t-il, lettré ? s’enquit l’inspectrice. Tu viens de voir un fantôme ?

Il secoua la tête sans répondre. Il n’avait nulle envie, en cet instant précis, d’orienter ses pensées sur Maria, encore moins d’en parler avec cette femme. La seule chose qu’il voulait tirer au clair c’était le motif pour lequel Tsoong Delilah l’avait fait venir ici. Par attirance physique pour lui ? Oui, c’était fort probable, et cela pouvait se révéler des plus intéressants. Mais il ne pouvait s’empêcher de penser qu’il y avait autre chose. Toutefois, il n’avait pas la plus petite idée de ce qu’un haut fonctionnaire de la police populaire pouvait vouloir d’un paysan. Et comme il lui était particulièrement difficile de se concentrer sur de pareils sujets avec, près de lui, cette femme au parfum troublant et, dans son sang, un taux appréciable de cannabis et d’alcool, il préféra s’abstenir de parler. Mais elle se méprit sur la signification de son silence.

— J’ai l’impression, dit-elle, que tu es encore en train de ruminer ce que j’ai dit dans la voiture. Mais tu sais, moi aussi, j’y ai réfléchi. As-tu donc une idée de ce qu’était la Chine de nos ancêtres ? Pendant des milliers d’années, des envahisseurs se sont succédé sur notre sol. Lorsque nous avons réussi à bouter hors de nos frontières les hordes de nomades venues de l’ouest, ce sont les Anglais et les Américains qui sont arrivés, puis ce furent les Japonais. Eux aussi sont restés trop longtemps, lettré, mais tu dois reconnaître qu’au moins, dans nos jardins publics, il n’y a pas d’écriteau disant : « Interdit aux chiens et aux Yankees » ! Maintenant, ajouta-t-elle en se levant, je crois que notre dîner est prêt. Peux-tu m’aider à mettre la table ?

 

 

Castor n’avait jamais dîné aux chandelles, hormis à l’occasion d’une coupure de courant. Le dîner fut délicieux ; c’était un mariage des traditions culinaires yankees et chinoises : un ragoût de porc aux haricots accompagné d’une salade. Et arrosé de vin. Ils s’étaient installés face au golfe noyé dans l’ombre et, comme la pièce n’était éclairée que par des lampes tamisées, le regard de Castor ne tarda pas à être attiré par un pâle clignotement sur l’horizon. Il savait ce dont il s’agissait. Si les fuites de pétrole étaient habituellement maîtrisées au bout d’un ou deux jours, les vieux puits de gaz naturel n’en restaient pas moins des passoires susceptibles de crever n’importe où et, lorsque les bulles montaient avec régularité du fond du golfe pendant un certain temps, tôt ou tard quelque chose y mettait le feu, et la mer flambait pendant quelques semaines. Les mouettes dînaient donc aussi aux chandelles, poursuivant leur repas tard dans la nuit car, flottant à la surface, il n’y avait que trop de poissons morts ou assommés, asphyxiés par les hydrocarbures. Castor pouvait voir les grands oiseaux plonger puis reprendre leur essor, silhouettés sur le halo de clarté lointaine.

— Ça aussi, tu nous le reproches ? lui demanda l’inspectrice, et il fit non de la tête.

— En fait, je ne vous reproche rien, dit-il.

C’était vrai, presque vrai. Il ne songeait pas à blâmer les Chinois Han pour ce qui était arrivé au golfe du Mexique. Personne n’ignorait que c’était un double tir de missiles atomiques qui avait presque réduit à néant les ressources pétrolières de l’Amérique, le marteau-pilon hydraulique de leur déflagration ayant frappé de plein fouet pipe-lines et derricks des plates-formes de forage en mer. Les Chinois étaient même intervenus presque aussitôt pour coiffer les puits les plus sévèrement touchés et ils continuaient de travailler sur les cas désespérés que constituaient des centaines d’autres. Toutefois, il n’était pas exclu que Castor leur en voulût pour des motifs annexes au nombre desquels il fallait peut-être compter le départ de son épouse.

Tsoong Delilah ne s’appesantit pas sur le sujet. De l’un de ses longs ongles, elle tapota son verre pour faire signe au jeune homme de le remplir puis commença de raconter sa vie, récit qui ne manquait pas d’intérêt. Elle était née à San Francisco et avait grandi dans un milieu où se côtoyaient Chinois Han et Yankees, intellectuels aisés pour la plupart. Son père, économiste spécialisé dans le domaine des échanges commerciaux, l’avait envoyée faire sa scolarité à Canton dans un pensionnat réputé ; puis elle s’était acquittée de son service national, en Afrique d’abord, comme MP, et, plus tard, dans des lieux aussi romantiques que Londres, Marseille et Zurich, en poste auprès d’ambassades chinoises dans ce qui, somme toute, ne constituait que des protectorats indiens. Puis elle avait repris ses études, à Pékin, cette fois.

— J’avais beaucoup aimé mon travail dans la police militaire, dit-elle alors qu’ils débarrassaient la table. Aussi me suis-je spécialisée dans la criminologie et les techniques d’enquête policière pour en arriver à ce que je suis.

Castor prit un peu de recul pour observer comment elle disposait plats et couverts dans la machine à laver la vaisselle… encore une merveille toute nouvelle pour lui !

— Tu ne t’es jamais mariée ? demanda-t-il.

Elle lui lança un regard sarcastique.

— Crois-tu donc être le seul divorcé qui soit au monde, lettré ? Je me suis mariée avec mon professeur mais, lorsqu’il a pris sa retraite, il a décidé d’aller passer le restant de ses jours au Pays. Nous avons donc divorcé. Maintenant, dit-elle en mettant la machine en route puis en ramenant Castor vers le salon, prenons donc un autre verre et passons au récit de ta vie. Tu es un jeune homme intéressant, autodidacte. Tu as suivi un cours de physique étalé sur trois ans que tu as complété par de la chimie physique et des mathématiques, également sur les trois années d’un programme qui allait jusqu’au calcul infinitésimal et incluait un tour d’horizon de la mécanique matrice que tu as, d’ailleurs, laissé tomber en route. Et je ne fais pas mention des autres matières que tu as bûchées : astronomie, pilotage, astrogation, éléments de médecine spatiale, planétologie, balistique orbitale.

Tout en parlant, elle l’avait installé à un bout d’un confortable canapé puis avait gagné le bar pour servir les boissons et y mettre de la glace. Lorsqu’elle lui tendit son verre, il lui fit remarquer :

— Tes renseignements sont incomplets. J’ai également suivi des cours de littérature chinoise et anglaise, d’histoire…

— J’ai délibérément laissé de côté ce qui m’a paru n’être que les matières obligatoires à un examen pour lequel tu n’as d’ailleurs jamais fait acte de candidature. Pourquoi ?

— Je m’en fichais du diplôme, répondit-il, boudeur, je voulais seulement être instruit.

— Tu voulais être instruit dans un domaine bien particulier, rectifia-t-elle. L’espace. Tous les cours que tu as suivis tournent autour de l’espace. Est-ce que je me trompe, lettré ? Aurais-tu la nostalgie de cette époque où les Russes et vous étiez les maîtres dans l’espace, et partout ailleurs ?

— Je veux aller là-haut, grommela-t-il, sa langue déliée par les effets conjugués de la drogue et du vin. Mon arrière-arrière-arrière-grand-père…

— Oui ? Qu’en est-il de cet honorable aïeul ?

— Pour sûr qu’il était honorable ! C’était un astronaute !

— Un astronaute, répéta-t-elle mais, par extraordinaire, il n’y avait pas la moindre nuance railleuse dans sa voix.

— C’est la vérité ! Ma grand-mère m’a raconté… enfin, je crois qu’il a été tué. Probablement pendant la guerre. Mais ce qui est certain, c’est qu’il participait au programme spatial.

Elle hocha lentement la tête.

— Il n’y a pas de honte à vouloir égaler les hauts faits de ses ancêtres, dit-elle, presque avec douceur. (Il haussa les épaules.) C’est donc ce que tu veux faire, lettré ?

— Ai-je la moindre chance d’y arriver ?

— Fort peu de chances, je dois le reconnaître, répondit-elle après s’être octroyé un temps de réflexion. Vous autres, Occidentaux, vous avez coûté si cher au monde avec vos guerres qu’il n’est pas resté grand-chose pour autoriser la poursuite d’un véritable programme spatial.

— Et pour le peu qui existe, irait-on faire appel à des Yankees ? demanda Castor, plein d’amertume.

— Peut-être pas, admit-elle, mais comme si la discussion ne l’intéressait plus. (Elle resta un moment à contempler les flammes et, lorsqu’elle se tourna de nouveau vers lui, elle n’était plus ni la femme aguichante ni l’arrogante inspectrice.) À midi, je ne me suis pas montrée parfaitement sincère avec toi, Castor. Tu peux m’aider sur un point qui n’a rien à voir avec la coopérative d’élevage Rivière des Perles.

C’était la première fois qu’elle l’appelait par son prénom.

Castor se redressa. Il avait la tête qui tournait mais il était encore à même de se rendre compte lorsqu’on abordait le vif du sujet.

— Que puis-je faire que tu ne sois pas capable de faire toi-même ?

— Ce n’est pas ce que tu peux faire qui me sera utile mais ce que tu sais. (Elle fit tourner les glaçons dans son verre, le front barré d’un pli maussade.) J’ai à résoudre une énigme qui est sans rapport avec une affaire criminelle… sans quoi, j’en serais avertie. Elle ne concerne pas non plus des huiles du Parti ou la politique étrangère avec l’Inde, car, dans l’un ou l’autre cas, je serais également au courant. Pourtant, cette information est tenue secrète, et j’aimerais savoir pourquoi.

— Que puis-je faire alors ?

— Me prêter un peu de ton savoir, lettré. (Elle se pencha vers la table qui jouxtait l’un des côtés du canapé pour en soulever un pan, révélant un clavier ; le reste du plateau se dressa de lui-même pour se transformer en écran.) Par exemple, dit-elle en pianotant une série d’instructions, regarde un peu ça.

Un tableau numérique s’inscrivit sur l’écran plus vite que l’œil ne pouvait suivre :

 

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— Ce relevé provient du Collectif central de l’énergie, expliqua-t-elle. Il fait état d’une pointe anormale de près d’un quart d’heure dans la consommation du courant suivie d’un creux d’une heure pendant lequel toutes les installations électriques de quelque importance sont réduites au silence sur un très large secteur. C’est seulement dans ces secteurs que le phénomène a été constaté, et, bien que ce relevé corresponde à la journée d’hier, la même chose s’est produite pendant toute la semaine. Qu’est-ce que ça te suggère, lettré ?

— Ma foi, répondit-il sans hésiter, tous ces endroits sont des observatoires de radio-astronomie. La durée de chaque période est donnée en temps Q – temps standard universel – c’est-à-dire l’heure du méridien de Pékin…

— Lettré ! fit-elle à titre d’avertissement.

Il sourit. Pratiquement pour la première fois depuis le début de leur relation, il se sentait sûr de lui.

— Je ne peux pas deviner ce que tu sais ou ne sais pas, dit-il pour se justifier. L’écart entre chaque période de temps suit la rotation de la Terre. Et celles-ci correspondent vraisemblablement au temps pendant lequel chaque observatoire regarde un même point de l’espace.

— Bravo, lettré !

Il avoua :

— Quelque chose m’a aidé, inspecteur. Chaque soir, dans mon village, nous avons eu ces pannes de courant. Je viens seulement de faire le rapprochement en voyant Gulfport dans la liste. Je suppose que la même chose se produit aux alentours de tous les observatoires du monde entier.

— C’est fort probable, dit-elle. Mais les archives des Collectifs centraux autres que ceux du réseau nord-américain me sont plus difficilement accessibles. Que peux-tu me dire d’autre ?

— Bon sang ! s’exclama-t-il, enthousiaste à présent. Ils sont manifestement en train de lancer des signaux radar… ouais, tout s’explique, l’énorme consommation d’énergie puis la période de silence pour attendre le retour du signal. Vu le pompage de courant, l’objet doit être sacrément petit. Et sacrément distant aussi… mais pas plus loin que, voyons voir, dans les cinq U.A. C’est le temps nécessaire pour le voyage aller-retour du signal à la vitesse de la lumière qui me fait dire ça, expliqua-t-il pour répondre au froncement de sourcils de Tsoong Delilah. Mettons sept ou huit cents millions de kilomètres. Ça nous amène au-delà de la ceinture des astéroïdes, presque dans l’orbite de Jupiter. Si seulement… ajouta-t-il sur un ton amer, si seulement nous avions des sondes dans l’espace, nous n’aurions pas besoin de nous échiner à des observations radar pour voir des objets de ce genre.

Tsoong Delilah continuait de froncer les sourcils, mais pas de colère apparemment, plutôt sous l’effet de la concentration.

— Si les Républiques Populaires n’ont pas d’énergie à gaspiller pour des voyages dans l’espace, lettré, ce n’est pas de leur faute, lui rappela-t-elle. Quoi d’autre ?

Prenant soin de ne pas laisser transparaître – ou le moins possible – le revanchard sentiment de supériorité qu’il éprouvait à présent, il lui proposa :

— Si je puis me servir de ton écran, je pense pouvoir te montrer une photo de l’objet.

Le regard qu’elle lui décocha était redevenu méprisant mais elle ne lui en abandonna pas moins sa place devant le clavier… et haussa exagérément les minces traits de crayon de ses sourcils quelques minutes plus tard lorsque, rouge de confusion, il leva le nez de la machine.

— Alors, lettré ? Pas d’image ?

— C’est à cause de ton système, se défendit-il. Pas moyen d’accéder à OBSCIEL ou au réseau de la F.I.A. Mais si tu es prête à payer une communication outremer, j’arriverai probablement à tirer quelque chose du Centre d’archivage des phénomènes transitoires à Moukden…

— Non. Pas Moukden, dit-elle, sans discussion possible.

Castor fit un geste de résignation. Essayant de mettre les choses au point sans être trop désagréable, il suggéra :

— Ton système ne semble pas avoir de vastes compétences dans le domaine scientifique.

— Pourquoi en aurait-il ? Je suis inspecteur de police, pas chercheur dans un laboratoire. Je puis avoir accès à n’importe quoi au travers du réseau de la police… sauf à ça, s’empressa-t-elle d’ajouter pour prévenir toute remarque de sa part. En ce cas précis, je ne puis y avoir recours. Je ne sais pas pourquoi on fait un tel mystère autour de cette histoire mais il doit y avoir une bonne raison. (Elle s’absorba un moment dans une contemplation pensive des flammes puis, d’une main décidée, referma l’écran.) C’est aussi bien comme ça, déclara-t-elle. Je ne t’ai rien dit qui ne soit pas disponible dans des archives publiques, aussi n’ai-je aucune critique à craindre.

L’air satisfait, elle se leva et gagna le bar.

— Un autre verre, lettré ? lança-t-elle par-dessus son épaule mais sans attendre la réponse de Castor. Et lorsqu’elle lui ramena ce verre, son apparence avait encore changé ; ce n’était plus l’inspectrice ni la citoyenne perplexe et, de nouveau, elle paraissait extraordinairement jeune.

Une fois de plus. Castor sentit ses joues s’embraser. Spolié de sa position de maître de conférence en astronomie donnant un cours particulier, il se retrouvait paysan yankee égaré loin de sa rizière dans la résidence privée d’une femme séduisante et dotée de toute la sagesse du monde.

— Mais tu n’as pas la curiosité d’en savoir plus ? lui demanda-t-il.

Elle se laissa tomber à côté de lui.

— Si j’ai cette curiosité demain, il me suffira de charger l’un de mes subordonnés d’accéder au réseau F.I.A. ou à OBSCIEL ou encore au Centre d’archivage des phénomènes transitoires de Moukden par l’entremise du réseau de la police, dit-elle, démontrant qu’elle avait bien retenu sa leçon. Mais peut-être vais-je me donner le loisir d’y réfléchir un jour ou deux. De toute façon, Castor, il y a d’autres sujets qui titillent ma curiosité. Par exemple, j’aimerais savoir comment tu t’y es pris pour mettre cette femme enceinte ?

La gorgée qu’il était en train de boire faillit l’étouffer.

— Tu veux parler de ma femme ?

— Évidemment, de qui d’autre ? fit-elle en haussant les épaules. N’a-t-elle donc pas reçu d’implant lorsqu’elle avait douze ans ?

— Les implants ne sont pas obligatoires, inspecteur, lui rappela-t-il sans même, cette fois, se voir gratifié d’un haussement d’épaules. (Il poursuivit toutefois, non sans embarras.) C’est assez dur à expliquer car il s’agit d’une question religieuse.

— La religion ! Ah oui, bien sûr. Mais il ne me serait jamais venu à l’esprit de considérer tous les Yankees comme des gens pieux.

— C’est-à-dire que, personnellement, je ne suis pas très croyant mais ma femme l’est. Enfin, l’était. Comme je disais, c’est en relation avec… euh… ce qu’on appelle le caractère sacré du don de la vie. Cela veut dire que, lorsqu’on a des rapports, on est censé devoir… euh… marquer un temps d’arrêt – c’est à ce moment-là qu’elle se mettait le truc – ce qui lui permettait de réfléchir avant de prendre la décision de ne pas avoir d’enfant. Seulement, ce soir-là, elle a dit qu’elle en voulait vraiment un.

Delilah buvait par petites gorgées en regardant Castor par-dessus le rebord de son verre tandis qu’il tentait de déchiffrer son expression. Allait-elle lui dire combien ces pratiques barbares lui semblaient archaïques ? Ou lui rappeler qu’il était du devoir de tous de contrôler la démographie tant que l’espace vital disponible demeurait si restreint ? Elle ne fit ni l’un ni l’autre mais se pencha soudain pour lui effleurer la joue de ses lèvres puis se leva.

— Nous autres, dit-elle en dénouant la ceinture qui retenait son pyjama, nous recevons un implant juste avant la puberté. Puis, si nous désirons avoir des enfants, nous nous le faisons retirer. Il est logé dans la partie charnue, juste au sillon entre fesse et cuisse, ce qui le rend indécelable dans la plupart des circonstances. Je vais te le montrer, Castor, et toi, tu me montreras ce que tu peux faire sans marquer au préalable ce genre de temps d’arrêt pour réfléchir au caractère sacré du don de la vie.

 

 

Au point du jour, elle le réveilla en douceur de sa main persuasive et caressante, et ils recommencèrent… pour la quatrième fois peut-être, à moins que ce ne fût pour la cinquième ou la sixième. Elle paraissait infatigable. Quant à Castor, il avait vingt-deux ans et, de toute manière, ce qui se passait dans le lit parfumé et délicieusement élastique de Tsoong Delilah était à des années-lumière des sauvages corps à corps sur le bord d’une rizière ou même dans le secret de la chambre nuptiale. C’était une amante extraordinaire qui ne lui refusait rien, n’exigeait (semblait-il) que son plaisir à lui, et laissait son propre plaisir en découler naturellement.

Rien n’arriva cette nuit-là qui permît à Castor de se prendre pour autre chose qu’une passade sans lendemain, et il en retira également l’absolue conviction d’être un amant parmi tant d’autres. Toutefois, lorsqu’il sortit de la douche, ce fut pour découvrir qu’elle lui avait préparé son petit déjeuner. Et lorsque, à son tour, elle eut achevé sa toilette pour réapparaître sanglée dans son uniforme, prête à entamer sa journée de travail, elle vint s’asseoir en face de lui pour siroter son thé pendant qu’il terminait sa salade de riz au crabe.

— Eh bien, lettré, dit-elle entre deux bouffées de sa petite pipe. (Cette fois, c’était du tabac.) Nous avons passé un bon moment mais le temps est venu de nous dire au revoir. Et, de fait, peut-être aurons-nous l’occasion de nous revoir ?

— Je l’espère, dit-il, surpris par la chaleur de sa réponse. (Gêné, il s’empressa d’ajouter :) Dois-je retourner au village à présent ?

Elle eut un sourire indulgent.

— Rien ne s’y oppose si c’est ce que tu veux faire, mais peut-être aimerais-tu passer un ou deux jours de plus en ville. On t’a gardé ta chambre à l’hôtel, et tous tes frais de séjour sont remboursés par l’administration judiciaire.

— Oui, ça me ferait plaisir !

— Je comprends… Mais ne traîne pas trop longtemps, Castor. Il y a des limites… ah ! Qu’est-ce que c’est encore ?

La tonalité de l’écran venait de se déclencher pour attirer son attention, ce qui n’avait pas l’air de la ravir. Elle frappa dans ses mains deux coups secs et l’écran satellite qui dominait la table du petit déjeuner s’éveilla en clignotant. Puis un visage s’y inscrivit.

C’était celui du savant notoire et membre éminent du Parti Fung Boshien, et le motif pour lequel on l’appelait Multiface sautait aux yeux. Cette face était secouée de mouvements convulsifs comme si son propriétaire ne pouvait se décider sur l’expression qu’il voulait adopter. Et il semblait encore moins capable de faire un choix dans ce qu’il voulait dire car ses phrases déboulaient pêle-mêle, se coupant l’une l’autre, dans une effroyable confusion.

— Je cherche à joindre le ci… non, pas du tout… JE VOUS EN PRIE !… le citoyen de la Répub… vous allez la fermer !… lique Bama, Pettyman Castor, membre… pourquoi serait-il là ?… JE VOUS EN PRIE ! LAISSEZ LE FI… de l’équipe de production Num… Je veux pouvoir suivre cet opéra…

— Il est ici même, coupa finalement Tsoong Delilah, manifestant pour la première fois devant Castor une évidente consternation.

D’un geste furieux, elle lui fit signe de prendre sa place devant l’écran. Le vieil homme le regarda, son visage en plein travail, ses voix se marmonnant l’une à l’autre.

— Bon, dit-il, passe à… non !… mon bureau… pas aujourd’hui quand même !… aujourd’hui à midi parce que… (La voix s’estompa dans des chuchotements inaudibles cependant que les expressions se bousculaient sur le visage du vieillard qui, avec un sourire triomphant, reprit soudain le dessus pour achever d’un trait :) Ma quatrième part veut te voir !

Puis il coupa la communication.