Décidé à ne pas faire appel à mes effectifs habituels, jusqu'à nouvel ordre du moins, j'avais constitué un commando pour entreprendre cette croisade.
Maigre troupe de départ, mais je savais que, le moment venu, je n'aurais qu'un geste à faire pour qu'elle atteigne les proportions de celle du Cid.
Je m'étais délesté d'une grosse part du quotidien sur Jérémie Blanc, dont les qualités de chef ne sont plus à prouver. Pour un ancien balayeur des rues (1), il offre une gamme étendue de performances : malin, psychologue, courageux, déterminé.
« - Patiente, lui ai-je dit. Attends que les vieux briscards des R.G. mis en piste commencent à déblayer le terrain. Plus tard, tu participeras à la kermesse. »
Il a branlé le chef (sans toucher à ma braguette).
Parmi les durs rameutés pour me prêter main-forte, se signalait Franck Blando, un gus rayé des services à la suite de combines torves. Ce mec avait eu sa vie sentimentale saccagée par le jeu, bien avant de se faire virer de la Poule pour la même raison. Dans la Rousse, on l'avait surnommé « l'As de Pique » car c'était sa brème fétiche. Elle avait fini par lui porter la scoume puisqu'il se trouvait au tapis avec une ragouze en forme de clopinette cintrée.
Illico, son nom m'était venu à l'esprit. Blando possédait du chou, du culot et un minimum de scrupules, qualités indispensables pour réussir dans la partie « immergée » de nos activités.
Lorsque je l'ai contacté, il jouait à la passe anglaise dans l'arrière-salle du Rintintin, où une douzaine de cancrelats de son espèce flambaient leurs ultimes piastres. En m'apercevant, il s'est humidifié, réalisant d'emblée que si je venais à la relance, c'était pour du labeur marginal. A le voir avec ses potes dans cette ambiance cafardeuse, les pupilles dilatées par la concentration, j'ai ressenti une poussée d'altruisme. Je savais que ma propose allait lui insuffler une énergie nouvelle, au gars Franck.
De le trouver, brèmes en main, pareil à un hareng d'aquarium dont on n'a pas changé l'eau, m'a flanqué un coup de buis sur le cassis. Y a rien de plus con que les cartes !
Comme c'était l'heure de la jaffe, je l'ai emmené bouffer au restau de mon pote Louis Prin, boulevard Haussmann qui, question vins de comptoir, ne craint personne. Je me rappelais qu'il raffolait du muscadet sur lie, l'artiste. On s'en est sifflé deux boutanches en savourant des cochonnailles. Tout en mastéguant, j'ai exposé le topo.
T'aurais vu l'aurore boréale qui lui a illuminé la tronche ! Transfiguré il paraissait, l'ami Blando. Ruy Blas auquel on ordonne de calcer la reine d'Espagne ! Soudain, il n'en avait plus rien à cirer de ses flushes et de ses brelans. Le positif, chez lui, c'est qu'il pige les choses d'instinct. Je lui proposai une mensualité de vingt-cinq raides, plus le remboursement de ses frais. Son calbute douteux a dû être à la peine davantage qu'à l'honneur, espère !
« - Seulement, y a un petit détail à régler, ajoutai-je : tu vas me donner ta parole que pendant cette campagne, tu ne toucheras plus aux cartons, Francky. J'ai besoin d'un mec totalement disponible. Si je te prends à manier les biseautées, je t'envoie chez Plumeau ! »
Il a juré.
***
Il s'est passé quelques semaines, au cours desquelles j'ai charpenté mon commando de l'ombre. Deux autres recrues d'un style différent : Magnol et Handermic. Le premier avait baroudé sur les cinq continents avant de marner pour les Renseignements généraux. Un casse-cou à qui il suffisait de crier « Chiche ! » pour le faire sauter d'un douzième étage avec un pébroque en guise de parachute. Quant à Handermic, c'était un furtif, un peu teigneux, qui haïssait la terre entière et évitait de se regarder dans une glace pour ne pas avoir à s'insulter. Mais à côté de cette particularité, un flic de première : madré comme un maquignon dauphinois et d'une témérité de roquet prenant à partie un doberman.
Mon équipe réduite et moi nous réunissions tous les deux jours pour faire le point ; mais à vrai dire l'enquête piétinait. Sitôt que nous pensions lever une piste, elle tournait court. Quoi de plus éprouvant que de rechercher un ennemi dont on ne sait rien, sinon qu'il existe ?
Il en allait de même pour mes homologues étrangers.
Et puis, une nuit, alors que je dormais profondément (m'man m'avait préparé un bœuf en daube hallucinant), mon biniou a carillonné. C'était Franck Blando.
« - Boss, m'a-t-il dit, je crois tenir quelque chose. »
« - Raconte vite ! »
« - Je ne peux pas. Vous pouvez passer chez moi demain, en début d'après-midi ? »
« - Naturellement. Mais pourquoi pas tout de suite ? »
« - Je suis en province. »
Il a raccroché brusquement. La scène était assez saisissante, très film d'espionnage, si tu vois le genre ?
J'ai eu du mal à me rendormir.
***
Le lendemain, il faisait un temps à ne pas mettre sa belle-mère dehors. Tu sais ce que ça veut dire, des trombes d'eau ? Eh bien ça ! Dix minutes dans les rues et, imper ou pas, la raie du cul te servait de cheneau.
Après ma douche, j'ai tubophoné à notre permanence de Londres ; le préposé m'a répondu que le R.A.S. (2) continuait toujours.
« - Si je t'invitais à déjeuner ? » ai-je proposé à ma Féloche.
« - Quand ? » m'a-t-elle demandé.
« - A midi. J'ai envie de manger une andouillette qui ne sente pas trop la fosse d'aisance. Toi, tu prendrais des ris de veau. »
Elle a eu son sourire troublé et ébloui habituel qui faisait comprendre pourquoi mon dabe l'avait épousée toute vive quelques décennies plus tôt.
« - Et ton travail ? » a-t-elle objecté.
« - J'ai fait mes devoirs et appris mes leçons », lui ai-je assuré.
Elle a regardé l'heure à l'horloge dont le balancier régulier me fait songer au cœur de ma Féloche (ils battent sur le même rythme).
« - Dix heures dix, a-t-elle murmuré ; j'ai le temps de finir mes asperges. »
Nous sommes allés claper au Bistrot Saint-Honoré. On était dans la petite salle derrière, en amoureux, et m'man baignait dans les azurs.
Un curé sympa, escorté de Mlle Long-Bec et du neveu de la bicyclette à Jules nous a adressé un petit signe. C'est touchant, un grand garçon de mon âge en compagnie de sa mother. Ça fait vieille tradition française. Le brave prêtre se sentait optimiste quant au devenir d'une nation en si bon chemin.
Au caoua, j'ai demandé à ma Gentille si ça lui dirait qu'on se paie une toile pour continuer la fiesta.
Elle n'en revenait pas. Ça faisait combien de temps que je ne l'avais pas emmenée au cinoche ?
« - Auparavant, lui ai-je dit, il faut que je passe voir un de mes collaborateurs ; j'en aurai pour dix minutes. »
Quand on est parvenus devant la crèche de Franck Blando, je me suis mis sur un stationnement interdit en priant m'man de m'attendre dans la voiture.
La pluie venait de cesser, mais l'air ressemblait à une éponge ; même mes organes étaient imbibés de flotte.
Mon collaborateur suppléant piogeait au second étage d'une maison banale à Montparnasse. De la faïence bleue entourait les fenêtres sans égayer l'ensemble. T'avais l'impression que les habitants de cet immeuble étaient promis à des destins morbides.
L'escadrin schlinguait le chou et le produit pharmaceutique, kif un hosto de sous-préfecture. Jusqu'au premier, les marches étaient en pierre ; à partir du second, le promoteur avait jugé que du bois garni d'un Bulgomme suffisait.
Deux lourdes par niveau ; celle de mon collaborateur se trouvait être la plus proche de l'escalier. Pas de plaque de cuivre, mais une carte de visite aux caractères gravés, témoignage d'un confort disparu.
On fait beaucoup de gestes innocents dans la vie courante, relevant de la banalité grise des jours. Par exemple appuyer sur le bistougnet d'une sonnette.
J'ai pressé le timbre couleur d'ivoire.
Putain d'elle, ce bigntz !
Tu sais ce que c'est qu'une déflagration, ta pomme ? C'est une explosion accompagnée de projection de matières enflammées.
Ecoute, c'est pas dif' : j'ai pris la porte en pleine poire. Le boum s'accompagnait d'un nuage de fumaga et d'une pluie de flammèches. J'ai senti du sang sur ma frime, et me suis mis à tousser comme un sanatorium d'avant-guerre. Les châsses me cuisaient ; j'étouffais.
L'odeur était révélatrice : le gaz ! Devait y avoir une forte fuite dans le logement de Blando ; l'étincelle déclenchée par mon coup de sonnette avait vérolé tout le circus et provoqué le « vraaaaoum ! ».
Prenant mon courage à deux mains, la droite plus haute que l'autre afin d'avoir davantage de prise, je suis entré dans l'apparte.
On y jouait Désolation, production russe à moyen budget : meubles disloqués, vitres retournées à l'état de silicates alcalins, rideaux à moitié cramés. Mon collaborateur gisait dans sa cuisine avec, au thorax, une brèche dans laquelle un couple de vautours aurait pu nidifier sans problème.
Te dire qu'il était mort, l'ami Franck, ressemblerait à une lapalissade.
J'ai bondi à son réchaud et coupé l'arrivée du gaz.
Je me sentais infiniment bité. En moins de temps qu'il n'en faut à un lapin de clapier pour éjaculer, j'ai réalisé : Blando avait mis le nez sur une piste et s'était fait repérer...
Ça bramait et cavalcadait dans l'immeuble. Des chiares, effrayés par la trouille de leurs mamans, pleuraient aussi fort qu'elles.
Un vieux nœud a passé une frime hagarde dans l'entrée et m'a assuré avec pertinence :
« - Ça sent le gaz ! »
« - Appelez les pompiers ! »
Il a eu une seconde d'indécision.
« - Je vais en parler à la concierge », a-t-il décidé.
A ce moment-là, il s'est produit un fait banal en soi mais qui, compte tenu du bouleversement ambiant, m'a paru incongru : la sonnerie du téléphone.
J'ai déniché l'appareil dans le minuscule living et décroché.
Une voix de femme, avenante, a gazouillé :
« - Je suis chez M. Blando ? »
« - En plein », lui ai-je répondu.
« - Ici l'agence de voyages Moulasse, boulevard Montparnasse. J'ai pu vous obtenir une place Paris-Arrecife via Malaga, pour demain matin. »
« - Bravo, ai-je bafouillé, je passe la prendre. »