La disparition de mon grand primate fut comme un épieu planté dans ma poitrine, écrirait le vicomte de Bragelonne au marquis de Sade. Je me sentis suinter du gland et adressai, par chronopost, un message au Seigneur pour implorer Son aide. Il existe entre Lui et moi, une sorte de connivence qui L'incite à tendre l'oreille quand je Le prie.
Ma supplique partie, mon âme tourmentée connut un apaisement relatif. Je descendis sur la place afin d'y attendre Fridoline.
Elle surgit dix minutes plus tard au volant de sa caisse, le front comme un chèque barré, mais resplendissante dans une robe jaune agrémentée de blanc. Notre « correspondante » portait des lunettes d'écaille aux verres légèrement fumés.
- Vous savez, fit-elle sans prendre le temps de me saluer, ne fût-ce que militairement, je suis anxieuse.
- Il y a de quoi, admis-je. Croyez-vous qu'ils aient pu avoir un accident ?
- C'est la première chose dont je me suis inquiétée, dit-elle. En dehors d'un télescopage entre une moto et une camionnette, la police n'a rien eu à se mettre sous la dent cette nuit.
Existe-t-il plus stérile que la perplexité ? Elle conduit nulle part et l'on n'en revient pas !
- Nos ennemis sont plus forts que nous ne le pensons, assurai-je.
Ma partenaire hocha la tête.
- Que faire ? demanda-t-elle avec une certaine éplorance.
Elle paraissait dominée par les événements. Je parvins à forcer mon désarroi et déclarai d'un ton ferme :
- Nous ne pouvons rien entreprendre avant que mon équipier parisien n'arrive. Alors, seulement, nous déclencherons l'offensive.
Je considérai la ville autour de moi, triste et solennelle, bâtie de pierres grises tirant sur le vert. Des gens obsolètes circulaient le long des trottoirs à une allure de convoi funèbre. Une petite bruine intermittente justifiait les imperméables trop longs, les parapluies désuets et les feutres germaniques. J'avais la gorge nouée et me dis que je ferais bien de remettre mon gilet pare-balles. Il m'alourdissait, me donnant la désagréable sensation d'avoir dix ans de plus sur les endosses.
Fridoline me quitta pour s'occuper du mari.
J'achetai des revues françaises à un kiosque et retournai à l'hôtel.
J'étais flottant comme lorsqu'on démarre une maladie et qu'on ignore si elle va se déclarer carrément ou capoter devant l'aspirine.
***
Au cours de l'interminable journée, ma « correspondante » me tubophona à deux reprises, espérant des informations. Elle-même ne savait rien et s'appliquait à calmer l'angoisse et la colère du cornard.
Je m'appesantissais à l'intérieur de ma carapace. Je regardais les chaînes franchouilles à la téloche, puis les suisses, mais c'était partout le même menu glandouillard, excepté sur Arte où je suivis un documentaire consacré au tapir, mammifère intéressant d'Amérique du Sud, à la petite trompe préhensile. Ces bestioles ahurissantes sont-elles venues fortuitement sur notre foutue boule ? Ou bien ont-elles été combinées par le Tout-Puissant ?
Dur de se déterminer, non ?
Peut-être saurons-nous un jour ?
Peut-être jamais.
Qu'est-ce qu'on en a à cirer ? Moi, en dehors du tapir, tout m'indiffère. Faut se spécialiser, dans la vie actuelle. Sinon, à trop connaître peu de chose, on reste traîneur de lattes.
Le soir arrivait en catimini dans le crachin pré-automnal, quand le gazier de la réception m'apprit que des messieurs de la Sourde bernoise m'attendaient. Le mec venant de bouffer un paquet de coton hydrophile n'aurait pas eu la gargane plus bloquée que la mienne à cet instant.
Fectivement, y avait deux pandores habillés de verdâtre, avec des galons, des baudriers, des kebours trop justes pour leurs tronches rubescentes.
L'œil sévère, le français approximatif (parlé avec une patate brûlante dans le clapoir), l'un d'eux m'a demandé si j'avais bien loué une Mercedes 220 SL à Munich.
J'ai admis la chose. Le fonctionnaire de police m'a alors révélé qu'on avait découvert ce véhicule dans le bois de Kartoffelmitschinken, à une trentaine de kilomètres d'ici. A son bord se trouvaient une femme morte et un homme de couleur agonisant.
Mon sang a fait un nombre de tours incalculable quand j'ai entendu cela. Jérémie mourant ! Il y avait de quoi dégueuler mon destin en même temps que ma collation de 5 heures, devant une pareille nouvelle.
Ils me posèrent les questions d'usage, auxquelles je répondis avec hébétude. Je leur tus ma profession ; d'ailleurs n'étais-je pas au chômedu, désormais ?
Ma déposition prit une bonne demi-heure ; ensuite, ils s'évacuèrent non sans m'avoir signifié de ne pas quitter la Suisse jusqu'à nouvel ordre.
Je promis et ils me donnèrent les coordonnées de l'hôpital où l'on avait conduit mon admirable Jéjé.