12

Le mastic des fenêtres ne tient plus et les vitres en semi-liberté font un bruit de troïka lorsqu'un lourd véhicule martyrise la chaussée.

Dans cet hôtel, tout est exténué : les meubles, les rideaux, le patron et le personnel (limité à deux femmes de chambre dont les ménopauses ont coïncidé avec l'assassinat de ce pauvre Nicolas II).

Le taulier gît derrière sa caisse, sur un étroit lit de camp qui poserait problème à Valentin-le-Désossé. Franchement dans les quetsches, le Général Dourakine ! Que dis-je : dans la salle d'attente de la morgue.

Je renonce à lui adresser la parole et me mets en quête (ou enquête) de ses soubrettes. Précisément, en voici une sortant des gogues, la jupe encore à demi troussée, la moustache australe détrempée, le visage en lune joufflue, les cheveux gris sales et la barbe frisottée.

Je l'accoste avec une expression d'admiration en comparaison de laquelle celle que j'arborerais en accueillant sur mes genoux Emmanuelle Béart entièrement nue ressemblerait à la grimace d'un magot chinois souffrant de coliques néphrétiques. Ça ne la trouble pas, mais l'intrigue.

- Gentille madame, attaqué-je, je cherche un monsieur dont voici la photo. Habite-t-il cette maison ?

Présentation de l'image.

- Vous êtes police ? fait-elle du ton de quelqu'un à qui on ne la fait point.

- Je suis police, admets-je. Mais après tout, il n'existe pas de sot métier.

Elle acquiesce de la tige et assure :

- C'est photo M. Vokowiac.

- Quelle chambre ?

- Volga.

- Je vous demande pardon ?

- Ici, chambre, pas numéro ; noms rivières.

- Très original. Et la Volga coule à quel étage ?

- Tout de suite premier ; tout de suite escalier.

- Vous ange ! assuré-je en attaquant l'escadrin d'une allure martiale.

Me voici premier étage ! Derrière la lourde comportant le nom du prestigieux fleuve, écrit au pochoir, une musique cosaqueuse retentit.

Je frappe léger, comme le ferait une souris blanche en quête d'une couenne de gruyère.

Presque instantanément, l'huis s'écarte. Je me trouve en présence d'un zig blond, à moustache noire. Regard clair, bouche mince, expression sournoise, mais cependant joli garçon. Il porte un jean, un blouson de daim, un polo crème et tète un long cigare noueux.

- Qu'est-ce que c'est ? demande-t-il au risque de faire chuter deux centimètres de cendre.

- Police, déclaré-je sans forfanterie excessive.

- Que me voulez-vous ?

L'accent slave met du moelleux dans sa voix.

- Seulement un instant de conversation, ce ne sera pas long.

Alors bon, il me fait entrer dans une petite chambre confortable. Au centre : une table ronde et trois chaises cannées. Obéissant à son signe d'invite, j'en adopte une.

Il prenait le thé à mon arrivée, Nestor ; pareil aux gens d'Europe centrale, il le boit léger.

Je l'entreprends bille en tronche :

- Vous connaissez Maurice Magnol ?

Mimique surprise ; sincère ou parfaitement imitée ?

- Absolument pas. De qui s'agit-il ?

Je tire sa photo, exécutée par Muguette Dodièse.

- Il s'agit de vous, n'est-ce pas ?

- Naturellement.

- Elle se trouvait chez l'un de mes subordonnés.

Il s'abstient de produire un bruit de pet avec sa bouche et hausse les épaules.

- Ça m'intrigue !

- Pas tant que moi, monsieur Vokowiac.

Là-dessus, un ange qui faisait sa ronde, passe d'un vol pâteux d'oie sauvage. Lorsqu'il s'est taillé par la fenêtre ouverte, je reviens à notre interro :

- Il y a quelques jours, vous débarquez chez un photographe du quartier. Vous faites rouvrir la boutique et suppliez qu'on vous tire le portrait d'urgence. L'émule de Nicéphore Niepce étant absent, sa rombière se charge du travail. Très honorablement, ajouté-je en examinant une fois de plus l'image. Cette dame vous livre six épreuves et voilà que je découvre l'une d'elles soigneusement dissimulée dans l'appartement d'un de mes flics présentement disparu. Bizarre, n'est-ce pas ? Mais il doit bien y avoir une explication, vous êtes d'accord ?

Il gagne du temps en m'offrant une moue dubitative dont je n'ai strictement rien à cirer.

- Peut-être l'aurais-je perdue, propose-t-il sans conviction.

A cet instant précis, je « vois » que Vokowiac meurt d'envie de me fausser compagnie. Il a des fourmis sous les roustons et guigne la fenêtre ouverte, kif un prisonnier d'Alcatraz.

- Vous savez, murmuré-je-t-il, contrairement à ce que l'on prétend, le plus court chemin d'un point à un autre n'est pas la ligne droite, mais la vérité, belle et pure !

Il se dresse et arque en désœuvrance autour de la pièce.

- Risqué ! laissé-je tomber.

- Quoi ? bredouille-t-il, décontenancé.

- Il y a quatre ou cinq mètres d'ici au trottoir ; à votre place, je craindrais de me donner une entorse.

C'est un drôle de corps, ce gazier ! Il rougit tel un écolier surpris en train de se tailler une plume.

- Ça ne changerait pas grand-chose à votre problème, poursuis-je, vous seriez serré en moins de jouge par mes archers.

Il ne répond pas, continue d'hésiter. Je ne saurai jamais le résultat de ses cogitations car la porte s'ouvre brusquement, découvrant un quidam cagoulé de noir et armé d'un pistolet-mitrailleur : un Brandoliny spécial X.P. 87 à éjaculation précoce.

Le surgissant, sans perdre une fraction de seconde, arrose la piaule posément, de gauche à droite comme on doit le faire avec une caméra. A titre perso, je biche une volée de quetsches dans la caisse d'horloge.

La violence des impacts me déchaise, je tombe à la renverse, privé d'oxygène, sur le plancher de haute laine. L'épuisement d'un chargeur ne dure pas lurette, cependant il me paraît aussi long que l'éternité. Le temps, soudain démultiplié, me rend compte de l'expulsion de chaque bastos.

J'entends le cri avorté de mon interlocuteur, le vois me rejoindre à dame avec une chiée de geysers jaillissant de son corps.

Seulement, lui ne portait pas de gilet pare-balles !