Chapitre 22
– Tu sais très bien que c’est faux ! s’exclama Rogan en obligeant Sélène à le regarder.
– Je ne sais rien du tout, sauf qu’il n’a aucun respect pour moi. Il m’a caché des choses et a essayé de me soudoyer en touchant là où ça fait mal.
– Il voulait te protéger en te cachant l’existence de cette femme, parce qu’il a peur qu’elle…
Rogan soupira.
– Le démon lui a laissé entendre que Siwan pouvait être la femme qui lui était destinée et qu’il pourrait intervenir pour que Tristan le sache, il est terrorisé.
– C’est comme cela qu’elle s’appelle ? chuchota Sélène, atterrée par la révélation du familier.
C’était pire que tout ce qu’elle avait pu imaginer.
– Raison de plus pour ne pas m’acharner.
– Rien n’est encore fait, mon cœur…
– Si ! s’entêta la jeune femme, en colère. Dès que j’en aurai terminé ici, je partirai pour ne jamais revenir.
– Très bien, comme tu voudras, répondit Rogan d’un ton sec. Si tu lui cèdes la place, je ne pourrai plus t’aider.
– Ce qui signifie ? s’emporta Sélène qui avait cru déceler un avertissement dans le ton de Rogan.
Le familier s’écarta d’elle et se leva pour la regarder.
– Que je t’aime beaucoup, mais que je dois me soucier de Tristan et uniquement de lui.
Rogan espérait qu’en la brusquant ainsi, il lui redonnerait la hargne dont elle aurait besoin pour se battre.
– Je vois. Et bien, fais ce que tu as à faire alors, hurla Sélène en le fusillant de son regard étincelant. Va manigancer pour qu’ils soient heureux ensemble et surtout ne t’occupe plus de moi !
Rogan la regarda tenter de se reprendre. Il ne l’avait jamais vue dans cet état. Elle d’ordinaire si douce, lui évoqua une déesse offensée dans toute la splendeur de sa colère. Il savait parfaitement que ces paroles lui avaient été dictées par la souffrance qu’elle ressentait, qu’elle ne les pensait pas réellement. Néanmoins il était déçu, peiné, et rebuté par le comportement qu’il devrait adopter avec elle dorénavant. Il s’était attaché à elle.
– Comme tu voudras, répondit-il sèchement. Je dois te demander si tu es enceinte.
– Je n’en sais rien, soupira Sélène qui ne pensait plus du tout à son état éventuel.
– Débrouille-toi pour le savoir au plus tôt, ordonna Rogan. Si c’est positif, je devrai lui en parler, que ça te plaise ou non.
Sélène lui lança un regard douloureux dont le familier parut ne pas tenir compte.
– J’imagine que si c’est négatif, je devrai débarrasser le plancher ? s’enquit-elle en le foudroyant du regard.
– Ce serait préférable effectivement, lui conseilla-t-il.
– Je m’en occuperai demain en ce cas.
– Parfait. Je te laisse. J’ai été content de faire ta connaissance, malgré tout. Bon courage, Sélène.
La jeune femme le regarda s’éloigner, laissant ses larmes ruisseler sur ses joues.
Elle avait beaucoup d’affection pour lui, venait de perdre un ami et un allié précieux. Il ne restait guère que Gaïlen qui soit encore de son côté. Sélène espéra qu’il ne la fuirait pas lui aussi.
Rogan était furieux. Il ne restait à Sélène que peu d’atouts et elle venait d’en anéantir une bonne partie en refusant son aide. Si elle n’était pas enceinte, il savait qu’elle partirait, même si cela n’était pas nécessaire, vraiment pas, mais Rogan avait, jusqu’au dernier moment, espéré qu’elle réagirait, qu’elle se battrait. Il aurait voulu pouvoir continuer de la protéger, mais si elle laissait sa place à Siwan, il n’y pouvait rien, bien que cela le révoltât. Il lui fallait désormais surveiller Tristan, la nouvelle venue, et ce qu’il adviendrait. Agir presque à l’aveuglette, comme son maître l’y contraignait, le mettait en rage. Il se sentait vulnérable, et n’aimait pas cela. Mais alors, pas du tout.
Après avoir préparé l’ancienne chambre de Mathilde pour Siwan, il rejoignit Tristan et la jeune femme dans la cuisine, profitant de son allure à la lenteur calculée pour observer le couple qui discutait. Tristan semblait décontracté et écoutait Siwan avec attention. La jeune femme quant à elle avait parfaitement conscience de ses charmes et savait en jouer. Elle se touchait fréquemment ses cheveux, se penchait vers Tristan qui lui parut réceptif à ce manège.
Alors qu’il s’arrêtait près d’eux, Tristan lui jeta un regard interrogateur en apercevant son visage fermé.
– La chambre est prête, annonça Rogan d’un ton neutre à la jeune femme qui l’observait.
– Merci, répondit-elle avec un sourire qui aurait dû lui faire fondre le cœur.
Mais il n’avait pas de cœur, pas vraiment, et son esprit était tourné vers Sélène qu’il avait laissé seule et anéantie, là-haut. S’étonnant de cette sensiblerie qui ne lui ressemblait pas, il tenta de se reprendre et adressa un sourire à la jeune femme.
Tristan s’interrogeait sur la triste de mine de son ami et sur son manque d’enthousiasme flagrant. Rogan qui ne perdait jamais une occasion de séduire une femme d'ordinaire ne semblait pas s’intéresser à celle-ci.
Il avait passé un agréable moment avec Siwan, ils avaient discuté presque joyeusement ensemble et Tristan se sentait bien en compagnie de la jeune femme. Elle lui avait changé les idées à un moment où il en avait besoin. Il se sentait sous le charme de cette piquante humaine, et n’avait plus aussi peur. Il en avait presque oublié Sélène, et le réaliser lui fit un choc. Était-ce dû aux effets de l’attraction quasi surnaturelle d’un loup pour sa promise ? Ou au fait qu’il n’éprouverait jamais pour Sélène autre chose qu’une attirance physique ? Il était pour l’heure incapable de répondre à ces questions pour la simple et bonne raison qu’il n’avait jamais pris la peine, ou si peu, de simplement se contenter de la présence de la jeune femme pour discuter de tout et de rien comme il venait de le faire avec Siwan. Chacune de leurs conversations avait été motivée par la nécessité ou destinée à résoudre un problème ponctuel. Il avait appris un certain nombre de choses sur elle, mais se rendait compte qu’il ne la connaissait pas, pas vraiment.
– Sélène est dans sa chambre ? demanda-t-il innocemment à Rogan qui se servait un café
– Oui, mais…
Le familier lui jeta un regard destiné à lui faire comprendre que le moment était très mal choisi pour aller la voir. Tristan lui fit comprendre qu’il avait saisi d’un infime hochement de tête.
– Je souhaiterais m’installer si cela ne vous dérange pas, intervint Siwan à qui l’échange silencieux entre les deux hommes n’avait pas échappé.
Elle avait également perçu le changement de disposition soudain de Tristan dont le regard s’était légèrement assombri.
– Je vous accompagne, déclara ce dernier en se levant.
– Me présenterez-vous ? demanda Siwan. À votre famille, à cette jeune femme… heu… Sélène ?
– Je doute qu’elle soit en état, intervint Rogan en jetant un coup d’œil à Tristan. Elle a été souffrante et n’est pas remise… Et ne le sera sans doute pas avant longtemps, ajouta-t-il si bas que seul Tristan l’entendit.
Tristan se demanda ce qui prenait à Rogan pour faire une telle remarque. Rogan paraissait bien pessimiste et abattu. Sélène lui avait-elle parlé de leur discussion juste avant que Siwan n’apparaisse ? Certes elle s’était emportée contre lui et lui avait indiqué renoncer à lui. Mais il n’y croyait pas, c’était uniquement parce qu’elle n’avait pas compris ce qu’il avait souhaité lui dire. Une nouvelle discussion s’imposait entre eux, il en profiterait donc pour tout lui expliquer. Elle devait être calmée à l’heure qu’il était et lui se sentait plus confiant, presque optimiste. La présence de la nouvelle venue lui avait décidément fait du bien, l’avait apaisé.
Appuyé sur l’encadrement de la porte, il regarda son invitée observer ses appartements et évoluer dans la pièce. Un sourire étira ses lèvres. Elle était attirante, pleine d’une joie de vivre contagieuse. Sélène, elle aussi avait été enjouée. Parfois. Pas longtemps. Pas avec lui. Son sourire s’effaça instantanément.
– Qu’avez-vous ? s’inquiéta Siwan en voyant sa mine s’assombrir soudainement. Encore.
Elle aurait donné cher pour connaître ses pensées. Sans le montrer, elle avait été cependant parfaitement consciente du regard de Tristan sur elle. Il ne se connaissait pour ainsi dire pas, mais elle avait perçu une sorte de connivence entre eux. Tout le temps qu’avait duré leur petit entretien, elle avait senti qu’il l’étudiait, l’observait, comme s’il était à la recherche d’un indice lui permettant de savoir ce qu’elle pourrait être pour lui. Elle n’était pas du genre à laisser passer une si belle occasion, la vie était bien trop courte pour se prendre la tête. C’est pourquoi elle se rapprocha de lui, décidée à savoir si Tristan était aussi réceptif qu’il en avait l’air.
Tristan se redressa de toute sa taille et la regarda. La jeune femme leva les yeux vers lui, il y vit qu’il ne la laissait pas indifférente. Et cela le flatta. Il se demanda si cela lui ferait le même effet qu’avec Sélène s’il la touchait ou l’embrassait. Son esprit fut dès lors envahi par cette pensée qui tourna à l’obsession. Il appréhendait un peu ce qui se produirait, mais cette inquiétude était moins forte que le besoin de savoir. Une fois qu’il saurait, il pourrait peut-être y voir plus clair. C’est pourquoi il n’empêcha pas Siwan de se rapprocher encore de lui, ni de poser délicatement ses mains sur son torse.
– Elle n’attend que cela, pensa Tristan. Et il faut que je sache.
Plongeant son regard limpide dans celui de Siwan dont les lèvres s’entrouvrirent en une invite on ne peut plus claire, il se pencha lentement sur la jeune femme dont les yeux étaient désormais mi-clos. Juste avant que ses lèvres ne frôlent celles de Siwan, Tristan sentit une présence dans son dos et pria pour qu’il ne s’agisse pas de Sélène. Se redressant brusquement, il se tourna pour constater qu’il n’avait pas été exaucé.
Excepté que la jeune femme qui se tenait, raide, au milieu du couloir et qui le fixait, n’avait plus rien à avoir avec celle qu’il connaissait. Il n’avait jamais vu autant de détresse dans son regard, non plus que cette lueur dure et froide qui l’effraya.
– Qui est-ce ? demanda Siwan en se plaçant aux côtés de Tristan, déçue d’avoir été interrompue.
– Sélène… chuchota Tristan d’un ton presque implorant, non pas pour répondre à la question, mais pour s’adresser à la jeune femme.
Siwan les observa tour à tour. Sélène fixait Tristan et lui la regardait, presque terrorisé.
Siwan avait eu envie de ce baiser que Tristan avait été d’ailleurs prêt à lui donner, mais cette étreinte n’aurait pas eu de réelle signification pour elle. Elle s’était laissée tenter par son envie du moment, sans songer, surtout eu égard au comportement de Tristan vis-à-vis d’elle qu’il pouvait y avoir une femme dans sa vie. Ou, y avoir eu jusqu’à très récemment, quelqu’un d’important pour lui. Et surtout elle ne voulait pas être la cause, ni l’objet d’une querelle.
– Tristan, vous auriez dû m’empêcher de faire cela, intervint Siwan.
Mais ce dernier parut ne pas l’entendre. En revanche, ses paroles semblèrent sortir Sélène de sa fixité puisqu’elle la regarda. Siwan eut le temps d’apercevoir l’éclat de douleur qui habitait les yeux magnifiques de cette femme, laisser place à quelque chose de paisible qui la rassura et la fit soupirer de soulagement. Elle n’avait jamais vu de regard aussi expressif chez quiconque et apprécia Sélène dès cet instant, sans trop savoir pourquoi d’ailleurs, mais comme si elle venait de reconnaître une amie en elle.
Rogan avait dit qu’elle avait été souffrante. Malgré les stigmates qui marquaient l’adorable visage de Sélène, Siwan savait qu’elle serait resplendissante lorsqu’elle serait guérie.
Spontanément, elle s’adressa à la jeune femme :
– Enchantée.
– Bonsoir, parvint à articuler Sélène.
– Je suis confuse, Tristan m’a laissé à penser que… enfin qu’il... était libre.
Sélène détourna les yeux de la jeune femme pour à nouveau fixer Tristan.
– Il l’est.
Elle eut la satisfaction de le voir blêmir.
– Ah… heu… je croyais qu’il y avait quelque chose entre lui et… bredouilla Siwan, néanmoins embarrassée.
– Ne vous inquiétez pas, l’interrompit Sélène sans quitter Tristan des yeux. Il n’y a rien entre nous. Il n’y a jamais rien eu.
Sélène regarda Tristan de haut en bas d’un air de souverain mépris avant de rajouter :
– Je vous le laisse, sans regret.
Siwan savait que Sélène mentait et qu’elle en était consciente d’ailleurs, ces mots n’étant destinés qu’à blesser Tristan. Avec une pointe d’humour pour le moins déplacée, elle songea que Sélène venait de remporter une victoire éclatante, à en juger par l’air de Tristan. Elle compatit néanmoins à la douleur de cette charmante jeune femme, car elle comprenait ce qu’elle vivait. Cela étant, elle arrivait à la fin du conflit et n’était pas à même de juger qui avait tort ou raison dans cette histoire.
Mortellement blessé par les mots de Sélène, Tristan fut prit d’une incontrôlable envie de se venger, de lui faire mal à son tour, comme si tout ce qu’elle avait déjà subi n’avait pas été suffisant. La seule chose qui comptait en cet instant était de la punir. Cruellement. C’était on ne peut plus facile.
– Vous voyez, il n’y a aucun souci ! s’exclama-t-il en se tournant à nouveau vers Siwan qu’il regarda avec un sourire ravageur. Et j’ai toujours terriblement envie de ce baiser, conclut-il en attirant la jeune femme à lui pour l’embrasser avec passion sans lui laisser le temps de protester.
Il ne vit donc pas Sélène leur tourner le dos, ni remonter le couloir comme un automate, sans accorder le moindre regard à son frère qui, alerté par les éclats de voix, avait assisté à toute la scène, sur le pas de sa porte. Gaïlen prit sur lui de suivre Sélène dans sa chambre, et s’assit à côté de la jeune femme qui venait de prendre place au bord de son lit, choquée, et au bord de la nausée.
Sélène avait encore du mal à réaliser ce que Tristan venait de faire. Elle ne savait pas encore si le démon lui avait ou pas révélé s’il s’agissait de la femme qui lui était destinée, mais la jeune femme pressentait, elle, que c’était le cas. Ce baiser pouvait-il signifier autre chose ? Siwan n’était ici que depuis une heure à peine et déjà l’attraction entre eux se faisait sentir.
– Ce baiser ne signifie rien Sélène, murmura Gaïlen comme s’il avait entendu ses pensées. Il l’a fait uniquement pour vous blesser.
– Non, il l’a fait parce qu’il ne pouvait pas faire autrement.
Gaïlen comprit immédiatement ce que Sélène voulait dire.
– Si c’était vraiment le cas, il ne se serait même pas rendu compte de votre présence, lui assura-t-il.
– Vous croyez ? demanda Sélène dans un sursaut d’espoir.
– J’en suis sur. Faites-moi confiance.
Sélène hocha la tête et se tut, engloutie par le tourbillon de ses pensées et de ses interrogations.
Tristan se redressa et regarda Siwan qui, elle, le fixait d’un air courroucé sous ses sourcils froncés.
– Vous n’auriez pas dû faire cela ! s’exclama-t-elle, avant de lui fermer la porte au nez, le laissant seul et totalement perdu.
– Quel jeu joues-tu ? lui demanda la voix de Gaïlen dans son dos, le faisant sursauter. Et qui est cette femme ?
– Elle s’appelle Siwan, répondit Tristan distraitement.
– Et d’où sort-elle ?
Se souvenant qu’il n’avait pas eu le temps de parler des derniers évènements à quiconque, Tristan expliqua en quelques mots la situation à son frère, y compris sa dernière discussion avec Sélène.
– Te rends-tu bien compte de ce que tu viens de faire ?
– J’ai juste embrassé cette fille, rien de dramatique. Il le fallait d’ailleurs, je devais le faire pour…
– Devant Sélène ? s’écria Gaïlen passant outre cette explication pour le moins farfelue d’obligation.
– Elle m’a fait mal, j’ai voulu…
Gaïlen attendit patiemment que Tristan réalise pleinement la portée de son acte et sut qu’il venait de le faire lorsqu’il vit ses épaules s’affaisser, sa tête se baisser.
– Je veux la voir, je dois lui dire…
– Non, Tristan ! Laisse-la tranquille.
Tristan se figea et regarda d’un air mauvais la main que son frère venait de poser sur son torse pour l’empêcher de passer.
– Où est-elle ?
– Dans sa chambre. Tu ne penses pas que Sélène en a déjà assez supporté ?
– Et moi, dans tout ça ? s’emporta Tristan. Tu crois que je ne ressens rien ?
– Je n’ai jamais dit ça…
– … Je n’ai personne pour veiller sur moi, s’occuper de ce que je peux ressentir, se soucier de…
– Tu avais Sélène, répondit simplement Gaïlen.
Tristan écarquilla les yeux. Son esprit refusa de fonctionner à partir de cet instant, rejetant de toutes ses forces ce que les mots de Gaïlen signifiaient.
– Je t’en prie, laisse-moi la voir, insista Tristan au bord du désespoir.
– Non.
– S’il te plait, le supplia-t-il, un sanglot dans la voix. Je veux seulement la regarder, c’est tout.
Gaïlen se laissa attendrir par les larmes qui brillaient dans le regard perdu de son frère. Soupirant, il lui fit signe de le suivre. Figé à l’entrée de la chambre de la jeune femme, Tristan avait peur de contempler ce qu’il venait de perdre, peur de ne pas tenir le coup.
Le cœur sur le point d’exploser, sans savoir comment, il trouva néanmoins la force d’avancer dans la pièce. Sélène, recroquevillée au milieu du lit, s’était endormie. Il s’approcha, lentement, avec précaution, puis s’agenouilla pour la contempler.
La jeune femme dormait profondément et Tristan ne put s’empêcher de la toucher. Légèrement, du bout des doigts, il caressa la joue de la jeune femme qui frémit à son contact.
– Sélène, murmura-t-il. Je suis désolé.
Tristan regarda une grosse larme rouler sur la joue de la jeune femme, comme si elle l’avait entendu dans son sommeil. Il se pencha sur elle, effleura sa tempe de ses lèvres avant de se relever.
– Ces deux là sont faits l’un pour l’autre, songea Gaïlen.
Son cœur se gonfla de tendresse pour son frère et la jeune femme. Lui aussi aspirait à trouver le bonheur, avait besoin de se sentir aimé. Mais ce n’était pas seulement Tristan et Sélène qui lui faisait ressentir ce besoin tout à coup. Il avait eu le temps d’apercevoir Siwan et celle-ci l’intriguait au plus haut point. Il regrettait de n’avoir bien pu voir son visage, ni ses yeux. Mais il devait avant tout songer à Tristan qui allait mal et irait encore bien plus mal lorsqu’il aurait compris ce qui lui arrivait. Gaïlen se promit de tout mettre en œuvre pour l’aider avant de se préoccuper de son propre cœur affligé d’une terrible cicatrice.
Imposant à Tristan de quitter la chambre de Sélène, il s’enferma avec lui dans ses quartiers. Son petit frère avait grand besoin d’une discussion d’homme à homme.
Tristan s’effondra sur l’unique fauteuil, ne lui laissant d’autre choix que de s’asseoir au bord du lit. Coudes posés sur ses cuisses, Tristan se prit la tête entre les mains. Il ressemblait à un géant terrassé.
– Ressens-tu quelque chose pour Siwan ? lui demanda Gaïlen à voix basse.
– Je n’en sais rien, soupira-t-il. Je la trouve très jolie, agréable, attirante même…
– Rien de plus ?
– Je ne crois pas non. Mais ça ne veut rien dire, il attend peut-être que…
– Ne t’occupe plus de lui, gronda Gaïlen, mais exclusivement de toi et de ce que tu ressens.
– Je n’en sais rien. Je suis complètement perdu.
Gaïlen regarda son frère d’un air désolé, sachant très précisément ce que Tristan éprouvait, néanmoins toutes ces émotions qui l’assaillaient en cet instant étaient nouvelles pour lui, effrayantes et terribles.
– Prends du temps, Tristan, lui dit-il doucement. Pour toi, pour réfléchir, pour ressentir…
– Elle m’a dit… elle m’a dit qu’elle renonçait à moi, murmura Tristan qui n’écoutait son frère que d’une oreille distraite. Je ne l’ai pas crue. Je pensais qu’elle disait ça sous le coup de la colère et qu’une fois calmée… Elle ne m’aime plus, elle…
– Elle a mal, laisse-lui du temps à elle aussi.
– Elle n’a pas compris ce que j’essayais de lui dire.
– Et que voulais-tu lui faire comprendre exactement ?
– Je ne sais pas, je… j’ai besoin d’elle.
Gaïlen se lamenta de voir son frère si lent à comprendre, mais se retint de le lui faire remarquer.
– Laisse les choses se décanter un peu et essaye de la conquérir, de la séduire, si c’est vraiment ce que tu veux, proposa Gaïlen, un demi-sourire aux lèvres.
– La séduire ? Mais je ne sais pas faire ça ! s’exclama Tristan qui n’aurait pas été plus contrarié si son frère lui avait jeté son gant.
– Il te suffirait de te montrer prévenant, attentionné, gentil, affectueux. Je ne sais pas, moi ? s’irrita Gaïlen devant autant d’impéritie. Reste toi-même. Laisse-toi guider par tes émotions... celles que t’inspire Sélène.
– Mais si je fais ça et que Siwan s’avère être…
– C’est pourquoi je te conseille de prendre ton temps. Tout s’arrange avec le temps, rajouta Gaïlen en jetant un coup d’œil perçant à Tristan qui eut presque honte de lui imposer ses tourments, après ce qu’il avait lui-même vécu.
Souffrances qu’il s’était d’ailleurs lui-même infligées en agissant comme le dernier des imbéciles. Fort de cette constatation navrante, il décida de se reprendre en main et de tout faire pour, dans un premier temps, se faire pardonner auprès de Sélène. Il avait décidé d’agir avec prudence avec la jeune femme pour le cas où Siwan représenterait une menace, songeant que la fourberie du démon pouvait parfaitement se manifester par une révélation au plus mauvais moment. Mais il espérait que, s’il en venait à aimer Sélène, ou du moins à ressentir quelque chose de presque aussi fort pour elle, cela serait peut-être suffisant à contrer les attaques démoniaques. Savoir que Siwan pouvait être sa promise n’impliquait peut-être pas qu’il serait, du fait de son statut de meneur, soumis à l’ensorcellement auquel tous ceux de son espèce étaient exposés. Le démon l’avait menacé d’intervenir pour qu’il sache qui était sa promise, pas qu’il en subirait les conséquences…
Cette pensée positive lui donna le sursaut d’énergie dont il avait besoin. Il n’en restait pas moins qu’il ne voulait pas se montrer désagréable avec Siwan qui n’était pour rien dans tout ceci. Sauf que se montrer aimable avec elle serait immanquablement mal interprété par Sélène. La plus extrême prudence serait de mise, il devrait donc déployer des trésors de subtilité pour ne commettre aucun impair. Avant toute chose, il se devait de présenter ses excuses à la nouvelle venue.
Après avoir affectueusement étreint Gaïlen, il se rendit directement jusqu’à la chambre de Siwan dont la porte s’ouvrit juste au moment où il s’y présentait.
Une fois sa surprise passée, la jeune femme le regarda avec circonspection. Tristan, un rien tendu, soupira.
– Je vous présente mes excuses pour… heu… tout à l’heure. Je suis sincèrement navré de vous avoir mêlé à tout ça.
– Je les accepte, l’informa Siwan en se retenant de sourire devant la mine penaude de Tristan. Je vous en dois également, je n’aurais jamais dû me montrer aussi inconvenante. Comment… comment va Sélène ? se risqua-t-elle à demander, en guettant la réaction de Tristan qui se manifesta par une ombre passant dans son regard.
– Elle s’est endormie.
Siwan hocha la tête pensivement, estimant qu’effectivement la jeune femme avait, entre autres besoins, celui de se reposer. Elle avait hâte de faire sa connaissance et se posait des questions quant à cette curieuse et subite affection qu’elle manifestait pour la jeune femme.
Rogan ayant mis la meute au courant des conditions de l’arrivée de Siwan chez eux ils l’accueillirent poliment, mais sans enthousiasme particulier. Tristan allait accompagner la jeune femme à la place qui lui avait été réservée lorsqu’il la vit se figer et écarquiller ses yeux déjà immenses.
– Qui est-ce ? souffla-t-elle alors comme si elle manquait soudain d’oxygène.
Tristan se détourna pour s’apercevoir que Gaïlen venait de faire son entrée dans la pièce.
– Mon frère, Gaïlen.
Ce dernier se dirigea vers le couple, d’un pas décidé, et sans laisser le temps à la jeune femme de se reprendre, s’empara de sa main pour la porter à ses lèvres.
– Bonsoir.
Muette de stupéfaction, Siwan fut totalement incapable de répondre, ni même de quitter des yeux cet homme qui était sans conteste le plus extraordinaire qu’elle n’ait jamais vu de sa vie. Elle avait trouvé Tristan extrêmement séduisant, mais là ça dépassait l’entendement.
Pourtant, elle se rembrunit ce qui lui permit de se reprendre un peu et de saluer enfin Gaïlen. Mais déjà il s’était déjà détourné d’elle et ne l’entendit pas. Un homme aussi beau devait nécessairement avoir un vice caché, songea-t-elle amèrement. Elle se promit de découvrir lequel avant de, ne serait-ce que, songer à le laisser s’approcher d’elle.
Gaïlen, quant à lui, espérait être parvenu à cacher le trouble qui s’était emparé de lui lorsqu’il avait plongé son regard dans celui de Siwan, les yeux les plus incroyables qu’il lui ait été donné de voir, un regard où l’or bruni se fondait dans le jade le plus clair. Son cœur avait bondi dans sa poitrine lorsque son doux et délicieux parfum de fleurs l’avait enveloppé, ce qui l’avait contraint à se détourner pour s’arracher à l’effet que cette femme, juste par sa présence, semblait avoir sur lui. Lui qui avait songé à revivre pleinement, et peut-être à aimer à nouveau une femme, n’était plus du tout sûr de lui. Sa cicatrice se rappela à lui, douloureusement. Malgré tout ce qu’il avait pu dire à Tristan, il n’était peut-être pas aussi guéri qu’il l’avait pensé.