Chapitre 16
Tandis que Tristan prélevait dans ses vêtements de quoi habiller son frère, Gaïlen observait sa chambre. Il ne fit aucun commentaire sur les draps lacérés qui gisaient au sol et s’installa dans l’un des fauteuils qui garnissaient la pièce.
– C’est à elle ? demanda Gaïlen en s’emparant des vêtements déchirés de Sélène.
– Oui, c’est à elle, grogna ce dernier en les lui arrachant presque des mains. Il les fixa un instant d’un œil mauvais avant de les jeter dans la cheminée d’un geste rageur. Ces habits découpés lui apparaissaient comme le symbole de la passion qu’il éprouvait pour la jeune femme, qu’il avait éprouvée plus exactement, puisqu’il n’était plus question désormais de quoi que ce soit entre eux.
– Que se passe-t-il, petit frère ? Je ne connais que la fin de l’histoire. Tu m’expliques ?
– Je n’ai aucune envie d’en parler.
– Oh, je t’en prie, insista-t-il. Tu peux me raconter, à moi, ton frère, ajouta-t-il espérant que Tristan cèderait s’il faisait appel à leur complicité fraternelle.
Tristan déplaça le second fauteuil qu’il disposa en face de Gaïlen avant de s’y laisser tomber lourdement.
– Je ne veux pas, répondit Tristan avec une grimace douloureuse.
Patient, Gaïlen attendit, les yeux baissés, que son frère trouve le courage de se confier, car il ne doutait pas qu’il le ferait.
Plongé dans ses souvenirs, Tristan, presque malgré lui, commença à raconter l’arrivée de Sélène chez eux, comment elle avait réagi lorsqu’il l’avait mise au courant de leur nature réelle, sa réaction lorsqu’il lui avait part de sa requête, ce qu’il avait été contraint de lui infliger, et pourquoi, l’accord qu’elle lui avait proposé et enfin la manière dont elle l’avait odieusement trahi en utilisant le talisman pour comploter sa ruine. Il avait cependant fait l’impasse sur les moments passionnés qu’il avait vécus avec la jeune femme, car se les rappeler et en parler n’aurait fait que lui rappeler une fois de plus ce qu’il avait irrémédiablement perdu.
– Et tu ne t’es jamais demandé pourquoi elle prenait tout ça aussi bien ? lui demanda Gaïlen après un moment de réflexion.
– J’ai supposé qu’elle acceptait son sort dans la mesure où elle n’avait pas le choix. Mais maintenant je sais pourquoi, elle avait une mission.
– Me diras-tu laquelle ?
– Non, je ne préfère pas.
– Mais tu en es persuadé ?
– Oui.
– Je comprends. Tu t’es senti trompé et trahi…
– Exactement ! Mais assez parlé de moi, poursuivit Tristan. Toi, comment te sens-tu ?
– Bien. Content d’être de retour et surtout, je suis guéri.
– Tu es parvenu à l’oublier ? s’étonna Tristan en se remémorant dans quel état se trouvait Gaïlen lorsqu’il avait lui-même été trahi, puis lorsqu’il s’était vengé.
– L’oublier ? Non, je ne veux pas l’oublier. Mais désormais je suis capable de passer à autre chose. Tu me montres ma chambre ? demanda alors Gaïlen en se levant.
Tristan s’exécuta volontiers, soulagé d’échapper à tous ces souvenirs déplaisants. La seule chambre qu’il pouvait lui proposer était celle qui jouxtait la chambre de Sélène.
– Tu veux prendre la mienne ? demanda Tristan en s’avisant que le confort de celle qu’il proposait à son frère était quelque peu limité.
– Non, c’est parfait, le rassura ce dernier. Tu ne peux pas imaginer à quel point ça m’a manqué !
– Non, je ne peux pas imaginer, soupira Tristan tristement. Je vais te laisser, tu dois être fatigué, ajouta-t-il en se dirigeant vers la porte.
– Mais non ! s’exclama Gaïlen, je suis en pleine forme. Je m’installe et je vous rejoins en bas.
– Entendu.
– Peux-tu m’envoyer Sélène s’il te plait ? Je souhaiterais lui parler.
Tristan fixa un instant son frère en se demandant ce qu’il pouvait bien avoir à lui dire, mais se retint et se contenta de hocher la tête en signe d’assentiment.
Il descendit lentement les escaliers et se mit à la recherche de la jeune femme qu’il ne trouva nulle part.
– Elle a dû en profiter pour partir finalement, se réjouit-il mentalement.
Malgré tout, et par acquit de conscience, il alla vérifier qu’elle n’était pas simplement sortie prendre l’air. Il la trouva assise sur son banc, elle avait les yeux clos, elle était presque sereine.
À quoi pouvait-elle bien penser ? Ou à qui ?
– Sélène ? l’interpella-t-il.
La jeune femme ouvrit brusquement les yeux, puis il la vit vivement détourner le regard lorsqu’elle s’était aperçue que c’était lui. Tristan avait cru apercevoir une douleur intense hanter ses beaux yeux verts, mais il avait probablement rêvé, car l’instant d’après, il y avait surpris un éclat coupant qui lui fit l’effet d’un coup de poing dans le ventre. Il réalisa alors qu’elle dévoilait enfin un peu de ce qu’elle était réellement. Une froide manipulatrice. Elle n’avait plus besoin de se cacher derrière une attitude humble puisqu’il l’avait démasquée.
– Tant mieux, songea-t-il. ça n’en sera que plus facile pour moi.
– Gaïlen désire vous voir, dans sa chambre, annonça-t-il d’un ton glacial avant de partir rapidement pour rejoindre les siens.
Sélène attendit quelques instants que son cœur se fut calmé avant de monter rejoindre Gaïlen.
– Que me veut-il ? se demanda-t-elle tout en grimpant lentement les marches. Tristan a dû tout lui raconter et maintenant, il veut me soumettre à la question.
Débouchant dans le couloir, elle aperçut Gaïlen qui l’attendait, appuyé sur l’encadrement de sa porte. Il l’observa tout le temps qu’elle mit à le rejoindre. Sélène s’arrêta à quelques pas de lui, le visage levé vers le sien, attendant qu’il l’informe de ce qu’il lui voulait. Il n’avait pas l’air en colère, ce qui la rassura. Sans doute Tristan ne lui avait encore rien dit. Ou voulait-il vérifier par lui-même l’étendue de sa malveillance.
Ils restèrent ainsi un moment, les yeux dans les yeux, avant que Gaïlen, un léger sourire au coin des lèvres, ne l’invite à entrer.
Il referma la porte et s’y adossa, exactement comme Sélène avait vu Tristan le faire avant lui.
Les mains de la jeune femme tremblaient, aussi, les croisa-t-elle dans son dos pour les en empêcher, et les cacher.
– Je ne vous ferai aucun mal, lui annonça Gaïlen doucement pour la rassurer. Et je ne vous demanderai pas non plus ce que vous avez cru bon demander à…. au démon, car je sais ce que vous encourrez si vous vous avisiez de le faire. Mais, j’aimerais vous poser quelques petites questions si vous permettez.
– Je vous écoute, répondit-elle, soulagée.
– Abel ne vous a donc pas marquée ? demanda-t-il pensivement.
– Non, souffla la jeune femme.
– Vous avez eu beaucoup de chance.
– Oui.
– Décrivez-le-moi ! s’exclama-t-il. Est-il plus grand que moi ? Gros ou maigre ?
– Il…, commença la jeune femme bien évidemment incapable de répondre à Gaïlen puisqu’elle ne savait absolument pas à quoi Abel pouvait bien ressembler.
– Est-il blond ? Brun ? Roux ? la coupa-t-il en rôdant autour d’elle.
– Brun, affirma-t-elle, sans trop de conviction
– De quelle couleur sont ses yeux ? l’entendit-elle demander dans son dos.
– Bleus, se risqua-t-elle à répondre encore au hasard.
Elle sentait la panique la gagner. Gaïlen ne l’avait pas démentie, mais elle sentait qu’elle s’était trompée.
– C’est bien ce que je pensais ! s’exclama-t-il alors en se plantant devant elle. Il est blond et ses yeux sont gris.
Sélène ne répondit pas et baissa la tête.
– Et vous ne l’avez jamais vu de votre vie ! conclut-il.
– Non, avoua-t-elle piteusement.
– Sans vouloir vous offenser, je m’en doutais. Abel aime les femmes beaucoup plus…
– Belle ? compléta Sélène, fatalement.
– Pulpeuses ! corrigea-t-il. Abel n’aurait pas changé d’attitude, même sur une longue période. C’est quelqu’un de mauvais, d’impitoyable, qui ne pense qu’à lui, qu’à son plaisir. Si vous aviez eu un quelconque rapport avec lui, il vous aurait marquée comme lui appartenant. Il nous a peut-être échappé depuis tout ce temps, mais il ne brille pas par son intelligence. Il n’agit qu’en fonction de ses pulsions. C’est pourquoi je doute fortement qu’il ait pu établir un tel plan pour nous atteindre.
– Il a pu changer, proposa Sélène timidement.
– Non. Il n’est pas comme nous. L’image la plus proche de ce qu’il est serait un loup enragé. Il est totalement fou, Sélène. Il ne réfléchit pas, il agit.
Gaïlen se tut et fixa la jeune femme un instant avant de reprendre :
– Et je ne peux pas croire qu’une personne ayant un tel regard, une personne qui m’a regardé avec autant de compassion puisse avoir un quelconque rapport avec cet individu, ni être aussi mauvaise que Tristan semble le croire.
– Il en est pourtant convaincu, soupira Sélène, affligée que Tristan n’ait pas autant de bon sens que son frère.
Gaïlen s’approcha encore de la jeune femme à qui il demanda doucement :
– Regardez-moi.
La jeune femme obéit et leva les yeux vers ceux de Gaïlen qui se teintaient d’or.
– Aimez-vous mon frère ? lui demanda-t-il alors.
Sélène cilla, surprise et meurtrie, de sa question à laquelle elle n’eut pas besoin de répondre, Gaïlen ayant obtenu sa réponse dans son regard vert. Elle se demanda, incidemment, si le fait de laisser leur loup faire surface était une méthode pour eux de parvenir à sonder la profonde personnalité des gens auxquels ils s’adressaient. Sinon pourquoi l’aurait-il sollicité au moment de lui poser cette question ? Non, ce devait être autre chose. Le loup de Tristan l’avait regardée ainsi, mais Tristan l’avait tout de même crue coupable de trahison et ne s’était pas rendu compte qu’elle l’aimait. Elle refusa de songer à une autre explication possible qui impliquerait quelque chose dont elle ne voulait pas entendre parler. Non pas que Gaïlen fut repoussant, bien au contraire, ou qu’elle le détestât. Elle sentait déjà qu’elle l’appréciait énormément, mais… pas tout à fait comme Tristan.
– Vous avez un gros problème Sélène, lui annonça-t-il alors.
– Je sais, parvint-elle à articuler tout bas. C’est bien pour cela que je souhaitais partir.
– Je comprends. Je le connais, enfin je crois, parce qu’il a changé. Il s’acharnera sur vous tant qu’il sera persuadé que vous êtes coupable de tout ce dont il vous accuse. Peut-être qu’avec le temps…
– ça ne servirait à rien, répliqua la jeune femme. Quand bien même serais-je immortelle et innocente à ses yeux. Il m’a clairement fait comprendre, avant ma trahison, que je n’étais ici que pour une seule raison, et désormais il aime Mathilde. Il ne me reste qu’à partir, je…
– Vous n’avez rien à vous reprocher, n’est-ce pas ? lui demanda-t-il alors. Je veux dire, vous n’avez rien fait dans le but de nous nuire, comploté quelque chose pour…
– Non, le coupa-t-elle.
– Alors, il nous faut trouver un moyen de prouver à ce grand imbécile que vous n’avez rien fait contre nous, sans toutefois révéler le pacte que vous avez conclu, bien entendu, conclut-il pensivement.
– Mais…
– Accepteriez-vous de rester ? l’interrompit-il. Pour moi ?
La jeune femme totalement stupéfaite le fixa à nouveau, fronçant les sourcils et se demandant ce qu’il entendait par là.
– Pour me tenir compagnie, je ne vous demanderai rien d’autre, crut-il bon de préciser.
– Mais vous ne me connaissez même pas ! s’exclama-t-elle, sans parvenir à revenir de sa surprise, ni de la confiance qu’il semblait lui accorder.
– Sans doute. Mais, je me sens seul et vous avez besoin d’un ami, besoin de quelqu’un qui vous aide à supporter tout ça. J’ai affronté à peu près la même chose, savez-vous, une perte, la solitude et la douleur.
– Vous avez une famille, objecta-t-elle. Vous n’êtes pas seul.
– C’est vrai, j’ai retrouvé ma famille.
– Pourquoi feriez-vous ça pour moi ? lui demanda-t-elle alors.
Elle ne comprenait toujours pas ce qui avait pu donner à Gaïlen l’idée de la prendre sous son aile ni ce qui avait pu le convaincre de son innocence.
– Pour ce que vous avez fait pour moi, là-bas, affirma-t-il.
– Je n’ai rien fait d’autre que demander à vous voir.
– Vraiment ?
Sélène baissa vivement les yeux. Se pouvait-il qu’il ait tout deviné ? Sa proposition était terriblement tentante, mais comportait des inconvénients. Celui de devoir supporter l’écœurant bonheur de Tristan avec une autre étant le pire d’entre eux. Elle s’était résignée à partir parce que Tristan le lui avait ordonné et parce que cette alternative lui était apparue comme la seule envisageable. Elle n’oubliait pas Rogan qui s’était toujours montré d’un grand soutien, mais qui ne devait finalement allégeance qu’à Tristan. Elle avait grand besoin de quelqu’un pour la soutenir, la comprendre, mais surtout elle ne voulait plus être seule ce qui ne manquerait pas d’advenir si elle repartait chez elle, ou ailleurs.
– Entendu, répondit-elle finalement. Mais il va vous falloir affronter votre frère et ça ne va pas être du gâteau.
Gaïlen éclata de rire.
– Ne vous inquiétez pas, je m’en occupe. Et demain nous irons faire des courses tous les deux. Il me manque… tout. Venez, je meurs de faim.
– Je ne peux pas. Il…
– Venez, vous dis-je, ordonna Gaïlen en l’attrapant par le poignet.
Leur arrivée, main dans la main dans la grande salle où toute la meute était attablée, fit sensation. Rogan cacha sa jubilation en baissant la tête. Gaël, Liam et Emma jetèrent un coup d’œil inquiet en direction de Tristan qui, trop occupé à tripoter Mathilde assise sur ses genoux, sous l’œil attendri de Dorian, ne s’aperçut pas de leur arrivée immédiatement.
La main de Gaïlen serra plus fort celle de Sélène qu’il avait sentie se raidir à la vue du couple enlacé. Elle parvint à se maîtriser malgré la douleur qui lui transperça le cœur.
– Qu’est-ce qu’elle fout là ? grogna Tristan à son frère, après un juron retentissant lorsqu’il s’était avisé de la présence de la jeune femme.
– C’est moi qui lui ai demandé de m’accompagner, répondit celui-ci très calmement. Elle n’a fait que m’obéir.
– Je ne veux pas d’elle à ma table ! gronda Tristan.
Sélène baissa la tête, confuse d’être la cause d’une dispute possible entre les deux frères – surtout le jour de leurs retrouvailles –, profondément blessée d’être ainsi rejetée par Tristan devant tout le monde, mais surtout prête à quitter la pièce sans demander son reste.
– Tu pourrais faire un effort, rétorqua Gaïlen toujours sereinement.
– Non, elle n’a qu’à aller manger dans la cuisine, répliqua Tristan.
– Parfait ! Alors j’y vais avec elle, s’exclama Gaïlen en faisant mine de partir.
– Bon sang ! s’emporta Tristan. Elle n’a rien à faire avec nous. Je n’ai pas pour habitude de manger avec mes ennemis, conclut-il en fixant Sélène d’un air mauvais.
Puis, il réfléchit un instant. Un sourire sadique étira ses lèvres sensuelles, ce qui eut pour conséquence de faire redouter le pire à Sélène.
– Bon, je cède, pour toi, annonça-t-il à son frère.
Gaïlen adressa un clin d’œil à Sélène qu’il laissa s’installer au bas bout de la table, le plus loin possible des convives, tandis que lui prenait place auprès de son frère. Aucun couvert n’avait été prévu pour la jeune femme qui ne s’en offusqua pas et qui, de toute manière, n’aurait pu avaler quoi que ce soit.
Le repas se déroula tranquillement, Tristan et son frère discutant beaucoup ensemble. Personne ne s’occupa de la jeune femme qui s’ennuyait à mourir, malgré les quelques sourires que Gaïlen lui adressa, sous l’œil dégoûté de Tristan qui, systématiquement, gratifiait alors Mathilde d’une attention.
Sélène se maîtrisait comme elle le pouvait, souffrant en silence ce qui ne l’empêcha pas de lancer des regards assassins au couple dès qu’ils ne faisaient plus attention à elle. Elle en voulait à Tristan de ne pas comprendre, de n’avoir pas eu la plus petite miette de confiance en elle, et après tout ce qu’elle avait accepté de lui, de ne s’être pas rendu compte qu’elle l’avait fait par amour.
Le repas touchait à sa fin et c’est le moment que choisit Tristan pour faire une déclaration solennelle. Il se leva et prit la main de Mathilde, rayonnante de fierté, qui lui sourit amoureusement. Sous la table, les poings de Sélène se serrèrent au point que ses jointures blanchirent. Elle serra les dents.
Après avoir informé les siens de la joie immense qu’il ressentait d’avoir enfin retrouvé son frère, regardant tour à tour les membres de sa famille, il fixa Sélène qui affronta son regard et se prépara à servir de cible pour ses poignards qui, elle le savait, ne manquerait pas de l’atteindre.
– Comme un bonheur n’arrive jamais seul, j’ai la joie de vous informer de mon union avec Mathilde. Que j’aime, crut-il bon de rajouter en amplifiant l’intensité de son regard dans les yeux de Sélène.
Malgré la liesse qu’il était supposé ressentir, aucun sourire n’étira ses lèvres et il eut beaucoup de mal à détourner ses yeux de la jeune femme qu’il avait vue blêmir. Il se demanda si l’on pouvait réagir ainsi sur commande, mais surtout pourquoi elle semblait affectée par ses mots. Elle avait été démasquée, elle n’avait donc plus à jouer la comédie. À moins qu’elle n’apprécie pas qu’il lui rappelle son échec devant tout le monde.
Gaïlen ne se permit aucun commentaire et félicita son frère, comme il convenait.
Tristan regretta de ne voir Sélène que peu réagir finalement à ses paroles. Il avait espéré qu’elle fonde en larmes, l’injurie pour ce qu’il venait de dire, s’évanouisse comme elle l’avait fait quelques jours auparavant. Pourquoi tout à coup se mit-il à souhaiter aussi ardemment qu’elle lui en veuille pour ce qu’il venait de faire ? Pour se donner une excuse de l’humilier et de lui faire mal plus encore ou parce qu’il voulait qu’elle s’intéresse réellement à lui, qu’elle soit… jalouse ? Tristan refoula cette idée parfaitement saugrenue et se rassit.
L’heureux couple reçut les félicitations plus ou moins chaleureuses du reste de la meute, ce qui sembla lui suffire.
Ivre de bonheur, Mathilde demanda à prendre la parole :
– Puisque je serai désormais femelle alpha, commença-t-elle d’une jolie voix sensuelle, en dardant son regard myosotis sur Sélène, il me paraît logique que je cesse de m’occuper des basses besognes, comme je le faisais jusqu’ici.
Personne ne réagit, attendant la suite que tous avaient déjà devinée, Sélène y compris.
La louve poursuivit :
– Bien que ne faisant pas partie de notre famille, je veux que Sélène s’en charge, le temps qu’elle restera encore parmi nous.
Un silence s’installa. Il n’y avait encore que Tristan pour empêcher l’humiliation la plus complète de Sélène, mais même lui se taisait. Il n’en croyait tout simplement pas ses oreilles. Mathilde était encore plus vicieuse que lui, qui n’avait pas un instant songé à rabaisser la jeune femme de la sorte en la réduisant au rang de bonne à tout faire après l’avoir lui-même soumise au rôle de jument. Après tout pourquoi pas ? Si elle avait été leur invitée jusqu’ici, ce qu’elle avait fait méritait bien qu’elle paye son écot désormais, par son travail.
Tristan s’apprêtait à donner son aval à cette idée géniale, mais s’arrêta net en voyant Sélène se lever.
– Ah, jubila-t-il mentalement, enfin une réaction. Que va-t-elle nous offrir comme spectacle ?
– ça ne me pose aucun souci, déclara la jeune femme, assez fort, pour être entendue de tous. Il n’y a aucune honte à s’occuper d’une maison, quelle qu’elle soit. Et il me paraît normal de payer mon séjour ici. Je vous dédommagerai donc ainsi de ma présence parmi vous, ajouta-t-elle en laissant son regard glisser sur celui, proprement stupéfait, de Tristan.
Mathilde quant à elle enrageait que cette humaine ait trouvé le courage de lui tenir tête, à elle, devant tout le monde qui plus est. La jeune louve se leva, quitta la table et la pièce d’un pas rapide après avoir fusillé Sélène du regard. Tristan ne s’aperçut pas de la fuite de sa compagne tant il était perdu dans ses pensées, et perplexe. Jusqu’à ce qu’il trouve la raison du comportement de Sélène. Sa nouvelle fonction lui permettrait d’avoir accès à toutes les pièces de la maison. Nul doute qu’elle profiterait de cela pour fouiller partout comme elle l’avait déjà fait. Il devait faire en sorte qu’elle n’ait accès à presque rien. Ni sa chambre tant qu’il n’aurait pas trouvé une nouvelle cachette pour le talisman – on ne sait jamais – ni son bureau.
– Qu’il en soit ainsi, répondit sombrement Tristan. Vous avez cependant l'interdiction de pénétrer dans mon bureau. Pour ce qui est des chambres, vous verrez avec les autres s’ils vous font assez confiance pour vous laisser pénétrer chez eux. Une fois que vous aurez débarrassé ici et fait la vaisselle, vous vous chargerez de refaire mon lit, ajouta-t-il, plus humiliant que jamais.
– Très bien, Monsieur, ironisa Sélène en s’inclinant, prête à se mettre au travail.
Gaïlen, jusqu’ici silencieux, intervint :
– Si tu permets, Tristan, je souhaitais aller faire quelques courses demain et j’avais invité Sélène à m’accompagner.
– Je peux tout à fait t’accompagner moi, répliqua-t-il en songeant qu’il n’avait aucune envie de laisser Sélène seule avec son frère… ni son frère seul avec elle, d’ailleurs.
– Si tu veux, mais je désire tout de même la présence de Sélène.
– Je ne comprends pas p…
– Je sais. Contente-toi de donner ton accord.
Il le donna avant, de partir furieux.
Sélène ne mit pas longtemps à s’acquitter de sa tâche, aidée en cela par Gaïlen et Emma qui ne lui laissèrent pas le choix. Après avoir dégusté ensemble, un café préparé de bon cœur par la jeune femme, Gaïlen l’accompagna à l’étage, l’abandonnant devant la chambre de Tristan. Elle redoutait plus que tout d’avoir à pénétrer à nouveau dans la pièce. Elle avait peur d’être assaillie par le souvenir des moments qu’elle y avait vécus, avec Tristan. Ceux enflammés qui l’avaient comblée et ceux de sa disgrâce.
Elle toqua à la porte et attendit avec l’espoir que Tristan ou Mathilde l’informe que finalement il n’avait pas besoin d’elle. N’obtenant aucune réponse, elle prit sur elle d’entrer. Avec un peu de chance, la chambre était vide, elle n’aurait qu’à préparer le lit et partir. Elle n’avait aucune idée de l’endroit où se trouvait le couple, et n’avait aucune envie de le découvrir. Le pire aurait été de les trouver ensemble, dans les bras l’un de l’autre, et très occupés à fêter leur union comme il se doit. Elle pénétra dans la chambre le cœur battant et fut soulagée de constater que le lit était vide. Complètement défait, mais désert. Des voix et un rire féminin s’échappèrent de la salle de bain dont la porte était restée entrouverte. Des bruits d’eau lui parvinrent aussi. Se composant un visage neutre pour masquer sa détresse, elle se dirigea vers l’armoire et récupéra ce dont elle avait besoin. Elle crut mourir de peur en se retournant pour se diriger vers le lit, laissant lui échapper les draps qu’elle tenait à la main.
Tristan, vêtu d’une simple serviette nouée autour de ses reins, l’observait, nonchalamment appuyé contre l’encadrement de la porte de la salle d’eau, bras croisés. Ses cheveux mouillés, plaqués en arrière, dégageaient son beau visage. Hypnotisée par la course de quelques gouttes d’eau qui dévalaient son torse musclé, puis son ventre, elle déglutit avec difficulté tant elle était troublée. Son cœur battait à toute vitesse, elle avait chaud, et eut toutes les peines du monde à s’arracher au spectacle que Tristan, à moitié nu, lui offrait. Elle lutta vaillamment contre son envie de courir se jeter dans ses bras pour l’embrasser, tenta de chasser le souvenir de ses mains courant sur sa peau, de ses lèvres sur elle.
Tristan qui ne quittait pas la jeune femme des yeux la vit se mettre à la tâche après avoir ramassé les draps qu’elle avait laissés échapper. Il avait parfaitement perçu son émoi lorsqu’elle s’était rendu compte de sa présence. Puis elle l’avait regardé. Il avait apprécié la caresse de son regard sur lui. Il se demanda si elle ne lui avait finalement pas dit la vérité sur un point : elle le désirait réellement. Il pouvait le vérifier très facilement. Tristan se laissa aller à contempler les formes de Sélène, un peu amaigrie, cependant toujours appétissante, lorsque la jeune femme, qui lui tournait le dos, se pencha en avant. Tristan se redressa et se dirigea lentement vers elle après avoir jeté un coup d’œil dans la salle de bain. Mathilde, les yeux fermés, se prélassait dans son bain plein de mousse.
Sans faire de bruit, il rejoignit Sélène et la ceintura de ses deux bras, juste au moment où elle se redressait. Un glapissement de surprise s’échappa de la gorge de la jeune femme qu’il sentit se raidir contre lui, provoquant un frottement contre l’érection qui naissait sous sa serviette.
– Tel est pris qui croyait prendre, songea-t-il avec un soupçon de dérision envers lui-même.
Il jugea qu’il aurait apprécié qu’elle se débatte entre ses bras, juste un peu, histoire que ses fesses le caressent encore. Ajustant sa prise sur la taille de la jeune femme, il libéra une de ses mains pour écarter doucement les cheveux de Sélène de son cou. Puis, il se pencha sur elle, prit une profonde inspiration et déposa un léger baiser sur sa peau. Elle frissonna.
– Dieu que c’est bon ! songea-t-il alors.
Mais il se reprit.
– Je n’aurai pas dû. Je la veux. Je ne peux pas, il ne faut pas, je…
Pourquoi fallait-il que cette fille soit si délicieuse… si perfide… si douce… si mauvaise pour lui, si belle, si attirante, si…
Tristan se sentait perdre pied et dut faire appel à toutes ses ressources pour la relâcher et pouvoir s’écarter d’elle. Il recula encore et s’enfuit se réfugier dans la salle de bain.
Bouleversée par ce qui venait de se produire, immobile devant le lit, Sélène entendit la voix de Mathilde s’exclamer :
– Qu’est-ce que tu as ? Tu fais une drôle de tête !
Puis une porte claqua.
Au bord des larmes et bouleversée, la jeune femme finit rapidement ce pour quoi elle s’était rendue dans la chambre de Tristan et courut se réfugier dans sa chambre. Une fois couchée, elle pria pour que le sommeil ne la fuie pas.