Chapitre 1
Comme toutes les nuits depuis maintenant presque deux cents ans, Tristan se réveilla en sursaut. Couvert de sueur, les jambes empêtrées dans ses draps tirebouchonnés, il poussa un rugissement sauvage qui se mua en un hurlement si chargé de détresse que quiconque l’eut entendu en aurait eu le cœur brisé. Ce cauchemar revenait chaque nuit, toujours le même, systématiquement identique à celui de la nuit précédente, et à celle d’avant, comme si une malédiction l’obligeait à revivre le sacrifice de son frère Gaïlen, pour l’éternité. Pourtant Tristan ne croyait pas aux malédictions. Sans doute aurait-il dû.
Des humains au courant de sa nature profonde l’auraient immanquablement traité de monstre, prompts comme ils l’étaient à juger ce qu’ils ne connaissaient - ou ne comprenaient - pas. Tristan n’avait jamais pris le temps de réfléchir à sa situation, ni souhaiter être autre chose. Quand bien même cela aurait été le cas, l’eut-il désiré de toute son âme, que cela n’aurait eu aucune conséquence. À dire vrai, il était fier de n’être pas totalement humain. Plus exactement, d’être plus qu’un simple homme, sans pour autant se permettre de juger cette race pourtant imbue d’elle-même qui ne manquait jamais de décider qui avait le droit de vivre sur cette terre… ou pas. Lui savait pourquoi il était ce qu’il était, de même que tous les membres de sa famille – ce qu’il en restait – et s’accommodait fort bien de la situation qui n’avait toutefois pas été toujours facile.
Tristan passa une main sur son visage, essuyant la sueur qui refroidissait sur son front puis d’un geste las, écarta les boucles brunes collées à son front. Ce rêve récurrent avait au moins un avantage, celui de l’aider à ne pas renier le vœu qu’il avait formulé comme une promesse faite à son frère disparu. Par loyauté envers Gaïlen, il avait purement et simplement renoncé à aimer une femme, quelle qu’elle fût. En effet, tous leurs malheurs - presque tous, pour être parfaitement honnête - avaient été causés par une petite créature humaine qui avait pratiquement détruit Gaïlen, qui l’avait rendu fou. Tristan s’était donc juré, en mémoire de son frère, et pour se protéger lui-même, de ne jamais se laisser affaiblir par une femelle. Pour lui, l’amour n’était ni plus ni moins qu’une perte de temps, mais plus encore un poison sournois qui peu à peu aliénait la personne qui en était victime, l’enchaînait et l’obligeait à endurer d’atroces souffrances inutiles dont souvent l’entourage du malheureux pâtissait également. Pire, c’était un sentiment tyrannique qui réduisait en esclavage quiconque en était affligé.
Le sacrifice de Tristan lui avait certainement été beaucoup plus aisé à consentir que pour n’importe lequel membre de sa race en raison du pacte qu’il avait conclu, même s’il n’avait pas obtenu exactement ce qu’il avait sollicité. Lorsqu’il avait accepté le marché le liant au démon qui ne cessait d’intervenir dans la vie de sa famille depuis des temps très anciens, Tristan avait sollicité la faculté de ne jamais être victime de ce sentiment méprisable. S’il n’avait pas obtenu ce don du ciel, en revanche la possibilité de ne pas reconnaître celle qui lui était destinée dans cette vie - quand bien même celle-ci fut-elle assise sur ses genoux - lui avait été accordée. C’était une chance considérable qui ne le mettait toutefois pas à l’abri de tous dangers. Mais il avait tenu bon, jusqu’ici, réduisant les risques en prenant soin d’éviter la fréquentation de personnes autres que celles qui composaient sa famille. Pourtant, ces derniers temps, il se sentait d’une humeur mélancolique, comme si son âme réclamait son dû. À mesure que le temps passait, il sentait son cœur se durcir, il devenait de plus en plus exigeant, irascible avec les siens. Il en souffrait et il n’était que trop conscient qu’eux aussi, même s’ils n’osaient pas le lui faire remarquer. Mis à part Rogan qui, lui, ne le craignait pas le moins du monde et passait son temps à le pousser à bout, le provoquer en lui rappelant qu’il devait songer à la survie de sa famille justement, et se sacrifier à son tour.
Cette idée le fit frémir. Tristan ne pouvait compter ni sur Emma, ni sur Mathilde, malheureusement stériles, pour apporter le sang neuf dont ils avaient tous désespérément besoin. Rogan lui avait conseillé de trouver une femelle humaine. Tristan s’était insurgé contre cette idée, sachant pourtant que c’était la seule solution. Comme toujours Rogan avait raison, seule une femme humaine serait à même de renouveler le sang fatigué de son clan. Et seul lui pouvait se charger de cette corvée qui l’écœurait presque. Non pas qu’il soit impuissant, bien au contraire. Il était doté de solides appétits charnels que Mathilde se faisait un plaisir de satisfaire, même sans être sa compagne officielle. Être sa maîtresse ne lui procurait aucun avantage particulier au sein du clan, elle le faisait volontiers, mais eut-elle haï Tristan qu’elle n’aurait eu d’autre choix que d’obéir.
– Trouve-la toi, cette fille, puisque tu es si malin ! avait hurlé Tristan lors de sa dernière conversation avec Rogan, se laissant une fois de plus dominer par son caractère emporté et sa colère, rajoutant en serrant les dents, qu’il le maudissait.
Le petit sourire narquois que lui avait alors décoché son familier ne cessait de le tourmenter. Tristan était persuadé que Rogan allait lui dégoter la femelle la plus horrible, la moins attirante, et ce, uniquement dans le but de l’agacer. Tel était le sens de l’humour tout à fait particulier de Rogan.
Cet individu horripilant lui avait été imposé lorsqu’il avait contracté son pacte libérateur. Rogan se disait lui-même être un familier, à l’instar de Méphisto pour le Docteur Faust. Sa mission, outre celle de conseiller et d’assister Tristan, était également de lui rappeler en permanence le contrat qui le liait et qu’il devait se tenir à disposition de son associé. Lorsque Tristan avait voulu s’enquérir de la nature réelle de Rogan, ce dernier lui avait répondu qu’il était, en quelque sorte, une création originale tenant à la fois du démon et de lui. Tristan n’avait pas cherché à en savoir plus, mais leur longue cohabitation leur avait permis de tisser des liens que lui qualifiait volontiers d’amicaux sans savoir toutefois si ce sentiment était réciproque. Toujours est-il que Tristan oubliait parfois la nature en partie démoniaque de son ami. Mais celui-ci prenait un malin plaisir à le lui rappeler.
Si le familier arborait, la plupart du temps, l’apparence d’un splendide jeune homme aux surprenants yeux violets, il n’était pas rare de croiser dans les couloirs de la demeure, de parfaits inconnus. Rogan aimait la beauté et ne se privait pas de se faire plaisir, se transformant en créatures de rêve, hommes ou femmes. Cependant, la métamorphose n’était pas le seul pouvoir à la disposition de cet être surnaturel. Rogan était extrêmement intelligent, d’une finesse rare, qualités auxquelles s’ajoutaient également une perversité totalement assumée et une propension à taquiner qui portait prodigieusement sur les nerfs de son ami. C’était un peu comme si Rogan connaissait Tristan bien mieux que lui-même ou comme s’il avait été créé à partir de la parcelle que Tristan avait sciemment abandonnée. C’était peut-être bien cela après tout.
Tristan jeta un coup d’œil à son réveil. Trois heures du matin. Poussant un profond soupir, il décida de tenter de se rendormir. Après avoir remis un peu d’ordre dans son lit dévasté, il s’installa à plat ventre, le visage tourné vers la fenêtre de sa chambre, et leva les yeux vers le croissant de lune qui s’élevait juste au-dessus de la cime des arbres entourant la propriété.
– Tu ne me fais pas peur, grogna-t-il à l’attention de l’astre nocturne. Je suis plus fort que toi.
Comme si la lune répondait à cette provocation, elle fut cachée un instant par un nuage, pour réapparaître, Tristan en aurait juré, deux fois plus lumineuse et brillante, presque menaçante. Tristan ferma les paupières et sombra dans un profond sommeil qu’il espéra sans rêve.
Sélène s’installa au volant de sa voiture et boucla sa ceinture.
– En route pour l’aventure ! s’exclama-t-elle joyeusement.
La jeune femme n’aimait rien tant que cet aspect de son travail : les recherches sur le terrain. Si elle supportait facilement les mois où elle devait rester enfermée dans un bureau, toute à la rédaction de ses textes, les périodes où elle parcourait la France la ravissaient.
La maison d’édition pour laquelle elle travaillait actuellement les avait chargés, elle et ses collègues, de répertorier les légendes des régions du pays. La Bourgogne, plus particulièrement le Morvan, lui avait été attribuée. Elle avait remercié le ciel pour cela. Non seulement elle connaissait un peu la contrée pour y avoir séjourné en vacances chez ses grands-parents, mais elle avait de plus échappé à des départements où le travail serait plus important en raison du nombre effarant de croyances ou de traditions toujours dans les mémoires, comme la Bretagne, ou encore dans certains secteurs où ses collègues aurait des difficultés à trouver autre chose que ce pourquoi il était connu, comme la Lozère, anciennement connue comme le Gévaudan.
Sélène gloussa sans honte à l’idée des ennuis que Marc et Nathalie, qui avaient respectivement hérité de la Lozère et du Finistère, n’allaient pas manquer de rencontrer. Nathalie, paresseuse comme elle l’était, allait vite se sentir dépassée. Sélène quant à elle n’aurait « que » quelques histoires de pierres levées et de diables, de fantômes, de bêtes chimériques ou encore de loup à se mettre sous la dent, ce qui était déjà pas mal.
Sélène n’était pas méchante, bien au contraire, mais elle avait beaucoup de mal à supporter ces deux-là qui adoptaient avec elle, un comportement hautain, voire humiliant. La jeune femme avait fait sienne cette ligne de conduite : laisser glisser sur elle les jugements d’autrui, rire de ce qui n’était pas grave et rester elle-même. Sa nature enjouée la faisait souvent passer pour une fille un peu simplette, chose dont elle s’accommodait volontiers, car elle avait ainsi une paix royale. À tel point d’ailleurs que même sa vie sociale et sentimentale était un désert absolu. Elle riait intérieurement lorsqu’il lui arrivait de surprendre des conversations la concernant. Ses collègues féminines la prenaient presque pour une nonne au prétexte qu’elle n’avait jamais été vue « en galante compagnie ».
– Si vous cherchiez à me connaître, vous sauriez à quel point vous êtes loin du compte, pensait-elle alors. Et ce n’est pas parce que je ne suis pas belle, que je n’ai pas le physique qu’il faut, que ma vie sexuelle est inexistante.
À trente ans, Sélène était une jeune femme particulièrement équilibrée et saine. Elle savait ce qu’elle voulait, c’est à dire vivre comme elle l’entendait, savait se montrer sérieuse lorsqu’il le fallait et traversait son existence paisiblement en vivant au jour le jour. Elle ne cherchait pas à trouver l’amour à tout prix, persuadée que c’était lui qui la trouverait si tel était son destin. Si elle n’imposait jamais ses états d’âme aux autres, cela ne l’empêchait pas de souffrir malgré tout de sa solitude. Il lui arrivait de désespérer, mais son optimisme reprenait rapidement le dessus.
Vérifiant mentalement qu’elle n’avait rien oublié, Sélène examina machinalement son maquillage dans le rétroviseur, rencontrant son doux regard vert évoquant une forêt, sans doute la seule chose qu’elle appréciait chez elle, jugeant le reste de ses « appâts » on ne peut plus communs. Encore que ses yeux expressifs s’avérant incapables de dissimuler ce qu’elle ressentait lorsqu’elle regardait quelqu’un, elle aurait parfois souhaité qu’ils fussent différents. Balayant cette idée d’un haussement d’épaules désinvolte, elle démarra.
Sélène avait décidé de débuter ses investigations par le Morvan et pour se faire avait loué une ravissante chambre d’hôte en pleine campagne, non loin du site archéologique de Bibracte qu’elle espérait avoir le temps de visiter à nouveau. Elle pourrait alors se rendre compte de l’avancement des fouilles, s’offrir une longue balade en forêt, prendre quelques photos de ces Hêtres dont les racines noueuses créaient des sculptures végétales tout à fait étonnantes et conférait au paysage une atmosphère magique. Les « Queules » comme on les appelait là-bas. Puis, arrivée en haut de la colline, elle se laisserait séduire par le panorama de la vallée, se recueillerait sans doute sur la période historique liée à ce lieu presque mythique, rendant ainsi hommage aux valeureux guerriers qui avaient tenté de lutter contre l’invasion romaine. Lorsqu’elle arriverait à Autun, il lui faudrait d’abord résister à la tentation de s’y arrêter pour, une fois encore, prendre des clichés de la cathédrale, d’y entrer et de réfléchir quant à l’authenticité de la relique qu’elle abritait. Elle prendrait sur elle également de ne pas dévier de sa route pour aller voir ce qu’il restait des ruines du Temple de Janus - sans doute l’un des dieux qu’elle préférait dans la mythologie romaine.
Sélène n’était pas croyante, n’avait foi en aucune religion particulière, mais se sentait proche de ceux que l’on appelait païens parce qu’ils révéraient la nature, plus sûrement que les monothéistes, selon elle. Son manque de foi ne l’empêchait pourtant pas de considérer la nature comme une magicienne qui ne cessait de l’étonner et Sélène aimait être étonnée, apprendre, comprendre. C’était sans doute pourquoi elle acceptait facilement toutes ces choses prétendues étranges dont on entendait parfois parler.
C’était sans doute aussi grâce à cela qu’elle excellait dans son travail, toute légende ayant, selon elle, son fond de vérité.
Sélène n’eut à s’arrêter qu’une fois en route, contrainte de soulager sa vessie, pause dont elle profita pour boire un café serré. La nuit arrivait tôt et ce début de février était glacial. Elle avait hâte d’arriver, le café ne l’ayant que réchauffée momentanément et peu aidée à ne pas succomber à une torpeur passagère.
La jeune femme avait allumé ses phares depuis une heure environ et ralentit sa vitesse tant la nuit était totale sur cette portion de route qui traversait une forêt dense. Elle bailla à s’en décrocher la mâchoire, sentit ses paupières papillonner et sa tête basculer en avant. Elle se reprit aussitôt, consciente de s’être endormie une micro seconde. Mais il était déjà trop tard, elle ne put empêcher sa voiture de se diriger droit vers le petit fossé qui bordait la route, ce qui la stoppa net.
Le choc ne fut pas violent, mais Sélène mit du temps à réaliser ce qu’il venait de se passer. Sa ceinture de sécurité avait fait son office en la protégeant. Son véhicule, assez ancien, n’était pas équipé d’airbag ; elle se félicita tout de même d’avoir ralenti son allure en pénétrant sur cette route sombre. N’ayant aucune blessure ni contusion, elle détacha sa ceinture de sécurité, alluma les feux de détresse avant de sortir du véhicule. C’est alors qu’elle constata que sa voiture penchait curieusement sur la droite. S’en extrayant avec précaution, elle fit le tour de son auto pour s’apercevoir qu’effectivement ses deux roues, du côté droit, étaient dans le vide.
Reprenant sa place derrière le volant elle passa la marche arrière. Rien. Elle réitéra l’opération plusieurs fois, sans succès. La voiture ne bougeait pas.
– Merde ! lâcha-t-elle.
Après s’être munie d’une lampe torche, Sélène attrapa son gros blouson sur le siège arrière puis l’enfila rapidement avant de sortir une fois de plus. Elle frissonnait, sans doute autant à cause du froid piquant de la nuit qu’en raison du choc. Marchant jusqu’à l’arrière de sa voiture, elle en éclaira les roues tout en se demandant comme elle allait se sortir de ce mauvais pas. Elle n’était pas assez forte pour la faire bouger toute seule.
– Merde, merde, merde, soupira-t-elle encore.
Ne sachant trop que faire, elle récupéra son sac à main à l’intérieur de l'habitacle et y repêcha son mobile. Elle n’avait plus qu’à contacter un garage des environs en espérant qu’il y eut encore quelqu’un dans les locaux et demander une dépanneuse. Optimiste, comme toujours, elle scruta l’obscurité avec l’espoir d’apercevoir les phares d’une voiture, avant d’ouvrir le clapet de son téléphone. Rien à droite. Rien à gauche.
Elle était seule, dans l’obscurité presque totale, à côté d’un bois qui lui parut soudain hostile, menaçant. S’adossant avec précaution à sa voiture, Sélène ouvrit son portable pour se connecter au Net et chercher le numéro de téléphone d’un garage. Elle écarquilla ses yeux avant même que son doigt n’ait effleuré la moindre touche du clavier.
– Non ! s’exclama-t-elle.
Il n’y avait pas de réseau, son téléphone ne captait rien. Rien du tout.
Sélène se sentit désespérée durant quelques secondes, pendant que son cerveau fonctionnait à toute allure. Elle n’avait que deux solutions : passer la nuit dans sa voiture, au risque d’être percutée par un autre véhicule ne l’ayant pas vue et/ou de finir gelée, soit, partir chercher de l’aide. Optant pour la seconde solution, elle ferma sa voiture à clé. Répugnant à laisser toutes affaires dans le coffre, elle ne pouvait cependant pas marcher avec tous ses sacs, d’autant qu’elle n’avait aucune idée de la distance à parcourir avant de rencontrer une âme qui vive. Ses bagages contenaient la presque totalité de ses vêtements, mais aussi son ordinateur portable, ses livres, ses notes… Finalement, elle s’empara d’un des sacs dans lequel elle rajouta son portable avant de refermer le coffre, à clé également, puis se mit en route.
Prenant la direction qu’elle aurait normalement suivie sans son petit accident, et s’éclairant de sa lampe, Sélène marcha doucement pour ménager ses forces pour le cas où elle aurait plusieurs kilomètres à parcourir. Braquant régulièrement le faisceau de sa lampe au cœur de la forêt, elle n’avait pas marché plus de cinq cents mètres, qu’elle aperçut un chemin de terre s’ouvrir sur sa droite. S’arrêtant à l’entrée de la voie, elle l’éclaira et entrevit un portail bloquant la route, à une vingtaine de mètres d’elle.
– Super, s’exclama-t-elle tout haut. Qui dit portail, dit propriété, donc maison. A priori.
S’engageant lentement sur le chemin qui s’enfonçait dans les bois, Sélène s’arrêta devant la grille en fer forgé qu’elle essaya d’ouvrir.
– Fermé à clé. Normal.
Levant les yeux pour en évaluer la hauteur, elle se jugea incapable de l’escalader pour passer de l’autre côté. Enfin si, elle aurait peut-être pu grimper, mais aurait risqué de se casser une jambe en voulant redescendre.
Promenant le faisceau de sa lampe de part et d’autre de la grille, elle constata que la propriété n’était ceinte que d’un grillage, plus symbolique que réellement dissuasif. La jeune femme longea le grillage qui parcourait la forêt, sans le lâcher à la recherche d’une éventuelle ouverture. Au bout d’une vingtaine de mètres elle décida d’éprouver la résistance du grillage, n’ayant aucune intention de s’enfoncer plus avant dans la végétation. Un vigoureux coup de pied parvint à tordre le fin mur de fer, quelques coups supplémentaires en eurent raison. Elle espérait que le propriétaire des lieux ne lui en voudrait pas trop pour les dommages causés. Au pire, elle proposerait de le remettre en état elle-même.
Sélène se félicita d’avoir préféré des chaussures de marche, chaudes et confortables, à ses bottes de ville pour voyager. Enjambant maintenant sans problème la clôture, la jeune femme revint sur ses pas pour retrouver le chemin de terre et se remit en route. À environ une dizaine de mètres du portail, le chemin tournait à quatre-vingt-dix degrés sur la droite pour faire de même sur la gauche environ vingt mètres plus loin. Se représentant mentalement le schéma du trajet parcouru, la jeune femme se rendit compte que, s’il y avait une maison au bout du chemin, celle-ci serait totalement invisible depuis la route. Elle se demanda vaguement si cela était voulu ou pas.
Sélène n’était pas peureuse, mais ne put s’empêcher d’accélérer son allure, prise d’une angoisse aussi infondée que soudaine.
Infondée ?
– Peut-être pas tant que cela, songea-t-elle. Cette forêt à des yeux, j’en jurerais.
La jeune femme ne percevait aucun bruit et se sentait soudain oppressée. C’est presque au pas de course qu’elle déboucha devant un grand porche arrondi percé dans un haut mur de pierres. L’ouverture donnait sur la cour intérieure d’une demeure, pour ce qu’elle pouvait en voir. Rassurée par cette preuve de présence humaine, elle s’avança calmement et poussa un grand soupir de soulagement, se rendant compte alors qu’elle avait dû retenir sa respiration. L’air glacial lui fit mal aux poumons, mais cela n’était pas important. Elle était sauvée.
Aucune des fenêtres de la maison qui se dressait devant elle n’était éclairée, mais elle vit tout au fond de la cour sur sa droite, brillant comme un phare dans la nuit, un rectangle de lumière se découper dans l’obscurité. Attirée comme un papillon, elle se dirigea vers la porte ouverte, lorsqu’un homme, très grand, s’y encadra. Elle aperçut le bout rougeoyant de sa cigarette lorsqu’il en aspira une bouffée.