Chapitre 18

 

 

 

Se sentant presque d’humeur insouciante à la perspective de cette nouvelle vie qui s’offrait à lui, avec son frère et sans Sélène, Tristan rejoignit Gaïlen dans la cuisine. Celui-ci, plongé dans ses pensées, lui annonça d’un ton morne :

–    Elle est partie.

–    Je sais, répondit Tristan d’un ton neutre. Il ne me reste qu’un souci à régler et je pourrai enfin profiter de la vie, et de ta présence.

Gaïlen sembla vouloir lui répondre, mais se ravisa, se contentant de hocher la tête.

–    J’ai l’intention de tendre un piège à Abel, lui annonça Tristan qui avait envisagé de nombreuses solutions pour ce faire.

–    Et comment comptes-tu t’y prendre ? demanda celui-ci, intéressé.

–    J’avais pensé donner son signalement aux flics en leur précisant que je l’avais vu rôder sur la propriété, non loin du lieu où l’on a retrouvé le corps. S’il se sait dans leur collimateur, il se fera loup. Or, nous, nous savons qu’ils recherchent un animal. Donc s’ils l’attrapent, ils l’abattront.

–    Tu crois que cela suffira ? Espérons qu’il ne s’en prenne pas encore à un innocent d’ici là…

Tristan acquiesça avec ferveur puis proposa à son frère de le conduire en ville, se réjouissant de passer du temps avec lui. Gaïlen n’avait plus vraiment envie de faire des courses, accepta néanmoins, poussé par la nécessité. Tristan se mit en quête de Rogan qu’il trouva immobile au beau milieu d’un couloir. Il le prévint de leur absence pour la journée, lorsqu’il s’avisa de l’air soucieux de son ami.

–    Serais-tu malade, ô toi, le plus exaspérant des amis ? se laissa-t-il aller à plaisanter.

Rogan lui lança un regard empli de reproche :

–    Non, je suis inquiet.

–    Inquiet ? Toi ? s’étonna Tristan.

–    Sélène…

–    Ah non ! explosa Tristan. Elle est partie et nous ne la reverrons plus. Il est inutile de t’inquiéter pour…

–    Elle a peur, l’interrompit Rogan à son tour en regardant Tristan droit dans les yeux. Je le sens.

–    Tu ne peux pas, rétorqua Tristan. Tu n’as aucun lien avec elle, il t’est impossible de… Tu ne m’aurais pas trahi toi aussi, dis-moi ? insinua Tristan, soudain pris d’un terrible soupçon.

–    Mais non, s’offusqua le familier. J’en serais incapable même si je le voulais. Non c’est… peu importe.

–    Je suis sûr qu’elle a seulement peur d’annoncer à son maître qu’elle s’est fait prendre, rien de plus, tenta de le rassurer Tristan.

–    Non, il s’agit d’autre chose ! s’exclama Rogan dont le regard s’assombrit brusquement. Suis-moi !

Alerté par l’urgence réelle contenue dans cet ordre dont Tristan ne s’offusqua pas, ce dernier le suivit sans broncher. Rogan fila droit vers la cuisine où il réquisitionna Gaïlen au passage, lui criant de le suivre également sans prendre le temps de s’arrêter.

Une fois dehors, il se stoppa au milieu de la cour, se concentra un bref instant avant de se précipiter sur le chemin qui traversait la forêt. Gaïlen le suivait de près, tandis que Tristan se laissa distancer. Il les rejoignit juste après le premier virage où il les trouva plantés devant tous les bagages de Sélène déposés au milieu de la route. Rogan, à l’affût du moindre bruit, du moindre mouvement pouvant trahir sa présence dans les environs, chercha à localiser la jeune femme. Gaïlen fixait les profondeurs de la forêt, Tristan quant à lui concentrait toute son attention sur les sacs abandonnés. Des hypothèses rassurantes et logiques se formèrent dans son esprit. Elle avait dû… avoir une envie pressante, ou encore apercevoir un petit animal et avoir voulu le suivre par curiosité. Puis, peu à peu, une autre théorie, moins anodine, s’insinua dans son esprit. Elle devait avoir rendez-vous avec son amant qui l’avait rejointe à l’endroit prévu. Il n’avait pu résister à son désir qu’il était parti assouvir quelque part au fond des bois. C’est sans doute la peur de Sélène à l’idée de se donner à ce porc que Rogan avait perçue. Cette image totalement répugnante le fit frémir, mais il se reprit bien vite. Cela signifiait également qu’Abel se trouvait sur son territoire, là, tout prêt, à sa portée. Qu’il ait sciemment ou pas commis cette grossière erreur importait peu. Tristan avait une chance de l’attraper, enfin. Inspirant profondément pour détecter le parfum de la jeune femme, Tristan se rendit compte que cette indication ne lui servirait à rien. Son odeur semblait être partout, comme si elle s’était amusée à brouiller les pistes en courant dans tous les sens. Il décela également les effluves typiques de la peur mêlée au parfum de la jeune femme, ainsi qu’une autre fragrance qu’il fut incapable d’identifier. Abel avait probablement masqué sa propre odeur avec un quelconque produit qui laissant une trace olfactive surprenante qui de surcroît interdisait à Tristan de découvrir dans quelle disposition Abel se trouvait.

Sans s’occuper de Rogan ni de Gaïlen qui partirent l’un à gauche, l’autre droit devant lui, il se mit en route à son tour. Prenant sur sa droite, il s’enfonça entre les arbres, tous les sens en alerte, puis laissa peu à peu le loup prendre le contrôle. Seul cet état lui permettrait d’affronter Abel et d’en sortir victorieux. Il avait beau le mépriser, il n’était pas stupide au point de le sous-estimer. La puissance et la vigueur insufflée par cet état firent augmenter sa température corporelle à tel point que son souffle se matérialisait en une brume très dense dans l’air glacial. L’image honnie de son ennemi passa devant ses prunelles dorées, provoquant chez lui un rictus carnassier qui découvrit ses crocs sur toute leur longueur. Tout en marchant, il fit jouer les articulations de ses doigts pourvus de griffes mortelles, comme s’il composait sur un piano invisible, le requiem d’Abel. Plus que prêt à l’affronter, Tristan avait hâte d’en découdre, de lui faire payer un droit de vivre qu’il ne méritait plus depuis longtemps. Tristan ralentit son allure, percevant quelques échos d’une conversation tenue à voix basse. Ralentissant encore son allure, il ne jeta qu’un coup d’œil au manteau de Sélène qui traînait sur le sol. Encore quelques mètres et ce serait sa robe qu’il trouverait par terre, puis, encore un peu plus loin, son corps entre les bras du dégénéré. Il réprima le grondement de sommation qui montait dans sa gorge. L’odeur se fit plus présente, plus écœurante aussi, un remugle acre de sang et de mort flottant également dans l’air.

Ce n’est pas un tableau érotique qui s’offrit à sa vue, mais celui de Sélène, debout et immobile, une main aux griffes acérées enserrant son cou.

–    Ah Tristan, mon chéri, tu tombes bien, s’exclama Mathilde sans même le regarder, son regard haineux rivé sur la jeune femme pâle et échevelée. Tu vas être fier de moi.

–    Mathilde ? Que fais-tu ici ? demanda Tristan en s’avançant encore pour se placer à ses côtés. Et pourquoi la retiens-tu ainsi ?

Il jeta un regard à Sélène qui écarquillait les yeux de terreur. Il la vit ouvrir la bouche pour parler, mais la main de Mathilde se referma encore un peu autour de sa gorge.

–    Je l’ai eu, s’écria joyeusement la louve, toute excitée. Je l’ai tué et j’ai rattrapé celle-ci qui essayait de s’enfuir.

–    Tu es venue à bout de lui, toute seule ? s’étonna Tristan, sincèrement épaté par la performance, mais déçu qu’elle lui ait volé sa vengeance.

–    Oui, claironna-t-elle. Il est peu plus loin, là-bas, précisa Mathilde en pointant une direction de sa main libre. Tu peux aller voir, mais ce n’est vraiment pas beau à regarder, je te préviens. Je la surveille.

Son statut de femelle alpha autorisait Mathilde à s’immiscer dans les affaires de la meute, mais dans un cas comme celui-ci, c’était à lui qu’aurait dû revenir la mise à mort.

–    Tu aurais dû te contenter de le maîtriser, la réprimanda-t-il. C’était à moi de m’occuper de lui !

–    Il ne m’a pas vraiment laissé le choix, tu sais.

Sans répondre, Tristan se détourna des deux femmes pour observer l’endroit que sa compagne venait de lui montrer. Il aperçut effectivement une masse informe gisant au pied d’un arbre. Il aurait été bien en peine d’affirmer qu’il s’agissait bien du corps d’Abel tant le cadavre avait été réduit en miette, une véritable bouillie de chair et de sang.

–    Non ! hurla mentalement Sélène comme si son esprit avait le pouvoir de communiquer avec celui de Tristan.

La jeune femme, terrorisée, avait fait abstraction de l’éclair de jubilation teintée de mépris qu’elle avait décelé dans les yeux de Tristan lorsqu’il l’avait brièvement regardée. Les iris de Tristan avaient repris leur couleur de topaze et c’est avec ses yeux d’homme qu’il l’avait envisagée. Sélène aurait préféré le jugement sans doute plus clément de son regard ambré. Mais tout ce qui importait dans l’immédiat, c’est que Tristan ne s’éloigne pas, qu’il ne la laisse pas seule avec cette folle furieuse qui l’étouffait à moitié. Un essaim de moucherons argentés dansaient déjà devant ses yeux.

C’est avec un profond désespoir qu’elle le vit pourtant s’éloigner. Elle eut le temps de voir le visage imperturbable de la louve se tourner vers lui avant de sentir sa main l’étrangler inexorablement. Les yeux également dorés de Mathilde permirent à la jeune femme d’y lire une détermination implacable qui lui glaça le sang plus sûrement que le froid hivernal. Elle aurait parié tout ce qu’elle avait que la bouche de la louve arborait en cet instant un sourire sadique tant elle prenait plaisir à ce qu’elle s’apprêtait à faire. Sélène n’entendait plus rien, ses jambes semblaient en coton, bientôt sa vision devint floue puis l’abandonna complètement et enfin, elle se sentit tomber à terre. Elle n’eut aucun réflexe pour amortir sa chute et heurta lourdement le sol. Un formidable rugissement de fureur et de douleur retentit juste avant qu’elle ne sombre dans l’inconscience.

Attaqué en traître, Tristan fit volte-face, assenant simultanément un puissant coup à revers dans le visage de celui qui venait de lui lacérer le dos de ses griffes. Profondément blessé, il sentait son sang couler dans son dos, bouillant en comparaison de l’air froid qui amplifiait la douleur de ses blessures.

Il ne réalisa ce qu’il venait de faire que lorsqu’il vit le corps de Mathilde s’envoler pour atterrir à quelques mètres de lui après avoir heurté un arbre. Il chercha du regard le responsable de cette vile attaque, mais ne vit personne d’autre. Il croyait perdre la tête ou être victime d’une très mauvaise farce. Il se précipita alors vers la jeune louve qui grognait de douleur.

–    Mathilde ? appela-t-il en s’agenouillant près d’elle.

Il se pencha sur la jeune femme juste au moment où celle-ci tendait les mains vers son visage, toutes griffes dehors, Elle l’aurait défiguré s’il ne s’était pas emparé de ses poignets pour l’en empêcher d’un geste vif. Pesant sur elle de tout son poids, il parvint difficilement à la maîtriser tant elle se débattait pour lui échapper.

–    Mathilde, arrête, c’est moi, Tristan. Calme-toi, lui dit-il doucement, persuadé qu’après un tel choc, elle ne savait plus très bien où elle en était et devait penser être attaquée par Abel.

Mathilde parut se calmer, puis partit d’un rire hystérique qui ne dura pas, s’arrêtant aussi brusquement qu’il était venu. Une voix qui n’était pas vraiment celle de la jeune louve sortit de sa bouche tordue en un rictus de haine.

–    Mon pauvre Tristan, tu n’as toujours rien compris ! cracha-t-elle en rivant son regard au sien, par pur défi.

Tristan eut un sursaut de stupeur.

Pourquoi utilisait-elle les mêmes inflexions hargneuses qu’Abel, pourquoi avait-elle le même débit un peu lent, le même accent traînant ? Pourquoi une telle haine irradiait-elle de son regard ? Était-elle soudain devenue folle ?

Dans l’esprit de Tristan l’horreur le disputait au saisissement et son loup, qui s’était mis en retrait, refit instantanément surface.

Sans lâcher Mathilde, Tristan releva la tête et vit Rogan et Gaïlen qui arrivaient, alertés par son cri. Son frère se précipita vers Sélène qui gisait, toujours inconsciente, non loin de là. À genoux auprès d’elle, il la secouait, l’appelait, lui tapotait les joues pour la faire revenir à elle. Tristan entendit la jeune femme tousser puis essayer d’aspirer désespérément l’air qui lui faisait défaut dans un bruit déchirant. Relativement rassuré sur son état, il reporta son regard sur Mathilde qui tentait à nouveau de se débarrasser de lui.

Elle se débattait de toutes ses forces, relevait la tête pour tenter de l’atteindre et de lui arracher la gorge. Tristan dut peser de tout son poids sur elle. Adoptant l’attitude menaçante du dominant, bras tendus, immobile, et yeux grands ouverts, il prévenait la rebelle qu’il allait devoir lui infliger une morsure de rappel, que sa gorge exposée la mettait à sa merci si elle ne se soumettait pas dans l’instant. Mathilde cessa de gesticuler sous lui, mais à nouveau le provoqua en le fixant de manière éhontée. Tristan grogna. Alors seulement la louve baissa un peu les paupières, mais afficha, en un ultime défi, un sourire quasi démoniaque.

Rogan rejoint le couple rapidement, s’accroupit et d’office posa sa main sur le front et les yeux de Mathilde jusqu’à ce que son sourire s’efface. Tristan la sentit se détendre totalement. Alors, après avoir ôté sa main du visage de la louve, Rogan lui ordonna :

–    Parle.

Mathilde regarda Tristan, mais cette fois-ci uniquement parce que c’est à lui qu’elle s’adressait.

–    Je l’aime, furent ses premiers mots.

Sa voix était redevenue la sienne. Tristan se raidit imperceptiblement.

–    Où est-il ? lui demanda-t-il d’un ton agressif où l’urgence se devinait sans peine.

Si Abel était encore dans les parages, il devait agir sans tarder.

–    Il est mort, c’est moi qui l’ai tué il y a bien longtemps. Mais il n’est pas mort, il vit en moi.

Tristan fronça les sourcils sous le coup de l’incompréhension puis jeta un coup d’œil à Rogan qui fixait Mathilde d’un air détaché. Il pensait comme lui. Elle avait totalement perdu l’esprit.

–    C’était la nuit de l’incendie, poursuivit-elle. Je m’étais levée, car je n’arrivais pas à dormir. Je l’ai surpris juste au moment où il mettait le feu à la maison. Je croyais qu’il m’aimait, ajouta-t-elle, mais j’ai compris qu’il n’avait rien à faire de moi lorsqu’il m’a vue m’approcher de lui. Il avait l’air déçu. Il comptait bien me faire périr avec tous les autres. Il ne m’avait jamais et ne m’aurait jamais aimée. Lorsque j’ai eu le malheur de lui avouer mes sentiments, il m’a ri au nez et m’a annoncé avec son plus beau sourire qu’il avait passé de bons moments avec moi, mais que tout était fini. Mais il me croyait faible, soumise. Il se trompait lourdement. Dès qu’il m’a tourné le dos pour s’en aller, une fois le feu bien prit, je lui ai sauté dessus et je l’ai égorgé. Il n’a pas eu le temps, ni le réflexe de se transformer. Ça a été très facile. Ensuite, je me suis agenouillée auprès de lui, je l’ai embrassé et… j’ai jeté son corps dans le feu. Après je suis sortie.

Mathilde marqua une pause. Tristan vit une larme rouler sur sa joue, ce qui le choqua profondément.

–    Tout ça était de votre faute, à tous ! hurla-t-elle alors. Si ton père ne l’avait pas banni, rien de tout ça ne serait arrivé, et il m’aurait aimée.

–    C’est faux ! gronda Tristan, totalement atterré de ce qu’elle venait de lui raconter, et pétrifié d’horreur. Abel est un monstre, ajouta-t-il, car malgré son trépas, son ignominie, elle, était encore bien présente.

–    Non, cria-t-elle ulcérée. Je l’aimais. Il m’avait promis que nous partirions ensemble pour fonder notre propre meute et que nous recueillerions tous les bannis par des gens comme vous !

–    Nous avons tous failli périr dans cet incendie ! rugit Tristan qui avait de plus en plus de mal à se retenir de la tuer immédiatement. Tous nos parents sont morts, par ta faute !

Envahi par un chagrin indicible face à tout ce gâchis, qu’il avait encore du mal à concevoir, mais surtout qui aurait pu être évité, il continua pourtant, d’un ton révolté :

–    C’est donc toi qui, siècle après siècle, as massacré tous ces innocents, tous ces animaux ?

–    Mais oui, répondit-elle joyeusement. Et puis, poursuivit-elle avec un air gourmand qui révulsa Tristan, je dois avouer que j’ai pris goût à ces massacres. Il n’y a rien de tel que la douceur du sang, la caresse presque sensuelle de nos griffes qui déchirent, qui lacèrent, nos crocs qui pénètrent dans la chair est un tel délice. Abel aussi y était devenu accro, c’est d’ailleurs lui qui m’a initiée, en m’emmenant une fois ou deux avec lui. Et puis il m’a expliqué que vous aimiez trop les humains, qui ne sont là que pour que nous nous nourrissions, que vous n’étiez pas dignes d’être ce que nous sommes. Il avait raison, comme toujours, alors je me suis mise en devoir de continuer son œuvre.

Tristan ne put réprimer un mouvement de recul devant tant d’abjection. Ces aveux autant que l’absence totale de remords de Mathilde le révoltaient. Sa folie n’excusait rien, tout au plus expliquait-elle ses agissements.

–    Il me parle tu sais ! s’exclama Mathilde avec ferveur. Il n’est pas mort, il me dit quoi faire et comment. Il m’a expliqué pourquoi il m’a laissée avec vous. C’était pour me protéger et pour que je puisse finir son travail. Il m’aime maintenant, conclut-elle avec un sourire radieux.

–    Emmène-la, murmura Tristan presque à bout de souffle tant il était oppressé.

Il s’écarta d’elle avant de rajouter :

–    Je ne veux plus la voir. Jamais. Mais ne la tue pas.

Rogan acquiesça en silence et releva Mathilde brutalement. Après qu’il eut passé sa main devant ses yeux, elle le suivit bien docilement, un sourire béat aux lèvres.

Tristan, au bord de la nausée, resta agenouillé un moment, totalement anéanti par les révélations de celle qu’il avait protégée, avec laquelle il avait partagé de nombreux moments, celle dont il avait même fait sa compagne. Il se sentait sale, profondément blessé, trahi.

Tombant en avant, ses doigts s’enfoncèrent dans la terre pourtant gelée. Il courba l’échine, baissa la tête pour inspirer profondément, mais la releva aussitôt pour émettre un hurlement où une rage incommensurable se mêlait au plus profond désespoir.

Tout s’écroulait autour de lui, tout ce qu’il savait, ce en quoi il croyait. Il ne comprenait rien. Plus encore que son sentiment de trahison, la souffrance explosa dans son esprit et dans son cœur, balayant toutes ses autres émotions au passage. Sa famille avait été réduite presque à néant pour… rien. Il avait déjà presque tout perdu et n’était pas loin de perdre la raison également. N’était-il pas finalement maudit pour devoir supporter tout ça ? Complètement égaré, Tristan ne savait pas non plus ce qu’il convenait de faire. Sa vie était en ruine, et son nouvel ennemi impalpable, l’accablement le torturait. Il ne savait pas comment se défendre contre lui. Son sentiment de culpabilité était colossal, presque aussi fort que son découragement. Jamais il ne parviendrait à réparer les dégâts causés par cette folle, ni ceux d’ailleurs qu’il avait occasionnés lui-même par ricochet. La seule chose qui restait intacte était sa certitude qu’il avait sagement agi au moins une fois dans sa vie, en formulant son vœu et en ne le reniant pas.

Tristan laissa échapper une plainte puis se releva.

Sélène, que Gaïlen portait dans ses bras, eut le cœur brisé par la détresse de Tristan. Elle ne pouvait pas parler, sa gorge la brûlait, mais quand bien même l’eut-elle pu qu’elle n’aurait rien dit. Elle n’aurait pas su trouver les mots pour le réconforter si tant est que cela soit possible. La seule chose qu’elle aurait pu lui dire était qu’elle l’aimait, mais après ce que Mathilde venait de raconter, elle savait que cela aurait été pire que tout. Elle savait très précisément ce que Tristan allait penser, si ce n’était pas déjà le cas. Il venait d’avoir une preuve supplémentaire des ravages occasionnés par l’amour. Sans doute allait-il s’excuser auprès d’elle maintenant qu’il savait qu’elle n’était pas la maîtresse d’Abel. Peut-être même comprendrait-il ce qu’elle avait fait pour lui, et pourquoi, mais rien ne changerait entre eux. Elle devait néanmoins mettre sa propre souffrance de côté pour pouvoir le soutenir, l’aider, s’il voulait bien l’y autoriser.

Sélène détourna son regard plein de larmes de l’homme qu’elle aimait lorsque celui-ci se releva, ferma les yeux et se laissa aller contre Gaïlen.

–    Tristan ? chuchota ce dernier.

–    Pas maintenant, répondit-il avec lassitude en fixant un instant les marbrures apparues sur la peau de Sélène.

De cela aussi il était responsable. Pire, il l’avait également blessée alors que visiblement elle n’avait jamais mérité tout ce qu’il lui avait fait subir. Un poids supplémentaire chargea sa conscience déjà meurtrie. Tristan songea un instant à arracher la jeune femme des bras de son frère. Il se sentait si mal qu’il pensait que son corps blotti contre le sien l’aurait soulagé, un peu. Sa chaleur aurait combattu le froid qui s’insinuait en lui, sa douceur calmée la douleur. Peut-être.

Tristan, le visage fermé, se détourna d’eux pour se diriger vers le cadavre qu’il savait n’être donc pas celui d’Abel. Il redoutait plus que tout que Mathilde, dans sa démence, ait fait une victime supplémentaire, mais fut soulagé de constater qu’il ne s’agissait que des restes d’un porc.

Il revint vers le couple, tête baissée, et ouvrit la marche du retour, récupérant le manteau de Sélène au passage, et enfin ses sacs abandonnés sur le chemin.

Une fois de retour dans la maison, Gaïlen déposa son fardeau endormi sur le canapé du salon et le recouvrit du plaid. Il exhorta ensuite son frère à le laisser le soigner. Tristan ne céda que pour avoir la paix. Il éprouvait le besoin de se retrouver seul. Dès que Gaïlen eut fini de nettoyer sa chair meurtrie, Tristan se réfugia dans sa chambre. Se laissant lourdement tomber à plat ventre sur son lit, il enlaça ses oreillers comme s’il s’était agi d’une femme, puis roula sur le dos, sans paraître se soucier de la douleur qu’il s’infligeait.

Plus las que jamais, il aurait voulu s’endormir pour ne se réveiller qu’une fois toutes ses pensées, ses interrogations, ses doutes et sa souffrance envolés. Si seulement cela pouvait être si facile. Comment avait-il pu se laisser abuser par cette folle ? se demanda-t-il en se remémorant les mots et les attitudes de Mathilde. Abel, tout abject qu’il ait été, n’avait jamais caché ce qu’il était. Elle, elle l’avait dupé. Était-il toujours digne de diriger cette meute qu’il avait laissée abriter un tel monstre ? Un accès d’effroi rétroactif l’assaillit en réalisant qu’il les avait tous les jours, tous mis en danger en la laissant vivre parmi eux. Il aurait encore pu perdre l’un des siens. Comment pourrait-il continuer à vivre comme ça, sans se punir pour ce qu’il avait laissé faire ? Il prit la décision de parler de ses doutes aux siens, une fois qu’il les aurait tous mis au courant.

Puis, fatalement, son esprit ressassa tout ce qu’il venait d’apprendre, mais surtout analysa ce que cela impliquait. Sélène n’avait jamais rien eu à voir avec Abel et semblait bien n’être qu’une petite humaine qui avait eu un accident et s’était retrouvée coincée avec eux. La satisfaction qu’il ressentit à cette pensée fut de courte durée. Il lui devait des excuses pour tout ce dont il l’avait accusée, et la manière infecte dont il l’avait traitée, c’était indéniable. Mais cela ne changerait rien à leur situation. Il se serait bien passé de cette ultime confirmation que l’amour semait destruction, chaos et malheur. S’il avait espéré un jour qu’on lui prouve le contraire, son espoir venait d’être anéanti.

Mais alors, qu’avait-elle bien pu solliciter auprès du démon ? Il refit un petit voyage dans ses souvenirs récents, à la recherche d’indices capables de le mettre sur la voie. Il se repassa d’ailleurs le film plusieurs fois, uniquement pour bénéficier encore des moments qu’il avait vécus avec la jeune femme. Il y trouva une douce consolation, mais se redressa brusquement lorsque de l’inévitable s’imposa de lui-même.

–    Non, c’est pas possible ! s’exclama-t-il à haute voix. Elle n’a…

–    Qu’est-ce qui est impossible ? lui demanda Gaïlen qui venait d’entrer dans la chambre sans frapper.

–    Sélène, elle a…

–    Je sais, l’interrompit son frère en s’asseyant à demi sur le lit.

Tristan se redressa, s’assit en tailleur et fixa son frère avec intensité.

–    Elle ne m’a rien dit, mais j’ai compris ce qu’elle avait fait parce que…

Gaïlen soupira.

–    Elle a demandé à me voir là-bas. Son regard m’a bouleversé. Mais je n’ai tout compris que lorsque je l’ai revue ici.

–    Bordel ! Mais pourquoi a-t-elle fait ça ? explosa Tristan qui s’en voulait désormais de n’avoir rien vu.

S’il l’avait regardée avec son cœur plutôt qu’avec ses yeux, il aurait su. Mais comme Rogan le lui avait affirmé, son cœur était infirme.

–    Tu ne sais vraiment pas ?

–    Si, répondit-il sombrement, mais… je n’arrive pas à concevoir que cette femme que je ne connais pas, qui ne me connaît pas plus d’ailleurs, ait pu faire une chose pareille pour moi, même par… enfin… parce qu’elle tient à moi.

–    C’est beaucoup plus que ça Tristan !

–    Je sais ! s’énerva ce dernier. Je ne lui en veux pas, je lui dois des excuses, mais je ne peux pas lui donner une chose à laquelle je ne crois pas.

–    Tu lui dois beaucoup plus que des excuses, à mon sens. Mais c’est déjà bien que tu ne lui tiennes pas rigueur de t’aimer, approuva Gaïlen.

Marquant une courte pause, il reprit :

–    Peut-être devrais-tu essayer d’être… attentionné avec elle.

–    Mais elle va penser que…

–    Elle a parfaitement compris que tu ne l’aimes pas. Oh, elle a peut-être espéré un temps, mais elle en a fait son deuil désormais, asséna Gaïlen avec le secret espoir de faire réagir son frère.

–    J’ai fait ce qu’il fallait pour ça, soupira Tristan sombrement en repensant à tout ce qu’il lui avait fait endurer injustement.

Il ne l’aimait pas, il en était certain. Néanmoins il était sincèrement touché par le geste de cette femme, vulnérable et pourtant si forte, peut-être même plus que lui d’ailleurs, qui avait été jusqu’à affronter un démon, pour lui. Le moins qu’il pouvait faire était d’essayer de se montrer agréable et de trouver un moyen de la délivrer de ce qu’il savait d’expérience être atroce. Il lui faudrait réfléchir très sérieusement à une solution pour racheter le sacrifice de Sélène, mais pas avant de s’être excusé auprès d’elle.

–    Comment va-t-elle ? s’enquit alors Tristan.

–    Bien, je pense. Ton… Rogan l’a soignée pendant qu’elle dormait.

–    Lui aussi avait tout compris, bien sûr. Étais-je le seul aveugle ?

–    J’ai bien peur que oui, avoua Gaïlen avec un petit sourire moqueur.

–    Alors, je n’ai pas fini d’en entendre parler, se lamenta Tristan avec pourtant un léger sourire.

Songer qu’il avait désormais un but, une mission qui serait peut-être capable de le dédouaner, de l’aider à affronter sa souffrance, l’apaisait un peu. Il mettrait du temps à évacuer tous les tourments qui l’assaillaient, mais il devait les affronter, et non plus les fuir.

Ne pouvant offrir à Sélène ce qu’elle souhaitait, il se promit toutefois d’essayer de se faire pardonner. Il espérait qu’elle voudrait bien rester encore un peu parmi eux. Si elle voulait partir, il comprendrait et ne s’y opposerait pas, bien que cette idée lui déplût considérablement.