C’est probablement à mon âge aujourd’hui
(quarante-six ans) qu’Augustin a écrit ce qu’il appellera
lui-même : « les treize livres de mes aveux » –
confessionum mearum libri tredecim. Et que la tradition a
retenus et traduits par les Confessions. Augustin entreprit
la rédaction de ces livres probablement autour de l’année 397. Mais
on ne sait pas exactement. Il a dû s’y atteler une fois nommé
évêque de Hippo Regius, Hippone la Royale, port
méditerranéen situé à trois kilomètres de l’actuelle Annaba, entre
deux collines dont l’une porte aujourd’hui le nom d’Augustin. Cette
ville côtière de l’est de l’Algérie fut un des plus grands centres
de l’Africa Nova, la province numide soumise aux
Romains.
Ces jours-ci, j’ai ouvert un exemplaire du
journal local d’Annaba. En première page, on évoque le sort
d’Akram, Naceredine, Amar Boumaïza, Soufiane, Abdelghani et Cherif,
six jeunes gens qui, le 21 mars 2007, ont pris place à bord d’une
embarcation légère pour une périlleuse traversée à destination des
côtes italiennes. Six jeunes harragas, comme on appelle en
arabe aujourd’hui ceux qui ont choisi d’immigrer clandestinement,
et de prendre la mer pour fuir la misère et changer de vie.
Faute de carburant, le moteur de leur
embarcation s’est arrêté dans les eaux d’une Méditerranée en furie.
Ils ont dérivé douze jours sans boire ni manger.
Jamais ils n’atteindront de port
européen.
Cette traversée de la Méditerranée,
longtemps avant eux, le jeune Augustin l’avait faite, contre l’avis
de sa mère, pour changer de vie et réussir à Rome et Milan où il
enseignera la rhétorique et la littérature à de jeunes gens qu’il
décrit dévorés d’ambition comme lui.
1600 ans plus tard, il est devenu
paradoxalement très difficile pour de jeunes Nord-Africains de
rejoindre le cœur de notre nouvel Empire.
Augustin a vu grand. Très grand. Il a
beaucoup plus écrit que bien des auteurs de l’Antiquité.
Magnus (grand, immense) est le
premier mot des treize livres de ses aveux. Les tout derniers mots
promettent un agrandissement, une ouverture, un passage. Une
immensité vivante à lire dans les traces laissées par les morts –
celles des Écritures saintes. Le dernier livre célèbre le jour le
plus long, « le septième jour (de la Création) qui n’a pas de
soir et ne se couche jamais ».
Augustin raconte qu’il a cherché la vérité
et qu’il ne l’a trouvée qu’à partir du moment où il a compris que
la vérité elle-même le cherchait. Grande leçon bizarre.
Renversement de toute la perspective classique du monde ancien. La
vie négative devient un argument. Je vis de ne pas vivre. Je
cherche quelque chose de ne rien vouloir trouver.
La vérité dont parle Augustin ne se
cherche pas comme on cherche à savoir ou apprendre quelque chose,
ou comme on cherche à posséder quelque chose, ou encore comme on
cherche à se hisser quelque part. Les vérités qui se cherchent, les
connaissances et les savoirs, ont pourtant obsédé le jeune
Augustin. Philosophie, rhétorique, astrologie, religions, sciences…
Elles ne sont au mieux, dira-t-il, que des connaissances utiles au
service de la vérité unique, au pire des illusions, des fantasmes,
des mensonges mortels.
Au cœur de cette histoire, il y aura aussi
l’abandon révolutionnaire d’une conception ésotérique de la vérité
pour laquelle seuls les initiés comprennent le sens profond des
événements qu’ils vivent. Conception qui faisait fureur dans la
pensée religieuse et philosophique (chrétienne comprise) de
l’Antiquité tardive. Longtemps Augustin a été fasciné et tenté par
une telle conception de la vérité.
Augustin raconte qu’il entend un jour dans
un jardin de Milan une voix fantôme qui n’a pas de sexe
discernable, comme une voix enfantine qui prononce une comptine. La
petite voix inconnue chante et répète :
Tolle, lege. Tolle, lege.
Attrape, lis. Attrape, lis.
C’est aussi un jeu antique :
l’habitude de tirer des présages des pages d’un livre ouvert au
hasard.
La vérité est dans un livre que l’on
ramasse et que l’on ouvre. Et cette vérité-là ouvrira le monde
occidental à lui-même. Cette vérité nous fera changer de monde.
La première et la plus étonnante des
choses à dire sur Augustin, c’est précisément qu’il ait tenu à
écrire ces treize livres d’aveux sur sa vie, son enfance, sa
jeunesse et sa conversion. Tout s’est-il vraiment passé comme il le
raconte ? cette rupture lumineuse dans sa vie a-t-elle bien eu
lieu ?
Augustin raconte dans ces livres qu’il a
trouvé un sens nouveau à sa vie. Il explique comment il a changé,
bifurqué, et comment il est devenu chrétien. Il tient à raconter
que le plus urgent, pour une vie, c’est de changer.
Si la définition du créateur par Gertrude
Stein, bien des siècles plus tard, est vraie : « Un
créateur vit bien avant les autres dans le temps présent »,
elle s’applique parfaitement à Augustin. Ce qu’on appelle
l’Occident a longtemps vécu dans le présent qu’avait habité avant
lui Augustin.
Cette époque (IVe et Ve siècles) est une
période où tout craque, où tout se détruit et se recrée. Siècle
effervescent, affairé, trivial et sombre. Augustin est de cette
époque. Il a les qualités étranges d’un monde comme on n’en a
jamais revu, et des choses détruites ou bousculées comme elles ne
l’avaient jamais été.
Le changement est la grande affaire de ce
temps-là. L’Antiquité approche de sa fin. Rien n’a l’air de changer
mais pourtant tout change. On a souvent dit
qu’Augustin avait, sans jamais le savoir lui-même, jeté un pont
entre le monde qui mourait devant lui et le monde naissant qui
deviendrait notre monde.
Alors oui. Augustin a été pour lui-même et
pour nous tous un pont.
Un créateur tourne la page. Augustin a
tourné la page du jeune christianisme (celui que nous appellerons
après lui ancien).
Il a aussi porté le deuil d’une morte. Sa
mère. Le récit de la mort de Monica, sa mère, forme, précisément au
milieu de ses aveux, comme un pli brûlant qui décide de sa
conversion effective, de son retour non seulement vers Dieu mais
vers son Afrique natale.
Augustin a donc écrit ses Aveux
après qu’il fut devenu évêque en Afrique, après son retour en
Afrique du Nord en 387. C’est une œuvre du retour comme du
retournement. C’est l’histoire d’un retour, d’un
retournement mais dont l’issue est un monde neuf encore largement
inconnu. Une sorte de voyage à rebours que rend possible l’écriture
elle-même. Un « à rebours » qui est conversion, au sens
strict. Augustin s’adressera à Dieu pour dire : mon voyage
c’est retourner à toi, en toi, vers toi. Il ne s’agit pas tant de
raconter sa vie que d’inaugurer sa nouvelle vie dans l’écriture,
dans la fiction poétique de récits dont l’acte majeur est de
reconfigurer poétiquement sa propre existence.
Monica était chrétienne. Augustin raconte
qu’il l’est devenu à son tour.
Augustin raconte qu’il est devenu chrétien
selon le souhait de cette mère envahissante (elle le suit partout,
« sur terre et mer », comme il l’écrit ! ). Mais en
lisant Augustin, on comprend qu’un créateur trahit sa mère en
croyant de toutes ses forces qu’il suit le chemin tracé par sa
mère.
Après Augustin, le christianisme ne sera
d’ailleurs jamais plus comme avant, comme du temps de sa mère. Le
christianisme sera alors celui des Pères. On consacrera les Pères
de l’Église.
Augustin a vécu ce présent que nous
mettrons longtemps à vivre après lui.
Mais pour saisir précisément la
transformation opérée par Augustin, il faut reconnaître que le
christianisme n’était pas seulement une nouvelle religion, avec une
conception inédite de la divinité et du salut, mais qu’il
enseignait également aux citoyens, à chacun, une attitude
radicalement nouvelle. La religion, affirmera Augustin, relève
d’une autre dimension que la sphère politique et sociale, elle
s’intéresse davantage à l’individu et à la communauté des croyants
qu’à la société elle-même. L’expression individuelle du sujet passe
par sa confession, l’aveu de sa foi qui passe par un récit
de rupture offert aux autres et à Dieu.
L’idée d’écrire sa vie est d’abord un acte
sacrificiel, un acte spirituel.
Augustin vit la fin du pluralisme antique,
un monde qui voyait dans la variété des « sectes » (le
mot secta désigna longtemps chez les Latins, sans
connotation péjorative ou défavorable, une ligne de conduite
intellectuelle et morale) un signe de santé intellectuelle et une
condition de l’épanouissement individuel. Les dix premiers livres
de ses Aveux décrivent le renversement total de cette
perspective. Après lui, la pensée religieuse stigmatisera les
sectes et les hérésies.
Sa quête du changement de soi et de son
existence a marqué de façon indélébile tout l’Occident médiéval et
notre modernité.
Certaines personnes ont gardé dans leur
cœur les paroles écrites d’Augustin. Je pense à la façon dont
Pétrarque en 1353 racontera dans un petit texte bouleversant son
ascension du mont Ventoux (Familiarum rerum libri IV, 1) et
comment il gardait toujours sur lui cette « source de douceur
infinie » : les treize livres anciens des aveux
d’Augustin. Ailleurs, il dira aussi qu’il fait ses propres aveux en
lisant ceux d’Augustin, un livre « ruisselant de
larmes ».
Augustin n’est pas le premier à raconter
sa vie ni même le premier à écrire ses aveux. Mais il est sûrement
le premier à être capable d’exprimer le débordement de l’angoisse,
cette horreur de soi et de l’existence familière qui nous prend
soudain à la gorge jusqu’à presque détruire notre conscience de
nous-mêmes quand nous sommes happés par le désir de changer, d’être
meilleur et de devenir autre.
Il est exceptionnel que le récit d’une vie
connaisse ainsi le destin de celui de ces treize livres d’Augustin.
Sans doute parce qu’ils racontent précisément le détournement d’une
existence. D’où la méditation radicale sur le temps et la mémoire,
aboutissement philosophique de l’œuvre. Méditation de rupture avec
le monde ancien. Le changement de vie s’accompagne magnifiquement
d’un bouleversement de la perception intime du temps lui-même,
bouleversement rendu possible par la conscience de l’intériorité
des vastes champs de la mémoire.
« Je ne suis pas ma vie, écrit
Augustin. Je vis mal de moi. »
L’aveu sera sa nouvelle vie. Le
« vivre mal de soi » sera l’odyssée, l’épreuve qu’il
raconte pour dire sa vie, pour faire advenir sa vie en récit. Par
cette œuvre littéraire, il organise le rapt de sa propre existence.
Peu importe au fond que la fiction soit vraie ou pas, ce que la
littérature opère ici est un ravissement de soi par soi, un
détournement rendu possible par les formes de la justification, par
la procédure littéraire, rhétorique et spirituelle d’une
reconnaissance adressée à Dieu.
Les Aveux sont un livre héroïque,
une sorte d’épopée nouvelle qui entend rivaliser avec la
littérature qui les a précédés, Homère ou Virgile. Un livre
héroïque qui délivre en même temps un enseignement neuf sur la
vérité, une preuve irréfutable de l’action de Dieu sur l’existence
des personnes et sur la Création.
La nouveauté tient au projet de se
dire : le soi comme fiction adressée aux autres et à soi.
Augustin a compris qu’aucune vie ne saurait se dire d’elle-même à
soi. Ni même pour soi. Une vie s’avoue à quelqu’un. Une vie se
raconte aux autres, à cause des autres.
Le nouveau dieu chrétien suscite l’appel,
le récit, l’aveu, la confession écrite de notre existence. C’est sa
vraie nouveauté.
Augustin naît à Thagaste en 354 (la
moderne Souk Ahras, en Algérie près de la frontière tunisienne).
Après sa conversion au christianisme, l’été 386, son retour en
Afrique et une vie communautaire instable jusqu’en 391 (période
d’otium, d’oisiveté par laquelle on se libère de toute
profession ou charge publique, et consacrée à la lecture et à la
méditation, comme tant de Latins de la période
classique), sa nomination comme évêque d’Hippone en 396, il veut
écrire son changement, sa propre transformation. Augustin tient à
raconter comment sa vie a basculé l’été 386, deux ans après être
arrivé à Milan, dans une conversion sincère au christianisme. Il
sera baptisé en 387, deviendra prêtre en 391 et évêque en
396 : parcours brillant qui suscitera, jusque dans l’Église
africaine, des jalousies et des soupçons. Augustin avait d’abord
imaginé un autre parcours, tout aussi brillant, d’intellectuel et
de clerc de l’Empire finissant.
Car Augustin est un intellectuel
nord-africain de l’Empire romain. Il vient donc de la périphérie de
l’Empire. Peuples barbares. Paysages frontaliers. Bords hostiles.
On ne dit pas assez que ce Nord-Africain qui s’est exilé de ses
terres d’enfance a choisi d’y revenir et d’y fonder sa propre
conversion.
Augustin a connu d’autres peuples,
d’autres personnes que les Romains. Ce qui, déjà, disait la
nouveauté de ce temps. « Nous devons la paix aux serments
échangés avec les barbares », dira-t-il. Il écrira aussi dans
sa Cité de Dieu que les sagesses barbares sont « plus
proches de nous » que ne le sont parfois les philosophies du
monde grec et romain.
Augustin vient donc de la périphérie
vivace d’un monde en crise et n’aura de cesse de se rendre au cœur
décomposé de l’Empire (Rome et Milan). Une fois au cœur, il se
décomposera lui-même. Et repartira en Afrique, après sa conversion.
Il mourra le 28 août 430 à Hippone, son siège épiscopal, assiégée
par les Vandales. Livrée aux pillages et à la destruction, Hippone
ne s’en remit jamais totalement. Rome était déjà tombée depuis
vingt ans, mise à sac par Alaric le Wisigoth.
Mais il s’agit moins du glas d’un monde
ancien que de la fin d’une représentation de l’autorité du monde,
la fin d’une institution de la vérité et du gouvernement des
vivants.
On allait vivre autrement. On allait (se)
penser autrement.
Augustin a vécu enfant dans un monde
agricole, loin de Rome. Il a connu la vie provinciale de cette
petite ville d’Afrique, Thagaste, sur le versant sud des monts de
la Medjerda, et à plus de trois cents kilomètres de la mer. Forêts
de pins. Oliveraies. Et le désert.
Enfant, Augustin n’a pas vu la mer. Mais
il avait appris son existence.
Là-bas, disait-on, un homme travailleur
pouvait avoir planté plus de quatre mille arbres dans sa vie.
Que faire de sa vie est la question que se
posent les enfants qui ne se voient pas planter des arbres toute
leur vie et rêvent de prendre la mer.
Que faire de sa vie est la question de
tous ceux qui veulent quitter l’enfance et ne voient pas que c’est
l’enfance qui les a quittés.
L’enfance nous quitte mais ne va nulle
part, note Augustin. Un jour, dira-t-il, ces enfants devenus grands
deviennent pour eux-mêmes « une terre d’embarras, de suées
terribles ».
Ils découvrent que la terre qu’ils
pensaient avoir quittée un jour c’était eux-mêmes.
Que faire de sa vie sera la grande
question des enfants de cette Rome africaine, cette Rome loin de
Rome, de l’autre côté de la Méditerranée, et issus de familles
petites-bourgeoises intellectuelles, souvent de couples mixtes
comme les parents d’Augustin : une mère chrétienne et dévote,
un père fidèle aux traditions païennes ancestrales, au service de
l’Empire.
À rebours de la légende hagiographique de
sa mère, Augustin est d’abord et avant tout le fils de son père,
Patricius. Il appartient à l’univers de ces familles provinciales,
cultivées mais relativement modestes, vivant dans l’Empire
d’orient, loin de Rome, et qui au IVe siècle décidèrent de ne pas
rompre avec la culture gréco-romaine mais au contraire d’y fonder
l’éducation de leurs fils. Le père d’Augustin paiera à son fils des
études coûteuses dans les centres universitaires et culturels
importants de l’Afrique romaine : Madaure, Carthage. Mais
Augustin donnera cruellement dans son récit la plus belle part à sa
mère, chrétienne fidèle qui ne réussit à convertir son époux qu’une
fois celui-ci sur son lit de mort.
Augustin peut écrire de brèves phrases
assassines sur son père, qui, s’il ne s’est pas opposé à la foi de
son épouse, semble n’avoir jamais été bien compris de son
fils.
La mort du père n’est mentionnée que par
une banale et cruelle incidente, dans le troisième livre.
Le monde d’Augustin, c’est le monde en
train de devenir chrétien. Ce n’est pas encore le monde chrétien.
Il est très important de dire qu’Augustin n’écrit pas dans la
langue latine chrétienne telle que l’Occident médiéval allait
l’inventer. Il n’écrit pas tout à fait dans la langue de sa
réception, celle qui, d’une certaine façon, a fini par l’assimiler.
Il participe certes à sa création. Mais il ne dispose pas encore,
par exemple, de la traduction latine de la Bible dont disposera le
christianisme médiéval : traduction unifiée en latin, réalisée
par saint Jérôme au début du Ve siècle (traduction contre laquelle
Augustin émettra de sérieux doutes). Il n’y a pas encore à son
époque de traduction canonique des textes saints. Mais une
diversité de traductions grecques et latines des textes hébreux. Et
les différents livres de la Bible chrétienne n’étaient pas encore
tout à fait réunis sous leur forme actuelle et définitive. Augustin
vit et pense dans un monde pluriel sous influence hellénistique,
sous domination romaine, mais également travaillé par de nombreuses
influences spirituelles et culturelles d’autres mondes (la Perse,
l’Afrique, les provinces barbares…). La culture d’Augustin est une
culture classique latine telle qu’on l’enseignait et la diffusait
dans les centres culturels de l’Empire et que fréquenta le jeune
Augustin. L’écriture même des Aveux témoigne de la latinité
d’Augustin, de son héritage gréco-romain que, d’une certaine façon,
nous avons souvent sous-estimé.
Depuis de nombreuses années déjà,
Constantinople rivalise avec Rome. L’Empire se divise. C’est un
monde sans réelles frontières et lacéré. L’inconnu est partout.
Pendant la vie d’Augustin, Wisigoths, Vandales et autres peuples de
l’Ailleurs s’empareront de ce monde et de sa légende. Dès 429, plus
de 80000 Vandales, hommes, femmes et enfants, passeront le détroit
de Gibraltar et s’empareront de l’Afrique romaine.
L’Empire est débordé. Le monde devient
autre et neuf. Le monde devient vieux. Il agonise et
accouche.
Dans ce monde ouvert et sans limites, dans
ce monde ancien et inconnu, les questions les plus urgentes
seront : qui suis-je ? que faire de ma vie ?
Augustin a vécu cette révolution sans
précédent peut-être jusqu’à nous : l’Empire que l’on croyait
illimité est apparu petit, fragile. L’Empire est mort en découvrant
ses frontières (encore aujourd’hui, le propre d’un empire est de
faire croire qu’il n’a pas de frontières).
Augustin, sans le savoir vraiment, est
passé de l’autre côté de ce monde.
Le christianisme s’est imposé sur ce
désenchantement-là. A pris la place de cette illusion politique et
religieuse. Tout empire désormais aura des frontières. Aucun
royaume ne sera plus immense que celui de Dieu.
Les chrétiens affirment que leur dieu
lui-même est immense. Traduction du magnus latin, que l’on
préférera ici à grand. La jeune foi chrétienne fut longtemps moquée
et puis s’est imposée dès le IVe siècle. Le christianisme fait
lentement imploser les traditions de la vieille Rome et absorbe en
les métamorphosant les modèles et les symboles de l’Empire qui
serviront à dire la puissance du nouveau dieu et de sa foi.
De persécuté, de moqué, le christianisme
deviendra progressivement persécuteur et moqueur (Augustin l’est
souvent). La victoire chrétienne, dans ce monde ouvert à la
concurrence spirituelle, n’apportera pas vraiment la tolérance.
Cette nouvelle foi ne supportera pas facilement la différence et le
désaccord. Augustin lui-même incarne cette tension, lui qui s’est
opposé violemment aux traditions anciennes, aux sectes, aux
hérésies.
Augustin est à la fois cet homme qui
écrit : « Assis chez moi, je suis facilement hypnotisé
par un lézard qui gobe des mouches », et celui qui n’hésite
jamais à livrer un combat contre lui-même, ses propres errances,
ses propres erreurs, mais aussi, et parfois surtout, celles des
autres. Dominé par une tension intellectuelle presque excessive, il
a voulu répliquer avec acharnement au manichéen Faustus, évêque
manichéen de Milev qui accusera les chrétiens de n’être qu’une
secte païenne (Augustin n’écrira pas moins de trente-trois livres
contre lui qu’il rejeta d’autant plus violemment qu’il s’était
laissé séduire, comme il le raconte ici dans ses aveux). Lutter
contre les adversaires donatistes de l’Église
africaine, répondre à Pélage et le faire condamner, répondre à
Julien d’Éclane…
D’ailleurs, on préfère souvent s’en tenir
là. Raconter comme Augustin l’apologie d’Augustin le converti. On
rappelle que sa nomination comme évêque fut contestée par les
donatistes de l’Église africaine, les partisans de Donat qui se
séparèrent de l’évêque catholique de Carthage à la suite des
persécutions violentes de 303 et 305 contre les chrétiens. Les
donatistes mirent en doute la conversion d’Augustin qui se serait
décidé à justifier et expliquer son rejet du manichéisme et son
adhésion au christianisme.
Mais les Aveux d’Augustin
inaugurent un vaste scénario de crise et de libération. Augustin
entend construire le récit adéquat de sa nouvelle identité. Il n’a
donc pas toujours été chrétien. Il se décrit lui-même dans une
quête affolante et mortifère de plaisirs et d’ambitions qui se
confond avec un désir de sagesse, un premier amour pour la sagesse.
Il s’intéressera à la numérologie, à l’astrologie, et à la
puissante secte manichéenne qu’il fréquentera plus ou moins
assidûment pendant plus de dix ans. Le manichéisme vient de Perse
et s’est implanté dans le monde romain en rival puissant de la foi
chrétienne, notamment en Afrique. De cette religion, il ne reste
presque rien si ce n’est la violente caricature qu’en a fait le
christianisme d’Augustin. Ce « passé » manichéen ne lui
sera jamais tout à fait pardonné par de nombreux éléments de
l’Église africaine. Sa conversion au catholicisme sera mise en
doute. On sait qu’il deviendra alors un redoutable polémiste et
théologien, nourri de son admiration de jeunesse pour les grands
orateurs latins.
En 1967, il y a plus de quarante ans, le
célèbre historien spécialiste d’Augustin, Peter Brown, écrivait que
« notre jugement sur les Confessions a souffert du fait
qu’elles sont devenues un classique. Nous oublions qu’un homme de
l’Antiquité tardive ouvrant pour la première fois son exemplaire
des Confessions ne pouvait manquer d’éprouver un véritable
choc : les formes traditionnelles d’expression littéraire
considérées jusqu’ici comme allant de soi ne s’y retrouvaient en
effet que transformées au point de devenir
méconnaissables ».
Il faut sans doute accepter de se détacher
de la réception écrasante, monumentale, de l’œuvre dans notre
histoire littéraire et religieuse. J’ai ainsi voulu
confesser un peu différemment le texte d’Augustin. Prendre
du recul avec les pratiques, même modernes, de lecture de ce texte.
J’ai voulu faire entendre au moins deux choses : la nouvelle
construction poétique de soi qui deviendra révolutionnaire dans ce
monde en mutation, et l’étonnante mixité littéraire de cette
œuvre.
Le choc des Confessionum est ce
mixage des voix, des temps, de l’écriture. Mais c’est aussi le choc
du discours direct, sa brutalité, saisi dans un tissu lourd
d’emprunts, de collages, de citations, de prières et de
détournements rhétoriques. On dira même que son écriture ici tient
d’un « pastiche des psaumes » (Pierre Hadot).
Ces treize livres sont l’œuvre d’un
rhéteur formé aux écoles classiques de l’Antiquité, l’œuvre d’un
jeune marchand de mots, comme il se décrit lui-même en jeune
professeur de rhétorique, brillant mercenaire de l’éloquence et qui
dresse ses étudiants à la guerre des mots. Œuvre d’un spectateur
passionné et impressionnable au théâtre et aux jeux du cirque, d’un
homme longtemps fasciné par les délires sectaires, les fables, les
supercheries (selon ses propres termes) du grand bazar des sagesses
qu’était devenu ce vieux monde romain déjà divisé, déjà perdu.
Finissant mais accoucheur.
L’Antiquité tardive était aussi un monde
dominé par les fables et les fictions. Les frontières étaient
flottantes entre l’imagination créatrice et les mensonges
délibérés. Ce monde romain avait depuis longtemps le goût des
monstres et des romans, le goût de l’extraordinaire et du
merveilleux. Mais ce monde menacé, vacillant, crépusculaire, est
aussi à la fois énergique et créateur. Les traditions pullulent et
vieillissent. S’entassent. S’hybrident. S’entrechoquent. Les
langues s’apprennent et se traduisent. Augustin est inséparable de
ce monde, de ses artifices, de ses déchirures, de ses fulgurances
dont il nourrira son intense activité d’écriture.
Lecteur avide de Cicéron, de Virgile,
lecteur passionné de la littérature de son époque, et de quelques
ouvrages grecs traduits en latin, c’est aussi un lecteur tardif des
livres bibliques, de leurs diverses et inégales
traductions latines à partir du grec de la Septante (Augustin n’a
donc jamais eu entre les mains la Bible telle que nous la
connaissons, il ne lisait pas l’hébreu et plutôt difficilement le
grec), littérature qu’il a ridiculisée pendant des années. Il
couture littéralement son propre texte de citations entières avec
lesquelles il se fait parler et penser. Avec lesquelles il
interpelle, justifie, supplie, rend grâces. Le narrateur parle les
psaumes. Cette sorte de pieuse et littéraire ventriloquie lui est
propre. Au-delà de son activité inlassable de prédicateur, il écrit
ses aveux dans cette langue nouvelle, bricolée dans les emplois
liturgiques, les commentaires patristiques et les traductions
diverses. On ne dira pas assez combien il invente sa langue,
transgresse les genres anciens, rhétorique, philosophique ou
exégétique, récupère discours, prières, invocations et hymnes pour
rédiger une narration complexe et ouverte. Langue en pleine
formation, et dont l’aventure sera aussi celle de la formation du
Livre biblique occidental à laquelle Jérôme, son contemporain avec
lequel il entretiendra une correspondance nourrie, contribuera
puissamment par sa propre traduction latine des Écritures.
Les treize livres des aveux d’Augustin
sont le miroir étonnant de ce monde de transferts et de
mixages.
Le mot confession nous est devenu si
familier que l’on a peine à retrouver le sens exact de son usage.
Tout le monde s’est plu, avec raison, à rappeler qu’Augustin
n’invente rien et que l’auditoire chrétien de cette époque est déjà
largement habitué aux confidences biographiques des martyrs et des
saints ou de pieuses personnes. Veine suffisamment populaire déjà
chez les auteurs païens eux-mêmes. On écrivait de petits poèmes en
souvenir d’une grâce ou d’une action (virtus). Les écrits
pénitentiels, sorte d’ex-voto littéraires, servaient à remercier la
divinité. Les premiers temps obscurs des jeunes communautés
chrétiennes ont connu, dans l’Empire, la persécution qui s’est
maintenue tout au long du IIIe siècle. La confessio fidei
(l’aveu de sa foi) conduisait à la mort et scellait le martyr, le
témoignage de sa foi. C’est le souvenir, le mémorial des martyrs
qui inscrit dans la chair chrétienne la résonance de l’aveu. La foi
est aveu. La mort est un testament. Et seulement alors l’aveu devient paradoxalement louange à Dieu, action de
grâce. Avouer sa condition de criminel, se reconnaître faute,
péché, c’est littéralement témoigner de la puissance
réconciliatrice de Dieu. La confession, au sens chrétien, est un
acte performatif de la réconciliation divine. Confiteri, en
latin, traduit le grec biblique : exhomologesthai. Les
premiers traducteurs latins de la Bible des Septante (traduction en
grec des écritures juives, au milieu du IIIe siècle avant J.-C. par
la communauté juive d’Alexandrie) ont régulièrement traduit,
notamment dans les psaumes, le grec exomologèse par
confessio. Le mot grec signifie littéralement exprimer, dire
publiquement (sortir de soi) sa faute. Reconnaître ses erreurs
devant témoins, les proclamer. Il correspondra dans la liturgie
chrétienne à l’expression de la pénitence et à la confession des
péchés pour obtenir la réconciliation et le pardon de l’Église.
Cette exomologèse chrétienne, forgée donc sur la traduction grecque
des psaumes, est un acte d’extériorisation verbale de soi, un aveu
identifié alors à un sacrifice d’action de grâces pour une faute
révélée et pardonnée. Cette tradition chrétienne, attestée dès les
premiers Pères de l’Église, est elle-même un emprunt au monde grec
ancien. La confession chrétienne ne sert pas seulement à avouer ses
fautes mais également à faire entendre la louange à Dieu. Sa
célébration.
L’œuvre d’Augustin est originale et
novatrice parce qu’elle fait de ce modèle ancien de confession,
d’aveu de soi, un projet littéraire. L’enjeu n’est pas de rendre
compte de soi d’une manière la plus fidèle possible aux événements.
C’est avant tout endosser sa condition de pécheur, endosser la
condition de l’humanité, « cette insolente pourriture »,
écrit-il dans ses Aveux. Augustin inscrit alors dans la
littérature l’exigence de formulation d’une vérité sur soi. Il fait
de cette exigence un modèle de fiction vraie, et consacre
l’émergence d’une forme littéraire d’enquête morale, ou de
questionnement moral sur soi et sa propre existence. Il s’engouffre
dans la question : qui suis-je ? (et qui n’était pas, à
proprement parler, une question grecque).
C’est pourquoi la confessio doit
aujourd’hui davantage être comprise comme une invention de soi-même
à travers les figures littéraires et religieuses de l’aveu.
Le sens classique du mot latin
confessio c’est bien l’aveu, il désigne l’action de
reconnaître quelque chose. Le verbe confiteor signifie dans
la langue classique : faire reconnaître, avouer, manifester,
révéler. Les deux mots reviennent plus d’une centaine de fois dans
les treize livres d’Augustin. Ils ont acquis très tôt dans les
liturgies chrétiennes le sens d’une prière pénitentielle. Le
confessor n’est pas celui qui recueille la confession, à
l’origine, mais celui qui avoue, qui reconnaît sa foi
chrétienne.
Chez Augustin, il faut l’entendre comme le
projet de remettre en question un régime de vérité. De changer de
régime de vérité. Il écrit sa vie comme une révolution, une
rupture. Il ne s’agit pas de rétablir simplement un équilibre
perdu. L’aveu est un formidable opérateur d’humanité.
Par l’aveu, je décide de moi.
Tout cela n’a rien à voir avec les secrets
du confessionnal, « les sinistres boîtes à pénitence »
(André Mandouze). Ce texte n’est pas un simple texte
autobiographique mais il fonde, il institue d’une certaine façon,
une pratique d’écriture sur soi qui est transformatrice.
Autant que possible, j’ai évité l’usage
des mots français confession et confesser auxquels j’ai préféré
aveu, avouer ou confier à, se confier. L’idée est moins de
déconfessionnaliser l’œuvre d’Augustin que de faire violence aux
traditions de sa réception. D’extraire l’œuvre de son
« langage reçu ». L’expression « avouer Dieu »
prend alors une force inédite, à mon sens susceptible de faire écho
aujourd’hui à l’étonnante nouveauté de l’écriture de cette œuvre.
L’aveu est utilisé ici comme instrument de louange en même temps
qu’opérateur de justification et d’abaissement. J’ai voulu, en
traduisant confessio par aveu, faire entendre en français la
force paradoxale, l’oxymore chrétien de la confession. Le succès
français du mot confession, notamment dans la langue religieuse,
aura contribué à affadir et à affaiblir la vigueur de l’emploi du
latin confiteor et confessio. Le christianisme naît
et s’affirme comme parole et récit avoués personnellement et
communautairement. Cette structure confessante de la nouvelle foi
est son trait d’originalité radicale avec le monde dans lequel elle
apparaît. L’œuvre d’Augustin rappelle qu’il ne saurait y avoir de
conversion sans l’aveu personnel de sa propre vie
qui prend la double forme inédite d’une narration et d’une
prière.
Quelle réponse pouvons-nous faire à la
question que pose Augustin au livre quatre de ses
Aveux : « Qu’est-ce qu’un homme, n’importe quel
homme, si c’est bien un homme ? » À quelle dépendance, à
quelle obéissance doit répondre l’homme pour l’apprendre ou le
découvrir ? se demandera Michel Foucault dans ses derniers
cours au Collège de France en 1980, en commentant précisément ces
pratiques pénitentielles, cette exomologèse dans le monde antique
(mais curieusement sans évoquer précisément le cas
d’Augustin…).
Pour Augustin, avouer sa vie c’est arrêter
de fuir. Fuir de ne jamais trouver sa destination, de ne jamais
atteindre son port. C’est s’inscrire alors dans un horizon
d’obéissance et de gratitude.
Curieusement, l’aveu c’est d’abord de nous
reconnaître humain. L’aveu est humain. Preuve et opérateur
d’humanité. Et être humain c’est manquer de Dieu ; manquer de
Dieu c’est manquer de soi. La confessio est paradoxalement
l’aveu du soi manquant à lui-même. Reconnaître que l’on s’est fait
« la terre du manque », écrit Augustin. L’idée absolument
radicale et contemporaine finalement est qu’être humain, être
homme, c’est être appelé à ne plus être humain, à ne plus être
homme. Appel qui bouleverse et renverse l’exomologèse hellénistique
sur laquelle nous avons trop eu tendance (Foucault compris) à
rabattre la spiritualité occidentale à partir d’Augustin, en la
définissant comme une recherche de transformations sur soi pour
accéder à la vérité.
La démarche originale d’Augustin est
davantage de faire entendre la transformation même qu’opère la
vérité sur nous.
Je crois que le christianisme naît au cœur
même de l’expérience spirituelle de l’exil et de l’attente du
judaïsme ancien, au cœur d’un messianisme blessé et divisé, dans un
monde lui-même divisé et mêlé, occupé (par Rome et son Empire),
hétérogène, et pose l’abîme de soi comme plainte et mouvement vers
Dieu. Il s’agit moins de transformations de soi pour atteindre la
vérité que d’un aveu identifiant le soi au
manque, au rien, jusque dans le mouvement de comparaison, de
métaphore de l’amour, seul capable d’ouvrir un espace communautaire
familier et aimant.
Une quinzaine d’années avant sa mort, à
partir de 413, Augustin rédige son Tractatus in iohannis
evangelium, ses exposés sur l’évangile de Jean. Il y explique
paradoxalement que la liberté du sujet humain est de se reconnaître
tel pour ne plus l’être. L’aveu de notre bassesse, de notre
obscurité, révèle notre désir « d’accepter ce que nous ne
sommes pas ». Visée de l’homme croyant.
« À cela Dieu nous appelle : ne
plus être des humains. Mais alors nous ne serons plus des humains
pour devenir meilleurs à la condition de reconnaître d’abord que
nous sommes des humains. Donc nous ne nous redresserons à cette
hauteur qu’en partant du plus bas (humilitate). Pour ne pas,
pensant être quelque chose alors que nous ne sommes rien, ne pas
recevoir ce que nous ne sommes pas mais encore perdre ce que nous
sommes. » (I, 4.)
L’aveu c’est la reconnaissance d’être
appelé à ne plus être soi. Pourquoi restons-nous ainsi des hommes
sinon pour n’être plus des hommes ? Le christianisme a posé la
question de l’humanité à l’homme. De cette façon embarrassante,
obscène et abstraite, telle qu’elle résonne dans la parole
d’Augustin. Ce fut l’affaire d’un dieu qui endossa historiquement
le procès de cette liquidation, qui prit l’allure du coupable. Le
dieu chrétien annonça la mort de l’homme. Ce terrible secret des
familles humaines. L’humanité est tout ce que nous livrons à la
mort. Et tout ce qui survit de l’incendie mortel qu’est
l’homme.
Comme l’a très bien montré Dostoïevski, le
nihilisme est l’effet d’une trop longue fascination pour l’homme
dieu. Le nihilisme est toujours antérieur à l’idée chrétienne du
dieu fait homme. D’où cette incompréhension majeure. Si dieu se
fait homme, ce n’est pas pour rejoindre l’homme au plus près, mais
plus radicalement pour dénoncer l’abandon de l’homme par l’homme.
Simone Weil écrira que loin de nous rapprocher de Dieu,
l’incarnation nous en éloigne. Pour fraterniser avec ce que nous
avons abandonné de nous-mêmes. Pour se fondre dans la négation que
nous avons de nous-mêmes. Le christianisme est
historiquement une réponse au nihilisme. Il épouse et traverse la
négation. Ainsi la mort du Christ n’est pas le scandale que l’on
croit, de l’innocent sacrifié, du dieu incompris, méconnu, mis à
mort, mais celui plus terrible encore de l’humanité qui plonge dans
l’abandon sa propre faiblesse, qui jette à mort sa propre
condition. Le génie chrétien est d’avoir désigné, avoué Dieu à
cette place de l’humanité méprisée par elle-même. D’avoir fait
travailler l’idée de salut, le ferment d’une eschatologie neuve, au
lieu même de ce paradoxe déchirant. Dieu est là où l’humanité
s’oublie et se perd. Radicalité : il n’y a de dieu que là. Le
dieu qui se fait homme pour rejoindre enfin moins l’humanité
elle-même que la place désertée, abandonnée de l’humanité par
elle-même, et sans laquelle l’humanité, paradoxalement, n’est rien.
D’où ce vide insupportable, cette absence de signification, cette
légèreté irritante, culpabilisante, ce rien, cette vanité, ce vide
qu’il y a à être homme.
L’entreprise d’Augustin n’est pas un
simple chemin vers la connaissance de soi mais plutôt une traversée
de cette « ombre sinistre de la connaissance de soi »,
selon les mots du romancier Joseph Conrad : « Nul homme
ne comprend jamais tout à fait ses propres esquives et ruses pour
échapper à l’ombre sinistre de la connaissance de soi. »
Les Aveux sont une œuvre qui se
veut inaugurale et qui n’abandonne pour ainsi dire jamais un accent
crépusculaire et violent. Elle s’ouvre abruptement avec les échos
d’un psaume (fait rarissime dans la littérature latine de
l’époque), en s’adressant directement à un dieu immense, unique et
tout-puissant. Partout présent. Jusque dans l’absence, la nuit, les
affres du manque et de la pulsion. Un dieu créateur, doux et
savant, sévère et compassionnel. Le gigantisme de ce dieu, créateur
du ciel et de la terre – gigantisme étranger aux dieux païens –,
surplombe les treize livres. Dieu interlocuteur. Comme si nous ne
pouvions commencer à rendre compte publiquement de nous-mêmes que
parce que nous sommes interpellés intimement. Le coup de force
d’Augustin, qui n’est pas tout à fait le premier dans l’Antiquité à
se livrer à une confessio, est d’instruire son récit comme
un aveu. Car parler de soi n’est pas la même
chose que rendre compte de soi. Il y a quelque chose de nietzschéen
dans cette entreprise : la volonté de se sentir coupable et
condamnable.
Augustin invente la condition du sujet
nouveau : créature responsable et infirme, incapable de se
suffire. Sujet qui n’a déjà plus grand chose à voir avec celui des
institutions romaines et la culture hellénistique.
L’autorité des Aveux a longtemps
interdit que l’on s’interroge sur le pacte autobiographique de ces
treize livres. Il n’est pas sûr que le plus édifiant ni même le
plus émouvant soit le plus vraisemblable. Qu’importe
d’ailleurs ? Mais il faut entendre le quasi-silence presque
mortel planant sur ces livres concernant Patricius, le père,
silence qui jette une ombre immense sur le portrait amoureux,
exacerbé, hagiographique de la mère, Monica. Ou encore l’insistance
sur la conduite exemplaire de certains amis qui vient interrompre
brutalement l’aveu déchirant d’amitiés passionnées, érotisées. Les
dix premiers livres sont écrits sous tension. Cette célèbre
distentio augustinienne qui est tension, convulsion,
dispersion. L’accent lourd est mis sur la puberté, sur l’impossible
frein aux désirs, sur la sexualité et l’ambition. Sur le fond de
cet enfer personnel, de ce feu terrestre, se fait entendre le
besoin d’écrire une étrange quête de sagesse et de savoir,
elle-même promise à l’insatisfaction. Une avidité chasse l’autre.
Ou l’une se repaît de l’autre. C’est l’ombilic de cette œuvre. Il
n’est ni le premier à faire ses aveux, à vouloir rendre compte de
lui, ni le premier à se raconter. Sans doute est-il le seul à avoir
produit cette œuvre hybride, violente, émouvante, rusée,
polémique.
Les Aveux sont le livre occidental
de l’addiction.
Avouer ses addictions. Avouer le néant, le
rien, le creux ou le vide de son être. Le sujet de ces treize
livres est accroc à la vanité, à l’éphémère – gloire ou jouissance.
L’aveu est alors une machination qui libère une addiction plus
forte encore, une super addiction, autre que le sexe, l’alcool, les
honneurs, l’argent… Et nous découvrons une œuvre qui tente de lire
les affects du soi dans un affect plus grand encore :
l’affect et l’affection de Dieu. L’addiction à
l’immensité de Dieu ouverte dans « les prairies immenses de la
mémoire ».
Bloc de joie. Super ciel (caelum
caeli) tendu comme une peau.
« Chaque goutte du temps vaut si cher
pour moi ! » avoue Augustin. Toujours en retard. Et cette
beauté supérieure, « trop tard je l’ai aimée », dit-il.
Beauté dont l’aujourd’hui est un unique aujourd’hui, à la
différence radicale de nos présents évanouis, de nos aujourd’hui
fantômes.
Il n’y a de confessio que de cette
fuite et du retard qui ne se rattrape pas, a remarqué Jean-François
Lyotard à la fin de sa propre existence. Nous nous sauvons
littéralement sur la voie du salut. Avec cette incapacité, cette
infirmitas, écrira Augustin, à échapper à la pathologie de
l’existence individuelle, temporelle, désirante, insatisfaite et
mortelle. Notre condition (notre mortalité, fardeau que nous
traînons partout avec nous comme on traîne derrière soi la preuve
de ses crimes) fait de nous des fuyards infirmes. Et où
irons-nous ? Vie mortelle ou mort vivante ? se demande
Augustin.
Jusqu’au bout de son entreprise, dans le
livre XIII, il s’étonnera encore de « cette mer saumâtre, le
genre humain, abîme de curiosité, tempête d’orgueil, fluide
instable ».
Il a aimé aimer et être aimé, avoue-t-il.
Mais sa folle entreprise témoigne qu’il s’est aimé ne pas
s’aimer.
Cette œuvre est sans équivalent dans la
littérature latine, et pas seulement. Elle fait exploser les cadres
anciens à l’intérieur desquels nous avons l’habitude de nous
réfugier et de penser notre vie. Plus tard, Dante écrira sa
Divine Comédie qui n’est pas sans échos avec l’odyssée de ce
moi désirant qui veut se détacher de lui autant qu’il se peut et
dont la lourdeur freine la progression vers plus d’amour, plus de
bonté.
Ce texte insolite à bien des égards est
souvent intolérant, exclusif et violent. Depuis la nuit utérine
jusqu’à l’autre naissance dans l’immersion baptismale, depuis
l’obscurité des erreurs et des errances, la mort de l’esprit,
jusqu’à l’interrogation des commencements de la création sur laquelle plane le Souffle divin. Augustin
construit le récit de la quête hallucinée d’une impossible vérité
dans tous les traquenards, toutes les souffrances, toutes les
séductions mortelles de l’âme et du corps. En même temps, il ne
s’agit bien souvent que d’étranges aveux de quelques méfaits
enfantins (larcins de table, vol de fruits, mensonges puérils…)
mais qui accouchent de terrifiantes interrogations ; ou de
quelques émois adolescents bien naturels mais qui provoquent une
stupéfiante aversion de soi ; ou encore de récits édifiants à
peine crédibles, ou simplement transposés de divers modèles en cour
à l’époque, mais qui sont assénés avec la puissance rhétorique
d’alibis indestructibles. L’homme avoue s’être fourvoyé dans sa
quête de la sagesse et du vrai (qui ne l’a jamais été ?). Il
ridiculise ses anciennes idoles. Il fustige l’imbécile qu’il
était.
Le deuil plane sur cette œuvre :
deuil de la petite enfance, deuil des amis, deuil de la mère, deuil
des innombrables passions humaines…
« La vie perdue des morts, écrit
Augustin, devient la mort des vivants. »
Il est difficile de se dire une personne.
Et de dire quelle personne nous sommes. Quelle vérité est la nôtre.
Et puis, dire quoi à qui ? et comment ? Quelle chance une
personne a-t-elle de se rapporter et de se confier à la
vérité ?
Pour reprendre la distinction que fera
Wittgenstein dans son Tractatus, il y a souvent un contraste
total entre ce qu’on peut réussir à dire de soi et ce qu’on
est capable de montrer dans et de sa vie. Parce que,
expliquera Wittgenstein, « la solution du problème de la vie
se remarque à la disparition de ce problème ». Notre vie peut
nous paraître bien étrange, à certains moments, mais plus tard,
alors même que nous voulons comprendre ce qu’elle avait d’étrange,
non seulement elle ne l’est peut-être plus à nos yeux, mais il nous
est impossible d’y retrouver ce qu’elle avait de si singulier et
d’extraordinaire pour nous.
Et il n’a pas toujours été certain ni
avéré que la personne et la vérité aient des liens communs, presque
nécessaires, ni même une histoire commune. Et
encore moins que la vérité puisse être une personne comme l’ont
affirmé, dès les débuts, les premiers chrétiens.
Affirmer que la vérité est une personne,
que la parole-raison (logos) est une personne, fut pour
l’Antiquité une absurdité.
La révolution du christianisme sera de
diviniser la médiation elle-même entre Dieu, la vérité et
l’humanité. Et d’affirmer que la vérité est parole (logos)
et que cette parole est personne.
Longtemps la personne était un fantasme,
un masque. Quelque chose comme la nuit magique des puissances
autres. Ni bien ni mal.
Mais en chacun d’entre nous, il y a ce
temps qui n’en est pas un où la personne n’est personne. Ce temps
d’avant le commencement, d’avant le discours de toute personne sur
elle-même.
Même si les gens n’ont pas toujours eu
l’idée d’être une personne, au sens où nous entendons ce mot
aujourd’hui, et alors même que ce mot n’a plus forcément le même
sens, la même valeur pour les gens.
Dans l’Antiquité, le mot personne a
d’abord désigné le masque des acteurs de théâtre. Et il aura fallu
beaucoup de temps et d’histoires finalement pour que ce mot-là
désigne l’individu sous le masque.
C’est à cette révolution que s’est attelé
ce Nord-Africain du IVe siècle, converti au catholicisme, formé à
l’éloquence païenne et aux lettres gréco-romaines, plongé dans la
diversité culturelle et spirituelle de l’Empire agonisant et déjà
envahi par un nouveau monde. Avec son extraordinaire témoignage
littéraire sur son propre changement de vie qu’il appellera
« les treize livres de mes aveux », et connus
traditionnellement sous le titre des Confessions.
Dans ses Rétractations (un étonnant
catalogue commenté, à la fin de sa vie, de sa formidable production
littéraire), Augustin justifiera en ces termes la rédaction de
cette œuvre majeure de l’Occident : « Les treize livres
de mes aveux (confessionum) célèbrent la justice et la bonté
de Dieu par le bien et le mal que j’ai fait, et nous excitent à le
connaître et à l’aimer. C’est l’effet qu’ils ont produit en moi
quand je les ai écrits, et qu’ils produisent en moi quand je les
lis. Ce que les autres en pensent, c’est à eux de le voir. Je sais
que ces livres ont plu et plaisent encore à de nombreux frères. Du
premier au dixième livre, j’ai écrit sur moi… »
Écrire ses aveux produit un effet sur la
personne de l’écrivain. Justification et revendication majeures et
absolument nouvelles de l’acte d’écrire.
Augustin révolutionne le monde en
établissant la connexion entre l’écriture et le moi. Et en
projetant la quête traditionnelle de la vérité dans une odyssée
intime ( « je te cherchais hors de moi et ne te trouvais
pas »), dans la fiction d’une introspection écrite assimilée à
un compte rendu de sa propre existence aux yeux de tous.
L’écriture du moi a un sens, une
justification, une utilité : nous exciter à l’amour de Dieu.
L’écriture est un excitant, sans doute une drogue dans le
cas d’Augustin. Et le sujet de l’écriture, c’est moi. L’écriture
est assumée comme une action personnelle adressée aux autres, une
action de soi sur soi qui rend visible aux autres une
transformation de soi. Celui qu’on appelle Dieu n’est pas étranger
à moi ni à mon désir d’excitation littéraire.
C’est une pensée neuve. L’existence du moi
des gens est si importante pour Dieu, si persistante, si complète
qu’il ne lui est pas du tout nécessaire d’être un autre dieu que ce
dieu des aveux et des confessions. En ce sens, il nous est unique.
Il est le seul dieu. Personnel et universel. Le dieu du « je
crois. »
Dans l’Antiquité, la plupart des gens
avaient pourtant moins d’attention, de compréhension pour le moi
que pour la forme des vies (formes sociales, institutionnelles). On
n’a pas toujours pensé qu’avouer ses fautes ou ses erreurs était
une idée lumineuse, une idée utile pour réussir sa vie. Un autre
écrivain latin, le Pseudo-Quintilien (Déclamations 314),
pensait au contraire que les gens qui pratiquaient l’aveu (la
confessio) de leurs fautes agissaient comme des fous
(demens). Comme si avouer ses erreurs, ses crimes relevait
d’une pratique de défiguration de sa vie, de sa forme instituée par
les autres (la Tradition, la Cité).
Augustin va plus loin encore. Il écrit au
dixième livre de ses aveux : « La vie humaine sur la
terre est une provocation. » La temptatio latine est
ici ce qui nous atteint, nous provoque (maladies, tentations,
affects…). Plaisirs innombrables, douleurs, manques, pulsions. Être
tenté, c’est être mis au défi, c’est être provoqué. La
translittération française, tentation, ne rend plus aujourd’hui le
sens actif de la temptatio.
« Malheur aux bonheurs du monde. Une
fois, deux fois. On a peur de l’épreuve. La joie est pourrie.
Malheur aux épreuves du monde. Une fois,
deux fois, trois fois. On désire le bonheur. Dures épreuves. Le
seuil de tolérance est brisé.
La vie humaine sur la terre est une
provocation. Jamais de répit. »
« Je fais l’effort, écrit Augustin,
de me rappeler les horreurs par lesquelles je suis passé, et la
corruption physique de mon âme. » Sa passion de l’amitié, des
amants causeurs, des intellectuels, des orateurs du forum, des
acteurs de théâtre, des combattants dans l’arène du cirque, des
êtres sensuels… Il raconte l’amour fou d’une mère idéalisée jusqu’à
la fiction pieuse et hagiographique. L’amour déchirant de l’enfance
perdue, jusqu’aux temps obscurs sans mémoire de l’embryon. Il
décrit l’innocente perversité des enfants. Les manipulations
enfantines des adultes. Il avoue ses passions physiques, sa soif
brûlante des corps, adolescent dans Carthage.
Augustin dit son amour des idées, même les
plus délirantes, les plus absurdes, sa soif de connaissance et de
sagesse, sa grande ambition personnelle qui le conduit à rejoindre
Rome puis Milan.
On a souvent caché la violence inouïe de
ces textes. Augustin explique comment « cette pute d’âme
humaine » (ses mots) a été arrachée, transformée, retournée.
Il s’adresse directement au responsable de ce ravissement, le dieu
nouveau, unique et bienveillant, le dieu des psaumes rempli d’amour
et de force, maître et seigneur de l’univers, expert en sagesse,
surclassant tous les savants et les philosophes.
L’immensité du dieu chrétien se découvre
alors dans l’intimité obscure d’une parole personnelle qui tient à
se rendre publique.
Existe-t-il une autre vie
possible ?
C’est ce qui fait le mystère de toute
vie.
Augustin a bien vu, pour l’avoir vécu
lui-même, qu’il n’y a pas du tout d’autre vie possible que cette
vie de manque et d’excitation. Fasciné par la quête philosophique
des vertus, il découvre ou expérimente que cette quête bien souvent
ne conduit qu’à des fins fort peu vertueuses en vérité (ce qui n’est pas éloigné de ce que dénoncera
Nietzsche dans la Généalogie de la morale). Il oppose à cela
la confiance apportée par la foi en Dieu : confiance qui ne
peut être que la cause des vertus tant recherchées. La seule fin
c’est la joie débordante qui subordonne tout autre instinct. Il n’y
a pas d’autre vie mais une surabondance de vie au cœur même de
l’existence de chacun réconforté par la puissance et la richesse de
Dieu.
Cette joie est un repos, un délassement,
une dilatation. Elle vient avec et après l’aveu même de notre
existence.
Mais si vite que nous courons pour
découvrir, pour comprendre, nous n’atteignons jamais le but. Le
royaume de Dieu est cette course dans le temps des hommes qui est à
elle-même sa propre voie.
C’est aussi le mouvement des treize livres
d’Augustin.
« Je me dissous dans le temps (je ne
connais pas l’ordre du temps). Convulsions qui lacèrent mes
pensées, mes viscères. Jusqu’à ce que je coule en toi. Purifié.
Liquéfié dans le feu de ton amour », écrit ce voyageur du
temps parti explorer les palais, les prairies (campi)
infinies de la mémoire.
Il entend se racheter, sans doute parce
que « seule l’humanité rachetée a droit à la totalité de son
passé », comme l’écrira beaucoup plus tard Walter Benjamin. Et
ce rachat équivaut à une libération de soi.
Tous les royaumes finissent dans un rêve,
a écrit Céline. Mais leur fin est aussi leur commencement ou leur
origine. Les royaumes naissent quand ils s’abîment dans les songes,
les fantasmes. Comme la vie. Ce qu’on appelle christianisme naît
aussi de cette interrogation : où et quand commence le
royaume ? La réponse de l’Évangile pulvérise la
question : « On ne peut spéculer sur la venue du royaume
de Dieu… car le royaume de Dieu est déjà là au milieu de
vous. » (Luc 17, 20-21.) Embarras et stupeur. Le royaume est
comme ce trou dans la mémoire du monde qui nous fait bâtir en vain
des châteaux. Il n’est pas dit non plus que le royaume soit trouvé.
Non pas un objet de spéculation mais un objet de désir ou d’espoir
déjà là sous nos yeux. Le désir de quelque chose dont on aurait
perdu la mémoire puisque cela est si proche de nous. Le territoire
du royaume est celui de l’entre-nous, de la communauté de hasard
que nous formons réunis. Parmi nous : lieu
flou, espace sentimental et politique. « Yhwh au milieu de
nous » – c’est la promesse de la première Alliance, celle
d’une voix « qui sort de l’obscurité et qui embrase la
montagne » (Dt 5, 23). Parce qu’il y a un espace entre nous
ouvert par une filiation entre parole, révélation, lumière. Quelque
chose d’inachevé, sans frontières fixes, et qui nous abandonne
furieux et fascinés, confidents maladroits sinon d’un secret, du
moins de l’existence immense d’un secret que nous sommes à
nous-mêmes et que nous devons avouer.
Dans l’évangile de Matthieu, le royaume
est un trésor enfoui contre lequel on échange tout ce que l’on
possède (Mt 13, 44 et ss). L’annonce de Luc, elle, ne dit rien de
l’angoisse ni de l’humour de cette invraisemblable quête parfois
drôle, plate ou cruelle entre nous, et à travers laquelle quelque
chose de plus grand, et non pas forcément de plus tragique,
s’exprime au milieu de nous. Têtes ou trous d’épingles qui donnent
accès à de vastes choses que nous abritons sans vouloir les
découvrir. Ou précisément à cause de ce refus même. Le plus grand
dans le royaume ? un enfant, répond Jésus. Les petits, les
obscurs (Mt 18, 1 et ss). C’est un trait d’humour. Comme l’avoue
Augustin, citant ce passage des Écritures, nous n’avons pas
l’habitude ni le désir de nous prendre pour de si petites
choses…
Notre vie est une composition anonyme qui
n’a ni commencement ni fin si nous ne nous efforçons pas de lui
donner un commencement et une fin parce que c’est cela devenir un
peu plus humain. Et c’est cela que fait Augustin en écrivant sa
vie.
On date l’invention du temps historique du
Ve siècle avant J.-C. en Grèce. Mais avec Augustin nous parlons
d’une autre invention très différente : l’invention de
l’authenticité personnelle, associée à la figure de la sincérité.
Pour le philosophe britannique Bernard Williams, cette invention
est redoutable, aussi importante que l’invention de l’Histoire et
formidablement plus ambiguë. Elle mettra plus d’une dizaine de
siècles, pendant tout l’Occident médiéval, à se développer, à se
complexifier. Plus un sujet prétend vouloir être sincère, plus il
éveille inévitablement des soupçons quant à l’authenticité de son
désir et de ce qu’il avoue.
Dire quel est le sens, quelle est la
direction de ma vie est une tâche insurmontable pour beaucoup.
Cette lutte pour avouer les choses invisibles que nous sommes, pour
dire le sens, la direction de sa propre existence, pour rendre
compte de ses doutes et de ses erreurs, était dure, semée
d’embûches, à l’époque d’Augustin. Elle l’est encore. Elle le sera
toujours.
Et cet effort demeure incompréhensible si
nous ne nous rappelons pas que « des hommes à qui le sens de
la vie est devenu clair après une longue période de doute n’ont pas
pu dire en quoi ce sens consistait » (Wittgenstein, encore
lui).
Comment dire ce qui a bien pu se passer en
nous ?
Augustin ne se contente pas de raconter
qu’il a changé. Pour nous, son récit est lui-même ce
changement.
À quoi pourrais-je reconnaître et faire
reconnaître à d’autres que moi que quelque chose s’est passé ?
qu’une transformation de moi a bien eu lieu ? C’est bien dans
le langage que je vais employer que quelque chose se passe. Le
langage de la confessio est investi d’un pouvoir
transformant qu’il n’avait pas forcément dans le monde ancien des
Grecs et des Romains. Augustin donnera à cette nouvelle langue le
nom de sermo humilis : langue obscure, langue basse.
Langue avec laquelle on raconte sa bassesse, l’obscurité de
soi.
« Ma langue obscure avoue ton
immensité. »
Celui qui avoue est une figure faible et
puissante, idiote et savante. Folle et sage.
Une telle entreprise mobilise, on le sent
bien, un immense effort de construction imaginaire et de croyance.
Déplacements, fables, oublis, remords, ajustements… Il n’y a donc
pas de soi sans fiction. Ou plus exactement, nous consacrerons la
vérité sur nous-mêmes dans un travail de fiction que nous
habillerons d’authenticité et de sincérité.
Et nous n’en sommes toujours pas revenus
aujourd’hui.
Ce que nous appelons alors la quête de soi
prend l’allure complexe et mystérieuse d’une odyssée, d’une
enquête. Mais cette expérience n’a peut-être pas toujours été dans
l’histoire du monde. En tout cas, elle devient importante et
déchirante au moment où l’immense monde romain
s’effondre lentement, libérant l’énergie des mondes finis, des
mondes finis accoucheurs de nouveaux mondes. L’imaginaire collectif
est soumis à une grande tension. Dans ce monde antique où la
tradition est la valeur suprême, le christianisme a longtemps
attiré les sarcasmes. Mais l’édit de Thessalonique, en 380,
reconnaît le catholicisme comme religion d’État (il était licite
depuis 313). Et sous l’empereur Théodose, en 391 (l’année où
probablement Augustin devint prêtre ! ), les cultes païens
sont interdits. Mais les gens qui vivent ces temps-là sont comme
nous aujourd’hui : ils vivent dans l’incertitude, dans la
gloire et la mort du présent. Ils vivent une sorte de catastrophe
de la mémoire collective et traditionnelle.
L’idée de raconter sa propre vie aux
autres a été, dans l’Antiquité, une idée neuve et dérangeante (même
si le monde gréco-romain raffolait des Vies augustes). Et plus
encore dans le judaïsme ancien comme chez les premiers disciples de
Jésus. Les rabbins n’écrivaient pas de biographies. Le plus
souvent, ils transmettaient leur enseignement de façon anonyme. Les
personnes pouvaient transmettre des vérités religieuses mais sans
en revendiquer la paternité.
Au souvenir de qui nous étions, nous
voyons souvent apparaître un autre. Nous découvrons que nous sommes
faits de plusieurs autres dans le temps. Je sais bien que la
plupart d’entre nous n’insistent pas, pensant préserver ainsi cette
cohérence illusoire et multiple de nous-même, et de cette
dispersion que nous appelons notre vie. Mais il arrive qu’on
insiste, qu’on poursuive le fantasme, la fiction que nous sommes à
nous-même, pour fuir d’autres fantômes. Une telle aventure peut
rendre fou. Et cette même folie hante toute confession de soi.
Étrangement, la vision occidentale de la personne s’est bâtie sur
le test de cette folie, sur ce qui apparaîtra comme l’addiction
majeure de notre civilisation : la représentation de soi et la
fiction d’être soi. Se souvenir, témoigner de soi et rendre compte
de soi, c’est pour nous devenir une personne (et si possible
« meilleure » qu’avant). Ce fut un lent bouleversement
mais un bouleversement irrémédiable. Les gens comme nous ont été en
quelque sorte appelés à se dire des personnes, à
raconter leur vie comme une histoire personnelle. Ils ont même été
appelés à avouer ce qu’ils avaient pu faire de bien ou de mal. À
dire s’ils avaient changé ou pas. Ainsi est née l’idée du soi comme
parlant lui-même de lui-même (c’est en parlant de soi qu’il devient
soi).
Finalement, on pourrait imaginer mille et
une autres manières de répondre à la question : qui
suis-je ? autres que celle, inéluctablement vouée à l’échec, à
l’imprécision, au mensonge, qui consiste à repasser par ses propres
souvenirs, à se confronter à l’oubli, à convoquer les fantômes du
passé… La poésie des chamans d’Afrique ou d’Amérique identifiait
l’être des humains aux autres êtres vivants ou aux éléments de la
nature. Je suis oiseau des steppes. Je suis l’ours de la forêt, le
rivage de l’océan… Le soi renonce à sa propre autofiction et
s’incarne dans la chair, dans le spectacle du monde qui le dépasse
et le contient.
Mais celui qui veut devenir soi entend une
voix lui demander : qui es-tu ? qu’as-tu fait ? Une
voix parle en lui qui lui demande de parler de lui. Cette voix,
nous ne l’oublions pas. Elle peut nous aider à devenir nous-mêmes
comme elle peut aussi nous persécuter, nous précipiter dans l’abîme
même de sa propre question.
Le sujet de toute confessio est un
sujet hanté.
Enfin, ce désir de se dire à soi et aux
autres a croisé le désir d’écrire, de consigner dans les mots la
mise en fiction de soi. Parce qu’en ces temps-là, et depuis quelque
temps déjà, l’écriture exerce une autorité. Elle est une force
instituante de la vérité et des personnes. Ce qu’il est devenu
difficile pour nous d’imaginer : un monde dans lequel des
collections d’écrits engagent la vie des gens, leur destin,
décident de leur vie commune ou pas, de ce qui pour eux est vrai ou
pas. Un monde dans lequel, comme le soulignera Augustin dans ses
Aveux, savoir lire et écrire était un atout redoutable pour
devenir une personne et chercher la vérité.
La question sous-jacente, et qui est
finalement au cœur du processus de transformation de soi que
décrivent les treize livres des Aveux, est la question de la
littérature. Le monde de l’Antiquité tardive est un monde de
passages et de traductions. Cicéron, Quintilien ont traduit
et adapté la littérature grecque classique. Le
concept même de classique naît dans la Rome du IIe siècle.
Rome entend également rivaliser avec l’héritage hellénistique.
L’Énéide de Virgile tentera de récupérer, de déplacer et de
recréer l’épopée homérique. Les grands auteurs latins adapteront la
terminologie philosophique grecque. Savoir écrire et parler, avoir
une connaissance approfondie des textes anciens et classiques, des
fables et des histoires, est indispensable à une certaine
inscription de soi dans le monde. Les Aveux témoignent de
l’importance de cet enseignement de la littérature par ceux qu’on
appelait à l’époque des grammairiens, dans le système
éducatif de l’Empire. La littérature, à l’époque d’Augustin, est
devenue le champ dans lequel s’exerce la quête de soi et de la
vérité. Les chrétiens vont transformer la culture gréco-romaine. En
partie parce que les chrétiens n’ont pas de langue à eux. La langue
chrétienne n’existe pas en tant qu’idiome. Les chrétiens vont
emprunter et fabriquer une langue entre l’hébreu, le grec et le
latin. Héritière de la traduction en grec de la Torah par des Juifs
en contexte hellénistique à Alexandrie, au IIIe siècle avant J.-C.
Traduction sans laquelle ni la Bible chrétienne n’aurait pu voir le
jour ni même le corpus des écritures nouvelles spécifiquement
chrétiennes. Cette croyance dans la traduction possible des
Écritures est sans précédent. Enfin, les chrétiens ont forgé dans
la culture gréco-romaine des règles herméneutiques d’une grande
complexité pour lire les Écritures juives à la lumière de
l’événement du Christ.
Cette lente révolution qui associe la
littérature au test affolant de se dire soi-même et qui bouleverse
l’héritage des textes eux-mêmes, c’est la révolution chrétienne
qui, d’une certaine façon, triomphe en cette fin de IVe siècle avec
Augustin.
Cette idée d’être une personne singulière,
c’est-à-dire un soi qui s’avoue soi-même, s’est greffée sur
l’histoire du christianisme, sur l’histoire de cette secte juive
marginale et persécutée dans l’Empire qui allait devenir religion
universelle, précisément à l’époque d’Augustin. Cette bizarrerie
chrétienne, aux yeux de beaucoup de gens dans l’Empire, n’a été
longtemps que paroles magiques, manducation de chair et remords,
aveux déments et dévoration de l’autre absent.
Mais si l’on a tenu à cette voie-là, c’est
précisément parce que l’on a tenu à se dire autre. Pour se dire, il
faudra avouer l’autre que nous sommes devenus. Cette altérité
mouvante sera en quelque sorte la garantie de notre identité
nouvelle. Mais aussi la fêlure presque sanglante d’une usurpation
de soi par soi. La fiction de notre propre nuit intime.
Nuit de la médiation et de l’invention de
soi.