C’est probablement à mon âge aujourd’hui (quarante-six ans) qu’Augustin a écrit ce qu’il appellera lui-même : « les treize livres de mes aveux » – confessionum mearum libri tredecim. Et que la tradition a retenus et traduits par les Confessions. Augustin entreprit la rédaction de ces livres probablement autour de l’année 397. Mais on ne sait pas exactement. Il a dû s’y atteler une fois nommé évêque de Hippo Regius, Hippone la Royale, port méditerranéen situé à trois kilomètres de l’actuelle Annaba, entre deux collines dont l’une porte aujourd’hui le nom d’Augustin. Cette ville côtière de l’est de l’Algérie fut un des plus grands centres de l’Africa Nova, la province numide soumise aux Romains.
Ces jours-ci, j’ai ouvert un exemplaire du journal local d’Annaba. En première page, on évoque le sort d’Akram, Naceredine, Amar Boumaïza, Soufiane, Abdelghani et Cherif, six jeunes gens qui, le 21 mars 2007, ont pris place à bord d’une embarcation légère pour une périlleuse traversée à destination des côtes italiennes. Six jeunes harragas, comme on appelle en arabe aujourd’hui ceux qui ont choisi d’immigrer clandestinement, et de prendre la mer pour fuir la misère et changer de vie.
Faute de carburant, le moteur de leur embarcation s’est arrêté dans les eaux d’une Méditerranée en furie. Ils ont dérivé douze jours sans boire ni manger.
Jamais ils n’atteindront de port européen.
Cette traversée de la Méditerranée, longtemps avant eux, le jeune Augustin l’avait faite, contre l’avis de sa mère, pour changer de vie et réussir à Rome et Milan où il enseignera la rhétorique et la littérature à de jeunes gens qu’il décrit dévorés d’ambition comme lui.
1600 ans plus tard, il est devenu paradoxalement très difficile pour de jeunes Nord-Africains de rejoindre le cœur de notre nouvel Empire.

Augustin a vu grand. Très grand. Il a beaucoup plus écrit que bien des auteurs de l’Antiquité.
Magnus (grand, immense) est le premier mot des treize livres de ses aveux. Les tout derniers mots promettent un agrandissement, une ouverture, un passage. Une immensité vivante à lire dans les traces laissées par les morts – celles des Écritures saintes. Le dernier livre célèbre le jour le plus long, « le septième jour (de la Création) qui n’a pas de soir et ne se couche jamais ».
Augustin raconte qu’il a cherché la vérité et qu’il ne l’a trouvée qu’à partir du moment où il a compris que la vérité elle-même le cherchait. Grande leçon bizarre. Renversement de toute la perspective classique du monde ancien. La vie négative devient un argument. Je vis de ne pas vivre. Je cherche quelque chose de ne rien vouloir trouver.
La vérité dont parle Augustin ne se cherche pas comme on cherche à savoir ou apprendre quelque chose, ou comme on cherche à posséder quelque chose, ou encore comme on cherche à se hisser quelque part. Les vérités qui se cherchent, les connaissances et les savoirs, ont pourtant obsédé le jeune Augustin. Philosophie, rhétorique, astrologie, religions, sciences… Elles ne sont au mieux, dira-t-il, que des connaissances utiles au service de la vérité unique, au pire des illusions, des fantasmes, des mensonges mortels.
Au cœur de cette histoire, il y aura aussi l’abandon révolutionnaire d’une conception ésotérique de la vérité pour laquelle seuls les initiés comprennent le sens profond des événements qu’ils vivent. Conception qui faisait fureur dans la pensée religieuse et philosophique (chrétienne comprise) de l’Antiquité tardive. Longtemps Augustin a été fasciné et tenté par une telle conception de la vérité.

Augustin raconte qu’il entend un jour dans un jardin de Milan une voix fantôme qui n’a pas de sexe discernable, comme une voix enfantine qui prononce une comptine. La petite voix inconnue chante et répète :
Tolle, lege. Tolle, lege.
Attrape, lis. Attrape, lis.
C’est aussi un jeu antique : l’habitude de tirer des présages des pages d’un livre ouvert au hasard.
La vérité est dans un livre que l’on ramasse et que l’on ouvre. Et cette vérité-là ouvrira le monde occidental à lui-même. Cette vérité nous fera changer de monde.

La première et la plus étonnante des choses à dire sur Augustin, c’est précisément qu’il ait tenu à écrire ces treize livres d’aveux sur sa vie, son enfance, sa jeunesse et sa conversion. Tout s’est-il vraiment passé comme il le raconte ? cette rupture lumineuse dans sa vie a-t-elle bien eu lieu ?
Augustin raconte dans ces livres qu’il a trouvé un sens nouveau à sa vie. Il explique comment il a changé, bifurqué, et comment il est devenu chrétien. Il tient à raconter que le plus urgent, pour une vie, c’est de changer.
Si la définition du créateur par Gertrude Stein, bien des siècles plus tard, est vraie : « Un créateur vit bien avant les autres dans le temps présent », elle s’applique parfaitement à Augustin. Ce qu’on appelle l’Occident a longtemps vécu dans le présent qu’avait habité avant lui Augustin.
Cette époque (IVe et Ve siècles) est une période où tout craque, où tout se détruit et se recrée. Siècle effervescent, affairé, trivial et sombre. Augustin est de cette époque. Il a les qualités étranges d’un monde comme on n’en a jamais revu, et des choses détruites ou bousculées comme elles ne l’avaient jamais été.
Le changement est la grande affaire de ce temps-là. L’Antiquité approche de sa fin. Rien n’a l’air de changer mais pourtant tout change. On a souvent dit qu’Augustin avait, sans jamais le savoir lui-même, jeté un pont entre le monde qui mourait devant lui et le monde naissant qui deviendrait notre monde.
Alors oui. Augustin a été pour lui-même et pour nous tous un pont.
Un créateur tourne la page. Augustin a tourné la page du jeune christianisme (celui que nous appellerons après lui ancien).
Il a aussi porté le deuil d’une morte. Sa mère. Le récit de la mort de Monica, sa mère, forme, précisément au milieu de ses aveux, comme un pli brûlant qui décide de sa conversion effective, de son retour non seulement vers Dieu mais vers son Afrique natale.
Augustin a donc écrit ses Aveux après qu’il fut devenu évêque en Afrique, après son retour en Afrique du Nord en 387. C’est une œuvre du retour comme du retournement. C’est l’histoire d’un retour, d’un retournement mais dont l’issue est un monde neuf encore largement inconnu. Une sorte de voyage à rebours que rend possible l’écriture elle-même. Un « à rebours » qui est conversion, au sens strict. Augustin s’adressera à Dieu pour dire : mon voyage c’est retourner à toi, en toi, vers toi. Il ne s’agit pas tant de raconter sa vie que d’inaugurer sa nouvelle vie dans l’écriture, dans la fiction poétique de récits dont l’acte majeur est de reconfigurer poétiquement sa propre existence.

Monica était chrétienne. Augustin raconte qu’il l’est devenu à son tour.
Augustin raconte qu’il est devenu chrétien selon le souhait de cette mère envahissante (elle le suit partout, « sur terre et mer », comme il l’écrit ! ). Mais en lisant Augustin, on comprend qu’un créateur trahit sa mère en croyant de toutes ses forces qu’il suit le chemin tracé par sa mère.
Après Augustin, le christianisme ne sera d’ailleurs jamais plus comme avant, comme du temps de sa mère. Le christianisme sera alors celui des Pères. On consacrera les Pères de l’Église.
Augustin a vécu ce présent que nous mettrons longtemps à vivre après lui.
Mais pour saisir précisément la transformation opérée par Augustin, il faut reconnaître que le christianisme n’était pas seulement une nouvelle religion, avec une conception inédite de la divinité et du salut, mais qu’il enseignait également aux citoyens, à chacun, une attitude radicalement nouvelle. La religion, affirmera Augustin, relève d’une autre dimension que la sphère politique et sociale, elle s’intéresse davantage à l’individu et à la communauté des croyants qu’à la société elle-même. L’expression individuelle du sujet passe par sa confession, l’aveu de sa foi qui passe par un récit de rupture offert aux autres et à Dieu.
L’idée d’écrire sa vie est d’abord un acte sacrificiel, un acte spirituel.

Augustin vit la fin du pluralisme antique, un monde qui voyait dans la variété des « sectes » (le mot secta désigna longtemps chez les Latins, sans connotation péjorative ou défavorable, une ligne de conduite intellectuelle et morale) un signe de santé intellectuelle et une condition de l’épanouissement individuel. Les dix premiers livres de ses Aveux décrivent le renversement total de cette perspective. Après lui, la pensée religieuse stigmatisera les sectes et les hérésies.

Sa quête du changement de soi et de son existence a marqué de façon indélébile tout l’Occident médiéval et notre modernité.
Certaines personnes ont gardé dans leur cœur les paroles écrites d’Augustin. Je pense à la façon dont Pétrarque en 1353 racontera dans un petit texte bouleversant son ascension du mont Ventoux (Familiarum rerum libri IV, 1) et comment il gardait toujours sur lui cette « source de douceur infinie » : les treize livres anciens des aveux d’Augustin. Ailleurs, il dira aussi qu’il fait ses propres aveux en lisant ceux d’Augustin, un livre « ruisselant de larmes ».
Augustin n’est pas le premier à raconter sa vie ni même le premier à écrire ses aveux. Mais il est sûrement le premier à être capable d’exprimer le débordement de l’angoisse, cette horreur de soi et de l’existence familière qui nous prend soudain à la gorge jusqu’à presque détruire notre conscience de nous-mêmes quand nous sommes happés par le désir de changer, d’être meilleur et de devenir autre.
Il est exceptionnel que le récit d’une vie connaisse ainsi le destin de celui de ces treize livres d’Augustin. Sans doute parce qu’ils racontent précisément le détournement d’une existence. D’où la méditation radicale sur le temps et la mémoire, aboutissement philosophique de l’œuvre. Méditation de rupture avec le monde ancien. Le changement de vie s’accompagne magnifiquement d’un bouleversement de la perception intime du temps lui-même, bouleversement rendu possible par la conscience de l’intériorité des vastes champs de la mémoire.

« Je ne suis pas ma vie, écrit Augustin. Je vis mal de moi. »
L’aveu sera sa nouvelle vie. Le « vivre mal de soi » sera l’odyssée, l’épreuve qu’il raconte pour dire sa vie, pour faire advenir sa vie en récit. Par cette œuvre littéraire, il organise le rapt de sa propre existence. Peu importe au fond que la fiction soit vraie ou pas, ce que la littérature opère ici est un ravissement de soi par soi, un détournement rendu possible par les formes de la justification, par la procédure littéraire, rhétorique et spirituelle d’une reconnaissance adressée à Dieu.
Les Aveux sont un livre héroïque, une sorte d’épopée nouvelle qui entend rivaliser avec la littérature qui les a précédés, Homère ou Virgile. Un livre héroïque qui délivre en même temps un enseignement neuf sur la vérité, une preuve irréfutable de l’action de Dieu sur l’existence des personnes et sur la Création.
La nouveauté tient au projet de se dire : le soi comme fiction adressée aux autres et à soi. Augustin a compris qu’aucune vie ne saurait se dire d’elle-même à soi. Ni même pour soi. Une vie s’avoue à quelqu’un. Une vie se raconte aux autres, à cause des autres.
Le nouveau dieu chrétien suscite l’appel, le récit, l’aveu, la confession écrite de notre existence. C’est sa vraie nouveauté.

Augustin naît à Thagaste en 354 (la moderne Souk Ahras, en Algérie près de la frontière tunisienne). Après sa conversion au christianisme, l’été 386, son retour en Afrique et une vie communautaire instable jusqu’en 391 (période d’otium, d’oisiveté par laquelle on se libère de toute profession ou charge publique, et consacrée à la lecture et à la méditation, comme tant de Latins de la période classique), sa nomination comme évêque d’Hippone en 396, il veut écrire son changement, sa propre transformation. Augustin tient à raconter comment sa vie a basculé l’été 386, deux ans après être arrivé à Milan, dans une conversion sincère au christianisme. Il sera baptisé en 387, deviendra prêtre en 391 et évêque en 396 : parcours brillant qui suscitera, jusque dans l’Église africaine, des jalousies et des soupçons. Augustin avait d’abord imaginé un autre parcours, tout aussi brillant, d’intellectuel et de clerc de l’Empire finissant.
Car Augustin est un intellectuel nord-africain de l’Empire romain. Il vient donc de la périphérie de l’Empire. Peuples barbares. Paysages frontaliers. Bords hostiles. On ne dit pas assez que ce Nord-Africain qui s’est exilé de ses terres d’enfance a choisi d’y revenir et d’y fonder sa propre conversion.
Augustin a connu d’autres peuples, d’autres personnes que les Romains. Ce qui, déjà, disait la nouveauté de ce temps. « Nous devons la paix aux serments échangés avec les barbares », dira-t-il. Il écrira aussi dans sa Cité de Dieu que les sagesses barbares sont « plus proches de nous » que ne le sont parfois les philosophies du monde grec et romain.
Augustin vient donc de la périphérie vivace d’un monde en crise et n’aura de cesse de se rendre au cœur décomposé de l’Empire (Rome et Milan). Une fois au cœur, il se décomposera lui-même. Et repartira en Afrique, après sa conversion. Il mourra le 28 août 430 à Hippone, son siège épiscopal, assiégée par les Vandales. Livrée aux pillages et à la destruction, Hippone ne s’en remit jamais totalement. Rome était déjà tombée depuis vingt ans, mise à sac par Alaric le Wisigoth.
Mais il s’agit moins du glas d’un monde ancien que de la fin d’une représentation de l’autorité du monde, la fin d’une institution de la vérité et du gouvernement des vivants.
On allait vivre autrement. On allait (se) penser autrement.

Augustin a vécu enfant dans un monde agricole, loin de Rome. Il a connu la vie provinciale de cette petite ville d’Afrique, Thagaste, sur le versant sud des monts de la Medjerda, et à plus de trois cents kilomètres de la mer. Forêts de pins. Oliveraies. Et le désert.
Enfant, Augustin n’a pas vu la mer. Mais il avait appris son existence.
Là-bas, disait-on, un homme travailleur pouvait avoir planté plus de quatre mille arbres dans sa vie.
Que faire de sa vie est la question que se posent les enfants qui ne se voient pas planter des arbres toute leur vie et rêvent de prendre la mer.
Que faire de sa vie est la question de tous ceux qui veulent quitter l’enfance et ne voient pas que c’est l’enfance qui les a quittés.
L’enfance nous quitte mais ne va nulle part, note Augustin. Un jour, dira-t-il, ces enfants devenus grands deviennent pour eux-mêmes « une terre d’embarras, de suées terribles ».
Ils découvrent que la terre qu’ils pensaient avoir quittée un jour c’était eux-mêmes.
Que faire de sa vie sera la grande question des enfants de cette Rome africaine, cette Rome loin de Rome, de l’autre côté de la Méditerranée, et issus de familles petites-bourgeoises intellectuelles, souvent de couples mixtes comme les parents d’Augustin : une mère chrétienne et dévote, un père fidèle aux traditions païennes ancestrales, au service de l’Empire.
À rebours de la légende hagiographique de sa mère, Augustin est d’abord et avant tout le fils de son père, Patricius. Il appartient à l’univers de ces familles provinciales, cultivées mais relativement modestes, vivant dans l’Empire d’orient, loin de Rome, et qui au IVe siècle décidèrent de ne pas rompre avec la culture gréco-romaine mais au contraire d’y fonder l’éducation de leurs fils. Le père d’Augustin paiera à son fils des études coûteuses dans les centres universitaires et culturels importants de l’Afrique romaine : Madaure, Carthage. Mais Augustin donnera cruellement dans son récit la plus belle part à sa mère, chrétienne fidèle qui ne réussit à convertir son époux qu’une fois celui-ci sur son lit de mort.
Augustin peut écrire de brèves phrases assassines sur son père, qui, s’il ne s’est pas opposé à la foi de son épouse, semble n’avoir jamais été bien compris de son fils.
La mort du père n’est mentionnée que par une banale et cruelle incidente, dans le troisième livre.

Le monde d’Augustin, c’est le monde en train de devenir chrétien. Ce n’est pas encore le monde chrétien. Il est très important de dire qu’Augustin n’écrit pas dans la langue latine chrétienne telle que l’Occident médiéval allait l’inventer. Il n’écrit pas tout à fait dans la langue de sa réception, celle qui, d’une certaine façon, a fini par l’assimiler. Il participe certes à sa création. Mais il ne dispose pas encore, par exemple, de la traduction latine de la Bible dont disposera le christianisme médiéval : traduction unifiée en latin, réalisée par saint Jérôme au début du Ve siècle (traduction contre laquelle Augustin émettra de sérieux doutes). Il n’y a pas encore à son époque de traduction canonique des textes saints. Mais une diversité de traductions grecques et latines des textes hébreux. Et les différents livres de la Bible chrétienne n’étaient pas encore tout à fait réunis sous leur forme actuelle et définitive. Augustin vit et pense dans un monde pluriel sous influence hellénistique, sous domination romaine, mais également travaillé par de nombreuses influences spirituelles et culturelles d’autres mondes (la Perse, l’Afrique, les provinces barbares…). La culture d’Augustin est une culture classique latine telle qu’on l’enseignait et la diffusait dans les centres culturels de l’Empire et que fréquenta le jeune Augustin. L’écriture même des Aveux témoigne de la latinité d’Augustin, de son héritage gréco-romain que, d’une certaine façon, nous avons souvent sous-estimé.

Depuis de nombreuses années déjà, Constantinople rivalise avec Rome. L’Empire se divise. C’est un monde sans réelles frontières et lacéré. L’inconnu est partout. Pendant la vie d’Augustin, Wisigoths, Vandales et autres peuples de l’Ailleurs s’empareront de ce monde et de sa légende. Dès 429, plus de 80000 Vandales, hommes, femmes et enfants, passeront le détroit de Gibraltar et s’empareront de l’Afrique romaine.
L’Empire est débordé. Le monde devient autre et neuf. Le monde devient vieux. Il agonise et accouche.
Dans ce monde ouvert et sans limites, dans ce monde ancien et inconnu, les questions les plus urgentes seront : qui suis-je ? que faire de ma vie ?
Augustin a vécu cette révolution sans précédent peut-être jusqu’à nous : l’Empire que l’on croyait illimité est apparu petit, fragile. L’Empire est mort en découvrant ses frontières (encore aujourd’hui, le propre d’un empire est de faire croire qu’il n’a pas de frontières).
Augustin, sans le savoir vraiment, est passé de l’autre côté de ce monde.
Le christianisme s’est imposé sur ce désenchantement-là. A pris la place de cette illusion politique et religieuse. Tout empire désormais aura des frontières. Aucun royaume ne sera plus immense que celui de Dieu.
Les chrétiens affirment que leur dieu lui-même est immense. Traduction du magnus latin, que l’on préférera ici à grand. La jeune foi chrétienne fut longtemps moquée et puis s’est imposée dès le IVe siècle. Le christianisme fait lentement imploser les traditions de la vieille Rome et absorbe en les métamorphosant les modèles et les symboles de l’Empire qui serviront à dire la puissance du nouveau dieu et de sa foi.
De persécuté, de moqué, le christianisme deviendra progressivement persécuteur et moqueur (Augustin l’est souvent). La victoire chrétienne, dans ce monde ouvert à la concurrence spirituelle, n’apportera pas vraiment la tolérance. Cette nouvelle foi ne supportera pas facilement la différence et le désaccord. Augustin lui-même incarne cette tension, lui qui s’est opposé violemment aux traditions anciennes, aux sectes, aux hérésies.

Augustin est à la fois cet homme qui écrit : « Assis chez moi, je suis facilement hypnotisé par un lézard qui gobe des mouches », et celui qui n’hésite jamais à livrer un combat contre lui-même, ses propres errances, ses propres erreurs, mais aussi, et parfois surtout, celles des autres. Dominé par une tension intellectuelle presque excessive, il a voulu répliquer avec acharnement au manichéen Faustus, évêque manichéen de Milev qui accusera les chrétiens de n’être qu’une secte païenne (Augustin n’écrira pas moins de trente-trois livres contre lui qu’il rejeta d’autant plus violemment qu’il s’était laissé séduire, comme il le raconte ici dans ses aveux). Lutter contre les adversaires donatistes de l’Église africaine, répondre à Pélage et le faire condamner, répondre à Julien d’Éclane…
D’ailleurs, on préfère souvent s’en tenir là. Raconter comme Augustin l’apologie d’Augustin le converti. On rappelle que sa nomination comme évêque fut contestée par les donatistes de l’Église africaine, les partisans de Donat qui se séparèrent de l’évêque catholique de Carthage à la suite des persécutions violentes de 303 et 305 contre les chrétiens. Les donatistes mirent en doute la conversion d’Augustin qui se serait décidé à justifier et expliquer son rejet du manichéisme et son adhésion au christianisme.
Mais les Aveux d’Augustin inaugurent un vaste scénario de crise et de libération. Augustin entend construire le récit adéquat de sa nouvelle identité. Il n’a donc pas toujours été chrétien. Il se décrit lui-même dans une quête affolante et mortifère de plaisirs et d’ambitions qui se confond avec un désir de sagesse, un premier amour pour la sagesse. Il s’intéressera à la numérologie, à l’astrologie, et à la puissante secte manichéenne qu’il fréquentera plus ou moins assidûment pendant plus de dix ans. Le manichéisme vient de Perse et s’est implanté dans le monde romain en rival puissant de la foi chrétienne, notamment en Afrique. De cette religion, il ne reste presque rien si ce n’est la violente caricature qu’en a fait le christianisme d’Augustin. Ce « passé » manichéen ne lui sera jamais tout à fait pardonné par de nombreux éléments de l’Église africaine. Sa conversion au catholicisme sera mise en doute. On sait qu’il deviendra alors un redoutable polémiste et théologien, nourri de son admiration de jeunesse pour les grands orateurs latins.

En 1967, il y a plus de quarante ans, le célèbre historien spécialiste d’Augustin, Peter Brown, écrivait que « notre jugement sur les Confessions a souffert du fait qu’elles sont devenues un classique. Nous oublions qu’un homme de l’Antiquité tardive ouvrant pour la première fois son exemplaire des Confessions ne pouvait manquer d’éprouver un véritable choc : les formes traditionnelles d’expression littéraire considérées jusqu’ici comme allant de soi ne s’y retrouvaient en effet que transformées au point de devenir méconnaissables ».
Il faut sans doute accepter de se détacher de la réception écrasante, monumentale, de l’œuvre dans notre histoire littéraire et religieuse. J’ai ainsi voulu confesser un peu différemment le texte d’Augustin. Prendre du recul avec les pratiques, même modernes, de lecture de ce texte. J’ai voulu faire entendre au moins deux choses : la nouvelle construction poétique de soi qui deviendra révolutionnaire dans ce monde en mutation, et l’étonnante mixité littéraire de cette œuvre.
Le choc des Confessionum est ce mixage des voix, des temps, de l’écriture. Mais c’est aussi le choc du discours direct, sa brutalité, saisi dans un tissu lourd d’emprunts, de collages, de citations, de prières et de détournements rhétoriques. On dira même que son écriture ici tient d’un « pastiche des psaumes » (Pierre Hadot).
Ces treize livres sont l’œuvre d’un rhéteur formé aux écoles classiques de l’Antiquité, l’œuvre d’un jeune marchand de mots, comme il se décrit lui-même en jeune professeur de rhétorique, brillant mercenaire de l’éloquence et qui dresse ses étudiants à la guerre des mots. Œuvre d’un spectateur passionné et impressionnable au théâtre et aux jeux du cirque, d’un homme longtemps fasciné par les délires sectaires, les fables, les supercheries (selon ses propres termes) du grand bazar des sagesses qu’était devenu ce vieux monde romain déjà divisé, déjà perdu. Finissant mais accoucheur.
L’Antiquité tardive était aussi un monde dominé par les fables et les fictions. Les frontières étaient flottantes entre l’imagination créatrice et les mensonges délibérés. Ce monde romain avait depuis longtemps le goût des monstres et des romans, le goût de l’extraordinaire et du merveilleux. Mais ce monde menacé, vacillant, crépusculaire, est aussi à la fois énergique et créateur. Les traditions pullulent et vieillissent. S’entassent. S’hybrident. S’entrechoquent. Les langues s’apprennent et se traduisent. Augustin est inséparable de ce monde, de ses artifices, de ses déchirures, de ses fulgurances dont il nourrira son intense activité d’écriture.
Lecteur avide de Cicéron, de Virgile, lecteur passionné de la littérature de son époque, et de quelques ouvrages grecs traduits en latin, c’est aussi un lecteur tardif des livres bibliques, de leurs diverses et inégales traductions latines à partir du grec de la Septante (Augustin n’a donc jamais eu entre les mains la Bible telle que nous la connaissons, il ne lisait pas l’hébreu et plutôt difficilement le grec), littérature qu’il a ridiculisée pendant des années. Il couture littéralement son propre texte de citations entières avec lesquelles il se fait parler et penser. Avec lesquelles il interpelle, justifie, supplie, rend grâces. Le narrateur parle les psaumes. Cette sorte de pieuse et littéraire ventriloquie lui est propre. Au-delà de son activité inlassable de prédicateur, il écrit ses aveux dans cette langue nouvelle, bricolée dans les emplois liturgiques, les commentaires patristiques et les traductions diverses. On ne dira pas assez combien il invente sa langue, transgresse les genres anciens, rhétorique, philosophique ou exégétique, récupère discours, prières, invocations et hymnes pour rédiger une narration complexe et ouverte. Langue en pleine formation, et dont l’aventure sera aussi celle de la formation du Livre biblique occidental à laquelle Jérôme, son contemporain avec lequel il entretiendra une correspondance nourrie, contribuera puissamment par sa propre traduction latine des Écritures.
Les treize livres des aveux d’Augustin sont le miroir étonnant de ce monde de transferts et de mixages.

Le mot confession nous est devenu si familier que l’on a peine à retrouver le sens exact de son usage. Tout le monde s’est plu, avec raison, à rappeler qu’Augustin n’invente rien et que l’auditoire chrétien de cette époque est déjà largement habitué aux confidences biographiques des martyrs et des saints ou de pieuses personnes. Veine suffisamment populaire déjà chez les auteurs païens eux-mêmes. On écrivait de petits poèmes en souvenir d’une grâce ou d’une action (virtus). Les écrits pénitentiels, sorte d’ex-voto littéraires, servaient à remercier la divinité. Les premiers temps obscurs des jeunes communautés chrétiennes ont connu, dans l’Empire, la persécution qui s’est maintenue tout au long du IIIe siècle. La confessio fidei (l’aveu de sa foi) conduisait à la mort et scellait le martyr, le témoignage de sa foi. C’est le souvenir, le mémorial des martyrs qui inscrit dans la chair chrétienne la résonance de l’aveu. La foi est aveu. La mort est un testament. Et seulement alors l’aveu devient paradoxalement louange à Dieu, action de grâce. Avouer sa condition de criminel, se reconnaître faute, péché, c’est littéralement témoigner de la puissance réconciliatrice de Dieu. La confession, au sens chrétien, est un acte performatif de la réconciliation divine. Confiteri, en latin, traduit le grec biblique : exhomologesthai. Les premiers traducteurs latins de la Bible des Septante (traduction en grec des écritures juives, au milieu du IIIe siècle avant J.-C. par la communauté juive d’Alexandrie) ont régulièrement traduit, notamment dans les psaumes, le grec exomologèse par confessio. Le mot grec signifie littéralement exprimer, dire publiquement (sortir de soi) sa faute. Reconnaître ses erreurs devant témoins, les proclamer. Il correspondra dans la liturgie chrétienne à l’expression de la pénitence et à la confession des péchés pour obtenir la réconciliation et le pardon de l’Église. Cette exomologèse chrétienne, forgée donc sur la traduction grecque des psaumes, est un acte d’extériorisation verbale de soi, un aveu identifié alors à un sacrifice d’action de grâces pour une faute révélée et pardonnée. Cette tradition chrétienne, attestée dès les premiers Pères de l’Église, est elle-même un emprunt au monde grec ancien. La confession chrétienne ne sert pas seulement à avouer ses fautes mais également à faire entendre la louange à Dieu. Sa célébration.
L’œuvre d’Augustin est originale et novatrice parce qu’elle fait de ce modèle ancien de confession, d’aveu de soi, un projet littéraire. L’enjeu n’est pas de rendre compte de soi d’une manière la plus fidèle possible aux événements. C’est avant tout endosser sa condition de pécheur, endosser la condition de l’humanité, « cette insolente pourriture », écrit-il dans ses Aveux. Augustin inscrit alors dans la littérature l’exigence de formulation d’une vérité sur soi. Il fait de cette exigence un modèle de fiction vraie, et consacre l’émergence d’une forme littéraire d’enquête morale, ou de questionnement moral sur soi et sa propre existence. Il s’engouffre dans la question : qui suis-je ? (et qui n’était pas, à proprement parler, une question grecque).
C’est pourquoi la confessio doit aujourd’hui davantage être comprise comme une invention de soi-même à travers les figures littéraires et religieuses de l’aveu.
Le sens classique du mot latin confessio c’est bien l’aveu, il désigne l’action de reconnaître quelque chose. Le verbe confiteor signifie dans la langue classique : faire reconnaître, avouer, manifester, révéler. Les deux mots reviennent plus d’une centaine de fois dans les treize livres d’Augustin. Ils ont acquis très tôt dans les liturgies chrétiennes le sens d’une prière pénitentielle. Le confessor n’est pas celui qui recueille la confession, à l’origine, mais celui qui avoue, qui reconnaît sa foi chrétienne.
Chez Augustin, il faut l’entendre comme le projet de remettre en question un régime de vérité. De changer de régime de vérité. Il écrit sa vie comme une révolution, une rupture. Il ne s’agit pas de rétablir simplement un équilibre perdu. L’aveu est un formidable opérateur d’humanité.
Par l’aveu, je décide de moi.
Tout cela n’a rien à voir avec les secrets du confessionnal, « les sinistres boîtes à pénitence » (André Mandouze). Ce texte n’est pas un simple texte autobiographique mais il fonde, il institue d’une certaine façon, une pratique d’écriture sur soi qui est transformatrice.
Autant que possible, j’ai évité l’usage des mots français confession et confesser auxquels j’ai préféré aveu, avouer ou confier à, se confier. L’idée est moins de déconfessionnaliser l’œuvre d’Augustin que de faire violence aux traditions de sa réception. D’extraire l’œuvre de son « langage reçu ». L’expression « avouer Dieu » prend alors une force inédite, à mon sens susceptible de faire écho aujourd’hui à l’étonnante nouveauté de l’écriture de cette œuvre. L’aveu est utilisé ici comme instrument de louange en même temps qu’opérateur de justification et d’abaissement. J’ai voulu, en traduisant confessio par aveu, faire entendre en français la force paradoxale, l’oxymore chrétien de la confession. Le succès français du mot confession, notamment dans la langue religieuse, aura contribué à affadir et à affaiblir la vigueur de l’emploi du latin confiteor et confessio. Le christianisme naît et s’affirme comme parole et récit avoués personnellement et communautairement. Cette structure confessante de la nouvelle foi est son trait d’originalité radicale avec le monde dans lequel elle apparaît. L’œuvre d’Augustin rappelle qu’il ne saurait y avoir de conversion sans l’aveu personnel de sa propre vie qui prend la double forme inédite d’une narration et d’une prière.

Quelle réponse pouvons-nous faire à la question que pose Augustin au livre quatre de ses Aveux : « Qu’est-ce qu’un homme, n’importe quel homme, si c’est bien un homme ? » À quelle dépendance, à quelle obéissance doit répondre l’homme pour l’apprendre ou le découvrir ? se demandera Michel Foucault dans ses derniers cours au Collège de France en 1980, en commentant précisément ces pratiques pénitentielles, cette exomologèse dans le monde antique (mais curieusement sans évoquer précisément le cas d’Augustin…).
Pour Augustin, avouer sa vie c’est arrêter de fuir. Fuir de ne jamais trouver sa destination, de ne jamais atteindre son port. C’est s’inscrire alors dans un horizon d’obéissance et de gratitude.
Curieusement, l’aveu c’est d’abord de nous reconnaître humain. L’aveu est humain. Preuve et opérateur d’humanité. Et être humain c’est manquer de Dieu ; manquer de Dieu c’est manquer de soi. La confessio est paradoxalement l’aveu du soi manquant à lui-même. Reconnaître que l’on s’est fait « la terre du manque », écrit Augustin. L’idée absolument radicale et contemporaine finalement est qu’être humain, être homme, c’est être appelé à ne plus être humain, à ne plus être homme. Appel qui bouleverse et renverse l’exomologèse hellénistique sur laquelle nous avons trop eu tendance (Foucault compris) à rabattre la spiritualité occidentale à partir d’Augustin, en la définissant comme une recherche de transformations sur soi pour accéder à la vérité.
La démarche originale d’Augustin est davantage de faire entendre la transformation même qu’opère la vérité sur nous.
Je crois que le christianisme naît au cœur même de l’expérience spirituelle de l’exil et de l’attente du judaïsme ancien, au cœur d’un messianisme blessé et divisé, dans un monde lui-même divisé et mêlé, occupé (par Rome et son Empire), hétérogène, et pose l’abîme de soi comme plainte et mouvement vers Dieu. Il s’agit moins de transformations de soi pour atteindre la vérité que d’un aveu identifiant le soi au manque, au rien, jusque dans le mouvement de comparaison, de métaphore de l’amour, seul capable d’ouvrir un espace communautaire familier et aimant.
Une quinzaine d’années avant sa mort, à partir de 413, Augustin rédige son Tractatus in iohannis evangelium, ses exposés sur l’évangile de Jean. Il y explique paradoxalement que la liberté du sujet humain est de se reconnaître tel pour ne plus l’être. L’aveu de notre bassesse, de notre obscurité, révèle notre désir « d’accepter ce que nous ne sommes pas ». Visée de l’homme croyant.
« À cela Dieu nous appelle : ne plus être des humains. Mais alors nous ne serons plus des humains pour devenir meilleurs à la condition de reconnaître d’abord que nous sommes des humains. Donc nous ne nous redresserons à cette hauteur qu’en partant du plus bas (humilitate). Pour ne pas, pensant être quelque chose alors que nous ne sommes rien, ne pas recevoir ce que nous ne sommes pas mais encore perdre ce que nous sommes. » (I, 4.)
L’aveu c’est la reconnaissance d’être appelé à ne plus être soi. Pourquoi restons-nous ainsi des hommes sinon pour n’être plus des hommes ? Le christianisme a posé la question de l’humanité à l’homme. De cette façon embarrassante, obscène et abstraite, telle qu’elle résonne dans la parole d’Augustin. Ce fut l’affaire d’un dieu qui endossa historiquement le procès de cette liquidation, qui prit l’allure du coupable. Le dieu chrétien annonça la mort de l’homme. Ce terrible secret des familles humaines. L’humanité est tout ce que nous livrons à la mort. Et tout ce qui survit de l’incendie mortel qu’est l’homme.
Comme l’a très bien montré Dostoïevski, le nihilisme est l’effet d’une trop longue fascination pour l’homme dieu. Le nihilisme est toujours antérieur à l’idée chrétienne du dieu fait homme. D’où cette incompréhension majeure. Si dieu se fait homme, ce n’est pas pour rejoindre l’homme au plus près, mais plus radicalement pour dénoncer l’abandon de l’homme par l’homme. Simone Weil écrira que loin de nous rapprocher de Dieu, l’incarnation nous en éloigne. Pour fraterniser avec ce que nous avons abandonné de nous-mêmes. Pour se fondre dans la négation que nous avons de nous-mêmes. Le christianisme est historiquement une réponse au nihilisme. Il épouse et traverse la négation. Ainsi la mort du Christ n’est pas le scandale que l’on croit, de l’innocent sacrifié, du dieu incompris, méconnu, mis à mort, mais celui plus terrible encore de l’humanité qui plonge dans l’abandon sa propre faiblesse, qui jette à mort sa propre condition. Le génie chrétien est d’avoir désigné, avoué Dieu à cette place de l’humanité méprisée par elle-même. D’avoir fait travailler l’idée de salut, le ferment d’une eschatologie neuve, au lieu même de ce paradoxe déchirant. Dieu est là où l’humanité s’oublie et se perd. Radicalité : il n’y a de dieu que là. Le dieu qui se fait homme pour rejoindre enfin moins l’humanité elle-même que la place désertée, abandonnée de l’humanité par elle-même, et sans laquelle l’humanité, paradoxalement, n’est rien. D’où ce vide insupportable, cette absence de signification, cette légèreté irritante, culpabilisante, ce rien, cette vanité, ce vide qu’il y a à être homme.
L’entreprise d’Augustin n’est pas un simple chemin vers la connaissance de soi mais plutôt une traversée de cette « ombre sinistre de la connaissance de soi », selon les mots du romancier Joseph Conrad : « Nul homme ne comprend jamais tout à fait ses propres esquives et ruses pour échapper à l’ombre sinistre de la connaissance de soi. »

Les Aveux sont une œuvre qui se veut inaugurale et qui n’abandonne pour ainsi dire jamais un accent crépusculaire et violent. Elle s’ouvre abruptement avec les échos d’un psaume (fait rarissime dans la littérature latine de l’époque), en s’adressant directement à un dieu immense, unique et tout-puissant. Partout présent. Jusque dans l’absence, la nuit, les affres du manque et de la pulsion. Un dieu créateur, doux et savant, sévère et compassionnel. Le gigantisme de ce dieu, créateur du ciel et de la terre – gigantisme étranger aux dieux païens –, surplombe les treize livres. Dieu interlocuteur. Comme si nous ne pouvions commencer à rendre compte publiquement de nous-mêmes que parce que nous sommes interpellés intimement. Le coup de force d’Augustin, qui n’est pas tout à fait le premier dans l’Antiquité à se livrer à une confessio, est d’instruire son récit comme un aveu. Car parler de soi n’est pas la même chose que rendre compte de soi. Il y a quelque chose de nietzschéen dans cette entreprise : la volonté de se sentir coupable et condamnable.
Augustin invente la condition du sujet nouveau : créature responsable et infirme, incapable de se suffire. Sujet qui n’a déjà plus grand chose à voir avec celui des institutions romaines et la culture hellénistique.

L’autorité des Aveux a longtemps interdit que l’on s’interroge sur le pacte autobiographique de ces treize livres. Il n’est pas sûr que le plus édifiant ni même le plus émouvant soit le plus vraisemblable. Qu’importe d’ailleurs ? Mais il faut entendre le quasi-silence presque mortel planant sur ces livres concernant Patricius, le père, silence qui jette une ombre immense sur le portrait amoureux, exacerbé, hagiographique de la mère, Monica. Ou encore l’insistance sur la conduite exemplaire de certains amis qui vient interrompre brutalement l’aveu déchirant d’amitiés passionnées, érotisées. Les dix premiers livres sont écrits sous tension. Cette célèbre distentio augustinienne qui est tension, convulsion, dispersion. L’accent lourd est mis sur la puberté, sur l’impossible frein aux désirs, sur la sexualité et l’ambition. Sur le fond de cet enfer personnel, de ce feu terrestre, se fait entendre le besoin d’écrire une étrange quête de sagesse et de savoir, elle-même promise à l’insatisfaction. Une avidité chasse l’autre. Ou l’une se repaît de l’autre. C’est l’ombilic de cette œuvre. Il n’est ni le premier à faire ses aveux, à vouloir rendre compte de lui, ni le premier à se raconter. Sans doute est-il le seul à avoir produit cette œuvre hybride, violente, émouvante, rusée, polémique.
Les Aveux sont le livre occidental de l’addiction.
Avouer ses addictions. Avouer le néant, le rien, le creux ou le vide de son être. Le sujet de ces treize livres est accroc à la vanité, à l’éphémère – gloire ou jouissance. L’aveu est alors une machination qui libère une addiction plus forte encore, une super addiction, autre que le sexe, l’alcool, les honneurs, l’argent… Et nous découvrons une œuvre qui tente de lire les affects du soi dans un affect plus grand encore : l’affect et l’affection de Dieu. L’addiction à l’immensité de Dieu ouverte dans « les prairies immenses de la mémoire ».
Bloc de joie. Super ciel (caelum caeli) tendu comme une peau.

« Chaque goutte du temps vaut si cher pour moi ! » avoue Augustin. Toujours en retard. Et cette beauté supérieure, « trop tard je l’ai aimée », dit-il. Beauté dont l’aujourd’hui est un unique aujourd’hui, à la différence radicale de nos présents évanouis, de nos aujourd’hui fantômes.
Il n’y a de confessio que de cette fuite et du retard qui ne se rattrape pas, a remarqué Jean-François Lyotard à la fin de sa propre existence. Nous nous sauvons littéralement sur la voie du salut. Avec cette incapacité, cette infirmitas, écrira Augustin, à échapper à la pathologie de l’existence individuelle, temporelle, désirante, insatisfaite et mortelle. Notre condition (notre mortalité, fardeau que nous traînons partout avec nous comme on traîne derrière soi la preuve de ses crimes) fait de nous des fuyards infirmes. Et où irons-nous ? Vie mortelle ou mort vivante ? se demande Augustin.
Jusqu’au bout de son entreprise, dans le livre XIII, il s’étonnera encore de « cette mer saumâtre, le genre humain, abîme de curiosité, tempête d’orgueil, fluide instable ».
Il a aimé aimer et être aimé, avoue-t-il. Mais sa folle entreprise témoigne qu’il s’est aimé ne pas s’aimer.

Cette œuvre est sans équivalent dans la littérature latine, et pas seulement. Elle fait exploser les cadres anciens à l’intérieur desquels nous avons l’habitude de nous réfugier et de penser notre vie. Plus tard, Dante écrira sa Divine Comédie qui n’est pas sans échos avec l’odyssée de ce moi désirant qui veut se détacher de lui autant qu’il se peut et dont la lourdeur freine la progression vers plus d’amour, plus de bonté.
Ce texte insolite à bien des égards est souvent intolérant, exclusif et violent. Depuis la nuit utérine jusqu’à l’autre naissance dans l’immersion baptismale, depuis l’obscurité des erreurs et des errances, la mort de l’esprit, jusqu’à l’interrogation des commencements de la création sur laquelle plane le Souffle divin. Augustin construit le récit de la quête hallucinée d’une impossible vérité dans tous les traquenards, toutes les souffrances, toutes les séductions mortelles de l’âme et du corps. En même temps, il ne s’agit bien souvent que d’étranges aveux de quelques méfaits enfantins (larcins de table, vol de fruits, mensonges puérils…) mais qui accouchent de terrifiantes interrogations ; ou de quelques émois adolescents bien naturels mais qui provoquent une stupéfiante aversion de soi ; ou encore de récits édifiants à peine crédibles, ou simplement transposés de divers modèles en cour à l’époque, mais qui sont assénés avec la puissance rhétorique d’alibis indestructibles. L’homme avoue s’être fourvoyé dans sa quête de la sagesse et du vrai (qui ne l’a jamais été ?). Il ridiculise ses anciennes idoles. Il fustige l’imbécile qu’il était.
Le deuil plane sur cette œuvre : deuil de la petite enfance, deuil des amis, deuil de la mère, deuil des innombrables passions humaines…
« La vie perdue des morts, écrit Augustin, devient la mort des vivants. »

Il est difficile de se dire une personne. Et de dire quelle personne nous sommes. Quelle vérité est la nôtre. Et puis, dire quoi à qui ? et comment ? Quelle chance une personne a-t-elle de se rapporter et de se confier à la vérité ?
Pour reprendre la distinction que fera Wittgenstein dans son Tractatus, il y a souvent un contraste total entre ce qu’on peut réussir à dire de soi et ce qu’on est capable de montrer dans et de sa vie. Parce que, expliquera Wittgenstein, « la solution du problème de la vie se remarque à la disparition de ce problème ». Notre vie peut nous paraître bien étrange, à certains moments, mais plus tard, alors même que nous voulons comprendre ce qu’elle avait d’étrange, non seulement elle ne l’est peut-être plus à nos yeux, mais il nous est impossible d’y retrouver ce qu’elle avait de si singulier et d’extraordinaire pour nous.
Et il n’a pas toujours été certain ni avéré que la personne et la vérité aient des liens communs, presque nécessaires, ni même une histoire commune. Et encore moins que la vérité puisse être une personne comme l’ont affirmé, dès les débuts, les premiers chrétiens.
Affirmer que la vérité est une personne, que la parole-raison (logos) est une personne, fut pour l’Antiquité une absurdité.
La révolution du christianisme sera de diviniser la médiation elle-même entre Dieu, la vérité et l’humanité. Et d’affirmer que la vérité est parole (logos) et que cette parole est personne.
Longtemps la personne était un fantasme, un masque. Quelque chose comme la nuit magique des puissances autres. Ni bien ni mal.
Mais en chacun d’entre nous, il y a ce temps qui n’en est pas un où la personne n’est personne. Ce temps d’avant le commencement, d’avant le discours de toute personne sur elle-même.
Même si les gens n’ont pas toujours eu l’idée d’être une personne, au sens où nous entendons ce mot aujourd’hui, et alors même que ce mot n’a plus forcément le même sens, la même valeur pour les gens.
Dans l’Antiquité, le mot personne a d’abord désigné le masque des acteurs de théâtre. Et il aura fallu beaucoup de temps et d’histoires finalement pour que ce mot-là désigne l’individu sous le masque.
C’est à cette révolution que s’est attelé ce Nord-Africain du IVe siècle, converti au catholicisme, formé à l’éloquence païenne et aux lettres gréco-romaines, plongé dans la diversité culturelle et spirituelle de l’Empire agonisant et déjà envahi par un nouveau monde. Avec son extraordinaire témoignage littéraire sur son propre changement de vie qu’il appellera « les treize livres de mes aveux », et connus traditionnellement sous le titre des Confessions.
Dans ses Rétractations (un étonnant catalogue commenté, à la fin de sa vie, de sa formidable production littéraire), Augustin justifiera en ces termes la rédaction de cette œuvre majeure de l’Occident : « Les treize livres de mes aveux (confessionum) célèbrent la justice et la bonté de Dieu par le bien et le mal que j’ai fait, et nous excitent à le connaître et à l’aimer. C’est l’effet qu’ils ont produit en moi quand je les ai écrits, et qu’ils produisent en moi quand je les lis. Ce que les autres en pensent, c’est à eux de le voir. Je sais que ces livres ont plu et plaisent encore à de nombreux frères. Du premier au dixième livre, j’ai écrit sur moi… »
Écrire ses aveux produit un effet sur la personne de l’écrivain. Justification et revendication majeures et absolument nouvelles de l’acte d’écrire.
Augustin révolutionne le monde en établissant la connexion entre l’écriture et le moi. Et en projetant la quête traditionnelle de la vérité dans une odyssée intime ( « je te cherchais hors de moi et ne te trouvais pas »), dans la fiction d’une introspection écrite assimilée à un compte rendu de sa propre existence aux yeux de tous.
L’écriture du moi a un sens, une justification, une utilité : nous exciter à l’amour de Dieu. L’écriture est un excitant, sans doute une drogue dans le cas d’Augustin. Et le sujet de l’écriture, c’est moi. L’écriture est assumée comme une action personnelle adressée aux autres, une action de soi sur soi qui rend visible aux autres une transformation de soi. Celui qu’on appelle Dieu n’est pas étranger à moi ni à mon désir d’excitation littéraire.
C’est une pensée neuve. L’existence du moi des gens est si importante pour Dieu, si persistante, si complète qu’il ne lui est pas du tout nécessaire d’être un autre dieu que ce dieu des aveux et des confessions. En ce sens, il nous est unique. Il est le seul dieu. Personnel et universel. Le dieu du « je crois. »
Dans l’Antiquité, la plupart des gens avaient pourtant moins d’attention, de compréhension pour le moi que pour la forme des vies (formes sociales, institutionnelles). On n’a pas toujours pensé qu’avouer ses fautes ou ses erreurs était une idée lumineuse, une idée utile pour réussir sa vie. Un autre écrivain latin, le Pseudo-Quintilien (Déclamations 314), pensait au contraire que les gens qui pratiquaient l’aveu (la confessio) de leurs fautes agissaient comme des fous (demens). Comme si avouer ses erreurs, ses crimes relevait d’une pratique de défiguration de sa vie, de sa forme instituée par les autres (la Tradition, la Cité).
Augustin va plus loin encore. Il écrit au dixième livre de ses aveux : « La vie humaine sur la terre est une provocation. » La temptatio latine est ici ce qui nous atteint, nous provoque (maladies, tentations, affects…). Plaisirs innombrables, douleurs, manques, pulsions. Être tenté, c’est être mis au défi, c’est être provoqué. La translittération française, tentation, ne rend plus aujourd’hui le sens actif de la temptatio.
« Malheur aux bonheurs du monde. Une fois, deux fois. On a peur de l’épreuve. La joie est pourrie.
Malheur aux épreuves du monde. Une fois, deux fois, trois fois. On désire le bonheur. Dures épreuves. Le seuil de tolérance est brisé.
La vie humaine sur la terre est une provocation. Jamais de répit. »

« Je fais l’effort, écrit Augustin, de me rappeler les horreurs par lesquelles je suis passé, et la corruption physique de mon âme. » Sa passion de l’amitié, des amants causeurs, des intellectuels, des orateurs du forum, des acteurs de théâtre, des combattants dans l’arène du cirque, des êtres sensuels… Il raconte l’amour fou d’une mère idéalisée jusqu’à la fiction pieuse et hagiographique. L’amour déchirant de l’enfance perdue, jusqu’aux temps obscurs sans mémoire de l’embryon. Il décrit l’innocente perversité des enfants. Les manipulations enfantines des adultes. Il avoue ses passions physiques, sa soif brûlante des corps, adolescent dans Carthage.
Augustin dit son amour des idées, même les plus délirantes, les plus absurdes, sa soif de connaissance et de sagesse, sa grande ambition personnelle qui le conduit à rejoindre Rome puis Milan.
On a souvent caché la violence inouïe de ces textes. Augustin explique comment « cette pute d’âme humaine » (ses mots) a été arrachée, transformée, retournée. Il s’adresse directement au responsable de ce ravissement, le dieu nouveau, unique et bienveillant, le dieu des psaumes rempli d’amour et de force, maître et seigneur de l’univers, expert en sagesse, surclassant tous les savants et les philosophes.
L’immensité du dieu chrétien se découvre alors dans l’intimité obscure d’une parole personnelle qui tient à se rendre publique.

Existe-t-il une autre vie possible ?
C’est ce qui fait le mystère de toute vie.
Augustin a bien vu, pour l’avoir vécu lui-même, qu’il n’y a pas du tout d’autre vie possible que cette vie de manque et d’excitation. Fasciné par la quête philosophique des vertus, il découvre ou expérimente que cette quête bien souvent ne conduit qu’à des fins fort peu vertueuses en vérité (ce qui n’est pas éloigné de ce que dénoncera Nietzsche dans la Généalogie de la morale). Il oppose à cela la confiance apportée par la foi en Dieu : confiance qui ne peut être que la cause des vertus tant recherchées. La seule fin c’est la joie débordante qui subordonne tout autre instinct. Il n’y a pas d’autre vie mais une surabondance de vie au cœur même de l’existence de chacun réconforté par la puissance et la richesse de Dieu.
Cette joie est un repos, un délassement, une dilatation. Elle vient avec et après l’aveu même de notre existence.
Mais si vite que nous courons pour découvrir, pour comprendre, nous n’atteignons jamais le but. Le royaume de Dieu est cette course dans le temps des hommes qui est à elle-même sa propre voie.
C’est aussi le mouvement des treize livres d’Augustin.
« Je me dissous dans le temps (je ne connais pas l’ordre du temps). Convulsions qui lacèrent mes pensées, mes viscères. Jusqu’à ce que je coule en toi. Purifié. Liquéfié dans le feu de ton amour », écrit ce voyageur du temps parti explorer les palais, les prairies (campi) infinies de la mémoire.
Il entend se racheter, sans doute parce que « seule l’humanité rachetée a droit à la totalité de son passé », comme l’écrira beaucoup plus tard Walter Benjamin. Et ce rachat équivaut à une libération de soi.

Tous les royaumes finissent dans un rêve, a écrit Céline. Mais leur fin est aussi leur commencement ou leur origine. Les royaumes naissent quand ils s’abîment dans les songes, les fantasmes. Comme la vie. Ce qu’on appelle christianisme naît aussi de cette interrogation : où et quand commence le royaume ? La réponse de l’Évangile pulvérise la question : « On ne peut spéculer sur la venue du royaume de Dieu… car le royaume de Dieu est déjà là au milieu de vous. » (Luc 17, 20-21.) Embarras et stupeur. Le royaume est comme ce trou dans la mémoire du monde qui nous fait bâtir en vain des châteaux. Il n’est pas dit non plus que le royaume soit trouvé. Non pas un objet de spéculation mais un objet de désir ou d’espoir déjà là sous nos yeux. Le désir de quelque chose dont on aurait perdu la mémoire puisque cela est si proche de nous. Le territoire du royaume est celui de l’entre-nous, de la communauté de hasard que nous formons réunis. Parmi nous : lieu flou, espace sentimental et politique. « Yhwh au milieu de nous » – c’est la promesse de la première Alliance, celle d’une voix « qui sort de l’obscurité et qui embrase la montagne » (Dt 5, 23). Parce qu’il y a un espace entre nous ouvert par une filiation entre parole, révélation, lumière. Quelque chose d’inachevé, sans frontières fixes, et qui nous abandonne furieux et fascinés, confidents maladroits sinon d’un secret, du moins de l’existence immense d’un secret que nous sommes à nous-mêmes et que nous devons avouer.
Dans l’évangile de Matthieu, le royaume est un trésor enfoui contre lequel on échange tout ce que l’on possède (Mt 13, 44 et ss). L’annonce de Luc, elle, ne dit rien de l’angoisse ni de l’humour de cette invraisemblable quête parfois drôle, plate ou cruelle entre nous, et à travers laquelle quelque chose de plus grand, et non pas forcément de plus tragique, s’exprime au milieu de nous. Têtes ou trous d’épingles qui donnent accès à de vastes choses que nous abritons sans vouloir les découvrir. Ou précisément à cause de ce refus même. Le plus grand dans le royaume ? un enfant, répond Jésus. Les petits, les obscurs (Mt 18, 1 et ss). C’est un trait d’humour. Comme l’avoue Augustin, citant ce passage des Écritures, nous n’avons pas l’habitude ni le désir de nous prendre pour de si petites choses…

Notre vie est une composition anonyme qui n’a ni commencement ni fin si nous ne nous efforçons pas de lui donner un commencement et une fin parce que c’est cela devenir un peu plus humain. Et c’est cela que fait Augustin en écrivant sa vie.
On date l’invention du temps historique du Ve siècle avant J.-C. en Grèce. Mais avec Augustin nous parlons d’une autre invention très différente : l’invention de l’authenticité personnelle, associée à la figure de la sincérité. Pour le philosophe britannique Bernard Williams, cette invention est redoutable, aussi importante que l’invention de l’Histoire et formidablement plus ambiguë. Elle mettra plus d’une dizaine de siècles, pendant tout l’Occident médiéval, à se développer, à se complexifier. Plus un sujet prétend vouloir être sincère, plus il éveille inévitablement des soupçons quant à l’authenticité de son désir et de ce qu’il avoue.
Dire quel est le sens, quelle est la direction de ma vie est une tâche insurmontable pour beaucoup. Cette lutte pour avouer les choses invisibles que nous sommes, pour dire le sens, la direction de sa propre existence, pour rendre compte de ses doutes et de ses erreurs, était dure, semée d’embûches, à l’époque d’Augustin. Elle l’est encore. Elle le sera toujours.
Et cet effort demeure incompréhensible si nous ne nous rappelons pas que « des hommes à qui le sens de la vie est devenu clair après une longue période de doute n’ont pas pu dire en quoi ce sens consistait » (Wittgenstein, encore lui).
Comment dire ce qui a bien pu se passer en nous ?
Augustin ne se contente pas de raconter qu’il a changé. Pour nous, son récit est lui-même ce changement.
À quoi pourrais-je reconnaître et faire reconnaître à d’autres que moi que quelque chose s’est passé ? qu’une transformation de moi a bien eu lieu ? C’est bien dans le langage que je vais employer que quelque chose se passe. Le langage de la confessio est investi d’un pouvoir transformant qu’il n’avait pas forcément dans le monde ancien des Grecs et des Romains. Augustin donnera à cette nouvelle langue le nom de sermo humilis : langue obscure, langue basse. Langue avec laquelle on raconte sa bassesse, l’obscurité de soi.
« Ma langue obscure avoue ton immensité. »
Celui qui avoue est une figure faible et puissante, idiote et savante. Folle et sage.
Une telle entreprise mobilise, on le sent bien, un immense effort de construction imaginaire et de croyance. Déplacements, fables, oublis, remords, ajustements… Il n’y a donc pas de soi sans fiction. Ou plus exactement, nous consacrerons la vérité sur nous-mêmes dans un travail de fiction que nous habillerons d’authenticité et de sincérité.
Et nous n’en sommes toujours pas revenus aujourd’hui.
Ce que nous appelons alors la quête de soi prend l’allure complexe et mystérieuse d’une odyssée, d’une enquête. Mais cette expérience n’a peut-être pas toujours été dans l’histoire du monde. En tout cas, elle devient importante et déchirante au moment où l’immense monde romain s’effondre lentement, libérant l’énergie des mondes finis, des mondes finis accoucheurs de nouveaux mondes. L’imaginaire collectif est soumis à une grande tension. Dans ce monde antique où la tradition est la valeur suprême, le christianisme a longtemps attiré les sarcasmes. Mais l’édit de Thessalonique, en 380, reconnaît le catholicisme comme religion d’État (il était licite depuis 313). Et sous l’empereur Théodose, en 391 (l’année où probablement Augustin devint prêtre ! ), les cultes païens sont interdits. Mais les gens qui vivent ces temps-là sont comme nous aujourd’hui : ils vivent dans l’incertitude, dans la gloire et la mort du présent. Ils vivent une sorte de catastrophe de la mémoire collective et traditionnelle.

L’idée de raconter sa propre vie aux autres a été, dans l’Antiquité, une idée neuve et dérangeante (même si le monde gréco-romain raffolait des Vies augustes). Et plus encore dans le judaïsme ancien comme chez les premiers disciples de Jésus. Les rabbins n’écrivaient pas de biographies. Le plus souvent, ils transmettaient leur enseignement de façon anonyme. Les personnes pouvaient transmettre des vérités religieuses mais sans en revendiquer la paternité.
Au souvenir de qui nous étions, nous voyons souvent apparaître un autre. Nous découvrons que nous sommes faits de plusieurs autres dans le temps. Je sais bien que la plupart d’entre nous n’insistent pas, pensant préserver ainsi cette cohérence illusoire et multiple de nous-même, et de cette dispersion que nous appelons notre vie. Mais il arrive qu’on insiste, qu’on poursuive le fantasme, la fiction que nous sommes à nous-même, pour fuir d’autres fantômes. Une telle aventure peut rendre fou. Et cette même folie hante toute confession de soi. Étrangement, la vision occidentale de la personne s’est bâtie sur le test de cette folie, sur ce qui apparaîtra comme l’addiction majeure de notre civilisation : la représentation de soi et la fiction d’être soi. Se souvenir, témoigner de soi et rendre compte de soi, c’est pour nous devenir une personne (et si possible « meilleure » qu’avant). Ce fut un lent bouleversement mais un bouleversement irrémédiable. Les gens comme nous ont été en quelque sorte appelés à se dire des personnes, à raconter leur vie comme une histoire personnelle. Ils ont même été appelés à avouer ce qu’ils avaient pu faire de bien ou de mal. À dire s’ils avaient changé ou pas. Ainsi est née l’idée du soi comme parlant lui-même de lui-même (c’est en parlant de soi qu’il devient soi).
Finalement, on pourrait imaginer mille et une autres manières de répondre à la question : qui suis-je ? autres que celle, inéluctablement vouée à l’échec, à l’imprécision, au mensonge, qui consiste à repasser par ses propres souvenirs, à se confronter à l’oubli, à convoquer les fantômes du passé… La poésie des chamans d’Afrique ou d’Amérique identifiait l’être des humains aux autres êtres vivants ou aux éléments de la nature. Je suis oiseau des steppes. Je suis l’ours de la forêt, le rivage de l’océan… Le soi renonce à sa propre autofiction et s’incarne dans la chair, dans le spectacle du monde qui le dépasse et le contient.
Mais celui qui veut devenir soi entend une voix lui demander : qui es-tu ? qu’as-tu fait ? Une voix parle en lui qui lui demande de parler de lui. Cette voix, nous ne l’oublions pas. Elle peut nous aider à devenir nous-mêmes comme elle peut aussi nous persécuter, nous précipiter dans l’abîme même de sa propre question.
Le sujet de toute confessio est un sujet hanté.
Enfin, ce désir de se dire à soi et aux autres a croisé le désir d’écrire, de consigner dans les mots la mise en fiction de soi. Parce qu’en ces temps-là, et depuis quelque temps déjà, l’écriture exerce une autorité. Elle est une force instituante de la vérité et des personnes. Ce qu’il est devenu difficile pour nous d’imaginer : un monde dans lequel des collections d’écrits engagent la vie des gens, leur destin, décident de leur vie commune ou pas, de ce qui pour eux est vrai ou pas. Un monde dans lequel, comme le soulignera Augustin dans ses Aveux, savoir lire et écrire était un atout redoutable pour devenir une personne et chercher la vérité.
La question sous-jacente, et qui est finalement au cœur du processus de transformation de soi que décrivent les treize livres des Aveux, est la question de la littérature. Le monde de l’Antiquité tardive est un monde de passages et de traductions. Cicéron, Quintilien ont traduit et adapté la littérature grecque classique. Le concept même de classique naît dans la Rome du IIe siècle. Rome entend également rivaliser avec l’héritage hellénistique. L’Énéide de Virgile tentera de récupérer, de déplacer et de recréer l’épopée homérique. Les grands auteurs latins adapteront la terminologie philosophique grecque. Savoir écrire et parler, avoir une connaissance approfondie des textes anciens et classiques, des fables et des histoires, est indispensable à une certaine inscription de soi dans le monde. Les Aveux témoignent de l’importance de cet enseignement de la littérature par ceux qu’on appelait à l’époque des grammairiens, dans le système éducatif de l’Empire. La littérature, à l’époque d’Augustin, est devenue le champ dans lequel s’exerce la quête de soi et de la vérité. Les chrétiens vont transformer la culture gréco-romaine. En partie parce que les chrétiens n’ont pas de langue à eux. La langue chrétienne n’existe pas en tant qu’idiome. Les chrétiens vont emprunter et fabriquer une langue entre l’hébreu, le grec et le latin. Héritière de la traduction en grec de la Torah par des Juifs en contexte hellénistique à Alexandrie, au IIIe siècle avant J.-C. Traduction sans laquelle ni la Bible chrétienne n’aurait pu voir le jour ni même le corpus des écritures nouvelles spécifiquement chrétiennes. Cette croyance dans la traduction possible des Écritures est sans précédent. Enfin, les chrétiens ont forgé dans la culture gréco-romaine des règles herméneutiques d’une grande complexité pour lire les Écritures juives à la lumière de l’événement du Christ.
Cette lente révolution qui associe la littérature au test affolant de se dire soi-même et qui bouleverse l’héritage des textes eux-mêmes, c’est la révolution chrétienne qui, d’une certaine façon, triomphe en cette fin de IVe siècle avec Augustin.
Cette idée d’être une personne singulière, c’est-à-dire un soi qui s’avoue soi-même, s’est greffée sur l’histoire du christianisme, sur l’histoire de cette secte juive marginale et persécutée dans l’Empire qui allait devenir religion universelle, précisément à l’époque d’Augustin. Cette bizarrerie chrétienne, aux yeux de beaucoup de gens dans l’Empire, n’a été longtemps que paroles magiques, manducation de chair et remords, aveux déments et dévoration de l’autre absent.
Mais si l’on a tenu à cette voie-là, c’est précisément parce que l’on a tenu à se dire autre. Pour se dire, il faudra avouer l’autre que nous sommes devenus. Cette altérité mouvante sera en quelque sorte la garantie de notre identité nouvelle. Mais aussi la fêlure presque sanglante d’une usurpation de soi par soi. La fiction de notre propre nuit intime.
Nuit de la médiation et de l’invention de soi.