1.

Je suis arrivé à Carthage où grésillait autour de moi la poêle des amours scandaleux.
Je n’aimais pas encore mais j’aimais aimer. Je me haïssais même de ne pas souffrir de manquer d’un manque plus secret.
Je cherchais quoi aimer, aimant aimer. Je haïssais la sécurité, les chemins sans traquenards.

Au fond de moi j’étais affamé. Privé de la nourriture intime – toi, mon Dieu –, je n’éprouvais pas la faim de cette faim. Je n’avais aucun désir pour ce genre d’aliments. Je ne m’en remplissais pas, et plus j’en manquais plus j’en étais dégoûté.

Mon âme n’allait pas bien. Ulcérée, exilée, malheureuse et avide d’attouchements avec des êtres sensibles (mais sans âme, ils ne pourraient jamais se faire aimer ! ). Aimer et être aimé m’était plus agréable si je pouvais jouir du corps amant. Je salissais donc le flux de l’amitié d’une concupiscence ordurière. Je noircissais sa candeur d’effrayants désirs. Mais j’avais beau être abject et sordide, je me démenais pourtant pour paraître élégant et urbain – quelle énorme vanité !

Je me suis rué dans l’amour. J’ai voulu être une proie.
Mon Dieu, mon amour, tu es si bon que tu as aspergé mon plaisir de tant de fiel.
J’ai été aimé. J’ai connu dans la clandestinité les fers de la jouissance. Tout à la joie d’être attaché par d’insupportables nœuds. J’étais enflammé par les fouets de la jalousie, du soupçon, de la peur, de la colère et des coups.

2.

J’étais captivé par le théâtre, ses représentations étaient remplies des images de mon malheur et du combustible de mes passions.
Mais comment l’homme peut-il vouloir souffrir au spectacle de chagrins et de tragédies dont il ne voudrait pas pour lui-même ? Pourtant, comme spectateur, il veut souffrir de cette douleur représentée, et jouir de cette souffrance. Folie étonnante, n’est-ce pas ? Chacun est d’autant plus ému qu’il est personnellement plus exposé à de tels sentiments. Et, comme l’on dit, souffrir soi-même, c’est être malheureux ; compatir, c’est avoir pitié. Mais où est cette pitié dans les fictions de la scène ? On ne demande pas au spectateur de se porter au secours, on l’invite simplement à souffrir. Et on applaudira d’autant plus l’auteur de ces fictions qu’il nous aura fait davantage souffrir. Si ces drames humains, imaginaires ou inspirés de notre histoire ancienne, sont représentés sans faire souffrir le spectateur, c’est l’échec assuré, l’écœurement et les critiques. Mais à l’inverse, si le spectateur souffre, il est captivé et heureux.

3.

Oui, nous aimons les larmes et la souffrance.
Tout le monde préfère, bien sûr, être gai. Mais si on ne trouve jamais du plaisir à son propre malheur, nous en avons, en revanche, quand nous avons pitié, même si cela ne va jamais sans souffrir un peu. N’est-ce pas pourquoi alors nous aimerions souffrir ?
Tout vient de ce flux de l’amitié. Mais où va-t-il ? où coule-t-il ? pourquoi dévale-t-il comme un torrent de poix bouillante dans l’immense mer houleuse de nos sombres envies où il se métamorphose et se transforme volontairement, se détourne et déchoit de la transparence céleste ?
Il faudrait chasser la pitié. Non, non.
Aimer la souffrance ? Oui, parfois.

Mon âme protège-toi des ordures avec l’aide de mon Dieu

Dieu de nos pères célébré toujours vanté

protège-toi des ordures

Encore aujourd’hui, il m’arrive d’avoir pitié. Mais, à l’époque, au théâtre, j’ai partagé la joie des amants quand ils jouissaient abjectement l’un de l’autre, quel que fût le degré imaginaire de leurs actes dans les jeux scéniques. Et quand, au contraire, ils renonçaient l’un à l’autre, j’ai compati en quelque sorte à leur tristesse. Dans les deux cas, j’ai pris du plaisir.
Aujourd’hui, j’ai plus de pitié pour celui qui tire son plaisir de sa propre abjection que pour celui qui souffre d’être frustré d’une volupté malsaine ou d’un misérable bonheur. La pitié est d’autant plus authentique qu’elle ne prend plaisir à aucune souffrance. On approuve le commandement de l’amour : plaindre le malheur d’autrui. Mais pour qui cède à la pitié, il est préférable, bien sûr, de ne pas en souffrir. Oui, car s’il existait quelque chose comme une bienveillance malveillante, il serait alors possible que celui qui s’apitoie véritablement, sincèrement, en vienne à souhaiter l’existence d’êtres malheureux pour avoir à les plaindre.
On peut comprendre une douleur mais on ne doit en aimer aucune.

et toi Seigneur Dieu tu nous aimes amour large et profond plus pur que le nôtre plus incorruptible aucune douleur ne te déchire

Mais qui en est capable ?

4.

Moi, en ce temps-là, j’étais malheureux. J’aimais souffrir et je réclamais de quoi souffrir.
La pantomime des misères fictives d’autrui devait me tirer les larmes pour que j’apprécie le jeu de l’acteur et être bouleversé. Quoi d’étonnant ? Pauvre brebis qui erre loin du troupeau, qui trouve insupportable ta prison, j’étais ravagé d’une gale immonde. D’où mon amour des souffrances – non pas celles capables de me pénétrer en profondeur car je n’aurais pas aimé avoir à endurer celles dont j’aimais le spectacle – mais des souffrances représentées et racontées qui ne pouvaient que m’égratigner en surface. Et pourtant, comme les ongles quand on se gratte, elles provoquaient inflammations, tumeurs, abcès et pus repoussants.

C’était ma vie. Mais était-ce la vie, mon Dieu ?

5.

Il y avait le vol enveloppant de ton amour fidèle et lointain au-dessus de moi.
J’ai pourri de tant d’obscénités. J’ai cédé à une curiosité outrageante qui m’a fait te déserter et me précipiter dans une abyssale infidélité, dans le piège d’une soumission démoniaque à laquelle j’ai sacrifié tous mes désirs. Mais dans tous ces excès, c’est ton fouet qui s’abattait sur moi.
J’ai même osé au cours d’une de tes célébrations solennelles, dans les murs de ton église, négocier le fruit mortel de ma convoitise. Alors tu m’as frappé de lourds châtiments, et ce n’était rien au regard de ma culpabilité.

Oh toi mon énorme amour mon Dieu mon refuge
Tu t’es opposé à ces terribles fautes parmi lesquelles j’ai divagué, la nuque fière, pour me séparer de toi, et préférer ma voie à la tienne, préférer la liberté du déserteur.

6.

Et ces études respectables, comme on les appelait, donnaient l’accès aux audiences du forum. Je devais être le meilleur, je serais d’autant plus admiré que je tromperais les autres. Or l’aveuglement des hommes, c’est précisément se vanter de cette puissance d’aveuglement. J’étais déjà premier au cours de rhétorique. J’exultais et je faisais l’important. J’étais toutefois beaucoup plus calme que les autres, Seigneur, tu le sais, je restais à l’écart de la casse des casseurs – oui, ce nom malheureux, diabolique, était pour ainsi dire une marque d’urbanité ! Je vivais parmi eux honteusement honteux de ne pas leur ressembler. Je les accompagnais et parfois leur amitié me faisait même plaisir, mais leurs actes m’horrifiaient. Cette façon qu’ils avaient de s’acharner délibérément sur les nouveaux les plus timides avec des insultes troublantes, et de se repaître en riant de leur propre méchanceté. Rien ne ressemblait plus à ces actes que des actes démoniaques. Casseurs était le nom qui leur convenait le mieux. Mais ils étaient eux-mêmes les premiers cassés, abîmés d’être ridiculisés : de faux esprits les avaient secrètement séduits pour leur faire aimer précisément se moquer des autres et les tromper.

7.

C’est dans ce milieu, encore à un âge influençable, que j’ai appris l’éloquence dans les livres. Je désirais me distinguer, intention condamnable et futile qui revient à parcourir les plaisirs de la vanité humaine. Et suivant le programme habituel de ces études, j’ai eu à m’intéresser à l’ouvrage d’un certain Cicéron, chez qui d’ordinaire on admire la langue et moins le cœur. Ce livre contient pourtant une exhortation de l’auteur lui-même à la philosophie. Son titre : l’Hortensius 1.
Ce livre a bouleversé mes sentiments en profondeur. Il a orienté mes prières vers toi, Seigneur. Il a bouleversé mes vœux et mes désirs. Soudain, j’ai trouvé vide tout espoir futile. Mon cœur s’est emballé d’une façon incroyable, et j’ai désiré l’immortalité de la sagesse. Je commençais à me lever pour retourner vers toi. Ce qui a le plus compté pour moi dans ce livre, ce n’est pas sa langue acérée – qu’on a cru pouvoir m’acheter avec l’argent de ma mère, j’avais dix-neuf ans, et mon père était mort depuis deux ans déjà –, ni sa langue acérée donc, ni l’art de s’exprimer, mais son contenu, qui m’a convaincu.

8.

Je brûlais, mon Dieu, je brûlais de décoller de la terre vers toi, sans savoir ce que tu faisais de moi.

Oui, près de toi est la sagesse 2. Or l’amour de la sagesse se nomme chez les grecs philosophie. Et cette littérature m’a passionné. Certains utilisent la philosophie pour séduire, pour travestir et donner des couleurs à leurs erreurs avec ce grand nom flatteur et noble. Presque toute cette engeance figure dans ce livre et y est dénoncée, qu’il s’agisse de mes contemporains ou de mes devanciers. L’avertissement de ton esprit, par l’intermédiaire de ton esclave bon et fidèle, était donc salutaire :

Attention à ne pas vous laisser ravir par la philosophie, vaine super-cherie dans la tradition des hommes, et du système du monde, et non pas du Christ, en qui il y a réellement toute la plénitude de la divinité 3.

Moi, en ce temps-là, tu le sais, lumière de mon cœur, je ne connaissais pas encore ces paroles apostoliques, et une seule chose m’a réjoui dans cette exhortation à la philosophie : non pas tel ou tel système, mais la sagesse elle-même, quelle qu’elle soit, et que j’ai voulu aimer, rechercher, atteindre, posséder et embrasser avec force. Ce discours m’excitait, me passionnait, m’incendiait. Dans cet embrasement, une seule chose venait briser mon élan : le nom du Christ n’y figurait pas. Parce que ce nom de ton amour, Seigneur, ce nom de mon libérateur, ton fils, mon tout jeune cœur l’avait bu dès le lait maternel, et l’avait conservé au fond de lui.
Et rien sans ce nom, fût-ce de la belle et authentique littérature, ne pouvait me captiver entièrement.

9.

J’ai décidé de m’intéresser aux Écritures saintes pour voir un peu ce qu’elles étaient. Et j’y vois une chose que les puissants ne peuvent apprendre, que les enfants ne peuvent mettre à nu. Chose obscure au premier abord, profonde en avançant, et voilée de mystères. Moi, je n’étais encore pas fait pour y entrer ni pour l’approfondir avec humilité. Mais ce que je dis aujourd’hui, ce n’est pas ce que j’ai pensé sur le moment, en m’intéressant à ces Écritures : elles m’ont paru alors indignes d’être comparées à la majesté d’un Cicéron. Oui, ma prétention était un obstacle à leur modestie. Mon esprit perspicace n’a pas suffi à les pénétrer. Pourtant, c’est vrai, elles grandissent avec les plus petits, mais j’excluais être tout petit. Dans mon arrogance démesurée, je me voyais grand.

10.

Je suis ainsi tombé chez des hommes aux délires de puissance, charnels à l’excès, et bavards 4. Dans leur bouche, les pièges du diable, et une mélasse faite des syllabes de ton nom, de celui du Seigneur Jésus-Christ et du Paraclet, notre consolateur, le Souffle saint. Ils avaient toujours ces noms-là à la bouche, des paroles seulement, des claquements de langue, mais pour le reste c’était un cœur vide de vérité.
Ils disaient : vérité, vérité. Oh ils me parlaient beaucoup de la vérité mais elle n’était nulle part en eux. Ils parlaient faussement de toi qui es vraiment la vérité, mais aussi des éléments de ce monde, de ta création. Sur tous ces sujets, même quand les philosophes disent vrai, j’ai dû les dépasser devant ton amour

mon père souverain beauté de toutes les beautés

Oh vérité, vérité, du fond du cœur, c’est la mœlle de mon âme qui soupirait vers toi quand ils faisaient résonner ton nom à mes oreilles, si souvent et de façon si variée, dans leurs paroles ou dans leurs énormes et nombreux livres. C’était ce qu’on me servait à manger. J’étais affamé de toi et à ta place on me gavait de soleil et de lune, tes beaux ouvrages, mais tes ouvrages simplement. Il ne s’agissait ni de toi ni même de tes premiers ouvrages. Oui, tes ouvrages spirituels sont supérieurs à ces ouvrages physiques, aussi lumineux et célestes soient-ils.
D’ailleurs moi, j’étais affamé et assoiffé non de ces premiers ouvrages mais de toi-même, vérité, dans laquelle il n’y a ni changement ni l’ombre d’un mouvement. Or on me nourrissait de fantasmes clinquants. Il aurait mieux valu aimer le vrai soleil visible plutôt que ces mirages trompeurs pour l’esprit et le regard. Et comme je pensais à toi, je mangeais sans avidité. Tu n’avais pas dans ma bouche le goût de ce que tu es vraiment. Non, ces mirages vides, ce n’était pas toi. Ils ne me nourrissaient pas et me rendaient toujours plus vide.
Dans les rêves, les aliments ressemblent aux aliments de la vie éveillée. Mais ils ne nourrissent pas les dormeurs puisqu’ils dorment. Ces mirages ne ressemblaient en rien à toi qui maintenant m’as parlé. C’étaient des fantasmes de corps, de corps faux. Les corps réels que nous voyons avec nos yeux de chair sont plus avérés, dans le ciel ou sur terre. Le bétail et les oiseaux les voient comme nous. Et ces corps sont plus avérés que ceux de notre imagination. Et même, il est plus vrai de les imaginer que de conjecturer d’après eux d’autres grandeurs infinies, absolument nulles.
Voilà de quels vides je me nourrissais sans me nourrir.

Toi, mon amour, en qui je m’abandonne pour devenir fort, tu n’es ni ces corps que nous voyons, même dans le ciel, ni ceux que nous n’y voyons pas. Tu les a créés mais ils n’appartiennent pas à tes plus hautes créations.
Comme tu es loin de mes fantasmes, fantasmes de corps qui n’ont aucune existence !
Les fantasmes les plus avérés sont les fantasmes des corps qui ont une existence. Et les corps eux-mêmes sont plus avérés que leurs fantasmes, et pourtant tu n’es pas ces corps. Et tu n’es pas non plus l’âme qui est la vie des corps – pour cette raison meilleure comme vie des corps et plus avérée que les corps eux-mêmes. Tu es la vie des âmes, la vie des vies, vivant par toi-même, tu ne changes pas, vie de mon âme.

11.

Où étais-tu si loin, si loin de moi ?
J’étais si loin en terre étrangère, exclu de toi, et même privé des cosses de ces porcs que je nourrissais de cosses.
Même les fables des grammairiens et des poètes valaient mieux que ces mystifications. Les vers et le chant poétique, le vol de Médée par exemple, sont bien plus utiles que les cinq éléments maquillés de nuances diverses en rapport avec les cinq antres des Ténèbres qui n’ont aucune existence et qui sont mortels si on y croit.
Oui, je pouvais puiser dans les vers et le chant une sorte de nourriture. Mais j’avais beau déclamer le vol de Médée, ce n’était pas pour moi quelque chose de vraisemblable. J’avais beau l’entendre, je n’y croyais pas alors que j’ai cru à ces mystifications.

Malheur. Malheur.

Par quelles marches ai-je descendu dans les profondeurs de ces enfers ? oui, je m’échinais et je me débattais sans la vérité, et c’est toi, mon Dieu – oui je te l’avoue – toi qui a eu pitié de moi alors que je ne t’avais pas encore fait mes aveux –, et c’est toi que je cherchais, non pas avec l’intelligence de l’esprit, qui me sert à dominer les grosses bêtes comme tu l’as voulu, mais avec mes seules facultés physiques.

Tu étais plus intérieur que mon intimité, plus élevé que mes sommets.

Je suis tombé sur cette femme effrontée, imprudente, qui, dans l’énigme de Salomon, est assise à la porte et dit :

le pain caché mangez avec plaisir et l’eau douce volée buvez  5

Elle m’a séduit. Elle m’est apparue dehors quand j’habitais les yeux de ma chair et que je ruminais ces choses que je venais de dévorer.

12.

J’ignorais l’autre vérité – la vraie, celle qui est.
Un aiguillon me poussait à prendre le parti de mes stupides trompeurs quand ils me demandaient d’où venait le mal, et si Dieu était limité par une forme corporelle, s’il avait des cheveux et des ongles, et s’il était juste d’avoir plusieurs femmes, ou de tuer des hommes et de sacrifier des animaux.
J’étais ignare. Ces questions me perturbaient. Je m’éloignais de la vérité alors que je m’imaginais aller vers elle. Je ne savais pas que le mal n’est rien d’autre que la privation du bien, jusqu’au néant absolu.
Comment l’aurais-je vu ? Mes yeux ne voyaient pas au-delà des corps et mon âme ne voyait pas au-delà des fantasmes.
Je ne savais pas que Dieu est un esprit et non quelqu’un avec des membres, une longueur et une largeur, ni un être avec une masse, car le poids d’une masse peut se diviser en différentes parts, et à supposer que la masse soit infinie, son poids est moindre, limité à une part quelconque, dans un espace donné, que dans l’infini. Et elle n’est pas tout entière partout comme un esprit, comme Dieu.
Ce qu’il y a en nous, ce que nous sommes, et que l’Écriture dit de nous que nous sommes à l’image de Dieu, je l’ignorais totalement.

13.

Je ne connaissais pas la vraie justice intérieure, celle qui juge non d’après l’habitude mais d’après la fine fleur de la loi du Dieu tout-puissant. Elle modèle les mœurs des pays et des époques en fonction des pays et des époques, tout en restant elle-même partout et toujours, sans distinction de lieu et de temps. D’après elle, étaient justes Abraham, Isaac et Jacob, Moïse et David, et tous ceux que la bouche de Dieu a célébrés. Mais les mêmes étaient jugés iniques par ceux qui étaient mal informés, et qui jugeaient d’après le temps des hommes et mesuraient les mœurs du genre humain universel à leurs propres mœurs particulières. Un peu comme quelqu’un qui ne sachant rien d’une armure, ni à quel membre correspond quelle pièce, voudrait se couvrir la tête avec la jambière et se chausser avec le casque, et se plaindrait parce que ça n’allait pas parfaitement. Ou comme quelqu’un qui se formaliserait de ne pas être autorisé à vendre un après-midi férié, sous prétexte que c’est autorisé le matin du même jour. Ou qui, dans une même maison, en voyant un esclave manipuler une chose interdite à l’échanson, ou quelque chose se faire derrière l’écurie qui serait interdite à table, s’indignerait que dans une même habitation, pour un même personnel, il n’y ait pas partout et pour tous les mêmes attributions !
De la même façon, on s’indigne d’apprendre qu’en ce siècle une chose permise aux justes ne l’était pas en un autre siècle, ou que Dieu a prescrit une chose à ceux-là et une autre à ceux-ci, d’après les circonstances des époques, alors que les uns et les autres étaient au service de la même justice. On devrait comprendre pourtant que pour un seul homme, un seul jour et une seule maison, à chaque membre convient une chose, et qu’une chose permise depuis longtemps, après l’heure ne l’est plus. Et qu’une certaine chose qui en un lieu est permise voire ordonnée, dans un autre, tout proche, est défendue et punie. Est-ce la justice qui est inconstante et qui change ? Les temps dont elle a la garde ne vont pas au même rythme, et ce ne sont que des temps, en effet. Or les hommes dont la vie sur terre est brève n’ont pas la capacité intellectuelle de rassembler en un tout les circonstances des générations antérieures ou des autres peuples, dont ils n’ont pas l’expérience, à celles dont ils ont l’expérience. Mais pour un même corps, un même jour, une même maison, ils peuvent facilement voir ce qui convient à chaque membre, à chaque moment, ou à chaque partie et à chaque personne. Dans le premier cas, ils s’offusquent, dans l’autre ils se soumettent.

14.

À cette époque, moi je ne savais rien de ces choses, et je n’y faisais pas attention. Je les avais partout sous les yeux et je ne voyais rien. Pourtant dans l’art poétique, je ne devais pas placer n’importe quel pied n’importe où, mais à tel ou tel mètre, et de telle ou telle façon. Et dans un même vers, ce n’était pas le même pied partout. L’art lui-même d’après lequel je déclamais n’avait pas différentes règles mais formait un tout. Et je ne me rendais pas compte que la justice que servaient des hommes bons et saints formait de ses instructions un ensemble supérieur et bien plus sublime, sans varier nulle part, mais en attribuant des préceptes appropriés en fonction de la diversité des époques, et pas tout en même temps. Aveugle, je critiquais les fidèles patriarches qui avaient vécu à leur époque selon l’ordre et l’inspiration de Dieu, mais qui avaient aussi préfiguré l’avenir selon la révélation de Dieu.

15.

Mais existe-t-il un jour ou un endroit où il soit injuste d’aimer Dieu de tout son cœur et de toute son âme et de tout son esprit, et d’aimer le prochain comme soi-même ?
Il est entendu que les crimes contre nature doivent être partout et toujours exécrés et punis, comme ceux des Sodomites. Quand bien même tous les peuples les commettraient, ils seraient quand même passibles de la même accusation devant la loi divine qui n’a pas fait les hommes pour qu’ils fassent usage d’eux-mêmes ainsi. C’est surtout violer l’alliance même qui doit nous unir à Dieu que de polluer cette nature dont il est l’auteur par la perversité de notre libido.
Et ce qui, au regard des mœurs de l’humanité, constitue un crime, il faut l’éviter pour préserver la diversité des mœurs, de telle sorte que le pacte mutuel d’une cité ou d’un peuple, confirmé par l’habitude ou la loi, ne puisse jamais être violé par la libido d’un citoyen ou d’un étranger.
Laideur de toute partie qui ne s’accorde pas à son ensemble !
Oui, mais quand Dieu ordonne quelque chose contre une tradition ou un pacte humain quelconque, même si cela ne s’est jamais fait là, il faut le faire, et si c’était oublié, le restaurer, et si ce n’était pas institué, l’instituer. Il est bien permis à un roi dans la cité où il règne d’ordonner quelque chose que personne avant lui ni jamais lui-même n’avait ordonné, et obtempérer n’est pas alors s’opposer à l’alliance de cette cité. Bien au contraire, ne pas obtempérer serait s’opposer à cette alliance. Le pacte général d’une société humaine est bien d’obéir à son roi. Alors à plus forte raison, Dieu souverain universel de sa création donnant un ordre, il faut s’y soumettre sans douter. Oui, de même que dans les pouvoirs de la société humaine, le pouvoir supérieur a préséance sur l’inférieur qui lui doit obéissance, comme Dieu sur tous.

16.

Même chose pour les crimes. L’outrage ou la méchanceté révèlent l’action nuisible de la libido. Ou les deux à la fois dans la vengeance, comme un ennemi contre son ennemi, ou pour s’emparer d’un objet appartenant à autrui, comme un bandit contre un voyageur, ou pour éviter d’avoir mal, quand on a peur de quelqu’un, ou par envie, comme un misérable devant plus heureux que lui, ou comme celui qui a réussi devant celui dont il craint qu’il ne l’égale ou dont l’égalité le fait souffrir, ou encore par seule jouissance de la souffrance d’autrui, comme les spectateurs des combats de gladiateurs ou les gens caustiques et les mystificateurs.
Ces principaux crimes pullulent avec l’ambition, la cupidité et la concupiscence, avec une seule de ces passions, deux à la fois ou les trois ensemble. On vit dans le mal, en s’opposant aux dix cordes – trois et sept – du psaltérion, ton Décalogue, Dieu très haut et très doux.
Mais quels scandales pourraient t’atteindre ? Tu es incorruptible. Ou quels crimes contre toi à qui rien ne peut nuire ?
En réalité, tu punis ce que les hommes s’infligent à eux-mêmes. Parce que même quand ils s’opposent à toi, ils s’opposent à eux-mêmes. Leur crime est son propre mensonge quand ils pervertissent et dépravent leur nature que tu as faite et harmonisée, quand ils abusent des choses permises, ou qu’ils se livrent passionnément à des interdits contre nature. Ils sont coupables quand ils parlent furieusement contre toi et se braquent contre ton aiguillon, ou quand ils brisent les protections de la société humaine, qu’ils jouissent effrontément d’unions ou de dissidences personnelles, selon leur plaisir ou leur irritation.
C’est ce qui se passe quand on t’abandonne, source de vie, seul vrai créateur et guide de l’univers, et que par orgueil personnel, un amour particulier fait croire à une fausse unité.

Un humble attachement fait retourner en toi.
Tu nous purges des mauvaises habitudes.
Tu es bienveillant pour les fautes qu’on avoue. Tu écoutes les plaintes des enchaînés. Tu nous libères des entraves que nous nous sommes faites, à la condition de ne plus dresser contre toi les cornes d’une fausse liberté, toujours avides de posséder davantage au risque de tout perdre, en aimant notre bien plus que toi, le bien de tous.

17.

Or parmi les scandales, les crimes, et tant de méchancetés, il peut y avoir des fautes utiles à ceux qui les font. Les juges sérieux les réprimandent en vertu de la règle de la perfection, mais en même temps ils font valoir leurs mérites parce qu’ils espèrent un jour en récolter quelque chose comme le blé en herbe que l’on moissonne.
Il y a aussi certaines fautes qui ressemblent à des scandales ou à des crimes, mais qui ne sont pas des fautes parce qu’elles n’offensent ni toi, Seigneur notre Dieu, ni la communauté sociale. Il peut arriver, par exemple, qu’on amasse certaines choses, en prévision des aléas de la vie, sans pour autant agir par cupidité, ou encore qu’on punisse quelqu’un avec l’intention zélée de le corriger au nom d’un pouvoir fort, sans forcément par désir de nuire.
Beaucoup d’actions qu’on voit condamnées par les hommes sont approuvées par ton jugement, et beaucoup qui sont approuvées par les hommes sont rejetées par ton jugement. Souvent l’apparence d’une action est différente de l’intention de son agent et de l’articulation secrète des circonstances.
Mais quand c’est toi qui commandes soudain quelque chose d’inaccoutumé et d’imprévu, même si tu l’as interdit à une époque, et que pour un temps tu caches la raison de ton commandement, et que cela s’oppose même au pacte d’une quelconque société humaine, qui douterait qu’on ne doive le faire puisque la société humaine juste c’est celle qui est attentive à toi ?
Heureux ceux qui savent que c’est toi qui as commandé. Oui, tout ce qui est fait par tes serviteurs l’est pour mettre en évidence les exigences du présent ou pour préfigurer l’avenir.

18.

Et moi, ignorant tout cela, je me moquais de tes esclaves, saints et prophètes.
Et que faisais-je en me moquant d’eux ? J’en arrivais à ce que tu te moques de moi. Insensiblement, j’avais fini en effet par croire à des farces. Je pensais qu’une figue quand on la cueillait pleurait des larmes de lait, avec son arbre qui était sa mère. Mais que si un des saints manichéens mangeait cette figue (qu’un autre que lui bien sûr avait fait le crime de cueillir), qu’il l’absorbait dans ses viscères, il en exhalerait des anges, ou mieux encore des particules divines, en gémissant et en rotant. Ces particules du Dieu très haut et vrai seraient restées prisonnières du fruit si la dent et le ventre de ce saint élu ne les en avaient délivrées !
J’ai fini par croire, pauvre de moi, qu’il fallait être plus compatissant avec les fruits de la terre qu’avec les hommes pour qui ils naissent. Au point que si un affamé qui n’était pas manichéen demandait un fruit, lui en donner ne serait-ce qu’une petite bouchée méritait la peine capitale !

19.

Tu as tendu ta main d’en haut.
Tu m’as arraché des profondeurs obscures.
Pendant ce temps, ma mère, ta fidèle, t’adressait les pleurs qu’elle versait sur moi, plus abondants que les pleurs des mères sur une dépouille funèbre.
Sa foi et son inspiration qu’elle tenait de toi lui faisaient voir ma mort.
Et tu l’as exaucée, Seigneur. Tu l’as exaucée. Tu ne t’es pas détourné de ses larmes dont le flot ininterrompu arrosait la terre sous ses yeux partout où elle priait. Tu l’as exaucée.
Autrement d’où serait sorti ce rêve dans lequel tu la consolais jusqu’à ce qu’elle accepte de vivre avec moi et de partager avec moi la même table chez nous ? Ce qu’elle avait d’abord refusé, horrifiée, révulsée par mes erreurs blasphématoires.
Elle s’est vue debout sur une barre de bois. Un jeune homme resplendissant, hilare, vient vers elle et lui sourit alors qu’elle est triste, accablée de tristesse. Il l’interroge sur les raisons de sa tristesse et de ses larmes quotidiennes. Moins pour comprendre que pour lui faire comprendre quelque chose, comme cela arrive souvent dans les rêves. Elle lui répond qu’elle se lamente sur ma perdition. Il lui ordonne alors de se rassurer et l’invite à être plus attentive et à regarder : où elle était, j’étais moi aussi.
Elle observe l’endroit où elle se trouve et me voit soudain près d’elle, debout sur la même barre de bois.
Ça n’a été possible que parce que tu as ouvert tes oreilles à son cœur, bonté toute-puissante qui prends soin de chacun de nous comme si tu prenais soin de lui seul, et de tous comme s’il s’agissait de chacun en particulier.

20.

Et une chose encore. Elle me raconte son rêve et je risque l’interprétation suivante : c’était plutôt à elle de ne pas désespérer d’être à l’avenir ce que j’étais. Non, répond-elle, immédiatement et sans aucune hésitation. On ne m’a pas dit : où il est, tu es aussi. Mais bien : où tu es, il est lui aussi.
Je t’avoue, Seigneur, mon souvenir, comme il me revient. Je ne l’ai jamais passé sous silence. Il y eut ta réponse, venue pour moi d’une mère vigilante, le fait qu’une fausse interprétation si plausible ne l’ait pas troublée et qu’elle ait vu si vite ce qu’il fallait voir – ce que moi je n’avais pas vu, du moins avant sa réponse. Tout cela m’a impressionné, plus que le rêve lui-même qui prédisait à cette femme dévouée la joie qu’elle aurait plus tard et qui la consolait par avance de son inquiétude.
Il fallut en effet attendre neuf ans. Neuf ans que j’ai passés dans la boue des bas-fonds et dans l’erreur la plus noire, malgré de fréquents efforts pour me relever mais qui me fracassaient encore plus violemment. Je me suis roulé dans la boue. Et pendant ce temps, cette veuve vertueuse, dévouée et sobre comme tu les aimes, que l’espoir ranimait déjà, n’économisait pas pour autant ses pleurs et ses gémissements. À chaque heure de ses prières, elle se lamentait sur moi auprès de toi. Ses prières entraient dans ta présence, mais tu me laissais encore me rouler et m’ensevelir dans cette noirceur.

21.

Entre-temps, tu donnais une autre réponse qui me revient. Oui, je dois passer beaucoup de choses pour arriver plus vite à celles qu’il est urgent de t’avouer, et beaucoup d’autres aussi dont je ne me souviens pas.
Tu as donné une autre réponse par ton prêtre, un évêque nourri dans l’assemblée, et spécialiste de tes livres. Cette femme lui avait demandé de bien vouloir discuter avec moi, de réfuter mes erreurs et de me désapprendre le mal pour m’apprendre le bien. Elle avait l’habitude de demander cela aux personnes compétentes qu’elle rencontrait par hasard. Mais il refusa, avec une vraie prudence, comme je devais m’en rendre compte plus tard.
Il a répondu que j’étais encore rebelle, et plein de cette nouvelle hérésie, et que j’avais déjà tourmenté par de petites questions minables beaucoup d’ignorants, comme elle-même le lui avait raconté.
Mais, dit-il, laisse-le là. interroge simplement le Seigneur sur son cas. Par ses lectures, il découvrira lui-même la nature de cette erreur et la gravité de son hérésie.
Et il lui a raconté comment lui-même, dans son enfance, avait été livré aux Manichéens par sa mère abusée. Il avait lu et recopié presque tous leurs livres. Et il lui était alors apparu, sans l’aide de quiconque pour le contredire et le convaincre, que cette secte était à fuir.
Et il avait fui.
Il eut beau dire, elle refusait d’accepter, et elle insistait en suppliant davantage et pleurait abondamment pour qu’il me voie et discute avec moi. Mais il commençait à être agacé et fatigué.
Va-t’en, dit-il. Laisse-moi. Toi vivante, il n’est pas possible que le fils de ces larmes soit perdu.
Parole qu’elle a conservée, et qu’elle m’a rappelée souvent dans nos conversations, comme si cette parole avait retenti depuis le ciel.

1. On ne possède plus aujourd’hui d’exemplaire de cet ouvrage de Cicéron sinon quelques fragments rassemblés à la fin du XIXe siècle. L’Hortensius a initié Augustin à la philosophie, à son histoire et surtout à ses grandes valeurs morales : quête des vertus, recherche du bien…

2. Job 12, 13.

3. Lettre aux Colossiens 2, 8-11.

4. Augustin passera une dizaine d’années proche des manichéens avant de se convertir définitivement au christianisme. Sa critique violente, et souvent caricaturale, de cette religion témoigne à la fois de l’importance du manichéisme à son époque (on a même parlé de « christianisme manichéen »), des polémiques incessantes entretenues avec le christianisme, et de l’importance que cette éthique religieuse joua dans la formation d’Augustin. Le manichéisme est une religion aujourd’hui éteinte mais qui eut une diffusion considérable de l’Afrique du Nord jusqu’en Asie centrale et en Chine. Des communautés manichéennes ont survécu jusqu’au XIe siècle en Turquie et en Iran. Mani, le fondateur de cette religion (216-277), était un Araméen de Babylonie, issu de milieux judéo-chrétiens, et dont le projet était d’installer une religion universelle. Ce fut avant tout un auteur prolixe. Il se dit messie, se compare et rivalise avec Zoroastre, Bouddha et Jésus. Sa biographie invite à de constants rapprochements avec les paroles de Jésus, considéré comme le dernier prophète. Le Christ est reconnu par les manichéens comme libérateur et sauveur. Mais pour eux il n’est pas né de Marie et sa mort n’a été qu’une apparence de mort. Mani écrit pour transmettre au monde « la bonne nouvelle » de sa prophétie. Sa religion, contrairement aux caricatures que l’on s’est plu à en faire, est d’une grande richesse et complexité, à l’entrecroisement de nombreuses croyances de l’Orient ancien et de l’Asie. Historiquement, le manichéisme apparaît entre la naissance et l’essor du christianisme et de l’islam. L’éthique manichéenne, que ridiculise Augustin, tenait à un code moral fondé sur la non-violence, l’abstinence et la pauvreté. On sait à présent que ce code était d’une très haute valeur morale et qu’elle contribua à adoucir les mœurs des peuplades de la Haute Asie. Les obligations canoniques des laïcs manichéens évoquent irrésistiblement les cinq piliers de l’islam : commandements de la foi, prière, aumône, jeûne et confession des fautes. Pour les manichéens, le christianisme est une hérésie païenne, un schisme issu du judaïsme. Eux-mêmes rejetaient le dieu de l’Ancien Testament et sa Loi.

5. Proverbes 9, 17-18.