Si je fais l’effort de me rappeler les
horreurs par lesquelles je suis passé, et la corruption physique de
mon âme, ce n’est pas parce que je les aime mais parce que je
t’aime, mon Dieu.
Je le fais par amour de ton amour. Je
repasse par mes chemins dissolus, par leur souvenir acide. Et tu
m’adoucis, douceur qui ne trompe pas, douceur heureuse et sûre, qui
me recueille de la dispersion où je tombais en lambeaux quand, à
l’écart de toi, l’Un, je m’évanouissais dans le multiple.
Oui, j’ai brûlé un temps, dans
l’adolescence, d’assouvissements abjects.
Scabreuse exubérance de sombres amours
changeants.
Ma beauté s’est desséchée. J’ai pourri
sous tes yeux.
Je me plaisais en cherchant à plaire aux
yeux des hommes.
2.
Mon plaisir ? Aimer et être
aimé.
J’étais incapable d’un échange d’âme à
âme, cette voie lumineuse qu’ouvre l’amitié. La boue de la
concupiscence charnelle, sous l’effet de l’éclosion de la puberté,
dégageait des vapeurs qui ont recouvert mon cœur de nuages et l’ont
obscurci. Au point que je n’ai plus fait la différence entre une
affection raisonnable et une sombre débauche. L’une et l’autre
confondues comme dans les remous d’un torrent, une envie brutale
s’emparait de ma faible jeunesse qui plongeait et replongeait dans
l’abîme de l’abjection.
Ta colère pesait sur moi et je ne le
savais pas.
J’étais assourdi par le bruit strident des
chaînes de ma mortalité. Mon orgueil m’avait puni, je m’éloignais
encore davantage de toi et tu laissais faire. J’étais ballotté et
dispersé, liquéfié, échauffé par le sexe. Tu te taisais.
Oh ma joie lente à venir.
Oui, tu te taisais et je m’éloignais
davantage de toi dans toujours plus de stériles semences de
douleurs, d’orgueilleuses déjections et d’inquiètes
lassitudes.
3.
On aurait pu modérer mes malheurs.
Utiliser les beautés fugaces des dernières des créatures en donnant
un but à leurs charmes : faire atteindre le rivage de l’amour
conjugal aux flots bouillonnants de ma jeunesse qui ne pouvaient
d’eux-mêmes trouver la paix dans la procréation, comme le prescrit
ta loi.
Seigneur.
Tu façonnes la bouture de notre mort. Ta
main peut adoucir les épines, inconnues dans ton paradis.
Non, ta toute-puissance n’est pas loin de
nous mêmes quand nous sommes si loin de toi.
Ah, si je m’étais intéressé à la rumeur de
tes nuées :
ou encore :
ou encore :
qui est sans femme pense aux choses qui
sont de Dieu, comment plaire à Dieu, mais qui est lié par le
mariage pense aux choses qui sont du monde, comment plaire à sa
femme 3
Ah, si j’avais écouté plus attentivement
ces voix. Je me serais castré pour atteindre le royaume des cieux,
et j’aurais attendu tes étreintes, tout en étant beaucoup plus
heureux.
4.
Mais j’étais en pleine effervescence.
Misérable. Je t’avais abandonné et je suivais mon propre cours
déchaîné.
Si j’ai délaissé toutes tes prescriptions,
je n’ai pourtant pas échappé à tes fouets. Qui le pourrait parmi
les mortels ? Tu as toujours été là. Ton amour furieux
aspergeait de fiel et de dégoût tous mes plaisirs interdits pour
que j’aspire ainsi à un plaisir moins brutal. Et pour n’atteindre,
dès que je le pourrais, rien d’autre que toi, Seigneur, que toi qui
fais de la douleur une leçon, qui frappes pour guérir et qui nous
tues pour que nous ne mourions pas loin de toi.
Où étais-je passé ?
À seize ans, je me suis exilé loin de ta
maison des plaisirs. Un nouveau royaume s’est alors ouvert à
moi : je me suis soumis de toutes mes forces à une sensualité
extravagante, au dérèglement de la dépravation humaine, à la
transgression de tes interdits.
Mes parents ne se sont pas préoccupés de
me marier pour m’arracher à cette débauche. Leur seule
préoccupation a été que j’apprenne le mieux possible l’art de la
conversation et de la persuasion.
5.
Or cette année-là, mes études furent
interrompues.
On m’a fait revenir de Madaure. Une ville
proche où j’étais parti apprendre la littérature et l’art oratoire.
On économisait de l’argent pour une destination plus lointaine
encore : Carthage. L’ardeur qu’y mettait mon père, modeste
citoyen de Tagaste, dépassait ses moyens.
Mais à qui raconter tout ça ? Non pas
à toi, mon Dieu, mais grâce à toi je raconte cela à mon genre, le
genre humain. Même si une part infime seulement est susceptible de
tomber sur mes écrits.
Et pour quoi le faire ? Pour que moi
et quiconque lirait songions de quelle profondeur il faut crier
vers toi.
Un cœur qui fait ses aveux, une vie dédiée
à la foi, se rapprochent de tes oreilles.
Qui alors n’aurait pas admiré cet homme,
mon père ? Il ne regardait pas à la dépense pour son fils,
au-delà même de ce que lui permettait son patrimoine, pour financer
un lointain voyage d’étude. De nombreux citoyens bien plus riches
ne se donnaient pas tant de mal pour leurs enfants. Or ce même
père, en revanche, ne se posait pas de questions sur ma naissance à
toi ni sur ma chasteté, pourvu que je sois disert ou désert,
devrais-je dire, sans ta culture.
Dieu. Tu es l’unique maître véritable et
bienveillant de tes terres comme de mon cœur.
6.
Et en cette seizième année, une parenthèse
de liberté due à la situation précaire de ma famille me fit chômer
tous les cours.
J’ai alors vécu avec mes parents. Et tout
un épineux buisson de désirs poussa au-dessus de ma tête. Personne
n’a pu l’en arracher.
Bien au contraire. Un jour, aux bains, mon
père s’est aperçu de ma puberté, du trouble de mon adolescence.
Impatient d’avoir des petits-enfants, il annonça tout heureux la
nouvelle à ma mère. Il était gagné par l’ivresse de ce monde qui
t’a oublié, toi son créateur, et qui aime ta créature plus que toi.
Effets du vin invisible de ses désirs pervers et déviants.
Mais si dans le sein maternel, tu avais
déjà l’ébauche de ton temple et l’origine de ta sainte habitation,
tandis que mon père n’était encore catéchumène en ce temps-là que
depuis peu.
Ma mère fut terrorisée, en proie à un
désordre sacré. Je n’étais pas encore un fidèle mais elle craignait
déjà pour moi les chemins tordus qu’empruntent ceux qui te montrent
leur dos plutôt que leur visage.
Hélas. Comment oser dire que tu ne disais
rien, mon Dieu, alors que je m’éloignais toujours plus de
toi ? Tu ne me disais rien ? mais alors si elles
n’étaient pas de toi, de qui étaient ces paroles que tu faisais
chanter à mes oreilles par la voix de ma mère, ta fidèle ?
Mais aucune n’a touché mon cœur pour m’inciter à réagir.
Je garde au fond de moi le souvenir de sa
recommandation pleine d’affection : pas de relations
sexuelles, et surtout pas d’adultère avec la femme de qui que ce
soit. Pure recommandation féminine, ai-je pensé. Lui obéir m’aurait
fait honte. Or c’était ta recommandation, et je ne le savais pas.
Je pensais que tu ne disais rien, que c’était elle qui parlait
alors qu’à travers elle tu ne me disais pas rien justement, et qu’à
travers elle, moi je te méprisais, moi son fils, fils de ta
servante ton esclave. Mais je ne le savais pas. Et la tête basse,
je m’aveuglais au point que, parmi les garçons de mon âge, j’avais
honte d’être moins obscène qu’eux quand je les entendais se vanter
de leurs débauches. Plus c’était sale, plus on était admiré. Notre
plaisir n’était pas tant d’assouvir nos désirs que de susciter
l’admiration des autres.
Quoi de plus condamnable que le
vice ? Eh bien moi, pour ne pas être condamné, je devais être
plus vicieux encore. Et s’il m’arrivait d’être en deçà de la
dépravation des autres, j’inventais des actes que je n’avais pas
commis pour ne pas apparaître plus abject d’être plus innocent ni
plus obscène d’être plus chaste.
8.
Avec mes camarades, j’ai arpenté les rues
de cette Babylone. Je me suis vautré dans la fange comme dans de la
cinnamome ou des nards précieux. Je ne quittais plus l’ombilic de
cette Babylone où un ennemi invisible me piétinait et me séduisait.
J’étais si facile à séduire.
Ma mère avait déjà fui le cœur de cette
Babylone. Elle ne s’attardait plus que dans les faubourgs. La mère
de ma chair m’avait engagé à la pudeur. Elle s’est inquiétée des
propos de son mari sur mon compte. C’était suffisamment malsain,
jugea-t-elle. Cela compromettait déjà tout amour conjugal, à
l’avenir. Il aurait fallu tailler dans le vif, mais elle abandonna
par crainte de faire obstacle aux espoirs qu’on mettait en moi. Il
ne s’agissait pas de ces espoirs que ma mère plaçait en toi pour
les siècles futurs mais de l’espoir d’une
formation lettrée que chacun de mes deux parents voulait à tout
prix que je connaisse, mon père parce qu’il ne pensait presque rien
de toi et ne songeait qu’à des futilités pour moi, ma mère parce
qu’elle estimait que ces études et cette formation ne pouvaient pas
me nuire et pourraient même m’aider plus tard à te rejoindre.
C’est à peu près ce que je devine des
désirs de mes parents, à l’époque. Ils n’étaient pas très sévères
et me laissaient libre. J’allais jusqu’à me dissoudre dans de
nombreuses passions. Chacune d’elles renfermait une part obscure
qui m’interdisait, mon Dieu, d’avoir accès à ta vérité. La
méchanceté suintait de mes pores.
9.
Le vol est bien puni par ta loi, Seigneur,
mais aussi par la loi écrite dans le cœur de l’homme, et être
injuste soi-même ne suffit pas à l’effacer. Quel voleur en effet
supporte sans broncher d’être volé à son tour ? Pas même s’il
est richissime et l’autre acculé à la plus grande misère.
Eh bien moi, j’ai voulu faire un vol sans
y être acculé par la nécessité, mais par absence et dégoût du
sentiment de justice et un excès d’injustice. J’ai même volé ce que
j’avais déjà en abondance et de bien meilleur. Je ne voulais pas
jouir de ce que je désirais par le vol mais du vol lui-même, de la
faute.
Près de notre vigne, il y avait un poirier
chargé de fruits ni très beaux ni très savoureux. Jeunes voyous,
nous nous sommes enfoncés dans la nuit, pour secouer l’arbre et
faire tomber les fruits. Selon notre habitude malsaine, nous avions
prolongé tard dans la nuit nos jeux sur les places. Nous avons
emporté un énorme fardeau de fruits. Ce n’était pas pour nous
régaler mais pour aller les jeter aux cochons. Nous en avons bien
goûté quelques-uns, mais ce que nous avons trouvé de meilleur,
c’est la transgression de l’interdit.
C’est mon cœur, Dieu, c’est mon cœur que
tu as pris en pitié au fond de l’abîme.
Maintenant mon cœur te dit ce qu’il était
allé chercher là-bas : une méchanceté gratuite. Sans autre
mobile à ma méchanceté que la méchanceté même. Elle était abjecte
et je l’ai aimée. J’ai aimé ma dépravation, j’ai
aimé ma déchéance, je n’ai pas aimé l’objet de ma déchéance mais ma
déchéance elle-même. Âme ignoble qui me coupait de ton soutien, me
bannissait non pas parce qu’elle avait désiré une chose abjecte
mais parce qu’elle désirait l’abjection elle-même.
10.
Oui, il y a une séduction des beaux corps,
de l’or, de l’argent, de tout. Dans le contact charnel, le plus
important c’est que les corps se répondent. Et chacun des autres
sens suscite une réaction appropriée à chacun d’eux. Les honneurs
du monde et le pouvoir de commander, de dominer, ont chacun leur
attrait, ce qui fait naître le désir jaloux de se venger.
Pour obtenir toutes ces choses, on ne doit
pas sortir de toi, Seigneur, ni dévier de ta loi. La vie que nous
vivons dans ce monde est séduisante. Elle a, dans une certaine
mesure, ses charmes propres qui s’accordent avec toutes les beautés
d’ici-bas. L’amitié entre hommes est aussi un nœud chéri et doux
puisqu’elle est l’union de plusieurs âmes.
Mais c’est pour tout cela, et pour
d’autres choses semblables, qu’on laisse entrer le crime. Par une
inclination immodérée pour les biens les plus bas, on en déserte de
meilleurs et de supérieurs.
Toi Seigneur notre Dieu ta vérité et ta
loi
Oui, chacun de ces biens a ses délices
mais pas autant que mon Dieu qui a tout fait.
En lui le juste se régale et lui-même
régale les cœurs droits
11.
Ainsi, dans une enquête, le mobile d’un
crime ne nous convainc que si l’envie de s’emparer, ou la peur de
perdre, un de ces biens très inférieurs, comme nous les avons
appelés, nous paraît plausible.
(Ah oui, ce sont de belles choses
fascinantes, mais comparées aux biens supérieurs et béatifiques,
elles sont abjectes et sans valeur.)
Quelqu’un tue un homme. Quel est son
mobile ? Il voulait la femme ou la propriété d’un autre. Il
voulait voler à l’autre de quoi vivre. Ou au contraire,
propriétaire de ces mêmes choses, il a pu craindre de les perdre à
cause de sa victime. Il a pu aussi se sentir offensé et a voulu se
venger.
Aurait-il pu tuer un homme sans raison,
pour le seul plaisir de tuer un homme ? Est-ce
crédible ?
On a bien dit d’un homme extravagant et
cruel à l’excès qu’il était capable d’une méchanceté et d’une
cruauté gratuites. Mais on a commencé par en donner la
raison : il avait peur que l’inaction, disait-on, n’engourdît
sa main ou son esprit. Mais pourquoi ? quel est le mobile de
tout ça ? Eh bien, cet exercice du crime lui permettait de
s’entraîner pour prendre la ville, s’emparer des honneurs, du
pouvoir, des richesses, et s’exempter ainsi de la peur des lois et
d’une vie difficile en raison d’un patrimoine insuffisant et d’un
sentiment criminel de culpabilité.
Non, même Catilina n’a pas aimé ses crimes
mais tout autre chose qui en était le mobile.
12.
Mais moi, malheureux, qu’ai-je aimé en
toi, mon vol, mon crime nocturne, l’année de mes seize
ans ?
Non, tu n’étais pas beau puisque tu étais
un vol. Es-tu même quelque chose pour que je te parle ?
C’étaient de beaux fruits que nous avons
volés. C’était ta création, toi le plus beau de tous, créateur de
tout, Dieu bon, Dieu bien suprême, et mon vrai bien.
C’étaient de beaux fruits mais mon âme
misérable ne les a pas convoités pour eux-mêmes. Il y en avait pour
moi de meilleurs en abondance, mais c’est eux que j’ai cueillis
dans le seul but de voler. Oui, à peine cueillis, je les ai jetés.
Le crime fut mon seul repas avec joie savouré. Et si un de ces
fruits est entré dans ma bouche, c’est que le crime fut
goûteux.
Seigneur mon Dieu.
Et je cherche maintenant ce qui m’a plu
dans le vol.
Beauté nulle. Et je ne parle même pas de
rivaliser avec l’équité ou la prudence ni avec rien dans l’esprit
des hommes ni dans la mémoire ni dans les sens et la vie végétative
ni avec l’espace stellaire séduisant et attirant ni dans la terre
et la mer pleines de rejetons dont les naissances succèdent aux
disparitions ni avec rien du moins comparable à cette sorte d’ombre
de beauté défaillante des vices trompeurs.
13.
Oui, l’orgueil parodie l’élévation mais
toi, tu es unique, au-dessus de tout, Dieu très haut.
L’ambition ne cherche que les honneurs et
la gloire mais tu es unique avant tout le monde, honoré et glorifié
pour toujours.
Les puissants cruels cherchent à nous
terroriser, mais qui est terrible sinon le Dieu unique ? et
qui peut s’arracher ou se dérober à son pouvoir ? et quand et
où et comment et par qui le pourrait-il ?
Les caresses lascives veulent qu’on les
aime, mais rien de plus caressant que ton amour ni rien d’aimable
plus libérateur que ta vérité, belle et lumineuse avant toute
chose.
Curieux, nous cherchons à nous montrer
passionnés par les sciences, mais tu connais tout à son plus haut
degré.
Ignares et bêtes nous nous abritons
derrière les noms de simplicité et d’innocence, mais c’est parce
qu’on ne trouve rien de plus simple que toi.
Et quoi de plus innocent que toi ?
Leurs propres actions sont les ennemies des méchants.
Paresseux nous cherchons un quasi-repos,
mais quel vrai repos est assuré sans le Seigneur ?
On voudrait appeler le luxe pléthore et
abondance, mais tu es la plénitude et un inépuisable trésor de
douceur inaltérable.
Prodigues, nous nous justifions à l’ombre
de la libéralité, mais tu prodigues tous les biens en
abondance.
Avares, nous voulons amasser beaucoup,
mais toi, tu possèdes tout.
Envieux, nous luttons pour être les
premiers, mais quoi de supérieur à toi ?
Nous cherchons à nous délivrer par la
colère, mais qui délivre plus justement que toi ?
Nous frissonnons de peur quand l’insolite
et l’inattendu s’en prennent aux choses qu’on aime et qu’on
protège. Mais pour toi quoi d’insolite ? quoi
d’inattendu ? et qui te sépare de ce que tu aimes ? et
où, si ce n’est près de toi, une protection assurée ?
Nous pleurons de tristesse les choses
perdues qui nous faisaient envie parce que nous voudrions qu’on
puisse ne rien nous enlever comme à toi.
14.
L’âme se prostitue quand elle s’écarte de
toi.
Elle cherche hors de toi ce qui est pur et
transparent. Et elle ne le trouve pas sans revenir à toi.
Les pervers qui t’imitent s’éloignent de
toi et se redressent pour s’opposer à toi. Mais pourtant en
t’imitant ils montrent que tu es créateur de la nature entière et
par là même que nulle part on ne se sépare de toi.
Qu’ai-je donc aimé dans ce vol et en quoi,
imparfait et pervers, ai-je imité mon Seigneur ?
J’aurais pris plaisir à agir contre la
loi, du moins par ruse ne le pouvant de force. Prisonnier, j’aurais
mimé une liberté mutilée en transgressant délibérément un interdit,
sombre parodie de toute-puissance.
C’est l’esclave fuyant son maître pour
embrasser une ombre.
Pourriture. Vie monstre. Mort
profonde.
Peut-on prendre plaisir à un acte interdit
pour l’unique raison qu’il est interdit ?
15.
Quand pourrai-je rendre au Seigneur ce que
ma mémoire a pu recueillir sans que mon âme ne prenne
peur ?
Je t’aimerai, Seigneur, et je te
remercierai et je me confierai à ton nom. Tu m’as tant pardonné de
mes actes méchants et criminels.
J’attribue à ta grâce et à ta compassion
d’avoir fait fondre comme glace mes crimes.
J’attribue aussi à ta grâce tout ce que je
n’ai pas fait de mal. Eh oui, que n’aurais-je pu faire moi qui ai
même aimé un crime gratuit ?
Et tout m’a été pardonné, je
l’avoue : ce que j’ai fait de mal et ce que sous ta protection
je n’ai pas fait.
Qui parmi les hommes, conscient de son
infirmité, oserait mettre sa pureté et son innocence sur le compte
de ses propres forces pour moins t’aimer, comme si ta compassion –
par laquelle tu effaces les crimes de celui qui se retourne vers
toi – lui avait été moins nécessaire ?
Oui, que celui qui fut appelé à toi et a
suivi ta voix et évité les choses qu’il lit dans mes souvenirs et
mes aveux ne se moque pas de me voir guéri de ma maladie par un
médecin qui lui a permis, à lui, de ne pas être malade, ou plutôt
d’être moins malade. Celui-là doit avoir pour toi autant sinon plus
d’amour encore. Car, comme il peut le voir, le même qui m’a tiré de
l’immense langueur de mes crimes ne l’a pas piégé dans l’immense
langueur du mal.
16.
Quel fut le profit pour moi, malheureux,
de ces actes dont le souvenir aujourd’hui me fait rougir ? Ce
vol surtout en qui j’ai aimé le vol lui-même et rien d’autre, alors
que lui-même n’est rien, ce qui m’a rendu d’autant plus
malheureux.
En tout cas, seul je ne l’aurais pas fait.
C’était, je m’en souviens, mon état d’esprit de l’époque. Non, seul
je ne l’aurais pas fait.
J’ai donc aimé la communauté de ceux avec
qui je l’ai fait. Je n’ai donc pas aimé rien d’autre que le vol. Ou
plutôt si : rien d’autre car cette autre chose n’est rien non
plus.
De quoi s’agit-il en réalité ?
Qui m’instruira sinon celui qui éclaire
mon cœur et en distingue les ombres ?
Pourquoi l’idée de cette recherche, de
cette discussion et de cet examen ?
Si j’avais aimé les fruits que j’ai volés,
et si j’avais désiré en jouir, j’aurais pu, même seul si j’y avais
suffi, commettre ce crime pour assouvir mon plaisir sans avoir à me
frotter à des âmes complices pour enflammer le prurit de ma
cupidité. Mais, puisque le plaisir n’était pas
dans ces fruits, c’est dans le crime lui-même qu’il se trouve,
crime collectif que nous avons partagé.
17.
Quel était cet affect que
j’éprouvais ?
Parfaitement, totalement ignoble, bien
sûr, et malheur à moi, car c’était le mien.
Mais encore…
C’était un rire, comme un chatouillement
du cœur.
Nous avons fait ça aux dépens de ceux qui
ne nous en imaginaient pas capables, et qui ne le voulaient surtout
pas.
Mais pourquoi prendre du plaisir à ne pas
agir seul ? Est-ce parce que personne ne rit facilement tout
seul ? C’est vrai, mais il peut arriver aussi que, tout en
étant seul et isolé, sans autre présence autour de nous, nous
soyons pris d’un fou rire sur une simple idée ou une simple vision
ridicule.
Mais moi je n’aurais pas agi seul, je ne
l’aurais pas fait si j’avais été tout seul.
Devant toi, mon Dieu, c’est le souvenir à
vif de mon âme.
Seul, je n’aurais pas fait ce vol qui ne
m’a pas plu pour ce que je volais mais parce que je volais. Je
n’aurais pas eu de plaisir à faire ce vol tout seul, et je ne
l’aurais pas fait.
Amitié trop inamicale. Indéchiffrable
séduction de l’esprit.
Le jeu et la plaisanterie font naître un
avide désir de nuire, un appétit de faire du tort à autrui, sans
désir de profit personnel ni de vengeance. Quelques paroles
suffisent : allons-y, faisons-le ! et on a honte d’avoir
honte.
18.
Qui peut débrouiller un tel enchevêtrement
et une telle complexité de nœuds ?
C’est horrible.
Je ne veux pas fixer mon regard. Je ne
veux pas voir ça.
Oh c’est toi que je veux
justice et innocence beauté parée
d’honnêtes lumières
insatiable satiété repos parfait près de
toi
vie imperturbable
Qui entre en toi entre dans la joie de son
Seigneur et n’aura plus jamais peur et se trouvera au mieux dans le
meilleur.
Mais à la dérive, loin de toi, j’ai erré,
mon Dieu, dans mon adolescence, trop loin du chemin de ta
stabilité.
Je me suis fait terre du manque.
1. 1re Lettre aux
Corinthiens 7, 28.
↵
2. 1re Lettre aux
Corinthiens 7, 1.
↵
3. 1re Lettre aux
Corinthiens 7, 32.
↵
4. Psaumes 16, 13.
↵