1.
Je veux te connaître toi qui me connais,
te connaître comme je suis connu.
Force, pénètre-moi. Fais de moi ce que tu
veux. Tu m’auras, tu me posséderas sans tache, sans ride.
Oh c’est mon espoir, c’est pour quoi je
parle. Cet espoir, c’est mon bonheur quand mon bonheur est sage.
Pour le reste, dans cette vie, nous pleurons ce que nous ne
devrions pas pleurer, et nous ne pleurons pas ce que nous devrions
pleurer.
Oui, tu as aimé la vérité car qui fait la
vérité vient à la lumière. Je veux faire la vérité dans mon cœur,
devant toi, par l’aveu et par l’écriture, devant de nombreux
témoins.
2.
Pour tes yeux, Seigneur, les abîmes de la
conscience humaine sont nus.
Quel secret pourrais-je alors avoir même
si je ne voulais pas te l’avouer ? C’est toi que je cacherais
à moi-même et non l’inverse.
Mon gémissement est maintenant la preuve
de ma propre détestation. C’est toi qui brilles et qui plais. Qui
es aimé et désiré. Je me fais honte. Je me repousse. C’est toi mon
élu.
Et sans toi, je ne te plais ni ne me
plais.
Pour toi, Seigneur, je suis transparent.
Quel que soit mon état. Je l’ai dit : je n’obtiens pas les
aveux que je te fais par les paroles et les hurlements de mon
corps, mais par les paroles de l’âme et les cris de mon esprit que
ton oreille connaît bien. Quand je suis méchant, te l’avouer n’est
rien d’autre que me détester moi-même. Quand je suis juste, te
l’avouer n’est rien d’autre que reconnaître que je n’y suis pour
rien.
Oui, c’est toi, Seigneur, qui bénis le
juste et qui, pour commencer, as rendu juste l’injuste
1.
Sous tes yeux, je te fais mes aveux, en
silence et pas en silence.
Silence bruyant et cri d’amour.
Je ne dis rien de juste aux hommes que tu
n’aies d’abord entendu. Et même, tu n’entends rien de moi que tu ne
m’aies pas d’abord dit.
3.
Pourquoi l’humanité voudrait-elle
m’entendre faire mes aveux ? Comme si c’est elle qui devait
guérir mes langueurs.
Le genre humain est avide de connaître la
vie d’autrui mais jamais pressé de corriger la sienne. Pourquoi
cherche-t-il à entendre qui je suis et refuse d’entendre de toi ce
qu’il est ? Et comment peut-il savoir si je dis vrai en
m’entendant parler de moi-même ? Pas un être humain ne sait ce
qui se passe dans l’homme sinon le souffle de l’homme qui est en
lui. Mais s’ils t’entendent parler d’eux-mêmes, ils ne pourront pas
dire que le Seigneur est un menteur. T’entendre parler de soi-même,
c’est se connaître soi. Qui donc pourrait, en connaissance de
cause, dire que c’est faux à moins de se mentir à
lui-même ?
Mais parce que l’amour croit tout, du
moins pour ceux liés entre eux par l’amour et qui ne font plus
qu’un, eh bien je prends le risque, Seigneur, de te faire mes
aveux. Pour que l’humanité les entende. Je ne
peux lui prouver la véracité de mes aveux, mais elle me croira si
elle ouvre ses oreilles par amour pour moi.
4.
Tu es le médecin de mon intimité. Clarifie
alors les choses pour moi. Quel bénéfice retirer de ce que je suis
en train de faire ? Les aveux de mes fautes passées, celles
que tu as effacées et cachées pour me rendre heureux avec toi, mon
âme étant transformée par la confiance et par ton sacrement, chacun
peut les entendre ou les lire. Les cœurs sont réveillés, et ne
s’endormiront plus dans le désespoir en disant : je ne peux
pas. Ils sont éveillés à l’amour de ta pitié et à la douceur de ta
faveur qui rend à tous les infirmes leurs capacités en même temps
que la conscience de leurs infirmités.
Si les bons aiment entendre le récit du
mal que font ceux qui en sont libérés, ce n’est pas par amour du
mal mais parce que le mal qui a été n’est plus.
Quel bénéfice donc, mon Seigneur à qui
chaque jour ma conscience se confie, davantage rassurée parce
qu’elle espère ta pitié que par son innocence ? Je demande
quel bénéfice attendre si j’avoue devant toi aux hommes, dans ce
livre, ce que je suis et non plus ce que je fus ?
J’ai déjà montré et mentionné le bénéfice
de l’aveu du passé. Mais beaucoup aimeraient aussi savoir ce que je
suis encore, au moment précis de faire mes aveux. Qu’ils me
connaissent personnellement ou pas, ils ont appris des choses sur
moi directement ou indirectement. Mais ils n’ont pas une oreille
branchée sur mon cœur, là où je suis ce que je suis. Ils veulent
donc entendre dans mes aveux ce que je suis moi-même intimement, et
que ne peuvent atteindre ni leurs oreilles ni leurs yeux ni leur
intelligence. Ils veulent bien me croire mais parviendront-ils à me
connaître ?…
C’est l’amour qui a fait d’eux des gens
biens, qui leur dit que je ne mens pas dans mes aveux. C’est
l’amour en eux qui me croit.
5.
Mais quel bénéfice veulent-ils en
retirer ? Partager ma joie quand ils entendront que tes dons
m’ont rapproché de toi ? et prier avec moi quand ils
entendront que je fus paralysé par mon propre poids ?
Je me dénoncerai à eux. Oui, ce n’est pas
rien, Seigneur mon Dieu,
qu’il y en ait ainsi
beaucoup à te remercier pour nous et beaucoup à te prier pour nous.
Un frère doit aimer en moi ce que tu apprends à aimer, et à
déplorer en moi ce que tu apprends à déplorer. Un frère, pas un
étranger, pas un fils d’ailleurs dont la bouche profère du vide et
dont la main droite est une main arbitraire, mais un frère qui, en
m’approuvant, est heureux pour moi, et en me désapprouvant est
triste pour moi. Qu’il m’approuve ou pas, il m’aime.
Je me dénoncerai à eux. Ils respireront
devant ce que j’ai fait de bien et soupireront au mal que j’ai
fait. Mon bien, c’est toi qui l’as institué. Toi qui me l’as donné.
Mon mal, je suis le seul à l’avoir fait. Et c’est toi qui le juges.
Au bien, ils respirent. Au mal, ils soupirent.
Sous tes yeux montent hymnes et pleurs de
cœurs fraternels qui sont tes encensoirs.
Et toi, Seigneur, qui te délectes du
parfum de ton temple saint, prends pitié de moi dans ta grande
pitié. En ton nom. Tu n’abandonnes jamais ce que tu as
commencé : achève mes imperfections.
6.
Le bénéfice de mes aveux, ce n’est pas ce
que j’ai été mais ce que je suis. Je fais non seulement mes aveux
devant toi, avec une secrète exultation mêlée de tremblement, avec
un secret chagrin mêlé d’espérance, mais également aux oreilles de
l’humanité croyante, complice de ma joie, partageant notre
communauté mortelle, mes concitoyens, mes compagnons de voyage,
avant moi ou après moi, les compagnons de ma vie. Tes esclaves, mes
frères. Tu as voulu que tes enfants soient mes maîtres. Tu m’as
ordonné de les servir si je veux avec toi vivre de toi. Ta parole
ne m’aurait pas suffi si elle s’était limitée aux mots et n’avait
pas agi la première. Et pour que je réponde en actes et en paroles,
je dois me mettre sous la protection de tes ailes. Le danger est
gigantesque et sans la protection de tes ailes, si je ne te suis
pas soumis, tu ne remarquerais pas ma fragilité.
Je suis un tout petit enfant. Mais mon
père vit pour toujours. J’ai le protecteur qu’il me faut. Oui,
c’est le même qui m’a engendré et qui me protège. C’est toi-même.
Tu es tout pour moi. Tout-puissant. Tu es avec moi avant même que
je ne sois avec toi.
Je me dénoncerai à eux. À ceux que tu
m’ordonnes de servir. Je dénoncerai non pas celui que j’ai été mais
celui que je suis enfin, et que je suis encore. Et sans jamais me
juger moi-même.
Écoutez-moi.
7.
Seigneur, tu es mon juge. On dit qu’aucun
être humain ne sait ce qui se passe dans l’homme sinon le souffle
de l’homme qui est en lui, mais il y a pourtant quelque chose de
l’être humain que ne sait pas lui-même le souffle de l’homme qui
est en lui. Toi, Seigneur, tu sais tout de lui, tu l’as fait. Et
moi, je sais certaines choses sur toi que je ne sais pas de moi.
Sous ton regard, je me méprise. Je ne suis pour moi que terre et
cendre. Nous voyons les choses pour l’instant dans un miroir, de
façon énigmatique, et pas encore dans un face à face. Et tant que
dure mon voyage, en ton absence, je suis plus présent à moi-même
qu’à toi. Je sais qu’on ne peut exercer sur toi aucune violence.
Mais je ne sais pas si je suis assez fort pour résister à telle ou
telle épreuve. Il y a de l’espoir parce que tu es fidèle. Tu ne
permets pas que nous soyons mis à l’épreuve au-delà de nos
capacités. Avec l’épreuve, tu fournis le moyen d’en sortir pour
l’endurer.
J’avouerai donc ce que je sais de moi.
J’avouerai aussi ce que je ne sais pas de moi. Ce que je sais de
moi, je le sais quand tu m’éclaires, et ce que je ne sais pas de
moi, je n’en sais rien tant que ma nuit n’est pas midi sur ton
visage.
8.
Pas de doute. Mais une conscience
certaine.
Seigneur, je t’aime.
Ta parole a transpercé mon cœur.
Je t’ai aimé. Le ciel, la terre, avec tout
ce qui est en eux, me disent partout de t’aimer. Ils n’arrêtent pas
de dire à tous de t’aimer pour que nous soyons inexcusables de ne
pas t’aimer. Plus fort encore : tu auras pitié de ceux que tu
prendras en pitié, tu manifesteras ton amour à ceux que tu aimeras.
Sinon le ciel et la terre parleraient de toi à des sourds.
Qu’est-ce que j’aime quand je
t’aime ?
Ni la beauté d’un corps ni le charme d’un
temps ni l’éclat de la lumière, amie de mon regard, ni les douces
mélodies des cantilènes sur un mode ou un autre, ni le parfum des
fleurs, des essences et des aromates, ni la manne ou le miel, ni
les membres enlacés dans les étreintes physiques –
ce n’est pas ce que j’aime quand j’aime
mon Dieu.
Et pourtant j’aime une lumière, une voix,
une odeur, un aliment, une étreinte, quand j’aime mon Dieu.
Lumière, voix, odeur, aliment, étreinte
sont dans mon humanité profonde où il y a pour moi un éclair que ne
retient pas l’espace, une sonorité qui échappe au temps, une
exhalaison sortie d’aucun souffle, une saveur que n’affaiblit pas
la voracité, un accouplement au-delà de la jouissance.
C’est ce que j’aime quand j’aime mon
Dieu.
9.
Mais qu’est-ce que c’est ?
J’ai interrogé la terre.
Elle a dit : ce n’est pas moi. Et
tout ce qui est sur terre a fait le même aveu.
J’ai interrogé la mer et les abysses, les
êtres vivants rampants.
Ils ont répondu : nous ne sommes pas
ton Dieu. Cherche au-dessus de nous.
J’ai interrogé les vents qui
soufflent.
Et l’air tout entier, avec ses habitants,
m’a dit : Anaximène se trompe. Je ne suis pas Dieu.
J’ai interrogé le ciel, le soleil, la lune
et les étoiles.
Nous ne sommes pas le Dieu que tu
cherches, disent-ils.
Alors, j’ai dit à tout ce qui se tient aux
portes de mes sens : dites-moi quelque chose sur mon Dieu,
puisque ce n’est pas vous, dites-moi sur lui quelque chose.
Une puissante exclamation m’a
répondu : c’est lui-même qui nous a faits.
Ce que je voulais prouver était dans mon
interrogation. Et leur réponse était dans leur beauté.
Je me suis alors tourné vers moi et j’ai
dit à moi-même : et toi, qui es-tu ?
J’ai répondu : un homme. Avec en moi,
à ma disposition, un corps et une âme. L’un à l’extérieur, l’une à
l’intérieur. Auprès duquel aurais-je dû chercher mon Dieu ? Je
l’avais déjà cherché physiquement sur la terre jusqu’au ciel, aussi
loin que j’avais pu envoyer les rayons messagers de mes yeux.
L’intériorité est meilleure. C’est à elle que s’adressent tous les
messagers du corps, pour surveiller et juger les réponses du ciel
et de la terre, et de tout ce qu’ils contiennent.
Nous ne sommes pas Dieu, disent-ils. C’est
lui-même qui nous a faits.
L’intériorité humaine les connaît par la
connaissance externe que l’homme en a. Moi, je les connais. Moi,
moi, esprit, par les sens de mon corps.
J’ai interrogé la masse de l’univers sur
mon Dieu.
Sa réponse : ce n’est pas moi, mais
lui m’a faite.
10.
Cette beauté apparaît bien à tous les
êtres doués de perception. Pourquoi ne parle-t-elle pas
pareillement à tous ? Les animaux, petits et grands, la voient
mais ils n’ont pas la capacité de s’interroger. Ils n’ont pas la
raison habilitée à juger les messages des sens. Les hommes ont eux
la capacité de s’interroger. Leur intellect leur fait voir dans la
création la part invisible de Dieu. Mais à aimer le visible, ils
deviennent dépendants, et cette dépendance leur enlève la capacité
de juger. Or le visible ne répond qu’aux interrogations produites
par un jugement. La beauté du visible dit toujours la même chose,
que ce soit à celui qui ne fait que la voir ou à celui qui
l’interroge tout en la voyant. Ou bien elle apparaîtrait
différemment aux deux. Mais en apparaissant de la même manière aux
deux, elle est muette pour l’un et parle au second. Ou plutôt, elle
parle pour tous mais les seuls à comprendre sont ceux qui, dans
l’intériorité, confrontent cette parole extérieure à la
vérité.
Et la vérité me dit : ton Dieu n’est
ni la terre ni le ciel ni aucun corps. C’est même ce que dit leur
nature. Il suffit de voir qu’une masse pèse moins dans une partie
qu’en son tout.
Âme, déjà, tu es bien supérieure, si je
peux parler ainsi. Tu animes la masse du corps en lui donnant la
vie, ce qu’aucun corps ne garantit à un autre. Mais ton Dieu est
pour toi la vie de ta vie.
11.
Qu’est-ce que j’aime quand j’aime mon
Dieu ?
Qui est-il tout au-dessus de mon
âme ?
Je ferai l’ascension jusqu’à lui en
passant par mon âme elle-même. Au-delà de ma propre puissance avec
laquelle je m’accouple à ce corps dont je communique la vie à tout
l’organisme.
Non, ce n’est comme ça que je découvrirai
mon Dieu. Sinon le cheval et le mulet sans intelligence le
découvriraient aussi, car la même puissance fait vivre leur
corps.
Il existe une autre puissance qui fait non
seulement de moi une chair vivante mais aussi un être sensible –
réalisation du Seigneur qui a commandé à l’œil non pas d’entendre,
à l’oreille non pas de voir, mais que je puisse voir avec le
premier, et entendre avec la seconde. Et à chacun des autres sens
sa mission appropriée selon sa situation et sa fonction. Et moi,
dans l’unité de mon esprit, j’accomplis grâce à eux leurs diverses
fonctions. Mais j’irai également au-delà de cette puissance en moi
qui est également dans le cheval et le mulet qui sont eux aussi des
êtres sensibles.
12.
J’irai encore au-delà de cette puissance
naturelle.
Je poursuis ma lente ascension vers celui
qui m’a fait. J’atteins les immenses prairies, les vastes palais de
la mémoire où se trouvent les trésors des images innombrables
importées par la perception de toutes sortes d’objets.
Est entreposé là tout ce que notre
intelligence développe, réduit ou modifie de quelque façon, à
partir de la perception sensible. Et d’autres choses encore
déposées là, conservées, que l’oubli n’a toujours pas absorbées et
englouties.
J’y suis. Je réclame de voir ce que je
veux. Pour certaines choses c’est immédiat, pour d’autres la
recherche est plus longue. Comme s’il fallait les extraire
d’entrepôts plus secrets. Certaines affluent en bande alors
même qu’on en avait demandé et cherché une autre.
Elles font irruption avec l’air de dire : c’est peut-être nous
que tu cherches… La main de mon cœur les chasse du visage de ma
mémoire jusqu’à ce qu’émerge de l’obscurité ce que je cherche.
Sortie de sa cachette, la chose se présente à moi. D’autres, en
répondant à l’appel, se mettent en rangs impeccables. Celles qui
ouvrent la marche disparaissent pour céder la place aux suivantes,
et en disparaissant sont cachées pour reparaître quand je le
voudrai. C’est exactement ce qui se passe quand je raconte quelque
chose de mémoire.
13.
Il y a là, distinctes et classées par
catégories, toutes les choses qui se sont imposées chacune par une
voie particulière. Par les yeux : la lumière, toutes les
couleurs et les formes des corps ; par les oreilles : les
sons en tous genres ; par le nez : toutes les
odeurs ; par la bouche : toutes les saveurs. Et par la
sensibilité du corps : ce qui est dur, mou, chaud ou froid,
mœlleux ou rugueux, lourd ou léger. Que ce soit extérieur ou
intérieur au corps. Toutes ces choses, l’esprit les garde à sa
disposition pour, si besoin, les réutiliser dans les profonds
recoins de la mémoire, et dans le secret de je ne sais quels
indescriptibles replis. À chacune sa porte d’entrée et son dépôt.
Mais elles n’entrent pas elles-mêmes. Ce sont les images des choses
perçues qui sont là. Réminiscences à la disposition de la
pensée.
Qui peut dire le secret de leur
fabrication ?
On voit clairement quels sens les ont
captées et remisées au-dedans de nous. Dans le noir et le silence,
si je veux, je peux faire apparaître de mémoire des couleurs. Je
distingue, si je veux, le blanc du noir, et d’autres couleurs.
Aucun son n’interfère avec l’examen de mes représentations
visuelles. Pourtant les sons aussi sont là. Séparément, déposés
quelque part. S’il me plaît de les réclamer, ils viennent
immédiatement. Ma langue se repose, ma gorge est muette mais je
chante autant que je veux ! Les images des couleurs ont beau
être là, elles n’interfèrent pas et ne m’interrompent pas quand je
reprends cet autre trésor qui s’est introduit par mes oreilles.
Même phénomène pour ce que d’autres sens ont imposé et amassé. Je
m’en souviens librement. Je distingue le parfum du lys de celui des
violettes sans rien sentir, le miel et le vin cuit,
le poli du rugueux, sans rien goûter ni toucher, mais
uniquement par réminiscence.
14.
J’accomplis toutes ces choses
intérieurement, dans l’immense cour de ma mémoire. Ici, le ciel, la
terre et la mer sont à moi, comme toutes les émotions qu’ils ont pu
me procurer, hormis celles que j’ai oubliées. Ici, je me rencontre
moi-même. Je me souviens de moi, de ce que j’ai fait, quand et où,
et quelle sensation j’ai éprouvée en le faisant. Il y a ici tout ce
que j’ai pu expérimenter ou croire, et dont je me souviens. À
partir de cette profusion, je conçois de nouvelles et encore de
nouvelles choses par analogie avec celles que j’ai pu expérimenter
et auxquelles j’ai pu croire sur la foi de l’expérience. Je les
raccorde au passé et de là aux effets et aux perspectives
d’événements futurs. J’imagine tout cela, et j’y reviens, comme
s’il s’agissait du présent. Dans les immenses replis de mon esprit,
rempli des images de choses si nombreuses et si variées, je me dis
en moi-même : je vais faire ci ou ça. Il va arriver ci ou ça.
Oh s’il pouvait arriver ci ou ça. Que Dieu écarte ci ou ça. Je me
le dis en moi-même, et dès que je le dis, toutes les images que je
dis sont à moi, tirées de ce trésor de la mémoire. Je ne dirais
rien de tout ça si elles manquaient.
15.
La force de la mémoire est grande. Trop
grande, mon Dieu.
Secret immense et infini. Qui en a touché
le fond ?
Cette force m’appartient, elle est propre
à ma nature, et pourtant je suis incapable d’embrasser tout ce que
je suis. Si l’esprit est à l’étroit pour se contenir lui-même, où
donc est la part de lui-même qu’il ne peut embrasser ? Hors de
lui et non en lui ? Comment se fait-il qu’il n’embrasse pas
tout ? C’est pour moi un grand sujet d’étonnement. Je suis
stupéfait. Les hommes se laissent impressionner par la hauteur des
montagnes, les vagues géantes de la mer, le cours majestueux des
fleuves, le contours des océans et la carrière des astres… et
devant eux-mêmes, rien. Ils ne s’étonnent même pas que je puisse
parler de toutes ces choses sans les voir ! Que je n’aurais
rien à dire des montagnes, des vagues, des fleuves et des astres
que j’ai vus, ni de l’océan que j’imagine,
si je
ne les avais pas vus grandeur nature, en moi, dans ma mémoire,
comme si je les avais vus à l’extérieur. En les voyant, je ne les
ai pourtant pas absorbés, quand je les ai vus de mes yeux, et ce ne
sont pas eux qui sont en moi mais leurs images. Et je sais quels
sens physiques les ont imprimées en moi.
16.
Mais l’immense capacité de ma mémoire ne
se limite pas à ça. S’y trouve également tout ce que j’ai appris
des sciences et qui ne s’est pas encore évanoui. Qui est relégué
plus loin à l’intérieur, dans un lieu qui est une sorte de
non-lieu. Ce ne sont pas leurs images que je porte en moi mais les
questions mêmes. L’objet de la littérature, les techniques
argumentatives, les différents registres de questions. Tout mon
savoir est dans ma mémoire mais il ne s’agit pas d’une image que
j’aurais conservée après avoir abandonné l’objet même à
l’extérieur, ni d’un bruit qui après avoir retenti resterait
silencieux, comme la voix qui imprime une trace dans nos oreilles,
que l’on peut retrouver comme si elle résonnait alors qu’elle ne
résonne plus, ni d’une odeur qui affecte l’odorat le temps de
passer et de s’évanouir dans l’air, et transmet à la mémoire une
image d’elle-même que nous retrouvons par réminiscence, ni d’un
aliment dont nous avons conservé le goût en mémoire alors que
l’estomac a depuis longtemps fini de le digérer, ni des sensations
tactiles de notre corps que la mémoire prolonge dans l’imagination
après séparation. Non, rien de tout cela ne s’est introduit dans la
mémoire, seules les images ont été capturées avec une vitesse
étonnante et déposées dans d’étonnantes alvéoles d’où elles
réapparaissent miraculeusement dans le souvenir.
17.
Mais au contraire, quand j’entends les
trois interrogations possibles sur l’existence d’une chose, sur son
être et sur sa nature, je retiens bien les images de ces mots
prononcés. Mais je sais qu’ils ne sont déjà plus, après avoir vibré
dans l’air. Et les choses signifiées par ces sons, aucun sens
physique ne m’en a donné l’accès. Je ne les ai pas vues ailleurs
que dans mon esprit. Ce ne sont pas leurs images que j’ai cachées
dans ma mémoire mais les choses elles-mêmes. Comment ont-elles fait
pour
entrer en moi ? J’aimerais qu’elles me
le disent si c’était possible. J’ai beau faire le tour de tous les
accès possibles de mon corps, je n’en trouve aucun par où elles
auraient pu entrer. Oui, les yeux me disent : si c’est des
couleurs, nous les aurions remarquées. Les oreilles me
disent : si elles font du bruit, nous les aurions entendues.
Les narines me disent : si elles ont une odeur, elles seraient
passées par nous. Le goût me dit aussi : sans saveur, inutile
de m’interroger. Le toucher me dit : sans corps, je ne peux
rien toucher, et si je ne touche rien, je ne communique rien. D’où
viennent-elles et par où sont-elles passées pour entrer dans ma
mémoire ? Je n’en sais rien. Je n’ai pas appris ces choses en
me fiant à un autre cœur. C’est dans mon propre cœur que je les ai
reconnues et que j’ai fait la démonstration de leur vérité. Je les
ai confiées à mon cœur en dépôt. Je pourrai les en retirer quand je
voudrai. Donc, elles étaient déjà dans mon cœur alors que je ne les
avais toujours pas apprises, mais sans être encore dans ma mémoire.
Mais alors d’où viennent-elles ? et pourquoi, à leur simple
énoncé, ai-je immédiatement acquiescé et dit : c’est bien ça,
c’est vrai ? Est-ce parce qu’elles étaient déjà dans ma
mémoire, mais enfouies si loin, si profondément, comme dans des
crevasses ultrasecrètes, que je n’aurais peut-être pas pu les
penser si quelqu’un ne m’avait pas engagé à les en
extirper ?
18.
Nous venons de découvrir que dans
l’apprentissage intellectuel nous ne tirons aucune image de notre
expérience sensible, mais que nous discernons intérieurement les
choses par elles-mêmes, directement sans images. La pensée ne fait
rien d’autre que recueillir dans la mémoire des éléments pêle-mêle
et dispersés, et veiller à les rendre accessibles dans la mémoire
où ils étaient auparavant cachés, éparpillés et négligés, pour
qu’ils deviennent ainsi facilement disponibles à un usage familier
de l’intellect. Ma mémoire contient beaucoup de ces notions qui,
une fois découvertes, nous sont, comme je l’ai dit, accessibles.
C’est ce qu’on appelle apprendre et savoir ! Si j’arrête de
m’en servir, même peu de temps, elles s’enfoncent de nouveau et
disparaissent dans des lieux secrets, plus reculés encore. On doit
de nouveau les extraire de là par l’effort de la pensée (elles sont
toujours au même endroit), comme si
nous les
découvrions pour la première fois, et de nouveau les recueillir
comme objets de savoir. C’est-à-dire les réunir après une sorte de
dispersion – d’où le lien en latin entre penser (
cogito) et
recueillir (
cogo). Comme
ago et
agito ou
facio et
factito. L’esprit a revendiqué pour son
propre usage le verbe
cogito (penser) : ce qui est
réuni dans l’esprit, et pas ailleurs, c’est-à-dire recueilli, on
dit maintenant, au sens propre, que c’est pensé.
19.
La mémoire contient aussi les calculs et
les lois innombrables des nombres et des mesures. Leur souvenir ne
doit rien à l’expérience sensible. Ils ne sont ni colorés ni
sonores. On ne peut ni les goûter ni les toucher. Quand on disserte
sur eux, j’entends le son des mots qui les signifient, mais les
sons ne sont pas les concepts. Les mots ont des sons différents en
grec et en latin mais les concepts n’appartiennent ni au grec ni au
latin ni à une autre langue. J’ai vu des lignes dessinées aussi
fines que des fils d’araignée. Mais le concept de ligne est autre
chose encore. Cela n’a rien à voir avec les représentations des
lignes que j’ai pu voir physiquement avec mon œil. Reconnaître un
concept, c’est le reconnaître intérieurement, sans passer par la
pensée d’un objet physique quelconque. J’ai également fait
l’expérience sensible du calcul des choses par les nombres. Mais
les nombres par lesquels nous calculons sont différents des choses
nombrées. Ils ne sont pas les simples images des choses. Ils
existent par eux-mêmes. Si quelqu’un ne les voit pas et en rit, je
le plains.
20.
Ma mémoire retient tout cela. Ma mémoire
retient de quelle manière je l’ai appris. Et ma mémoire retient
aussi les fausses réfutations que j’ai pu entendre. Mais même si
elles sont fausses, le fait de m’en souvenir, lui, n’est pas faux.
J’ai distingué le vrai du faux qu’on lui oppose, et je m’en
souviens aussi. Mais constater maintenant que je les distingue est
différent de me souvenir que je les ai souvent distinguées en y
réfléchissant souvent. Je me souviens de les avoir souvent
comprises. Et maintenant, je cache dans la mémoire l’action de les
distinguer et celle de les comprendre. Plus tard, je me souviendrai
de les avoir alors comprises.
Donc, je me
souviens de m’être souvenu. Et plus tard, si je me rappelle cette
réminiscence, je m’en rappellerai grâce à la force de la
mémoire.
21.
La même mémoire contient aussi les affects
de mon âme. Non pas comme l’âme elle-même quand elle les a
éprouvés, mais de façon très différente selon la puissance propre à
la mémoire. Je me souviens de ma joie sans éprouver de joie. Je me
rappelle ma tristesse d’autrefois sans être triste. Et je me
souviens d’avoir eu peur, parfois, sans avoir peur. Mémoire sans
désir d’anciens désirs. Et parfois, au contraire, je me souviens
avec joie de ma tristesse passée ou avec tristesse de ma joie
passée. Rien de surprenant s’il s’agit du corps. Autre est
l’esprit, autre est le corps. Et me souvenir avec plaisir d’une
douleur physique passée n’a rien de surprenant. Mais dans ce cas,
l’esprit est mémoire. En effet, quand nous confions quelque chose à
la mémoire, nous disons : attention, garde ça à l’esprit. Ou
s’agissant d’un oubli, nous disons : je ne l’ai pas à
l’esprit. Ou encore : ça m’est sorti de l’esprit. Nous
appelons donc esprit la mémoire. Mais alors pourquoi, quand je me
souviens avec joie de ma tristesse passée, j’ai la joie à l’esprit
et la tristesse en mémoire ? et pourquoi l’esprit possède avec
joie la joie alors que la mémoire n’est pas triste de contenir la
tristesse ? La mémoire n’aurait rien à voir avec l’esprit.
Mais qui pourrait l’affirmer ? La mémoire est peut-être comme
le ventre de l’esprit, dans lequel la joie et la tristesse sont un
aliment doux et amer. Un aliment qui, une fois passé dans le
ventre, s’y retrouve, et peut ne plus avoir de goût. Comparaison
ridicule mais pas tant que ça !
22.
C’est de la mémoire que je tire l’idée
qu’il y a quatre troubles possibles de l’esprit : le désir, la
joie, la peur et la tristesse. Et je puise dans la mémoire, je
trouve dans la mémoire ce qu’il faut dire à leur propos :
divisions en espèces particulières, le genre de chacun, leurs
définitions. Et pourtant pas un de ces troubles ne me trouble quand
me revient leur souvenir. Parce qu’avant de me les rappeler et de
m’en servir, ils étaient déjà là. Sinon, on ne pourrait pas les
retrouver par le souvenir. Souvenir qui ferait peut-être remonter
ces troubles de la mémoire comme un aliment remonte dans le ventre
pendant la digestion. Mais alors, si discuter c’est
se ressouvenir, pourquoi n’y aurait-il pas dans la
bouche de la pensée le goût très doux de la joie ou celui amer de
la tristesse ? Non, la ressemblance s’arrêterait là en
comparant deux réalités trop dissemblables. Oui, qui voudrait
encore en parler, si chaque fois que nous prononçons les mots
tristesse ou peur, nous devions chaque fois nous attrister ou avoir
peur ? Pourtant nous n’en parlerions pas sans trouver dans
notre mémoire non seulement les sons des mots à partir des images
imprimées par l’expérience sensible, mais aussi les notions des
choses elles-mêmes qui ne sont passées par aucune porte de notre
corps. L’esprit lui-même a fait l’expérience de ses propres
passions. Il les aura confiées à la mémoire, et même sans cela, la
mémoire les aura conservées.
23.
Mais qui saurait dire facilement si les
images sont en jeu ou pas ? Quand je prononce le mot pierre,
le mot soleil, alors que les objets eux-mêmes ne sont pas présents
à mes sens, j’ai bien en mémoire leurs images à ma disposition. Je
prononce le mot douleur : tant que je ne souffre pas, elle
n’est pas présente en moi. Mais si son image n’était pas présente
dans ma mémoire, je ne saurais pas ce que je dis. Et dans la
conversation, je ne pourrais pas la distinguer du plaisir. Je
prononce le mot santé, je suis en bonne forme, j’ai la chose même
en moi. Mais si son image ne s’était pas trouvée dans ma mémoire,
je n’aurais pas pu me rappeler ce que le son de ce mot signifiait.
Les malades ne reconnaîtraient pas non plus dans le mot santé ce
qu’on a voulu dire si la puissance de leur mémoire ne conservait
pas l’image qui y est attachée, alors que la chose même est absente
de leur corps. Je prononce les nombres avec lesquels nous
énumérons, ce ne sont pas leurs images qui sont dans ma mémoire
mais les nombres eux-mêmes. Et si je prononce les mots « image
du soleil », l’image est là dans ma mémoire. Je ne me rappelle
pas l’image de son image mais l’image elle-même. Dont je dispose
par ma réminiscence. Je prononce le mot mémoire et je reconnais le
mot. D’où vient ma reconnaissance sinon de la mémoire
elle-même ? La mémoire ne serait donc pas présente à elle-même
directement mais par l’intermédiaire de sa propre image.
24.
Mais quand je prononce le mot oubli, et
que je reconnais ainsi ce que je nomme, d’où viendrait cette
reconnaissance si je ne me souvenais pas,
je ne
parle même pas du son du mot lui-même, mais de la chose qu’il
signifie ? Si je l’avais oubliée, le son et ce qu’il signifie
ne me diraient rien. Quand je me souviens de la mémoire, la mémoire
elle-même est présente à elle-même par elle-même. Quand je me
souviens de l’oubli, mémoire et oubli sont présents : par la
mémoire je me souviens et de l’oubli je me souviens. Mais qu’est-ce
que l’oubli sinon une privation de mémoire ? Comment peut-il
être présent à mon souvenir puisque quand il est présent je n’ai
pas de souvenir ? Nous retenons par la mémoire l’objet de
notre souvenir. Mais sans ce souvenir de l’oubli, nous ne pourrions
jamais reconnaître ce que le mot oubli signifie quand nous
l’entendons. La mémoire retient donc l’oubli. Nous n’oublions pas
sa présence, mais s’il est présent nous oublions. Ou devons-nous
comprendre que, quand nous nous souvenons de l’oubli, ce n’est pas
lui-même qui est à l’intérieur de la mémoire mais uniquement son
image ? Parce que si c’est l’oubli qui était présent, il nous
ferait oublier et non nous souvenir.
Mais enfin qui se mettra en quête de
comprendre ce qu’il en est ?
25.
Oui, Seigneur, je travaille dessus, je
travaille sur moi-même. Je suis pour moi-même une terre d’embarras,
de suées terribles. Et encore, il ne s’agit pas de vouloir percer
les secrets des régions célestes, ni de mesurer les distances
sidérales, ni d’enquêter sur l’équilibre de la terre. Mais le sujet
qui se souvient, c’est moi, moi l’esprit. Rien d’étonnant à ce que
tout ce qui n’est pas moi soit loin de moi. Et quoi de plus proche
de moi que moi-même ? Mais voilà, je ne comprends pas la force
de ma mémoire, et je ne peux rien dire de moi-même sans elle. Je
suis sûr et certain de me souvenir de l’oubli, mais qu’est-ce que
ça veut dire ? que l’objet de mon souvenir n’est pas dans ma
mémoire ? ou que l’oubli est à l’intérieur de ma mémoire pour
que je n’oublie pas ? Deux propositions complètement absurdes.
Une troisième possibilité serait de dire que c’est l’image de
l’oubli que retient ma mémoire et non pas l’oubli lui-même quand je
me souviens de lui. Mais comment l’affirmer ? Pour que l’image
d’une chose s’imprime dans la mémoire, il faut nécessairement, au
préalable, la présence de la chose elle-même, pour que cette
image puisse s’imprimer. Je me souviens ainsi de
Carthage, de tous les lieux où j’étais présent, des visages humains
que j’ai vus, et des messages des autres sens, du bien-être ou de
la douleur de mon corps. La mémoire a capté les images de tout ce
qui s’est présenté. Quand je me souviendrai des choses absentes, je
pourrais contempler leurs images, les repasser dans mon esprit.
Alors, si la mémoire retient l’image de l’oubli et non l’oubli
lui-même, il a bien été présent malgré tout pour qu’on en prenne
une image. Mais s’il était présent comment l’oubli a-t-il pu
inscrire son image dans la mémoire, puisque par sa présence même
l’oubli efface ce qu’il trouve déjà enregistré ? Et pourtant
je suis sûr que d’une manière ou d’une autre, aussi
incompréhensible et inexplicable que ce soit, je me souviens aussi
de l’oubli lui-même. Qui engloutit nos souvenirs.
26.
La force de la mémoire est immense. Je ne
sais quelle chose effroyable, mon Dieu. Profonde et infinie
multiplicité. Et cette chose, c’est l’esprit. C’est moi-même.
Qui suis-je, mon Dieu ? Quelle nature
suis-je ? Une vie changeante, multiple, une immensité
violente. Ma mémoire. Prairies, antres, cavernes innombrables
pleines d’innombrables façons d’innombrables choses présentes en
images comme tous les corps, ou réellement présentes comme les
objets de savoir, ou par je ne sais quelles notions ou notations
comme les sentiments que conserve la mémoire alors que l’esprit ne
les ressent plus, et alors même que dans l’esprit se trouve tout ce
qui est dans la mémoire. Je cours à travers, dans tous les sens. Je
vole ici ou là. Et même je m’enfonce aussi loin que je peux. C’est
illimité. La force de la mémoire est si grande. Elle est si grande
la force de la vie chez l’homme mortel vivant.
Que faire ? Tu es ma vraie vie, mon
Dieu. J’irai même au-delà de cette force en moi qu’on appelle la
mémoire. J’irai au-delà jusqu’à toi, lumière douce. Que me
dis-tu ? Par mon esprit, je m’élèverai jusqu’à toi qui
demeures au-dessus de moi. J’irai au-delà de cette puissance en moi
qu’on appelle la mémoire. Je veux t’atteindre où il est possible de
t’atteindre et m’attacher à toi où il est possible de s’attacher à
toi.
Bestiaux, oiseaux ont eux aussi la
mémoire. Sinon ils ne retrouveraient ni leurs gîtes ni leurs nids
ni mille autres choses non plus auxquelles ils sont pourtant
habitués, et qui sont devenues leurs habitudes précisément par le
souvenir. J’irai au-delà de la mémoire pour atteindre celui qui m’a
séparé des quadrupèdes et qui m’a fait plus intelligent que les
oiseaux du ciel. J’irai au-delà de la mémoire mais pour te trouver
où ? vraie bonté, douceur rassurante, pour te trouver
où ? Si je te trouve hors de ma mémoire, je suis privé de
mémoire de toi. Et alors comment te trouver si je suis sans mémoire
de toi ?
27.
Une femme avait perdu une drachme, et la
cherchait avec une lampe. Sans l’avoir en mémoire, elle ne l’aurait
pas retrouvée ; car à supposer qu’elle la retrouve comment
aurait-elle su que c’était bien sa pièce si elle ne l’avait pas eue
en mémoire ? Je me souviens avoir perdu beaucoup de choses que
j’ai retrouvées après les avoir cherchées. Et je sais que pendant
mes recherches si quelqu’un me demandait si ce n’était pas ci ou
ça, je répondais toujours non, ce n’est pas ça, jusqu’à ce qu’on me
présente ce que je cherchais. Si je ne l’avais pas gardé en
mémoire, quel qu’il soit, je ne l’aurais pas retrouvé même si on me
l’avait présenté parce que je ne l’aurais pas reconnu. C’est
toujours le cas pour n’importe quelle chose perdue, que nous
retrouvons après l’avoir cherchée. S’il arrive que nous perdions
quelque chose de vue mais non la mémoire de cette chose,
intérieurement, nous conservons son image, et nous la cherchons
jusqu’à lui retrouver son aspect. Une fois que la chose est
retrouvée, le processus de reconnaissance dépend de cette image
intérieure. Sans cette reconnaissance, nous ne disons pas avoir
retrouvé ce qui était perdu. Et nous ne reconnaissons rien sans
souvenir. Ce que l’œil avait perdu, la mémoire le conservait.
28.
Mais si la mémoire elle-même vient à
perdre quelque chose, comme cela arrive quand nous oublions, et que
nous cherchons son souvenir, nous ne pouvons la chercher que dans
la mémoire elle-même. Et là, si par hasard une chose se présente
pour une autre, nous la repoussons jusqu’à ce que nous tombions sur
celle que nous cherchons. Et en tombant dessus, nous disons :
c’est ça ! Ce que nous ne dirions pas sans la
reconnaître. Et nous ne la reconnaîtrions pas sans
nous en souvenir. Ce qui est sûr, c’est que nous l’avions oubliée.
Mais cette chose n’avait peut-être pas entièrement disparu. Nous en
conservions une partie avec laquelle nous cherchions l’autre
partie. Et comme si la mémoire avait le sentiment de ne pas faire
aller ensemble ce qui d’ordinaire va ensemble, et que cette espèce
de mutilation de l’habitude la faisait boiter, elle réclamait alors
qu’on lui rende ce qui lui manque. Par exemple, si en voyant ou en
pensant à une personne connue, il nous est impossible de nous
rappeler son nom, la connexion ne se fait pas avec n’importe quel
autre nom parce que notre pensée n’a pas le réflexe de les
associer. Nous repoussons tout autre nom jusqu’à ce que se présente
le bon qui répond sans faille à l’image complète dont nous avons
l’habitude. D’où vient ce nom sinon de la mémoire ? Même si
quelqu’un nous le souffle, et que nous le reconnaissons, il y
était. Nous n’y croyons pas sur parole comme s’il était nouveau,
mais le souvenir nous fait acquiescer : ce nom correspond bien
à celui qui vient d’être prononcé. Mais entièrement aboli de notre
esprit, on a beau nous le rappeler, nous ne nous en ressouvenons
pas. Si nous nous souvenons d’avoir oublié quelque chose, nous ne
l’avons pas encore totalement oublié. Et nous ne pourrons chercher
ce qui est perdu si nous l’avons totalement oublié.
29.
Comment te chercher, Seigneur ?
En te cherchant, mon Dieu, je cherche la
vie heureuse. Je veux te chercher pour que mon âme vive. Mon corps
vit de mon âme, mon âme vit de toi.
Comment chercher la vie heureuse ?
Elle n’est pas à moi jusqu’au moment où je dis : assez !
elle est là. Mais il faut dire alors comment la chercher. Par le
souvenir comme si je l’avais oubliée et que j’avais encore en moi
son oubli, ou par instinct de connaître cette inconnue que je n’ai
donc jamais connue, ou que j’ai oubliée au point de ne même pas me
souvenir de l’avoir oubliée. Tout le monde veut la vie heureuse,
personne au monde ne pourrait la refuser. Où l’a-t-on connue pour
la vouloir ainsi ? Où l’a-t-on vue pour l’aimer ? Elle
est en nous, c’est certain, mais d’une manière que j’ignore. Une
des façons de l’obtenir, c’est
d’être
effectivement heureux. Une autre est de se contenter de l’espérer.
Ce qui est moins intéressant que d’être déjà réellement heureux
mais plus intéressant malgré tout que de n’être heureux ni en
réalité ni en espérance. Encore que si on n’en avait pas quelque
idée, on ne voudrait pas être heureux. Or c’est indéniablement ce
que nous voulons. Je ne sais pas comment nous en avons eu
connaissance, raison pour laquelle nous en avons une notion qui
m’est inconnue. Et je m’efforce de savoir si cette notion se trouve
dans la mémoire, auquel cas nous avons déjà été heureux dans le
passé. L’avons-nous été chacun séparément ou collectivement dans
l’humanité qui a commis le premier péché, et dans laquelle nous
sommes tous morts, de laquelle nous sommes tous nés dans le
malheur ? Ce n’est pas mon problème pour le moment. Je cherche
si la vie heureuse se trouve dans la mémoire. Sans la connaître,
nous ne l’aimerions pas. En entendant le mot, nous recherchons tous
la chose – reconnaissons-le –, entendre le son ne suffit pas à
notre plaisir. Un Grec, par exemple, en entendant le mot en latin,
n’y prend aucun plaisir parce qu’il ne comprend pas ce qu’on a dit.
Nous, au contraire, nous y prenons plaisir, comme lui en entendant
le mot grec. La chose n’est ni grecque ni latine. Les Grecs, les
Latins, et les hommes de toutes les autres langues, sont avides de
la posséder. Donc tout le monde la connaît. Si on pouvait leur
poser la question : voulez-vous être heureux ? les
humains répondraient oui, tous d’une seule voix, sans hésiter. Ce
qui serait impossible si leur mémoire ne conservait pas la chose
même attachée à ce nom.
30.
Mais s’en souvient-on comme on se souvient
de Carthage quand on l’a vue ? Non. On ne voit pas la vie
heureuse avec les yeux. Ce n’est pas un corps.
S’en souvient-on comme on se souvient des
nombres ? Non. Celui qui a la notion des nombres ne cherche
pas à les avoir pour lui. Or nous avons bien la notion de ce qu’est
la vie heureuse, c’est pourquoi nous l’aimons, mais nous voulons
l’avoir pour nous, pour être heureux.
S’en souvient-on comme on se souvient de
l’éloquence ? Non. Il est possible qu’à ce mot on se rappelle
la chose même sans être nous-mêmes très éloquents. Et nous sommes
nombreux à désirer l’être, preuve que
nous
savons ce que c’est. Quelqu’un d’éloquent capte notre
attention ; c’est un plaisir physique. L’éloquence est donc
bien un objet de désir. Sans une connaissance intime de ce que
c’est, nous n’aurions pas ce plaisir, et sans plaisir nous n’en
voudrions pas. Mais nous ne faisons aucune expérience physique de
la vie heureuse chez quelqu’un d’autre.
S’en souvient-on comme on se souvient de
la joie ? Peut-être, oui. Je me souviens de ma joie dans la
tristesse, et de la vie heureuse dans le malheur. Mais je n’ai
jamais physiquement vu ni entendu ni senti ni goûté ni touché ma
joie. Je n’ai fait qu’une expérience intellectuelle de ma joie. Et
cette notion fixée dans ma mémoire, je suis capable de m’en
souvenir avec détachement ou avec regret, d’après mes souvenirs des
différents sujets de joie. Des actes indécents m’ont procuré
beaucoup de joie, et quand je m’en rappelle, je déteste cette joie,
je l’exècre. D’autres fois, la joie venait de choses belles et
honnêtes. Je m’en rappelle avec désir, mais ces choses ne sont
plus, et le souvenir de ma joie passée me rend triste.
31.
Où et quand ai-je fait l’expérience de ma
vie heureuse pour me la rappeler, l’aimer et la
désirer ?
Il ne s’agit pas seulement de moi ou d’un
petit nombre : nous voulons tous être heureux. Et sans être
aussi certains de savoir ce que c’est, notre volonté ne serait pas
aussi certaine de le vouloir. Eh quoi ? Si on demande à deux
hommes s’ils veulent être soldats, l’un peut répondre oui et
l’autre non ; mais qu’on leur demande s’ils veulent être
heureux, tous les deux diront immédiatement et sans hésitation que
c’est leur souhait. Et dans ce seul et même but, être heureux, le
premier veut être soldat, et le second refuse. Est-ce que la joie
dépendrait simplement du choix de chacun ? On est bien tous
d’accord pour dire qu’on veut être heureux. Et on serait tous
d’accord, si on nous le demandait, pour dire qu’on veut être
joyeux, et c’est la joie elle-même qu’on appelle vie heureuse. Quel
que soit le chemin de l’un ou l’autre pour l’atteindre, on
s’efforce tous d’atteindre la même chose : la joie. Personne
ne peut nier en avoir fait l’expérience, et on la retrouve dans la
mémoire, on la reconnaît dès qu’on entend le mot.
32.
Non, Seigneur, non, le cœur de ton esclave
qui se confie à toi n’est pas heureux de n’importe quelle joie
qu’il éprouve.
Il y a une joie que ne peuvent connaître
les sans religion. Contrairement à ceux qui te servent librement
avec respect. C’est toi, leur joie. Et la vie heureuse la
voilà : une joie pour toi, de toi, à cause de toi. C’est elle
et rien d’autre. Ceux qui pensent qu’il en existe une autre,
poursuivent une autre joie, pas la vraie. Bien que dans leur
volonté ils ne soient pas si loin d’une certaine image de la
joie.
33.
Il n’est pas sûr qu’ils aient tous la
volonté d’être heureux puisque ceux qui ne veulent pas de cette
joie de toi, la seule vie heureuse possible, ne veulent pas
vraiment de la vie heureuse. Ou plutôt ils la voudraient bien tous,
mais comme la chair en ses désirs s’oppose au souffle et le souffle
s’oppose à la chair, ils ne font pas ce qu’ils veulent. Ils
retombent sur leurs seules forces et s’en contentent. Ils ne
peuvent vouloir ce qui est au-dessus de leurs forces autant qu’il
le faudrait pour en avoir la force.
Oui, je demande à tous s’ils préfèrent la
joie de la vérité ou la joie du mensonge. Ils n’hésitent pas plus à
répondre la vérité qu’ils n’hésitaient à dire qu’ils voulaient être
heureux. Oui, la vie heureuse, c’est la joie de la vérité. La joie
qui vient de toi, qui es la vérité, Dieu ma lumière, délivrance de
mon visage. Cette vie heureuse, tout le monde la veut. Cette vie
qui seule est heureuse, tout le monde la veut. Joie de la vérité,
tout le monde la veut.
J’en ai connu beaucoup qui voulaient
mentir, mais qu’on leur mente, personne. Où ont-ils appris cette
vie heureuse sinon là même où ils ont appris la vérité ? Ils
aiment la vérité puisqu’ils ne veulent pas qu’on leur mente. Et
quand ils aiment la vie heureuse, qui n’est rien d’autre que la
joie de la vérité, ils aiment de fait la vérité. Et ils ne
l’aimeraient pas s’ils n’en avaient pas quelque notion dans leur
mémoire. Alors pourquoi n’ont-ils pas de joie ? pourquoi ne
sont-ils pas heureux ? Quelque chose d’autre les préoccupe
davantage et les rend plus malheureux encore que ne les rend
heureux le faible petit souvenir de la vérité.
Il y a encore un peu de lumière dans
l’humanité. Qu’elle marche, qu’elle marche de peur que la nuit ne
s’empare d’elle.
34.
Mais pourquoi la vérité accouche de la
haine ?
Pourquoi faire un ennemi de ton ami qui
annonce la vérité puisqu’on aime la vie heureuse qui n’est rien
d’autre que la joie de la vérité ?
Pourquoi sinon parce qu’on aime la vérité
de telle sorte que ceux qui aiment autre chose veulent que ce soit
la vérité, et qu’ils ne veulent pas se tromper, qu’ils ne veulent
pas être convaincus de s’être trompés ? Ils haïssent la vérité
à cause de cette autre chose qu’ils prennent pour la vérité et
qu’ils aiment. Ils aiment la vérité quand elle brille, ils la
haïssent quand elle leur résiste. Ils ne veulent pas qu’on leur
mente mais veulent mentir. Ils aiment la vérité quand elle se
montre mais la haïssent quand elle les dénonce. Ce sera leur
récompense : ils ne veulent pas qu’elle les révèle, eh bien
elle les révélera malgré eux sans se révéler à eux. Voilà, oui,
voilà l’esprit humain. Aveugle. Mélancolique. Ignoble. Indécent. Il
veut se cacher mais veut que rien ne lui soit cachée. Eh bien, au
contraire : lui ne cache pas la vérité mais la vérité, elle,
lui est cachée. Pourtant, malheureux comme il est, il préfère
encore le vrai au faux. Aucun chagrin ne le trouble, il sera
heureux et sa joie viendra de la seule vérité qui fait toutes
choses vraies.
35.
J’ai traversé les étendues de ma mémoire à
ta recherche, Seigneur. Je ne t’ai pas trouvé à l’extérieur. Je
n’ai rien trouvé de toi dont je ne me souvenais pas depuis que je
t’ai appris. Oui, depuis que je t’ai appris, je ne t’ai plus
oublié.
Où j’ai trouvé la vérité, j’ai trouvé mon
Dieu, la vérité même, et depuis que je l’ai apprise, je ne l’ai
plus oubliée. C’est pourquoi depuis que je t’ai appris, tu restes
dans ma mémoire. Et je t’y trouve quand je me souviens de toi et
que tu fais mes délices. Mes saintes délices, un don de ta
compassion, baissant tes yeux sur ma pauvreté.
36.
Mais où est ta place dans ma mémoire,
Seigneur ? quelle est ta place ? quelle chambre t’es-tu
fabriquée ? quel sanctuaire t’es-tu construit ?
Tu as fait à ma mémoire l’honneur d’y
prendre place. Je vais donc réfléchir à la place que tu y
occupes.
En me souvenant de toi, je suis allé
au-delà du niveau de mémoire
dont sont aussi
capables les bêtes. Je ne t’ai pas trouvé parmi les images des
choses physiques. Je suis passé au niveau où j’ai déposé les
affects de mon esprit. Là non plus, je ne t’ai pas trouvé. Et je
suis entré dans la chambre de mon esprit qui se tient dans ma
mémoire, car l’esprit est aussi la mémoire de lui-même. Tu n’étais
pas là non plus. Car tu n’es pas une image physique ni un affect du
vivant comme la joie, la tristesse, l’envie, la peur, le souvenir
ou l’oubli, et quoi que ce soit d’autre dans le genre. Tu n’es pas
non plus l’esprit lui-même parce que tu es le Seigneur Dieu de
l’esprit. Toutes ces choses se meuvent et toi tu es immuable
au-dessus de toutes ces choses. Mais tu as daigné habiter dans ma
mémoire, depuis le jour où je t’ai appris.
Pourquoi chercher où tu habites comme s’il
s’agissait de vrais lieux ? Oui, tu habites dans ma mémoire
puisque je me souviens de toi depuis le jour où je t’ai appris. Et
je te trouve dans mémoire en me souvenant de toi.
37.
Où t’ai-je trouvé pour t’apprendre ?
Tu n’étais pas dans ma mémoire avant que je ne t’apprenne. Où
t’ai-je trouvé pour t’apprendre sinon en toi au-dessus de
moi ? Rien à voir avec un lieu. On s’éloigne, on s’approche.
Rien à voir avec un lieu.
Vérité. Tu es partout présente à ceux qui
font appel à toi. Tu réponds à tous à la fois, même à différents
appels. Tes réponses sont limpides mais on n’écoute pas tous de
façon aussi limpide. On fait tous appel à toi pour ce qu’on veut.
Mais on n’écoute pas toujours ce qu’on veut. Ton meilleur agent
n’est pas le plus attentif à écouter ce qu’il veut mais le plus
attentif à vouloir ce qu’il écoute.
38.
Trop tard je t’ai aimée
beauté si ancienne et si neuve
trop tard je t’ai aimée
Regarde.
Tu étais à l’intérieur, j’étais dehors à
ta recherche.
J’étais difforme, je me jetais sur
l’élégance de tes formes.
Tu étais avec moi, je n’étais pas avec
toi.
Ce qui me retenait loin de toi pourtant
n’existerait pas sans exister en toi.
Ton appel. Ton cri.
Tu as broyé ma surdité.
Éclair. Splendeur.
Tu as fait fuir mon aveuglement.
Parfum. Je t’ai respiré. Je t’ai
inhalé.
Je t’ai goûté. Ma faim. Ma soif.
Tu m’as touché. J’ai pris feu dans ta
paix.
39.
Quand tout mon moi sera fixé à toi, il n’y
aura plus nulle part douleur et travail. Ma vie pleine de toi sera
vivante.
Celui que tu combles s’allège.
Moi, je ne suis pas plein de toi, et je
suis un fardeau pour moi.
Mes joies éplorées contre mes joyeuses
tristesses : à qui revient la victoire ? je ne sais
pas.
Mes tristesses noires contre mes
bonheurs : à qui revient la victoire ? je ne sais
pas.
Malheur. Seigneur, prends pitié de
moi.
Malheur. Regarde. Je ne cache pas mes
plaies. Tu es médecin. Je suis malade. Tu es miséricorde. Je suis
misère.
La vie humaine sur la terre est une
provocation.
Qui voudrait du chagrin et des
difficultés ?
Ton ordre : les endurer, pas les
aimer. Personne n’aime ce qu’il endure même s’il aime endurer.
Endurer est une joie, mais à tout prendre, on préfère n’avoir rien
à endurer.
Dans l’épreuve, je désire le bonheur. Dans
le bonheur, j’ai peur de l’épreuve.
Est-ce qu’il existe un juste milieu où la
vie humaine ne soit pas une provocation ?
Malheur aux bonheurs du monde. Une fois,
deux fois. On a peur de l’épreuve. La joie est pourrie.
Malheur aux épreuves du monde. Une fois,
deux fois, trois fois. On désire le bonheur. Dures épreuves. Le
seuil de tolérance est brisé.
La vie humaine sur la terre est une
provocation. Jamais de répit.
40.
Tout mon espoir n’est plus que dans ton
immense et vaste pitié.
Donne de quoi suivre tes ordres. Et
ordonne ce que tu veux.
Tu nous commandes de nous maîtriser.
Pourtant je savais, a dit quelqu’un, que
personne ne peut se maîtriser que si Dieu me le permettait, et
c’était déjà sage de reconnaître qui me le permet.
Oui, nous maîtriser nous réunit et nous
pousse à l’unité quand nous glissons dans la dispersion.
Aimer en même temps que toi quelque chose
sans l’aimer à cause de toi revient à t’aimer moins.
Amour toujours en feu
qui ne s’éteint jamais
amour mon Dieu
embrase-moi
Tu ordonnes de nous maîtriser.
Permets-nous de suivre tes ordres. Et ordonne ce que tu veux.
41.
Tu ordonnes de maîtriser notre pulsion
sexuelle, nos yeux concupiscents, et notre ambition dans le monde.
Tu ordonnes de nous maîtriser dans l’accouplement. Et dans le
mariage, tu nous as engagés à faire mieux qu’une simple concession.
Je l’ai fait grâce à toi, alors que je n’étais même pas encore
dispensateur de tes sacrements. Cependant mes manies ont imprimé
dans ma mémoire, dont j’ai déjà beaucoup parlé, les images encore
vives de tout cela. Quand je suis éveillé, ces images viennent me
provoquer sans grand effet, mais dans mon sommeil, non seulement
elles me donnent du plaisir mais j’y adhère comme s’il s’agissait
de l’acte lui-même. Et l’illusion de ces images sur mon esprit,
dans ma chair, est telle que ces fantasmes ont plus de pouvoir dans
mon sommeil que n’en ont les réalités mêmes quand je suis
éveillé.
Seigneur mon Dieu, je ne suis peut-être
plus moi-même à ce moment-là. Il y a pourtant une différence entre
moi et moi, entre le moment où je passe de la veille au sommeil et
le moment où je repasse à l’état de veille.
Que devient la raison qui nous fait
résister, éveillé, à ce pouvoir de suggestion, et nous rend même
inaccessible aux choses réelles ? Elle se ferme avec les
yeux ? Elle s’endort avec le corps ? Et pourquoi, dans ce
cas, il nous arrive parfois de résister jusque dans notre sommeil,
au seul souvenir de nos plus fermes résolutions de chasteté, et de
n’accorder aucun crédit à de telles séductions ? Mais la
différence est telle que, dans le cas contraire, on se réveille
malgré tout la conscience en paix. Distance par laquelle nous
découvrons que nous ne sommes pas vraiment les acteurs de ce qui
s’est, d’une certaine façon, produit en nous, et qui nous fait
souffrir.
42.
Ta main pourrait, Dieu tout-puissant,
guérir mon esprit mélancolique, et même éteindre par un surcroît de
grâce les émois lascifs de mon sommeil.
Donne-moi davantage, Seigneur, et de plus
en plus. Mon esprit alors me suivra jusqu’à toi. Débarrassé d’une
concupiscence visqueuse. Il ne se révoltera plus contre lui-même,
et dans le sommeil, sous l’effet d’images sensuelles, non seulement
il ne poursuivra plus ces abjections écœurantes jusqu’à
l’éjaculation, mais il n’y consentira même pas. Une vie comme la
mienne, et surtout à mon âge, peut attendre de toi qu’elle ne
trouve aucun plaisir à cela, même si elle peut se l’interdire par
elle-même, tout simplement en dormant le cœur chaste. Ce ne doit
pas être trop compliqué pour toi, tout-puissant, tu es capable de
surpasser nos souhaits et nos pensées.
J’ai dit à mon Seigneur bienveillant
quelle était ma situation aujourd’hui dans cette épreuve. Avec joie
et tremblement pour tout ce que tu m’as donné. En pleurant ce qui
me manque encore. J’espère que tu auras alors pitié de moi, que tu
me rendras parfait jusqu’à la paix finale, celle avec qui tu
habiteras mon intériorité et mon extériorité, quand la mort sera
engloutie dans la victoire
2.
43.
Mais chaque jour nous réserve un souci
supplémentaire. C’est bien assez, espérons-le. Il nous faut boire
et manger pour réparer les ruines quotidiennes du corps. Avant la
destruction du ventre et des nourritures. Quand tu auras tué la
faim d’un terrible assouvissement. Quand tu revêtiras pour toujours
la pourriture d’imputrescible
3. Mais en attendant,
cette compulsion est délicieuse. Je me bats contre cette tentation.
Mon arme pour m’en libérer, c’est un jeûne quotidien. Je fais
souvent de mon corps un esclave. Le plaisir chasse mes douleurs.
Oui, faim et soif sont des douleurs. Elles nous font souffrir, et
comme la fièvre, elles tuent si les aliments ne viennent pas nous
secourir. Et comme pour nous consoler par tes bienfaits, tu as mis
la terre, l’eau et le ciel au service de notre infirmité, nous
appelons délices notre condition calamiteuse.
44.
Tu m’as appris à ne m’alimenter que pour
me soigner. Mais passer des affres de la faim à la quiétude de
l’assouvissement, c’est précisément tomber dans les filets du
désir. Et le plaisir, c’est en passer par là, où nous devons passer
nécessairement. Nous buvons et mangeons pour être en bonne santé.
Attitude raisonnable mais toujours flanquée d’une dangereuse
jouissance qui cherche la plupart du temps à prendre les devants
pour que je fasse pour elle ce que je dis faire ou veux faire pour
ma santé. Mais on ne satisfait pas les deux de la même façon. Ce
qui suffit pour notre santé est toujours trop peu pour notre
satisfaction. Nous sommes souvent pris d’un doute : est-ce
toujours la nécessité de prendre soin de notre corps qui réclame ou
plutôt le plaisir trompeur de la convoitise qui se propose
hypocritement ? Ce doute est l’aubaine d’un esprit malheureux.
Ravi de ne pas voir clairement ce qui suffit à l’équilibre de la
santé, il trouve une excuse toute prête pour cacher sous le
prétexte de la santé une pure question de plaisir.
Je m’efforce chaque jour de résister à ces
tentations. J’appelle ton secours. Je te fais part de mes
tourments. Je ne suis pas encore tout à fait sûr de moi.
45.
J’entends la voix de mon Dieu qui
demande : n’encombrez pas vos cœurs, gloutons et
ivrognes !
4
L’ivrognerie est loin de moi. Ta pitié
l’empêchera de m’approcher. Mais ton serviteur devient parfois
subrepticement glouton. Ta pitié m’épargnera ça. Car personne ne
peut résister sans ton aide. Tu accordes beaucoup à nos prières. Et
tout ce que nous avons reçu de bon avant même de prier, c’est de
toi que nous l’avons reçu. Et de le reconnaître après coup, c’est
de toi que nous l’avons reçu. Je n’ai jamais été ivrogne mais j’ai
connu bien des ivrognes que tu as rendus sobres. Grâce à toi, ceux
qui ne l’ont jamais été ne le sont pas devenus. Grâce à toi, ceux
qui l’ont été ne le sont plus. Grâce à toi, les uns et les autres
ont appris que tu es l’auteur de tout ça.
J’ai entendu une autre de tes
paroles : ne cours pas après tes désirs et refrène tes
appétits.
Et par ta bienveillance, j’en ai entendu
encore une autre que j’ai beaucoup aimée : manger ne nous
comble pas, et ne pas manger ne nous fait pas manquer.
Ce qui revient à dire que je ne serai ni
repu ni éprouvé.
J’en ai entendu encore une autre :
moi, j’ai appris à me contenter de ce que j’ai. Je sais vivre dans
l’abondance et je sais supporter le manque. Je peux tout en celui
qui me rend fort.
Soldat du camp céleste et non poussière
que nous sommes. Mais rappelle-toi, Seigneur, que cette poussière,
c’est nous et que de cette poussière tu as fait l’humanité. Elle
était perdue. Elle est retrouvée. Paul lui-même ne pouvait rien,
fait de la même poussière que nous, et j’ai aimé qu’il dise sous le
souffle de ton inspiration : je peux tout en celui qui me rend
fort.
Rends-moi fort. Je pourrai tout. Donne de
quoi suivre tes ordres et ordonne ce que tu veux. Lui avoue ce
qu’il a reçu et ce dont il se félicite, il s’en félicite dans le
Seigneur.
J’en ai entendu un autre supplier :
arrache de moi l’appétit du sexe.
Clairement, mon Dieu saint, c’est toi qui
donnes de quoi faire ce que tu commandes de faire.
46.
Tu me l’as enseigné, père de bonté :
tout est pur pour les purs, mais il est mal, pour un homme, de
manger pour offenser. Et toutes tes créatures sont bonnes, rien
n’est à rejeter, pris en action de grâces. Et un aliment ne nous
rapprochera pas de Dieu. Que personne ne nous juge sur la
nourriture ou sur la boisson. Que celui qui mange ne méprise pas
celui qui ne mange pas, et que celui qui ne mange pas ne juge pas
celui qui mange
5. C’est ce que j’ai appris.
Merci à toi, loué sois-tu, mon Dieu, mon
maître, qui frappes mes oreilles, qui éclaires mon cœur.
Arrache-moi à toute tentation. Je ne crains pas l’impureté de la
nourriture mais l’impureté du désir. Je sais que Noé fut autorisé à
manger de toute espèce de viande comestible
6. Qu’Élie reprit des
forces en mangeant de la viande
7. Que Jean, dans son
abstinence étonnante, n’eut rien à craindre des animaux, des
sauterelles dont il fit sa nourriture
8. Je sais aussi
qu’Esaü a été abusé par son envie de lentilles
9, et David s’est
reproché d’avoir désiré de l’eau
10, que notre roi a
été tenté non par de la viande mais par du pain
11. Voilà pourquoi
aussi le peuple dans le désert a mérité la critique non pour avoir
désiré de la viande mais pour avoir murmuré contre le Seigneur
quand il était affamé
12.
47.
Mis à l’épreuve, je dois lutter chaque
jour contre le désir de boire et de manger. Je ne peux pas décider
une bonne fois pour toutes de ne
plus y toucher,
comme j’ai abandonné toute relation sexuelle. Il faut donc refréner
son gosier en l’ouvrant et en le serrant avec modération.
Mais qui, Seigneur, ne passe jamais les
bornes de la nécessité ? S’il existe, il est grand. Qu’il
chante la grandeur de ton nom. Ce n’est pas moi. Je suis un homme
fautif. Mais je chante aussi la grandeur de ton nom. Celui qui a
vaincu le monde intercède auprès de toi pour mes fautes. Il me
compte parmi les membres infirmes de son corps. Parce que tes yeux
ont vu son imperfection. Et que tout le monde sera inscrit dans ton
livre
13.
48.
Les plaisirs olfactifs n’ont jamais été ma
passion. Je ne les recherche pas mais je ne les rejette pas non
plus. Je pourrais très bien m’en passer définitivement. Je me vois
comme ça, mais je peux aussi me tromper. Une obscurité criminelle
cache à mes yeux ce dont je suis capable. Mon esprit s’interroge
sur ses propres forces sans trop oser se faire confiance. Son
potentiel reste la plupart du temps dissimulé s’il ne se manifeste
pas dans l’expérience. Personne ne doit se sentir en sécurité
durant cette vie, provocation d’un bout à l’autre. Celui qui a pu
de pire devenir meilleur pourrait aussi de meilleur devenir
pire.
Un seul espoir, une seule assurance, une
seule promesse : ton amour.
49.
J’ai davantage été captivé et subjugué par
les plaisirs de l’ouïe. Mais tu m’en as délivré et libéré.
Maintenant, je le reconnais, quand j’entends des chants vibrant de
tes paroles, d’une voix suave et exercée, j’éprouve une certaine
attirance mais pas au point d’être hypnotisé. Je peux m’arrêter
quand je veux. Néanmoins, pour être admis en moi, accompagnés des
pensées qui les animent, les chants cherchent dans mon cœur un
endroit relativement digne d’eux, et que je rechigne à leur
accorder. Parfois, il me semble que je leur accorde plus d’honneur
qu’il ne conviendrait. Les saintes paroles elles-mêmes, je le sens
bien, ont davantage d’impact sur nos cœurs, brasier de dévotion,
quand elles sont chantées que si elles ne le sont pas. Nos états
d’âme, dans leur diversité, trouvent dans la voix et
le chant un mode d’expression propre qui je ne sais
par quelle affinité cachée les excite. Mais le plaisir des sens,
qui ne doit jamais affaiblir notre intelligence, m’abuse souvent.
Le sens n’accompagne pas la raison en se résignant à la seconde
place mais profitant de ce qu’il lui doit sa place, il prétend même
la devancer et la diriger. Je commets là inconsciemment une faute,
et j’en suis conscient après coup.
50.
Il m’arrive alors de trop en faire pour
déjouer cette ruse. Et je m’égare par un excès de sévérité. Je vais
si loin par moments que je voudrais écarter de mes oreilles, et de
la communauté elle-même, toutes les mélodies et cantilènes suaves
qui accompagnent les psaumes de David. Je pense pourtant qu’il vaut
mieux suivre un conseil de l’évêque d’Alexandrie, Athanase, et que
l’on m’a souvent répété, je m’en souviens : faire prononcer le
psaume au lecteur en infléchissant légèrement la voix de façon à
être davantage dans le récitatif que dans le chant. Mais je me
souviens des larmes que j’ai versées aux chants de la communauté
dans les premiers temps de ma confiance retrouvée. Et aujourd’hui
encore, quand je suis bouleversé non par le chant lui-même mais par
ce que l’on chante, d’une voix claire, et en rythme, je reconnais
la grande utilité de cette institution.
J’hésite. Le plaisir du chant est
dangereux mais il a des effets salutaires. Sans porter de jugement
définitif, je penche plutôt en faveur de la coutume du chant en
communauté. L’esprit encore trop faible peut atteindre le sentiment
de dévotion par le divertissement de l’ouïe. Mais quand il m’arrive
d’être davantage touché par le chant que par les paroles chantées,
c’est, je l’avoue, une faute qui mérite d’être punie. J’aimerais
mieux alors ne pas entendre chanter.
Oui, j’en suis là. Pleurez avec moi.
Pleurez pour moi. Vous qui avez en vous une certaine préoccupation
du bien qui vous fait agir. Vous qui ne vous en préoccupez pas,
cela ne vous touche pas vraiment.
Mais toi, Seigneur mon Dieu, entends,
regarde, vois, aie pitié, guéris-moi.
Sous tes yeux, je suis devenu une énigme
pour moi. J’en suis malade.
51.
Reste le plaisir des yeux. Je tiens à en
parler dans ces aveux, aux oreilles de ton sanctuaire, oreilles
fraternelles et fidèles. J’en aurais alors fini de l’agression
permanente des provocations du plaisir charnel.
Gémissements
vif désir de revêtir mon habitation du
ciel
14
Belles formes multiples. Couleurs vives et
brillantes. Amours de mes yeux. Ne captivez pas mon âme. Dieu seul
le peut qui a fait toutes ces choses bonnes. Oui, mais mon bonheur
c’est lui et pas elles. Elles m’affectent toute la journée quand je
suis éveillé. Pas de répit, à la différence des voix quand l’une se
tait ou que toutes se taisent. La reine des couleurs elle-même, la
lumière qui baigne tout notre univers visible, où que je sois quand
il fait jour, parvient à me caresser de mille façons alors que je
suis occupé à autre chose et que je ne fais pas attention à elle.
Elle s’immisce avec tant de persuasion que si soudain elle se
retire, je la regrette, je la cherche. Son absence se prolonge, je
m’assombris.
52.
Lumière vue par Tobie, yeux fermés. Il
apprenait à son fils le chemin de la vie. Et marchait devant lui
sur les pas de l’amour, sans jamais s’égarer.
Lumière vue par Isaac. La vieillesse avait
enseveli les feux de sa chair. Son mérite : non pas bénir ses
fils en les reconnaissant mais les reconnaître en les
bénissant.
Lumière vue par Jacob. Ses yeux
prisonniers de son grand âge. Son cœur illuminé projeta ses rayons
sur les générations des peuples à venir, préfigurées par ses fils.
Sur ses petits-enfants, les fils de Joseph, il posa ses mains
mystérieusement croisées. Indépendamment des apparences que suivait
leur père mais selon sa propre vision intérieure
15.
C’est elle la lumière. Elle est unique.
Tous ceux qui la voient et qui l’aiment sont uniques.
Et l’autre, la lumière physique dont je
parlais, elle adoucit et séduit dangereusement la vie des amants
aveugles du monde. Mais s’ils savent faire tes louanges en faisant
les siennes – Dieu créateur de tout –, ils la font participer à ton
hymne sans se laisser entraîner par elle dans leur songe.
C’est comme ça que je veux être. Résister
aux plaisirs des yeux pour ne pas trébucher en avançant sur ta
voie. Je lève sur toi des yeux invisibles. Pour que tu délivres mes
pas des pièges. Tu me délivres souvent, je tombe souvent dans le
piège. Tu n’arrêtes pas de me délivrer.
Et moi tant de fois retenu par des pièges
partout répandus.
Tu ne t’endors pas
tu ne dors pas
53.
On ne compte plus les réalisations
d’artistes ou d’artisans : vêtements, chaussures, vases,
différents objets fabriqués, peintures, sculptures variées… Très
au-delà des besoins et des nécessités et sans signification
religieuse. Les hommes les entassent sous notre vue séduite. Les
hommes s’attachent aux objets extérieurs qu’ils fabriquent mais
abandonnent à l’intérieur celui qui les a faits. Ils détruisent ce
qu’il a fait d’eux.
Et moi, mon Dieu, ma parure, j’y trouve
matière à un hymne, un sacrifice de louanges à offrir à celui qui
s’est offert en sacrifice pour moi.
Ces beautés qui passent de l’âme dans des
mains expertes ont leur origine dans cette beauté au-dessus des
âmes, et vers laquelle soupire mon âme jour et nuit. Les artisans
et les amateurs de ces beautés extérieures en tirent une règle pour
les juger, mais ils n’en tirent pas une pour leur usage. Elle y est
pourtant. Ils ne la voient pas. Sinon ils n’iraient pas plus loin.
Et mettraient leur force sous ta protection au lieu de la disperser
dans de délicieuses lassitudes.
Moi-même, qui parle et vois bien tout ça,
j’attache mes pas à ces beautés. Mais tu m’en délivres, Seigneur.
Tu me délivres. Oh ton amour
est là sous mes
yeux. Oui, moi misérable captif. Toi libérateur aimant. Je ne m’en
rends pas compte si ma chute est légère, ou j’en suis meurtri si je
suis déjà très attaché.
54.
Il y a une autre forme de tentation,
insidieuse et dangereuse. Au-delà du désir charnel, plaisirs de
tous les sens, de toutes les voluptés, esclavage mortel quand on
s’éloigne de toi. Usant des mêmes sens charnels, l’âme ne tire pas
alors son plaisir directement de la chair mais de l’expérience
charnelle d’un désir vide et cupide, affublé du nom de science et
de connaissance. Un appétit de savoir dont les yeux se font les
principaux agents sensoriels, et que la parole divine a appelé
désir des yeux. Et si littéralement les yeux correspondent au voir,
nous utilisons aussi ce mot pour d’autres sens que nous appliquons
à la connaissance. On ne dit pas : écoute comme c’est
rutilant. Ni : sens comme cela brille. Ni : touche comme
c’est resplendissant. Dans tous ces cas, on emploie le mot voir.
Non seulement nous disons : vois cette lumière (c’est le
propre des yeux), mais aussi : vois comme cela résonne, vois
quelle odeur, vois quel goût, vois comme c’est dur. On généralise
donc l’expérience sensorielle en l’appelant, comme on l’a dit,
désir des yeux. Si le voir est d’abord la fonction des yeux, il
s’applique aussi aux autres sens, par analogie, dans l’aventure de
la connaissance.
55.
On distingue alors plus clairement dans
l’activité sensorielle le simple plaisir du désir de connaître.
Plaisir du beau, de l’harmonie, de la délicatesse, de la saveur, de
la douceur. Mais on désirera connaître le contraire pour le tester.
Non par masochisme mais par passion de savoir et de découvrir. Quel
plaisir en effet à voir un cadavre mutilé qui nous fait
horreur ? Et pourtant, à la moindre dépouille quelque part,
les gens se précipitent pour s’affliger et blêmir. Ils ont même
peur d’en rêver, comme si on les avait forcés à le voir ou leur
avait fait croire qu’il y avait quelque chose de beau. Même chose
pour les autres sens. Mais ce serait trop long. C’est ce désir
morbide qu’on excite au théâtre en exhibant toutes sortes de
phénomènes prodigieux. C’est ce désir qui fouille une nature hors
de notre portée. Connaissances inutiles que les
hommes désirent absolument connaître. C’est aussi ce désir pervers
de connaissance qui est à l’œuvre dans la magie. Et c’est lui
également qui, dans la religion, va jusqu’à tenter Dieu en lui
réclamant des signes et des prodiges, non pour être sauvé mais
uniquement pour faire une expérience.
56.
Dans cette immense forêt pleine de pièges
et de dangers, oh regarde, j’ai taillé et éclairci mon cœur comme
tu me l’as demandé.
Dieu de mon salut.
Non. Comment oser dire, quand tout nous
agresse dans notre vie quotidienne, comment oser dire que rien ne
provoque mon regard, et que je ne suis pas accroché à ces
absurdités ? C’est vrai, je n’ai plus la passion du théâtre et
je ne m’intéresse plus au cours des astres. Je n’ai jamais cherché
à interroger les esprits des ombres. Je déteste toutes ces
superstitions rituelles. Mais l’ennemi ourdit en moi de nombreuses
machinations pour me suggérer de te demander un signe de toi,
Seigneur mon Dieu que je dois servir comme un esclave obéissant et
humble.
Je t’en prie, par notre roi et par
Jérusalem, patrie des simples et des purs, même si je suis loin
d’accepter ça, fais que j’en sois de plus en plus loin.
Et quand je te demande quelque chose pour
sauver quelqu’un, mon intention est tout autre.
Oh. Tu fais ce que tu veux. Tu me permets
et me permettras encore de te suivre avec plaisir.
57.
Mais qui pourrait tenir le compte des
nombreuses petites choses méprisables qui provoquent chaque jour
notre curiosité, et qui nous font si souvent vaciller ? Que de
fois au récit de quelques bêtises nous faisons semblant au début de
les tolérer pour ne pas choquer les imbéciles et nous finissons peu
à peu par nous y intéresser ! Je ne vais plus au cirque voir
un chien chasser un lièvre. Mais si j’en surprends un dans les
champs, il détourne mon attention, et peut-être même de hautes
pensées, et le spectacle de la chasse va m’accaparer. Je ne vais
pas phy
siquement me lancer à sa poursuite mais
je suis de tout cœur avec. Et je reste hébété comme un idiot si,
devant cette preuve flagrante de ma faiblesse, tu ne m’avertis pas
très vite de tirer de ce spectacle quelque considération qui
m’élève vers toi, ou de tout mépriser et de passer outre. Même
assis chez moi, je suis facilement hypnotisé par un lézard qui gobe
des mouches ou une araignée qui cherche à les prendre dans sa
toile. Il s’agit de tout petits animaux. Et alors ? Je m’en
sers pour te louer, étonnant créateur, maître de toutes choses.
Mais je n’ai pas commencé par là ! Avoir le réflexe de se
relever après une chute est une chose, ne jamais tomber en est une
autre.
Des occasions comme ça, ma vie en est
pleine. Mon unique espoir, c’est alors l’extrême profondeur de ta
pitié. Mon cœur se fait la poubelle de toutes ces ordures, de ces
impressionnantes cohortes de bêtises qui interrompent et troublent
si souvent nos prières. Et quand sous ton regard notre cœur parle à
tes oreilles, des pensées idiotes, surgies je ne sais d’où,
viennent couper court à une si haute activité.
58.
Est-ce qu’on doit s’en moquer ? Et
pour retrouver l’espoir, est-ce qu’il y a autre chose que ta
pitié ? Oh je la connais bien. Tu as commencé à me
transformer. Tu sais où en est cette transformation. D’abord, tu
m’as guéri du désir de me venger. Bienveillant pour toutes mes
autres fautes. Tu m’as guéri de toutes mes maladies, et tu as
affranchi ma vie de la putréfaction. Ta compassion et ta pitié
m’ont couronné. Tu as comblé mon désir. Oui, toi qui as étouffé ma
prétention dans la peur, et qui as fait ma nuque à ton joug.
Maintenant je le porte. Douceur que tu avais promise et que tu as
réalisée. Douceur que je ne soupçonnais même pas quand j’avais peur
de m’y soumettre.
59.
Est-ce que j’en aurais aussi fini de cette
troisième forme de provocation ? fini pour la vie ?
Oh Seigneur qui seul domines sans
arrogance parce que tu es l’unique vrai Seigneur, qui n’as pas de
seigneur.
Vouloir être aimé ou craint des autres
pour le seul plaisir de l’être, qui est un non-plaisir. Misérable
vie et prétention criminelle. C’est ce qui explique qu’on ne t’aime
pas et qu’on n’éprouve pas pour toi un
amour et
une crainte pur. C’est pourquoi tu résistes aux prétentieux et aux
humbles tu accordes ta faveur.
Tonnerre contre les ambitions du
monde
tremble le fond des montagnes
Certaines de nos responsabilités dans la
société humaine impliquent que nous nous fassions aimer ou craindre
des autres. Prétexte dont use l’Adversaire de notre vrai bonheur
pour distribuer partout ses bravo ! bravo ! comme autant
de pièges. Imprudents, nous nous laissons prendre à notre fatuité.
Nous renonçons à nous réjouir de ta vérité en préférant la
flatterie humaine. Plaisir de nous faire aimer ou craindre non plus
à cause de toi mais à ta place. L’Adversaire nous rend ainsi
semblables à lui. Avec lui, nous ne sommes pas dans une communauté
d’amour mais dans une communauté de supplices. Il a assis son trône
sur le vent du Nord. Ses sombres esclaves transis t’imitent,
pervers et grimaçant. Mais nous, Seigneur, nous sommes ton petit
troupeau. Tu nous possèdes. Cache-nous dans l’ombre de tes ailes.
Sois notre gloire. Aimés pour toi, craints pour ta parole. Si
quelqu’un que tu critiques cherche notre admiration, nous ne le
défendrons pas quand tu le jugeras, et nous ne le sauverons pas
quand tu le condamneras. Et pas seulement dans le cas d’un criminel
dont on adore les folies, ou dont on bénit les crimes. Mais cela
vaut aussi pour quelqu’un dont on admire le don que tu lui as fait,
s’il préfère l’admiration qu’on lui voue à la possession du don
même qui lui vaut l’admiration de tous. Tu critiques l’admiration
qu’il reçoit. Et l’admirateur est alors meilleur que l’admiré. Le
premier a aimé le don de Dieu dans l’homme, le second a préféré ce
que lui donnaient les hommes plutôt que Dieu.
60.
Provocations quotidiennes, Seigneur.
Provocations ininterrompues. Dans la fournaise quotidienne de la
langue humaine.
Là aussi, tu nous imposes de nous
maîtriser.
Oh. Donne tes ordres. Ordonne ce que tu
veux.
Tu connais à ce propos les gémissements de
mon cœur, les flots de mes yeux. Je ne réalise pas dans quelle
mesure je suis débarrassé de
cette peste. J’ai
très peur de mes pulsions secrètes. Tu les vois, pas moi.
Pour les autres tentations, j’ai toujours
une possibilité de m’évaluer. Mais dans ce cas, presque aucune. Je
vois bien jusqu’où je peux maîtriser mon plaisir physique ou ma
stérile passion de connaissances, si j’en suis privé volontairement
ou par frustration. Je me demande alors ce qui est pire pour moi,
les satisfaire ou pas. Et si on ne peut pas se faire une idée de
notre attachement à l’argent que l’on convoite au service de l’un
de ces plaisirs, ou deux, ou les trois à la fois, on peut y
renoncer, c’est un bon test.
Mais comment évaluer si nous pouvons nous
passer de l’admiration des autres ? Par une vie méchante, si
horrible et atroce qu’on ne pourrait pas nous connaître sans nous
détester ? Pensée folle. Mais si l’admiration est la compagne
habituelle et obligée d’une vie droite, d’une conduite juste, il ne
faut pas y renoncer, ni à la vie droite elle-même. Seule l’absence
de quelque chose me permet de savoir si je souffre ou pas d’en être
frustré.
61.
Que t’avouer, Seigneur, à ce propos ?
Que j’aime être admiré ? Mais j’aime encore mieux la vérité.
Entre être admiré par tous, en étant complètement fou et errant, ou
critiqué par tous, tout en étant ferme et fidèle à la vérité, je
sais très bien quel serait mon choix. Et je ne voudrais même pas de
l’admiration d’un inconnu pour renforcer ma satisfaction d’avoir
accompli quelque chose de bien.
Or, non seulement c’est le cas, je
l’avoue, mais encore la moindre critique me touche. Et comme cela
me rend malheureux, je trouve en moi une excuse. Tu sais ce qu’elle
vaut, Dieu. Je ne suis pas objectif.
Oui, tu nous a donné l’ordre de nous
maîtriser – détacher notre amour de certaines choses –, mais aussi
d’être justes – orienter notre amour. Et tu n’as pas voulu que nous
t’aimions seulement mais aussi notre prochain. J’ai alors souvent
l’impression que je suis heureux des progrès de mon prochain, ou de
ses progrès futurs, quand il a eu le bon goût de m’admirer. Mais je
suis malheureux si quelqu’un critique ce qu’il ne comprend pas chez
moi ou qui est digne d’admiration. Il arrive
aussi que je sois malheureux de l’admiration qu’on me porte, quand
on admire en moi ce qui fait mon malheur, ou que l’on exagère des
qualités mineures ou futiles. Mais là encore, comment savoir si ma
réaction n’est pas due en réalité à ce que je ne tiens pas à
entendre sur moi, dans l’admiration d’autrui, un avis différent du
mien ? Non que son intérêt me touche, mais ce qui me plaît en
moi m’est plus agréable quand cela plaît à un autre. Oui, d’une
certaine façon, je ne me sens pas admiré quand on ne partage pas ma
propre estime de moi. Car ou bien on admire en moi ce qui me
déplaît, ou bien on admire trop ce qui me plaît le moins. Comment
alors ne pas douter de moi ?
62.
Vérité, avec toi j’ai compris. Je ne dois
être sensible à l’admiration qu’on me porte que si elle est utile à
mon prochain, et non à moi. Je ne sais pas si j’en suis déjà là.
J’en connais moins sur moi-même que toi. Je t’en supplie, mon Dieu,
dénonce-moi à moi-même, pour que j’avoue à mes frères, qui prieront
pour moi, toutes les déchirures découvertes en moi. Mais si je ne
dois être sensible à l’admiration qu’on me porte que si elle est
utile à mon prochain, pourquoi suis-je moins sensible aux critiques
injustes que reçoit quelqu’un qu’à celles qu’on adresse ?
Pourquoi l’injure est plus mordante contre moi que contre un autre,
alors qu’elle est tout aussi injuste ? Ça aussi je l’ignore.
La seule réponse possible serait que je suis mon propre séducteur,
que je ne fais pas la vérité avec toi, ni dans mon cœur ni dans ma
langue.
Éloigne de moi cette maladie,
Seigneur.
Ce qui sort de ma bouche ne doit pas
devenir l’huile du péché sur ma tête.
63.
Je suis si bas, si pauvre.
Meilleur quand je gémis en secret :
je ne m’aime pas.
Et quand je cherche ta compassion pour
réparer mes défections. Les perfectionner jusqu’à atteindre la paix
que l’arrogance ne voit pas.
Mais chacun de nos discours et chacune de
nos actions publiques représentent un test très dangereux :
notre amour-propre, qui nous fait aimer l’admiration des autres,
nous pousse à collectionner et à mendier
leurs
suffrages. Test puissant même quand je me le reproche, du fait même
de me le reprocher. Et en critiquant une vaine admiration, on en
vient souvent à s’admirer d’autant plus vainement. Mais il n’y a
pas de sujet d’admiration dans la critique même de l’admiration
puisqu’en s’admirant encore, on ne la critique plus.
64.
En nous, oui en nous, il y a, dans ce
genre de test, une autre perversion : le narcissisme creux de
certains, mal ou pas du tout aimés des autres, et qui n’ont aucun
goût de leur plaire. Tu as horreur de leur narcissisme. Ils
prennent pour objets d’amour des objets qui n’en sont pas. Ou ils
s’attribuent tes propres objets d’amour. Ou ils s’accordent le
mérite de tes objets d’amour. Qu’ils reconnaissent comme un don de
toi mais qu’ils ne sont pas prêts à partager. Ils jalousent au
contraire les dons que tu fais aux autres.
Mon cœur tremble, tu vois, dans tous ces
dangers et ces peines. J’ai compris que tu préférais guérir mes
plaies plutôt que de m’épargner les coups.
65.
Jusqu’où suis-je allé sans toi pour
m’apprendre ce que je devais éviter et ce que je devais
chercher ? oh vérité. J’ai soumis à ton examen, comme je
pouvais, mes perceptions sommaires.
Mes sens ont exploré les confins du monde
extérieur. Je me suis fait l’observateur de la vie de mon corps, et
de mes sens eux-mêmes. Je me suis enfoncé à l’intérieur de ma
mémoire. Immensités multiples. Étonnamment remplies d’innombrables
trésors. Spectacle redoutable. Sans toi, je n’ai rien pu
distinguer. Rien de tout cela n’était toi. Mais moi non plus,
l’explorateur. J’ai tout parcouru. Je me suis efforcé de distinguer
chaque chose et de les estimer chacune à sa valeur. Étudier leur
transmission sensorielle (certaines perceptions étaient
inextricablement liées à moi). Identifier chaque sens et les
énumérer. Grâce à l’abondant travail de la mémoire, exercer
certaines perceptions, en reléguer certaines, en exhumer d’autres…
Mais non, dans cette activité, moi, ou plus exac
tement la force qui me faisait agir, ce n’était pas
toi. Tu es plutôt la lumière permanente que je consultais pour
connaître l’existence d’une chose, son être, sa valeur. Je
t’entendais enseigner et ordonner. J’aime faire ça souvent. Dès que
je le peux, je me libère de mes dures obligations pour me réfugier
dans ce plaisir.
Mais dans tout ce que je passe en revue,
en te consultant, je ne me trouve de lieu sûr qu’en toi. Recueil de
toutes mes dispersions : rien de moi ne se sépare de
toi.
Parfois tu me fais découvrir un sentiment
extraordinaire et profond. Jusqu’à je ne sais quelle douceur qui,
si elle devient parfaite en moi, sera je ne sais quoi que ne sera
pas cette vie. Mais je retrouve vite nos épreuves écrasantes.
L’ordinaire m’absorbe et me retient. Je pleurs abondamment. Tout me
retient. Le poids de l’habitude est un fardeau.
Je peux être ici mais je ne le veux
pas.
Je veux être là-bas mais je ne le peux
pas.
Malheureux d’un côté comme d’un
autre.
66.
J’ai donc étudié les symptômes de mes
fautes, dans les trois dimensions du plaisir. J’ai appelé ta main
droite à mon secours. Cœur blessé, j’ai vu ta splendeur. Choc. Qui
peut y arriver ? j’ai dit.
Oh je suis rejeté de tes yeux
17
Tu es la vérité qui surplombe tout. Ma
cupidité faisait que tout en ne voulant pas te perdre, je voulais
en même temps avoir toi et le mensonge. Personne n’accepterait de
mentir au point de ne plus savoir ce qu’est le vrai.
Et je t’ai perdu. Tu ne veux pas être
présent avec le mensonge.
67.
Qui trouver pour me réconcilier avec
toi ? appeler les anges à l’aide ? quelle prière ?
quels mystères ?
Beaucoup de ceux qui s’efforçaient de
revenir vers toi n’en étaient pas capable par eux-mêmes. J’entends
dire qu’ils ont essayé cette voie : le désir de visions
bizarres. Possession. Illusions. Savants bouffis d’orgueil, ils se
rengorgeaient en te cherchant. Aucune humilité. Ils se sont ralliés
leurs semblables, complices et compagnons de leur démesure :
les puissances de l’air. Trompés par leurs pouvoirs magiques, ils
cherchaient le médiateur qui les justifierait. Il n’était pas là.
C’était l’Adversaire camouflé en messager de lumière. Et ce qui a
séduit l’orgueil de leur chair, c’est qu’il n’était pas lui-même un
corps de chair. Eux étaient mortels et fautifs. Toi, Seigneur, avec
qui ils cherchaient orgueilleusement à se réconcilier, tu es
immortel et sans faute. Un médiateur entre Dieu et les hommes
devait avoir quelque chose de semblable à Dieu et quelque chose de
semblable aux hommes. S’il ne ressemblait qu’aux hommes, il était
loin de Dieu. S’il ne ressemblait qu’à Dieu, il était trop loin des
hommes. Et ce n’était donc pas un médiateur. Ce faux médiateur,
dont tu te sers secrètement pour tromper l’orgueil comme il le
mérite, partage une chose avec les hommes : c’est le péché. Et
il veut donner l’impression de partager une chose avec Dieu. Mais
comme il ne porte pas la mortalité de la chair, il s’exhibe comme
immortel. Mais parce que le prix du péché, c’est la mort, il
partage avec les hommes leur commune condamnation à mort.
68.
L’authentique médiateur, que seul le
secret de ton amour montre à l’humanité, et envoyé pour nous
apprendre l’humilité sur son exemple – médiateur entre Dieu et
l’humanité –, l’homme christ Jésus est apparu entre les pécheurs
mortels et l’innocent immortel – mortel avec les hommes, innocent
avec Dieu. Uni à Dieu par l’innocence, et parce que le prix de
l’innocence c’est la vie et la paix, il peut effacer de notre
condition de pécheur la mort qu’il a voulu partager avec nous (et
ainsi nous innocenter). Il a été montré aux saints hommes de
l’Antiquité pour que leur foi en sa passion future les sauve, comme
notre foi en sa passion réalisée nous sauve. En tant qu’homme, il
est notre médiateur. Comme parole, il ne l’est pas, puisqu’il est
égal à Dieu, Dieu auprès de Dieu, un seul Dieu avec Dieu.
69.
Père bienveillant, tu nous as aimés.
Tu n’as pas épargné ton fils unique mais
tu l’as livré pour nous, les incrédules. Tu nous as tant
aimés.
Pour nous, il n’a pas pourchassé l’égalité
avec toi et s’est soumis jusqu’à mourir en croix
18. Lui seul libre
entre les morts. Il avait le pouvoir de déposer sa vie. Et le
pouvoir de la reprendre. Pour nous, il s’est fait devant toi à la
fois victorieux et victime. Victorieux parce que victime. Il s’est
fait pour toi à la fois prêtre et sacrifice. Prêtre parce que
sacrifice. Et a fait de nous, tes serviteurs, des fils. En naissant
de toi, il est devenu notre serviteur. Avec lui, j’ai le droit
d’espérer vraiment que tu guériras toutes mes maladies. Par celui
qui est assis à ta droite, qui intercède pour nous auprès de toi.
Sinon quel désespoir. Mes maladies sont si nombreuses, si graves.
Mais ton remède est plus fort encore. Nous aurions pu penser que ta
parole n’était pas prête de s’unir à l’humanité, et désespérer de
nous s’il n’avait pris chair et n’avait habité parmi nous.
70.
Atterré par mes fautes et la masse de mes
chagrins, le cœur troublé, j’avais imaginé le projet de fuir dans
la solitude. Tu m’en as empêché. Tu m’as rendu des forces en
disant :
Christ est mort pour tous
pour que ceux qui vivent
ne vivent plus pour eux-mêmes
mais pour celui qui est mort pour
eux
19
Regarde, Seigneur.
Pour vivre, je jette en toi mon souci. Je
vais regarder les merveilles de ta loi. Tu connais mon ignorance et
ma faiblesse.
Instruis-moi et guéris-moi.
Ton fils unique, dans lequel tous les
trésors de la sagesse et de la connaissance sont cachés, m’a
racheté de son sang. Que les puissants arrêtent de
m’injurier.
Je pense à lui, ma rançon.
Je le mange. Je le bois. Je l’offre à
tous.
Je veux me rassasier de lui dans ma
pauvreté. Avec ceux qui s’en nourrissent et se rassasient.
Ils loueront le Seigneur ceux qui le
cherchent
20.
1. Psaumes 5, 13, et Lettre aux
Romains 4, 5.
↵
2. 1re Lettre aux
Corinthiens 15, 54.
↵
3. 1re Lettre aux
Corinthiens 6, 13, et 15, 53.
↵
4. Luc 21, 34.
↵
5. Lettre aux Romains 14, 20 ;
1 Tm 4, 4 ; 1re Lettre aux Corinthiens 8, 8 ;
Lettre aux Colossiens 2, 16 ; Lettre aux Romains 14,
3.
↵
6. Référence à Genèse 9,
3.
↵
7. Référence au 1er Livre
des Rois 17, 6.
↵
8. Référence à Matthieu 3,
4.
↵
9. Référence à Genèse 25,
30-34.
↵
10. Référence au 2e Livre
de Samuel 23, 15.
↵
11. Référence à Matthieu 4,
3.
↵
12. Référence au Livre des Nombres
11, 4.
↵
13. Psaumes 139, 16.
↵
14. 2e Lettre aux
Corinthiens 5, 2.
↵
15. Voir Livre de Tobie 2, 10, et 4,
3 ; Genèse 27, 1 ; 49, 1 ; 48, 13.
↵
16. Psaumes 121, 4.
↵
17. Psaumes 31, 23.
↵
18. Inspiré de la Lettre aux
Philippiens 2, 6 et suiv.
↵
19. 2e Lettre aux
Corinthiens 5, 15.
↵
20. Psaumes 22, 27.
↵