XXI
Délivrance

Je suis maintenant en terminale. Mon frère est déjà passé par là. Il m’a parlé d’une nouvelle matière, la philosophie, qui, selon lui, est une façon nouvelle d’appréhender les problèmes de la vie. Ça m’a fait dresser l’oreille. Avec un peu de chance, ça pourrait peut-être m’aider à mieux vivre mon handicap ?

Je retrouve mes camarades de l’année précédente sans trop d’enthousiasme. Rien à attendre de ce côté-là mais, de toute façon, la seule chose qui m’importe, c’est le cours de philo. Un certain M. Spire nous l’enseignera. Selon un scénario que j’imagine bien rodé, il commence son cours en confondant la craie et sa cigarette. Il ne s’en avise que lorsque le mégot incandescent lui chauffe l’oreille et que la classe tout entière éclate de rire. Il rit de bon cœur lui aussi puis se met une chaise sur la tête pour nous parler de l’incommunicabilité des consciences. Là, l’hilarité est à son comble et je vois très clairement tous les espoirs que j’ai fondés sur la philosophie s’envoler d’un coup. Je m’en veux un peu d’avoir eu la faiblesse de croire qu’une matière scolaire, même amie de la sagesse, serait là pour m’aider à résoudre mes problèmes de tribu. Rien de bon ne m’est jamais venu par l’école, il n’y a guère de raison pour que cela change. L’année va donc à nouveau être très longue, avec ce fichu bac en ligne de mire que mes parents auront sans doute un mal fou à m’acheter. S’ils n’y parviennent pas, ce sera là un échec retentissant et peut-être enfin l’occasion d’une mise au point salutaire entre nous ?

C’est pendant que mon avenir s’écrit de la sorte que Marc entre dans notre classe. Un nouveau psychologue vient de faire irruption dans ma vie. Celui-là est jeune et plutôt sympathique. Le piège est énorme, aussi gros que la tentation, mais je me dis immédiatement que ce Marc, tout séduisant qu’il est, n’est pas près de me voir. J’en ai assez de ces spécialistes qui finissent tous par faire pleurer ma mère.

« Je vous recevrai à votre guise le lundi et le jeudi matin. Et, bien sûr, quand on vient me parler, on est dispensé de cours. Alors choisissez bien vos horaires ! »

Il me semble bien qu’il me regarde plus que les autres pendant qu’il parle. On voit qu’il sait que je suis son cas le plus spectaculaire mais ma décision est prise et elle est irrévocable. Il pourra toujours m’attendre…

Le hasard fait quelquefois des choses. Trois mois plus tard, on me bouscule dans la cour et je tombe sur la tête. Comme je suis un peu verdâtre en me relevant, je suis conduit à l’infirmerie. Là, on m’allonge sur un lit de repos en attendant que je reprenne mes esprits. Je ne suis pas seul. Marc est à côté de moi. C’est peut-être les sels qu’il me fait respirer ou plus probablement sa présence qui me remettent immédiatement sur pied. Je lui fais un clin d’œil complice doublé d’un sourire rassurant, lève une jambe puis l’autre en souvenir du Dr Khan, puis me dirige rapidement vers la porte lorsqu’il me demande pourquoi je ne suis jamais passé le voir.

« Tu es le seul. Tous les autres sont venus. »

« C’est parce qu’ils n’ont pas de problèmes, je me dis, sinon, ils n’iraient pas… »

Marc me tutoie. Je décide d’en faire autant.

« Tu sais très bien pourquoi je ne viens pas. »

C’est laconique mais suffisant. J’en ai assez qu’on me prenne pour un imbécile.

Trois jours après, Marc entre dans la classe pendant le cours de maths. C’est moi qu’il fixe du regard :

« François, tu peux venir, s’il te plaît ? »

Il a beau être poli et le dire d’une voix douce, je sais bien que je n’ai pas trop le choix. Je le suis donc dans son bureau. Je devine déjà tout ce qui va se passer. On va s’asseoir et le silence va s’installer, lui aussi. On va se regarder sans rien se dire et je finirai par baisser les yeux. Il me posera des questions idiotes et je lui mentirai. Ou bien il me faudra faire des exercices étranges et ma mère sera convoquée dans la semaine pour pleurer devant les résultats.

« Ça veut dire quoi, tu le sais bien ? me demande-t-il abruptement.

— Ça veut dire ce que ça veut dire.

— Oui, mais sinon ?

— Sinon quoi ? »

Il a l’air surpris du tour étrange que prend notre conversation. Peut-être a-t-il vraiment envie qu’on se parle ? Je ne suis pas encore décidé à me laisser faire mais j’ai déjà une énorme boule de chagrin dans la gorge, près d’exploser. C’est à cause de sa gentillesse.

« J’ai vu tes résultats scolaires. Ce n’est pas très brillant. Un vrai gâchis, non ? »

Sa manière de dire cette phrase m’a incroyablement touché. Il l’a dite sans aucune agressivité, simplement comme un constat, sans me juger.

Impossible de comprendre pourquoi la présence de cet homme me fait autant de bien. La même sensation que lorsque j’ai appris à nager et que je ne sentais plus le poids de mon corps dans l’eau. Je flotte littéralement. Comme si sa voix m’avait allégé dans l’instant de tous mes problèmes. Je ne sais même plus ce qu’il m’a demandé tellement je me sens bien. Ah oui, mes mauvaises notes…

« Le moyen de faire autrement ? » lui dis-je.

Il me répond de son seul sourire. J’ai toujours la main sur la porte et je sens qu’il faut que je m’en aille au plus vite si je ne veux pas fondre en larmes devant lui. Je file sans demander mon reste et il ne fait rien pour me retenir. Ce n’est pas qu’il m’abandonne, c’est qu’avec lui je suis libre.

Il ne ressemble à aucun des psys que j’ai vus jusqu’à présent. Indéniablement, il m’inspire confiance, mais il faut pourtant que je continue à me méfier. Marc n’est sûrement pas là par hasard, et moi non plus d’ailleurs. Si on m’a placé dans l’établissement où il officie, c’est bien qu’il y a une raison, non ? Jusqu’à présent, tout s’est toujours passé comme ça. Il y a autour de moi une grande organisation à laquelle je dois me soumettre. C’est pour mon bien, je le sais, et pourtant j’en souffre de plus en plus. Je crois que je suis maintenant presque prêt à regarder la vérité en face et à affronter ma différence. Tout, plutôt que cette hypocrisie qui m’entoure et qui ne suffit plus à me protéger.

C’est pour cela que je suis Marc sans déplaisir quand il vient me chercher toutes les semaines pour m’emmener dans son bureau. La régularité de ces rencontres aidant, nous parlons maintenant de tout ensemble. Des propos badins, légers, qui tournent parfois autour de mes problèmes mais sans jamais trop s’y attarder. Je reste sur la défensive, toujours prompt à esquiver les questions directes qui viendraient menacer mon secret. Ça, je n’arrive toujours pas à en parler. Ce secret me ronge mais suis-je prêt à vivre sans lui pour autant ? Car il est tout de même très pratique, ce secret. C’est lui qui est responsable de mes échecs, pas moi. C’est à cause de lui si mes parents se disputent, et pas parce qu’ils ne s’aiment plus. C’est à cause de lui que ma vie est difficile, et pas parce que la vie est difficile. Et grâce à lui, je peux vivre plusieurs vies, être là ou pas, invisible un peu, trisomique peut-être, différent certainement. Et tout ça, je ne suis pas certain d’avoir envie d’y renoncer. Et puis, si jamais j’ai tout inventé, il va me falloir me demander pourquoi ? Et peut-être que le remède sera pire encore que le mal ?

Pendant mes conversations avec Marc, une force obscure m’empêche de lui parler vraiment. Une espèce d’instinct de conservation, mais inversé. Pourtant, ce n’est pas simple du tout de résister à sa patience et à sa gentillesse. Il me faut vraiment lutter pour ne pas m’ouvrir à lui parce qu’il m’inspire diablement confiance. Lui pourrait comprendre, j’en ai de plus en plus l’intime conviction, et même… M’expliquer ?

Et puis un jour il se fâche. C’est venu d’un coup. J’ai encore eu une mauvaise note en philosophie et Marc s’en étonne. Pas moi. Pour confirmer mon indifférence, je hausse les épaules et c’est là qu’il explose.

« Tu n’es qu’un petit fainéant doublé d’un imbécile. J’ai essayé de te comprendre mais il n’y a rien à comprendre ! Tu devrais juste avoir honte de profiter comme tu le fais de l’argent de tes parents. Tu ne veux pas travailler ? Eh bien, arrête l’école ! Arrête de faire payer tes parents inutilement. Il y a tellement de jeunes qui rêveraient de faire des études, laisse-leur la place. Toi, tu n’es qu’un fils à papa ! »

Un fils à papa, moi ? Eh bien, oui. Et plutôt deux fois qu’une ! Il m’a piqué au cœur. Il est rouge de colère et moi, d’émotion.

« Je ne connais pas mon père. Je ne sais pas lequel des deux est le vrai. Soit je suis le fils de l’Homme invisible, soit je suis trisomique, à cause de ma tribu. Alors, fils à papa, t’es plutôt mal tombé. »

C’est sorti d’une traite, sans réfléchir. Et maintenant j’ai envie de pleurer. Je ne dis plus rien. Lui non plus. Il y a un long silence. Puis je lui bredouille quelques explications complémentaires :

« En fait, je sais que je ne suis plus le fils de l’Homme invisible. C’était avant. Je l’ai été, voilà, c’est dit. »

Je viens de faire un grand pas mais Marc ne m’a pas suivi. Je vois bien à l’expression de son visage qu’il voudrait que je répète plus lentement ce que je viens de lui dire. Il n’est pas certain d’avoir bien compris mais je suis fatigué et je n’ajoute pas un mot.

« C’est tout pour aujourd’hui ? » demande t-il, beau joueur.

J’opine du chef et je lui souris avant de quitter son bureau. Marc est en train de devenir mon ami.

Je suis persuadé qu’il va me courir après pour m’arracher de nouvelles précisions sur ma vie et je me trompe. J’imagine qu’il va me convoquer tous les matins dans son bureau pour avoir le fin mot de l’histoire et que je pourrai m’amuser à lui opposer un refus obstiné de collaborer. Mais ça ne se passe pas du tout comme ça. Il ne vient plus jamais me chercher. Au fil des jours, ma surprise devient de l’insatisfaction puis de la frustration, presque de la colère. Quoi ? Il n’a pas envie d’en savoir plus ? Mon cas ne l’intéresse plus ? Et moi qui aimais tellement lui parler…

Sa compagnie me manque un peu. Nos conversations aussi. La dernière est restée en plan. Elle me laisse un goût d’inachevé qui ne me convient pas. Je sens qu’évoquer mon passé de fils de l’Homme invisible me fait m’en détacher un peu. Nommer mes problèmes crée avec eux une distance nouvelle. J’y adhère moins. J’entrevois donc la possibilité d’une libération mais Marc ne me donne pas l’occasion de la poursuivre. C’est donc sans invite de sa part, de mon propre chef, qu’un matin je retourne dans son bureau.

Il n’a pas l’air surpris de me voir et c’est tout naturellement que je m’assieds face à lui. Impossible de reprendre notre conversation là où nous l’avons laissée. Il faut recommencer à parler de l’école, des copains qui n’en sont pas, des notes qui ne disent toujours pas la vérité sur mes capacités intellectuelles. Ces digressions m’aident parce que je ne sais toujours pas par où commencer pour le reste. Nous nous voyons à nouveau deux fois par semaine et un lien très fort se tisse entre nous. On va même au café ensemble.

Un jour, il m’invite à une fête qu’il organise chez lui. Je suis le plus jeune et j’en suis heureux parce que je préfère la compagnie des « vieux ». Parmi les autres invités, il y a Karine. Pendant le dîner, son regard croise souvent le mien. Plus tard dans la soirée, elle me lance un magnifique sourire puis s’approche de moi et nous commençons à parler. Elle me propose de venir boire un dernier verre chez elle et j’accepte avec enthousiasme parce que je n’ai pas envie que la magie s’arrête. Je n’ai pas compris le sous-entendu et, une fois dans son studio, j’attends vraiment qu’elle me serve le dernier verre. Quand elle revient nue de la salle de bains, je suis saisi de panique. Une énorme boule d’angoisse se loge dans ma gorge et je ne sais plus du tout quoi faire. Mais elle est douce et elle accompagne tous mes gestes maladroits avec beaucoup de délicatesse. Cela se fait comme dans un rêve. Je me sens fort, heureux, et c’est délicieusement bon.

Le lendemain, il est prévu que je revoie Marc.

« Tu as passé une bonne soirée ? » me demande-t-il, peut-être sans malice.

Mais pour moi tout s’écroule à l’instant même. Ainsi, Karine et lui étaient de mèche. Tout était bien évidemment convenu d’avance entre eux. Mon charme n’y est absolument pour rien. La nuit que je viens de vivre, je ne l’ai pas méritée. Elle devait se passer ainsi et c’est fait. C’est tout. Dans cette vie-là, je n’arriverai jamais à rien par moi-même. Je ne pourrai jamais rien prouver. Le cauchemar continue. Je ne peux empêcher mes larmes de commencer à couler.

« Alors, c’était arrangé ?

— Qu’est-ce qui était arrangé ?

— Karine. »

Il n’a pas l’air de comprendre ce que je lui dis. L’expression de son visage est d’une sincérité absolue. Il joue génialement bien l’incompréhension. Ou bien est-il vraiment sincère ? Avec lui, je ne sais jamais. Il est trop fort pour moi. Je ne peux pas m’empêcher d’avoir confiance en lui. Ça complique décidément tout.

Le plus prudent est alors de battre en retraite. Je ne suis plus sûr de rien et il vaut mieux me mettre à l’abri. Mais il me retient. Cette fois-ci, il n’accepte pas l’esquive. Il veut en savoir plus.

« Pourquoi tu ne parles que par énigmes ? Jamais de réponses franches ? Jamais une parole vraie ?

— C’est toi qui me parles de vérité ? je hurle. Et mes parents ? Tu les as encore laissés s’occuper de tout ? Dis-le ! C’est ça, hein ? »

Mes sanglots m’empêchent de poursuivre.

Il n’attend pas que j’arrête de pleurer pour me parler.

« L’adolescence est un passage difficile. Parfois très difficile. Je vais te prêter un livre. Ça n’a peut-être pas grand-chose à voir avec toi, mais comme ça tu verras que tu n’es pas seul à avoir du mal à trouver ton chemin. »

Et il me tend La Côte sauvage de Jean-René Huguenin.

Je l’ai lu d’une traite et ç’a été une révélation. Ça n’a effectivement rien à voir avec le détail de mon histoire mais au moins je découvre pendant cette lecture que je ne suis pas le seul à être dans la souffrance.

Je vois Marc le surlendemain et, pour la première fois, je vais dans son bureau avec le sourire.

« C’est formidable, ce livre !

— Eh oui ! Et tu vois, on est tous passés par là… »

Comment ça, on est « tous » passés par là ? Il l’a lu son livre ou pas ? Il ne parle pas du tout des mongoliens !

« Olivier n’est pas mongolien, lui ! Il ne sait pas ce que c’est. Et toi non plus. Personne ne sait !

— Mais toi, oui ? » dit Marc d’une voix douce.

Il a l’air un peu perdu.

Alors je raconte tout. Tout ce que je sais. Tout ce dont je peux me souvenir. Tout ce que j’ai pu comprendre.

« Continue », me dit-il seulement, pendant que je fais une pause dans mes explications. Il parle avec une toute petite voix, pour déranger le moins possible.

Nous restons ensemble toute la matinée. Je ne peux plus m’arrêter de parler. Je lui raconte enfin les miroirs truqués, censés refléter mon autre. Je tiens ma preuve, et lui son remède. Il me pose plein de questions sur ces glaces spéciales. Pour lui et pour la dernière fois, j’affine ma théorie. C’est alors qu’il sort d’un de ses tiroirs une carte de l’Île-de-France.

« Choisis une ville. N’importe laquelle. Choisis, toi. »

Je prends Compiègne parce que je ne connais pas le Nord. On part dans sa R8 sans prévenir personne. Il ne m’a rien expliqué. Il se tait. L’ambiance n’est pas aux vacances et je me doute bien qu’il n’est pas en train de me kidnapper alors pourquoi ce voyage ?

À Compiègne, il arrête sa voiture devant la gare.

« Nous sommes restés ensemble toute la journée, d’accord ou pas d’accord ?

— D’accord.

— C’est toi qui as choisi cette ville ou c’est moi ?

— C’est moi.

— J’ai passé un coup de fil à quelqu’un ? J’ai prévenu tes parents ?

— Non. »

Je commence à me renfrogner sérieusement.

« Alors maintenant tu vas sortir de la voiture. Tu vas te promener où tu veux, dans toutes les rues. Tu vas te regarder dans toutes les glaces que tu trouves et après tu viendras me raconter ce que tu as vu. »

On ne peut pas dire qu’il a triché. Je suis bel et bien coincé. Je descends de voiture la mort dans l’âme. Marc reste assis au volant tout le temps où j’erre dans la ville. Je ne sais plus trop ce que je cherche. Je me suis bien un peu regardé dans les vitrines mais mon reflet est normal. Partout. Tout le temps. Je ne suis plus du tout sûr de moi et je me décourage à la vitesse de l’éclair.

Il m’a eu. Il est impossible que mes parents aient truqué toutes les vitrines de France. Sur le trajet de l’école, ça passe encore. Dans tout Paris même, pourquoi pas ? Mais pas à cent kilomètres de là, dans une ville choisie au hasard, et par moi… J’ai insisté pourtant. J’ai vraiment cherché. Ma victoire sur eux serait magnifique si je trouvais un bon miroir. J’ai essayé les cafés, toutes les devantures des magasins, les rétroviseurs des voitures. Et il faut me rendre à l’évidence. Je suis tout ce qu’il y a de plus normal. Je suis bénin.

Je n’ose plus revenir à la voiture. Une honte cuisante m’en empêche. Et mon désarroi est abyssal. Comment tout cela a-t-il pu m’arriver ?

Toute la souffrance de ces années aurait-elle été inutile ? Je suis bouleversé par ce temps perdu, tout ce chagrin qui aurait pu m’être épargné. Que j’aurais pu m’épargner…

En une heure à peine, je suis guéri de mes démons. Mais je ne sais plus qui je suis.

Je finis par regagner la voiture. Marc est là. Il n’a pas bougé. Il m’attend. Il me sourit. J’essaie de lui rendre son bon sourire mais les larmes arrivent, lentes, profondes, nombreuses. Il pose juste sa main sur ma nuque :

« Pleure. Ça fait du bien. »

Tout le long du voyage retour, je continue de pleurer. Marc n’intervient pas. Il n’ajoute rien. Et il a raison. Il faut que je m’habitue à être seul avec mon gâchis. Il me dépose devant chez moi.

« Ça va aller », dit-il seulement.

Il a l’air d’en être sûr et je lui fais confiance, cette fois encore.

Je crois que le monde entier vient de s’écrouler mais la force dans sa voix me dit le contraire. Je viens de gagner quelque chose d’aussi énorme que le droit de vivre.

À la maison, il n’y a que Philippe. Pour la première fois de notre vie, j’ai envie de me blottir dans ses bras ou au moins de l’embrasser et de lui dire que mon cauchemar est fini.

« Ça va ? » je lui demande.

J’ai fait sobre. Les autres mots ne sont pas sortis. Il y a encore du travail pour m’en faire un ami, mais j’ai le temps, maintenant. Je vais dans ma chambre pour être au calme mais je ne suis pas calme du tout. J’ai une très forte envie d’être gentil avec tout le monde. Et si je mettais la table ? Maman, je lui dois bien ça. Quand elle rentre à la maison, je me précipite dans ses bras pour lui demander pardon.

« Tu as encore fait une bêtise ?

— Excuse-moi pour tout le mal que je vous ai fait. »

Il m’est impossible de tout lui raconter, surtout pas au moment où je voudrais qu’elle sache qu’elle n’aura plus jamais à s’inquiéter pour moi, que tout ira bien désormais. Je voudrais la rassurer à jamais alors je me tais et je me contente de lui montrer à quel point je suis heureux. Papa arrive un peu plus tard et se félicite de l’ambiance joyeuse qui règne à la maison. Je le regarde lui aussi avec émotion et je suis fier que ce soit mon père. Il n’aura jamais rien su pour l’autre et c’est tant mieux. Ça lui aurait sûrement fait beaucoup de peine d’avoir eu un rival invisible.

Il est trop tard pour rattraper le temps perdu mais je me jette tout de même à corps perdu dans les études. Désormais, je rirai de tout. Je suis surtout résolu à ne plus jamais subir la parole de l’autre, surtout la mienne, quand elle sera intérieure.

Je me construirai tout seul et pousserai droit.

 

J’ai continué à voir Marc de temps en temps. Il m’a avoué avoir eu très peur. Mais tout ça n’a plus d’importance. C’est derrière moi. On m’a bien encore quelquefois traité d’idiot, de débile, et même de demeuré, mais je n’y ai plus jamais prêté attention.

J’avais compris ce qu’était le langage. Et puis « ce n’est pas parce que tu es paranoïaque qu’on ne dit pas de mal de toi ».

Un soir où je dînais chez Marc, j’ai revu Karine. C’était la première fois depuis notre nuit d’amour. J’ai eu envie d’essayer de la reconquérir et de le faire en pleine connaissance de cause, avec mes moyens propres. Alors j’ai fait l’idiot. J’ai raconté des histoires drôles qui ont fait rigoler tout le monde. Marc pleurait de rire pendant que j’imitais de Gaulle. Et c’est lui qui m’a dit : « Toi, tu devrais être acteur ! »

Pourquoi il a dit ça ?