VI
L’amitié

Lui, je l’ai aimé tout de suite, dès la première année de communale. Il était habillé avec des pantalons en velours, tandis que nous étions en culottes courtes. Et il portait des lunettes. Il a tout de suite eu un réel ascendant sur moi. Quand il m’a appris que son père était explorateur, j’ai décidé sans hésiter que ce serait lui mon meilleur ami.

« Quoi, ton père est EXPLORATEUR ?!!! » ai-je fait.

Je lui ai demandé plus de précisions sur son père : où il était, quels pays il avait découverts et s’il était ami avec Christophe Colomb. Nicolas m’a alors expliqué que Christophe Colomb était mort depuis longtemps et que son père n’avait malheureusement pas eu le temps de le connaître. Nicolas répondait toujours posément car c’était un garçon très calme. Nous sommes vite devenus inséparables. J’allais dormir chez lui, il venait chez moi, mes parents l’aimaient beaucoup, sa mère m’adorait, mais je n’avais toujours pas vu son père, car il était Explorateur. Et puis un jour…

Un samedi. J’étais chez mamie. Nous regardions « Le monde des explorateurs » à la télévision, et enfin je l’ai vu : c’était lui, l’invité. Quel choc ! J’étais surexcité. Je balbutiai à mon papy, assis à côté de moi sur le canapé, que je connaissais l’invité, c’était le papa de Nicolas. Là, dans le poste !

« Oui, oui », a dit papy. Pas plus. Papy n’a jamais été très expansif. J’ai alors bondi du canapé pour aller chercher mamie, qui était dans la cuisine. J’imaginais sa fierté et je savourais la mienne à l’avance. Je la poussai donc en trépignant jusque devant la télé mais les seuls sons qu’elle prononça furent : « Mais oui, mais oui. »

Maman n’était pas là. Elle, elle aurait compris. Elle aurait confirmé. Je venais d’être quelqu’un d’important et tout le monde s’en fichait. J’étais décidément bien seul.

Le lundi, je retrouvai Nicolas à l’école. Aucun de nos camarades n’avait la télévision, personne ne lui parla donc de son père, sauf moi. Nicolas non plus n’avait pas vu l’émission. Il me revenait donc la lourde tâche de lui faire un juste compte rendu des exploits de son père. À vrai dire, je n’avais pas compris tout ce qu’il avait dit. Il employait beaucoup de mots que je ne connaissais pas et, à la longue, j’avais fini par perdre un peu le fil de son exposé. Devant Nicolas, je dus donc improviser. Je lui parlai des Indiens, mais pas des cow-boys, de Bornéo sans en rajouter et enfin je tentais les Esquimaux, sans trop y croire mais tant pis. Je ne contrôlais pas très bien la situation mais Nicolas restait néanmoins attentif à mes délirantes aventures. La cloche me sauva, nous devions rentrer en classe.

Le cours suivant fut entièrement consacré à imaginer de nouveaux territoires pour Nicolas, de nouvelles rencontres entre son père et des autochtones plus ou moins accueillants. Et à la récréation, je lui offris mes nouveaux récits, tout aussi incompréhensibles que les premiers mais qu’il eut la gentillesse d’écouter.

C’est alors qu’il m’invita chez lui pour me présenter son père. Le fort sentiment de honte à l’idée d’être démasqué se dissipa très vite à la perspective de rencontrer enfin mon héros. C’est la gorge nouée que je rentrai dans son appartement. J’entendis la voix de l’Explorateur et enfin je le vis.

La première impression, à vrai dire, ne fut pas très bonne. Il était habillé normalement. Certes, il ne portait pas de cravate mais il avait un pantalon et une veste de velours, tout cela avec une chemise blanche. Ma déception était à la mesure de mes espérances : immense. Je l’avais vraiment imaginé autrement. Il aurait quand même pu s’habiller en explorateur. Il n’avait même pas le chapeau. Je me retournai vers Nicolas, assez gêné pour lui, mais comme il ne montrait aucun embarras, je fis comme si de rien n’était. Et peu à peu, je laissai tout de même l’Explorateur m’impressionner. Au fil des mois, mon regard s’était peu à peu habitué à la décoration exotique de leur appartement : couvertures de zèbre, têtes de buffle, sagaies et autres masques africains. Mais la présence de cet homme redonnait à ces objets toute leur force, celle du premier jour. J’avais décidé de lui plaire et pour lui prouver mon courage, je m’approchai d’une peau de léopard qui servait de tapis et commençai à caresser la tête de l’animal empaillé d’un geste faussement décontracté. J’étais vraiment dans son élément et finalement assez fier de lui montrer quel grand garçon j’étais. Il eut un grand sourire aux lèvres, juste à côté de sa pipe, et me prit sur ses genoux. Il venait de faire de moi un roi. Je lui en serais toute ma vie reconnaissant. La décoration de leur appartement n’avait pas grand-chose à voir avec celle de chez mes parents et encore moins avec celle de chez mamie ou babouchka, mais finalement mes capacités d’adaptation firent le reste. Je me sentais bien ici et un peu comme chez moi.

Mais voilà que justement j’y arrive chez moi, et que dans peu de temps ça va barder. La lettre de Mme Obo, la directrice, est toujours dans ma poche. Je la triture, elle me chiffonne.

Je me suis mis tout nu devant toute la classe. Ça continue bien un peu de me tracasser. J’essaie d’élaborer des stratégies de défense toutes plus nobles les unes que les autres mais aucune ne me semble vraiment efficace. Je marche la tête basse, préoccupé par la délicate situation dans laquelle je suis. Le pire, c’est que ce n’est pas la première fois. Il y a déjà eu la bibliothèque.

On y va chaque semaine avec l’école et on y passe deux heures. Deux heures, obligés à lire. La salle est grande, claire et surtout très silencieuse. Elle m’intimide beaucoup. Je n’ai jamais vu autant de livres.

Lors de notre première visite, l’instituteur nous avait demandé d’en choisir un que nous viendrions lire chaque semaine. Toujours le même, jusqu’à ce qu’on l’ait fini. Le choix était donc crucial. J’avais passé un long moment devant les rayonnages jusqu’au moment où j’avais été attiré par une couverture illustrée : Eugénie Grandet, de Balzac. Un livre que je n’aurais jamais, JAMAIS, eu l’idée de lire s’il n’y avait pas eu cette couverture haute en couleur. Mais j’avais choisi. Ce serait donc Eugénie Grandet. À dix ans, ce n’était pas une bonne idée. Le regard d’admiration que m’avait jeté la bibliothécaire quand je lui avais présenté le livre s’était refermé sur moi comme un piège. J’avais entraperçu une lueur d’amour dans ses yeux. Comment renoncer à l’ivresse d’être l’élu ? Pourtant, j’aurais dû. Je m’en étais rendu compte quelques minutes plus tard en commençant la lecture par la dédicace.

À MARIA,

Que votre nom, vous dont le portrait est le plus bel ornement de cet ouvrage, soit ici comme une branche de buis bénit, prise on ne sait à quel arbre, mais certainement sanctifiée par la religion et renouvelée, toujours verte, par des mains pieuses, pour protéger la maison.

Ça commençait bien. Ça allait être comme ça tout le temps ? Mais qu’est-ce qu’il disait ? Quelle langue il parlait, ce Balzac ? C’était donc ça, la littérature ? Pourquoi on ne m’avait pas prévenu ? La page suivante était encore pire. Elle durait une vraie page, avec beaucoup de mots. Je ne comprenais rien. Mes yeux glissaient sur les phrases, les mots devenaient des successions de lettres sans aucune signification. Mon instituteur était très intrigué par mon choix, et moi aussi. Je donnai le change pendant plusieurs semaines. La seule chose que j’avais à faire, c’était de bouger un peu les yeux et de tourner les pages régulièrement. Le marque-page avançait donc dans le livre. Jusqu’au jour où M. Blondel nous rendit visite. M. Blondel est le directeur de l’école dont dépend la bibliothèque. Il est très sévère et lorsqu’il arrive dans une salle, même si personne n’est en train de parler, le silence se fait plus pesant encore. Même notre instituteur est intimidé. Nous nous étions présentés à lui chacun notre tour, en montrant le livre choisi. Quand il vit mon Eugénie Grandet, M. Blondel me regarda longuement en silence avant de me demander ce qui me plaisait dans ce livre.

« L’histoire », répondis-je mollement, en suppliant le ciel pour que ça s’arrête là.

Mais non, je dus lui résumer ce que j’avais lu. Je commençai à bégayer en prenant un air soucieux et concentré. Je lui nommai la Maria de la première page et l’Eugénie Grandet du titre. Puis plus aucun son ne sortit de ma bouche. Par contre, les larmes me montèrent aux yeux. Je me sentais affreusement bête. Heureusement, je ne suis jamais allé dans son école. Il n’aurait sans doute jamais voulu non plus.

Si j’avais été invisible comme maintenant, ça ne se serait pas passé comme ça. J’aurais reposé le livre, j’aurais changé d’ouvrage, au profit d’un plus petit, écrit gros. Tout arrive toujours trop tard.

J’aurais eu aussi le prix de camaraderie, le seul que je pouvais briguer désormais et que je n’ai jamais pu avoir. Quelle joie pour maman, à l’appel de mon nom, de me voir me lever, traverser tout le cinéma Le Murat pour me retrouver devant M. le Directeur qui, devant tout un parterre de condisciples, m’aurait remis le prix tant désiré et que maintenant je n’aurai jamais.