IX
Explication de famille

Je suis maintenant devant la maison. Je serre fort dans ma poche la lettre de la directrice, tellement fort, et depuis si longtemps, qu’elle est maintenant complètement chiffonnée. Je suis tendu. Je prends l’ascenseur. J’ouvre la porte de l’appartement. Mon cœur bat très fort. Je suis dans l’entrée, je fais un grand tour dans la maison : il n’y a personne. Quel soulagement ! Je rentre dans ma chambre, je m’assieds à mon bureau, déplie la lettre en lambeaux et la lis.

Je la trouve assez bien, cette lettre, mais elle est très à charge contre moi. Alors je la jette. Ma tension est extrême. J’essaie d’apprendre une leçon. Voilà, je vais tenter un devoir de latin. Pour être tout à fait sincère, je m’y mets sans grande conviction. D’ailleurs, je n’y arrive pas. Mais je suis quand même content : je suis en train d’échapper à une très grosse scène. Les demi-heures passent. Je lis, je m’applique et la leçon est finalement apprise, les devoirs maintenant terminés. Vaille que vaille, j’ai fait comme si… Et puis il y a la sonnerie de la porte. J’espère que c’est Philippe, mais voilà que c’est maman. Je l’embrasse. Je regrette qu’elle n’ait pas été là quand je suis rentré tout à l’heure : ce serait fini maintenant. Peut-être.

Quand je commets une bêtise ou que j’ai une mauvaise note, je mets toujours la table. C’est une toute petite chose mais ça peut aider. Et à tout hasard, c’est ce que j’avais fait une heure avant, sans même m’en rendre compte.

« Tu as eu une mauvaise note ? Tu as fait une bêtise ? »

Je n’ai jamais compris comment maman faisait pour savoir. Je n’arrive pas à la regarder franchement. Dès que son regard accroche le mien, mes yeux se baissent. Je suis vraiment gêné.

« Qu’est-ce qui se passe ? » demande-t-elle sans agressivité.

Alors quoi ? Elle sait ou elle ne sait pas ?

Le téléphone sonne. Répit !

« Bonjour, madame Obo. »

Je pars immédiatement dans ma chambre. Et j’attends. J’envisage plusieurs positions de repli. Je peux toujours faire semblant de dormir ou bien encore tomber gravement malade : c’est facile, il suffit de placer le thermomètre contre une ampoule allumée. Mais pour aujourd’hui, cela me paraît compromis. Il aurait fallu travailler quelques symptômes en amont, avoir émis des plaintes depuis la veille, m’être réveillé avec l’air las et un début de migraine et n’avoir rien mangé à table. Ce sont ces menus préparatifs qui donnent ensuite au verdict du thermomètre toute sa force. Là, une maladie vite improvisée, ce serait du travail bâclé. D’autant plus que ce que maman a dû voir sur mon visage depuis son retour à la maison, c’est plutôt la trace de ma profonde déprime. Et puis elle est mère mais elle n’est pas bête. Ah, je sais ! Je vais prendre mon Gaffiot tout neuf, jamais ouvert en six mois, et je vais essayer de l’apprendre en entier. Rien de moins. Nous avons donc la petite sonnerie du combiné que l’on raccroche d’un côté et de l’autre, le dictionnaire latin-français/français-latin ouvert à la page 64.

Maman entre dans ma chambre. Avant qu’elle ait pu prononcer un mot, je m’entends lui dire :

« Attends ! Excuse-moi, mais je travaille, là ! »

Mal joué de ma part.

« Dis donc ! » gronde-t-elle.

Mais elle continue plus doucement.

« Qu’est-ce qui s’est passé à l’école ? »

Ah ça, c’est une trop longue histoire. J’opte pour le silence, les yeux fixés sur les mots latins.

Silence bien vite interrompu : maman réattaque en reposant exactement la même question. Comment lui répondre ? Je feuillette le gros Gaffiot, en faisant semblant d’être vraiment intéressé, et je commence à écrire une version très particulière, vu que je n’ai pas de texte latin sous les yeux. Maman s’est tue. Elle me regarde longuement jusqu’à ce qu’une larme coule sur ses joues. Elle est désespérée. Moi aussi.

Faire pleurer ma mère, je ne connais rien de plus affreux au monde. Je me mets donc à pleurer avec elle. Mes très longs sanglots ne me permettent plus d’articuler un mot, je m’abandonne à mon émotion. Au bout d’un moment, enfin calmés, nous nous prenons dans les bras. J’ai la faiblesse de croire que mon calvaire est fini, qu’elle a oublié pourquoi elle est là, dans ma chambre, mais non, elle recommence.

« Pourquoi as-tu fait ça ? »

Je suis tellement ému par sa tendresse pour moi et par mon amour pour elle que maintenant je suis prêt à lui avouer toute la vérité. Je lui dois bien ça. Je m’entends donc lui dire ce qu’elle sait déjà sûrement, que tout ça, c’est évidemment par rapport à papa. Sans préciser lequel.

Ça tombe bien, voilà justement un des papas qui rentre.

Maman quitte ma chambre pour lui parler. Le pauvre ne sait pas ce qui l’attend. Comme elle a fermé ma porte, je n’entends rien de leur discussion. Seuls des éclats de voix me parviennent. Papa hurle en russe. Puis la porte de l’entrée claque : il est parti. Leurs disputes se terminent toujours comme ça. J’ouvre ma porte, Philippe la sienne. Il m’interroge du regard. Ma moue lui signifie que j’ignore l’objet de la querelle en cours. Nous sortons de nos chambres pour aller aux nouvelles, moi plutôt heureux, Philippe un peu moins car nous sommes en hiver, et l’hiver, ce sont les huîtres. Le saumon fumé avec les blinis, c’est pour l’été. Moi je préfère les huîtres, donc je suis content. Maman me regarde, et comme son chemisier est vert, ses yeux le sont aussi. Je l’ai rendue triste, j’en suis malheureux mais elle ne parlera plus : elle aime les huîtres. On attend. C’est un peu long. Puis la porte de l’ascenseur s’ouvre, la sonnette sonne, je me précipite pour ouvrir et papa est là, avec le grand plateau d’huîtres. Ces disputes me remplissent de bonheur. Le rituel de réconciliation de mes parents est immuable. On se régale et on est de nouveau tous heureux. Je soupçonne même maman d’avoir parfois cherché querelle à papa pour le voir quitter la maison, fou de rage, et revenir ensuite avec des huîtres. C’est quand même bizarre. Elle ferait peut-être mieux de lui demander les huîtres gentiment. Elle les aurait eut-être aussi.

Comme d’habitude, Philippe n’en mange que six. On se partage donc le reste. Ce que je peux l’aimer, mon frère, dans ces moments-là ! Quand le dîner de fête se termine, je retourne dans ma chambre, l’air de rien. Ça a marché. Je ferme ma porte et j’ouvre un Tintin. Tout est calme jusqu’à ce que j’entende maman dire à papa qu’il doit venir me parler parce que je me suis mis tout nu en classe. Un instant plus tard, papa entre dans ma chambre.

« Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? » demande-t-il d’une voix lasse.

Je réponds sobrement que c’était juste pour voir. Il hoche la tête sans rien dire puis parcourt distraitement mes livres. Il soulève le couvercle du piano qu’il rabat juste après, puis il regarde longuement mes disques. On peut dire qu’il prend son temps. Quand il tourne la tête vers moi, je baisse les yeux. Il se racle la gorge. Il va parler. Mais non, il préfère aller vers la fenêtre qu’il ouvre et qu’il referme. Il est derrière moi maintenant et passe sa main dans mes cheveux d’un geste brusque qui se veut tendre. Il est silencieux. Il est toujours silencieux avec moi, mon père. Quand il me regarde de nouveau, j’ai juste le temps d’apercevoir son sourire avant de baisser mes yeux. Il est en train d’obéir à sa femme, rien d’autre. Alors il laisse filer le temps, en vérifiant sur sa montre que les minutes s’écoutent bel et bien.

« Bon… », soupire-t-il pour conclure ce moment d’intimité entre nous.

Il va partir. La main sur la poignée de la porte, il se racle la voix pour ajouter :

« Tu connais ta mère… »

Et il s’en va. C’est avec une voix ferme qu’il n’emploie pas souvent que je l’entends ensuite dire à maman :

« Je lui ai parlé. »

Je me couche sain et sauf. Il est gentil, papa, quand il me parle.