XI
Les ennuis commencent
vraiment
Effectivement, le lendemain, maman est à la sortie de l’école. Je n’irai pas au ciné-club avec les copains. Pourquoi est-ce que les ennuis tombent toujours sur moi ? Le trajet avec maman se passe en silence jusqu’à la rue de la Pompe. Là, une secrétaire nous accueille. On remplit un formulaire. Je ne me sens pas très bien, j’ai une boule à l’estomac. J’ai vu sur la plaque d’entrée de l’immeuble : « psychiatre ». Un psychiatre ? Et pourquoi je devrais voir un psychiatre, maintenant ? Qu’est-ce qu’ils sont allés s’imaginer… Mais voilà le docteur Khan. Il m’adresse une sorte de grimace qui doit être un bref sourire de bienvenue. Puis ma mère entre dans son cabinet et il me fait signe de rester dans la salle d’attente pendant ce temps-là. Je me retrouve avec un garçon de mon âge, ou plus exactement de ma taille. Je dois sûrement lui déplaire vu qu’il se met tout à coup à pousser un cri strident qui me glace d’effroi avant de se précipiter pour m’agripper à la gorge. Je hurle ma douleur. Les portes s’ouvrent. Le docteur d’un côté et son assistante de l’autre réussissent enfin à nous séparer. Ils accompagnent ce fou furieux dans une autre pièce, loin de moi. Je ne me sens vraiment pas bien du tout.
Quand ma mère sort du cabinet du médecin, c’est à mon tour d’y entrer. Je m’assieds devant l’immense bureau du Dr Khan. Face à moi, il y a ce monsieur, un très grand docteur à ce qu’il paraît, mais pour ce que j’en vois, plutôt petit. J’observe la pièce autour de moi. Elle est très sombre. Il y a une mappemonde ancienne, tiens, j’aimerais bien avoir la même. Le bureau est en fouillis, on dirait le mien, sauf que je n’ai quand même pas autant de papiers.
Le Dr Khan me regarde fixement. Il a les yeux noirs, un petit nez, une petite bouche mais un très grand front, ce qui est la marque des gens très intelligents, j’ai entendu maman le dire. Il a une blouse blanche mais pas de cheveux et il est assis devant moi. Mes parents m’ont appris à ne pas parler le premier et à attendre que l’on me pose une question pour y répondre. Donc, après lui avoir dit bonjour, je me tais et j’attends. Un très long silence s’installe. Au bout de deux minutes, et c’est sacrément long deux minutes de silence, je croise mes jambes, je touche mes cuisses, je regarde à droite, à gauche, les doubles rideaux, les tableaux, une reproduction de L’Origine du monde de Courbet. Je ne connaîtrai que bien plus tard le titre de ce tableau mais pour l’heure, je suis fasciné par cette femme nue dont on voit les poils. Pour dire la vérité, ça me gêne un peu. Et le Dr Khan qui ne me parle toujours pas. Ça dure depuis au moins cinq minutes maintenant. C’est décidément très long. Qu’est-ce que je fais ici ? Qu’est-ce qu’il me veut, ce docteur ? Pourquoi ce silence ? Je soupire, je me tortille ; je ne l’aime pas, cet homme. Il continue de me fixer et ne dit toujours rien. J’ai compris ! Il ne me voit pas ! Bien sûr ! Il doit être sacrément surpris de voir des vêtements flotter devant lui sans visage. Il se gratte le menton. Je l’imite et je rajoute même un grattement de cheveux. Il ne bronche pas. Forcément, puisqu’il ne me voit pas ! Je lui fais une grimace énorme.
« Pourquoi me faites-vous une grimace ? »
Oh non !
« Je ne vous fais pas de grimace. J’ai mal à la joue à cause du garçon qui m’a tapé dessus. »
J’esquisse un sourire triste mais le Dr Khan n’a aucune pitié : le silence revient et s’installe pour de bon.
Puis finalement, il parle.
« C’est bien, levez-vous. »
C’est curieux, cette façon qu’ont les adultes de ponctuer les silences embarrassants par des « C’est bien ! » mais là, peu importe. J’en profite pour me lever d’un bond, trop content d’en finir.
« Approchez ! »
Ce que je fais.
« C’est bien. »
« C’est bien »… Qu’est-ce que je disais ? Il remet ça.
« Mettez votre main droite sur votre cuisse gauche ! »
Pourquoi il me demande ça ? Un médecin ne peut pas demander une chose aussi stupide ! Il y a forcément un piège. Il a peut-être envie de jouer. Voilà, c’est ça, ce doit être un jeu ! Ou bien un genre de test. Oui, mais lequel ? Alors là, aucune idée : je ne connais aucun test d’aucune sorte. Il vaudrait mieux pour moi que ce soit un jeu, j’en connais plus. Il veut peut-être jouer à « Jacques a dit » ? Mais bien sûr ! C’est ça ! C’est étrange qu’il veuille y jouer maintenant. Il est vraiment bizarre, ce docteur, mais avec moi, il va être servi. À « Jacques a dit », je suis le meilleur de ma classe. Là, par exemple, il ne m’a pas dit « Jacques a dit », donc je ne bouge pas. Passe une dizaine de secondes.
« Vous avez entendu ce que je vous ai dit ? »
Il n’a pas l’air content. À moins que… Mais oui, il veut aussi jouer au « Ni oui ni non ». Là, ça devient dur. Il est sacrément coriace, ce docteur. Les deux jeux ensemble, pour moi, c’est la première fois. Un peu troublé, parce que je ne m’y attendais pas, je réponds : « Euh… Sans doute. »
Il me regarde et se gratte le menton, l’air un peu atterré.
« Pardon ? dit-il.
— Je crois bien. »
Ouf ! Je ne suis pas tombé dans le panneau. Il a vraiment l’air ennuyé, il ne devait pas s’attendre à ce que je sois aussi bon. Je commence à être très satisfait. Je serais même tenté de considérer que j’ai gagné la partie mais ce n’est pas à moi d’en décider. Après tout, c’est lui, le docteur. Il me demande encore une fois si j’ai compris sa question. Il commence à être lourd : qu’est-ce que je fais ? Il n’a toujours pas dit « Jacques a dit ». C’est dur, quand même, ces deux jeux en même temps. Je commence à fatiguer un peu. Je ne sais plus trop où j’en suis. De toute façon, il me semble bien que j’ai déjà gagné. Alors je peux me taire. Comme je me sens assez malin, j’esquisse un petit sourire, genre victoire modeste.
« Pourriez-vous, s’il vous plaît, mettre votre main droite sur votre cuisse gauche ? » répète-t-il pour la quatrième fois.
Cette fois, il a l’air vraiment excédé. Son ton ne me laisse plus d’autre choix que de faire ce qu’il a demandé.
Mais moi aussi, je suis énervé. Alors, d’accord je lui obéis mais en soufflant méchamment. J’ai quand même tenu longtemps ! Là, ça y est, j’ai perdu à « Jacques a dit ». Mais pas au « Ni oui ni non ».
« Enlevez-la ! » dit-il d’un ton très sec.
C’est pas possible. Il remet ça ! Là, il ne m’aura pas. Je ne bouge pas, je reste très concentré, je tente un « peut-être » finement joué. Le docteur me fixe en se grattant de nouveau le menton.
« Vous comprenez ce que je vous dis ? »
Je hoche la tête.
« Bien sûr. »
Je suis en train de gagner. J’ai à nouveau mon joli sourire de vainqueur. Je n’ai dit ni oui ni non. Quant à « Jacques a dit », en fait, je n’ai pas vraiment perdu, c’est plutôt lui qui est très vicieux. Voilà. Il jette l’éponge. Après m’avoir remercié, il me demande de sortir, ce que je fais sans regret. Je vais dans la salle d’attente pendant que maman retourne dans le bureau du Dr Khan. Mon test doit être concluant. Elle va être fière de moi.
Il y a plein de Tintin dans la salle d’attente. J’en prends un que j’aime beaucoup et que je n’ai pas lu depuis longtemps. Pourvu que leur conversation s’éternise ! La double porte de séparation est restée entrouverte, ce qui me permet d’entendre quelques bribes de leur conversation. Une phrase entière me parvient : « Votre fils a beaucoup de problèmes. » Puis, des mots comme « psychomoteur », « QI », « spatialisation », mais la lecture de Tintin est plus passionnante que ce qu’ils se disent.
Mince, voilà ma mère qui sort déjà et je n’en suis qu’aux trois quarts du livre ! Elle a le plus grand sourire triste que je lui aie jamais vu. Tiens, son Rimmel a coulé. Visiblement, elle a pleuré. Mais pourtant, j’ai eu tout bon ! Elle me prend dans ses bras et me serre tendrement contre elle. Ils sont si bons, ses câlins, ils donnent une force incroyable. Du coup, juste avant de sortir de son cabinet, je regarde vraiment méchamment ce Dr Khan : de quel droit il a fait pleurer maman ?
On est maintenant dans la voiture, silencieux tous les deux. Maman soupire en me regardant.
« Qu’est-ce que je vais faire de toi ? » murmure-t-elle.
Je la regarde, je ne sais pas quoi faire ni quoi dire, alors je me tais et je regarde la ville qui défile. Ce n’était peut-être pas un jeu ? Il aurait peut-être fallu faire ce qu’il me demandait, ce docteur, mais sérieusement, c’était tellement bête.
On rentre à la maison. Maman est toujours triste. Je pars dans ma chambre sans un mot, vraiment désolé de l’avoir encore fait pleurer, si vraiment c’est moi. Je l’aime tellement, maman. À présent, je me rends bien compte que je me suis trompé. « Jacques a dit », tout ça… En fait, lui, il ne jouait pas pour de vrai. Et qu’est-ce qui va se passer maintenant que le Dr Khan a décidé de mon sort ?
Je ne le sais pas encore, mais cet homme vient de fracasser mon enfance.