IV
Le commencement de mes débuts difficiles

Après mon frère, ce fut à mon tour de naître. J’étais, paraît-il, un bébé difficile. Je pleurais tout le temps, je hurlais même. Je mangeais et je dormais peu, bref, lorsqu’on me couchait pour faire ma courte nuit et qu’enfin je m’endormais, tout le monde était soulagé. Après les couches dont je ne me souviens pas tellement, j’ai appris à moins pleurer, la station debout, à exprimer des désirs et des souhaits. Et la famille au grand complet s’est mise au travail pour me faire entrer dans la vie.

Papy s’était chargé de l’histoire en me racontant la « Grande Guerre », celle de 14. Puis il me raconta celle de 39, la plus meurtrière de tous les temps. Pourquoi la Première Guerre était celle qu’il appelait « la Grande », je n’en savais rien. Mais comme il y avait été grand blessé, je me disais qu’il n’était peut-être pas très objectif. Papy avait toujours été vieux. Pendant la guerre, toujours la sienne, la Grande, il avait d’abord été gazé puis avait reçu un éclat d’obus dans la colonne vertébrale. La moelle épinière avait été touchée. On l’avait laissé pour mort sur le champ de bataille et entassé dans une charrette avec d’autres cadavres. Mais en fait, il était encore en vie, et ses gémissements avaient fini par alerter les brancardiers. On l’avait alors conduit à l’hôpital militaire le plus proche. Là, les officiers médecins l’avaient condamné une seconde fois. Ils l’ont laissé sans soins après l’avoir déclaré « perdu pour la médecine ». Mais papy était belge. Une robuste constitution et une volonté hors du commun se sont chargées de le ramener à la vie. Il en a néanmoins gardé des séquelles toute sa vie : il était asthmatique, maigre et tellement perclus de rhumatismes qu’il ne pouvait rien tenir dans ses mains. Comme il avait eu des cheveux blancs très tôt, c’était l’Autorité de la famille. Deux fois par an, il était convié à se présenter devant les plus grands professeurs de médecine de la planète : son cas avait fait école. Il faisait d’une pierre deux coups puisque étaient réunis des pneumologues d’un côté et des neurologues de l’autre. La seule chose qui l’ennuyait était de devoir se présenter tout nu devant autant de monde. Mais au nom des progrès de la science, il en avait finalement pris son parti. Demi-mort à vingt ans, il mourut définitivement à quatre-vingt-cinq ans, de vieillesse, je crois. Mais il avait eu le temps de me raconter l’histoire.

Babouchka, elle, m’avait enseigné la géopolitique en m’expliquant que la France n’était pas le seul nombril du monde mais qu’il y avait aussi la Russie. Elle me raconta que les Américains nous avaient sauvés et qu’ils étaient soit soldats, soit milliardaires, et qu’enfin les Allemands et les Boches étaient souvent sales et méchants. Le mari de babouchka, qu’on aurait sans doute appelé papouchka, était mort en déportation. Il était très grand, très cultivé et parlait beaucoup de langues. Il paraît qu’un jour, un de ses amis, le croisant dans la rue, l’interpella et lui demanda pourquoi il parlait tout seul. Pris en défaut, mon papouchka marqua un temps de réflexion puis lâcha : « Parce que ça fait plaisir de parler avec quelqu’un d’intelligent. » C’est la seule chose que je savais de lui.

Mamie m’avait inculqué la distance et le devoir, c’était une femme de distance et de devoir. Papa m’avait donné les premiers rudiments de pudeur : il ne m’avait jamais serré dans ses bras. Mon frère m’avait montré la délation, la trahison et la veulerie. Ma mère s’était chargée de m’aimer, c’était le plus beau des cadeaux.

Une fois ce minimum d’éducation acquis, l’école devait donc prendre le relais.

Il faut d’abord préciser que j’étais gaucher, et en plus gaucher gauche, c’est-à-dire que j’étais maladroit et plutôt dans la lune. Mamie, elle-même gauchère, en savait tous les inconvénients. Aussi s’était-elle mis en tête de faire de moi un droitier, en m’expliquant que la main gauche était celle du diable. Je devais avoir cinq ans et à la pensée d’avoir le diable dans ma main gauche, j’étais terrifié. Mais fasciné. J’avais à voir avec le diable. J’écrivais comme lui, c’était sa main qui me guidait. D’ailleurs, deux ans plus tôt, ma mère m’avait déguisé en diablotin pour un bal costumé. Ce diable qui était entré en moi n’allait pas attendre longtemps pour faire parler de lui.

Nous étions à Yvetot, une petite ville de Normandie, quand mamie commença mon apprentissage. Dès que je prenais un objet avec la main du diable, elle me donnait une petite tape et si je recommençais, la tape devenait moins légère et ainsi de suite. Je ponctuais toutes ces brimades par des « mais heu… » crescendo. Elle n’alla jamais jusqu’au coup de poing.

Mais cette main du diable continuait de me travailler. Je me mis à mentir et à voler. Une fête foraine estivale m’en donna l’occasion. C’était la première fois que je voyais une fête foraine. Je l’ai trouvée très jolie parce qu’elle était de toutes les couleurs. Ça changeait de Paris, qui était encore très gris à ce moment-là, presque noir et blanc, comme dans les films de l’époque. Il y avait un stand de tir à la carabine. On pouvait tirer sur une espèce d’écran de télévision dans lequel un ours servait de cible, et lorsqu’on la touchait, l’ours se levait puis tournait sur lui-même en émettant un grognement. Puis il s’accroupissait à nouveau. J’aimais beaucoup. J’avais demandé à en faire mais tout le monde avait refusé. Ma main gauche fit le reste.

Profitant de la sieste de mon père, elle se glissa dans sa veste, prit le portefeuille, l’ouvrit et en retira un billet de cinquante francs. Ma main gauche n’avait aucun remords. Au contraire, elle trouvait ça très excitant. Elle et moi sommes donc allés à la fête où on s’est amusés comme jamais. En une journée, j’avais découvert la joie de voler, de mentir et de tuer un ours. Un bon petit diable, en somme.

Lorsque la main droite me devint plus familière, ce fut le temps de la rentrée des classes. L’entrée en onzième, le cours préparatoire : la première fois.