XXX
ELLE EST FOLLE
Au bout d’un instant, la marquise se sentit soulagée et presque forte. Le sang, après avoir un moment cessé de circuler, bouillonnait maintenant dans les artères ; il se précipitait vers la tête, battant les tempes, sonnant dans les oreilles.
Lucy s’aperçut enfin que son beau-frère était à ses pieds, qu’il tenait ses mains, les embrassait.
Elle éprouva une sensation étrange, comme un sentiment de répulsion.
– Que faites-vous donc ? lui dit-elle d’un ton sec, en retirant ses mains vivement.
Le baron se releva.
– Pourquoi gardez-vous le silence ? reprit-elle d’une voix saccadée ; est-ce que vous n’avez rien à m’apprendre ?
– Je vous ai promis de ne rien vous cacher, de vous dire la vérité.
– Dites, dites donc.
– Je crains…
– Qu’est ce que vous craignez ? Ne voyez-vous pas que je suis forte, que je puis tout entendre ? Ah ! j’ai déjà lu dans vos yeux ce que vous avez à me dire.
– Hélas ! je n’ai pas pu vous cacher ma douleur.
– Vous deviez ne me rien cacher.
– C’est vrai.
– Eh bien, parlez, parlez !
Sa parole était brève ; sa voix secouée, nerveuse, avait des intonations sourdes. Ses yeux grands ouverts s’injectaient de sang, avaient des lueurs rapides, farouches, et luisaient avec un pétillement de feu ; les paupières restaient immobiles, comme collées sous l’os frontal ; les prunelles semblaient se dilater.
Le baron laissa enfin tomber de ses lèvres ces mots terribles :
– Mon pauvre frère est mort !
– Mort ! mort ! répéta-t-elle comme un écho, d’une voix étranglée.
– Ainsi qu’il nous l’a écrit, continua Léon, il s’est embarqué sur le navire le Téméraire.
» Le bâtiment avait fait déjà plus des deux tiers de sa traversée, lorsqu’il fut surpris par une épouvantable tempête et jeté sur des récifs où il s’est perdu corps et biens. Deux hommes seulement, deux matelots de l’équipage, ont été sauvés par miracle. Recueillis en pleine mer, deux jours après le sinistre, par des marins anglais, ils sont maintenant revenus au Havre. J’ai vu l’un deux, et cet homme, qui se nomme Prosper Gendron, m’a fait le récit navrant, horrible de ce qui s’est passé à bord du Téméraire, au moment où il s’est coulé. Ce marin se trouvait près de mon frère, sur le pont du navire, et l’a entendu s’écrier :
» – Léon, Léon, je te recommande Lucy, ma chère Lucy, et mon enfant, qui n’ont plus que toi seul au monde pour les protéger et les aimer !
» Hélas ! ce furent ses dernières paroles. Le marin le vit un instant se débattre au milieu des flots de l’océan furieux, puis disparaître, englouti au fond de l’abîme. Sauf les deux matelots sauvés par les Anglais, comme je viens de vous le dire, tout l’équipage du Téméraire a péri.
Il tira des journaux de sa poche.
– Tenez, ma sœur, dit-il, ces journaux contiennent le récit du naufrage du Téméraire : vous le ferez traduire en anglais et vous pourrez le lire.
La jeune femme prit les journaux machinalement, les froissa entre ses mains crispées et les laissa tomber sur le tapis.
À chaque instant, des spasmes nerveux secouaient tout son corps.
– Ma sœur, ma sœur chérie ! murmura le baron.
Elle eut une nouvelle commotion plus violente encore que les autres, et ses yeux écarquillés, toujours luisants, toujours pleins de lueurs farouches se fixèrent sur ceux du baron avec une expression étrange.
Il y eut un assez long silence.
Léon avait pris un siège et s’était assis en face de Lucy. La malheureuse était comme pétrifiée ; on aurait dît qu’il n’y avait plus rien de vivant en elle que son regard d’une effrayante fixité.
– Ma sœur, reprit le baron, simulant une émotion profonde, vous avez confiance en moi, je le sais, et vous croyez à mon affection sincère, à mon dévouement. Ah ! vous ne savez pas encore combien je vous aime, jusqu’où peut aller mon dévouement pour vous ! Un grand, un irréparable malheur nous a frappés tous les deux ; à quoi servirait de nous révolter ? Nous devons nous résigner et pleurer ensemble celui qui n’est plus. À son dernier moment, c’est à vous, à l’enfant qui va naître bientôt et à moi qu’il a pensé. Pauvre Paul ! il n’avait que sa femme, son enfant et son frère à aimer en ce monde !
» C’est une sorte de consolation pour moi que ses dernières paroles aient été recueillies ; n’est-ce pas, dites, Lucy, n’est-ce pas une volonté divine qui a voulu qu’elles fussent entendues par l’un des deux hommes qui allaient échapper à la mort, afin de m’être rapportées ?
» C’est à moi que mon frère s’adressait comme si j’eusse pu l’entendre ; mais n’était-il pas par la pensée, à cet instant suprême, près de moi, près de nous ? Il vous a recommandée à moi, Lucy ; il m’a chargé de veiller sur vous, de vous protéger ; il m’a ordonné de vous aimer !… Oh ! oui, je vous aimerai ! Vous verrez, Lucy, chère Lucy, les trésors de tendresse amassés pour vous dans mon cœur !
» Veiller sur vous, vous aider, vous soutenir, vous éviter les soucis, les ennuis, toute peine ; écarter de votre chemin les épines, les ronces, les cailloux aigus ; embellir pour vous la route de la vie, y semer continuellement des fleurs sous vos pas, voilà ce que je dois faire, ce qui m’est ordonné : voilà la volonté de mon frère. Eh bien, je ferai cela, oui, cela, et plus encore !…
» C’est le soin de votre bonheur qui m’est confié ; oh ! vous rendre heureuse, quelle douce mission à remplir ! Et comme je la trouverai facile !
» Sans doute, vous ne l’oublierez pas, lui ; mais je parviendrai, j’espère, à adoucir vos regrets ; vous verrez. Et puis, il y aura près de vous votre enfant, il m’aidera à vous consoler. Vous retrouverez toute la tendresse, tout l’amour de celui qui n’est plus, dans le cœur de son frère, qui ne vivra que pour vous.
» Vous m’écoutez, n’est-ce pas, Lucy, vous m’écoutez ?
La jeune femme le regardait toujours fixement sans faire un mouvement.
Il continua :
– Nous porterons le deuil de mon pauvre frère pendant un an, deux ans si vous le voulez. Alors le temps ayant un peu calmé notre douleur, pour que j’aie entièrement le droit de vous protéger, de vous rendre heureuse, je vous donnerai mon nom ; une seconde marquise de Chamarande deviendra baronne de Simaise. Oh ! s’appartenir, être l’un à l’autre ! Vous serez ma femme bien-aimée, la douce et chère compagne de ma vie. L’enfant de mon frère ne sera pas orphelin, il aura retrouvé un père !
» Rassurée sur votre sort, sur votre avenir, satisfaite, heureuse, l’âme de celui que nous pleurons aujourd’hui nous enverra du haut du ciel ses plus doux sourires.
» Pourquoi douter ? Pourquoi ne pas croire au bonheur, aux félicités terrestres ? S’il y a des jours sombres dans la vie, il y a aussi des jours de lumière. La foudre a grondé, l’orage passe, le calme succède. Non, non, ne doutons pas, car douter c’est blasphémer Dieu ; croyons, au contraire, aux joies qui viennent après les larmes, et tournons nos yeux vers l’espérance !… Nous sommes jeunes tous les deux, un avenir rayonnant, superbe s’ouvre devant nous avec ses vastes horizons ensoleillés !
Certes, en un pareil moment. M. le baron de Simaise parlait à sa belle-sœur d’une singulière façon. S’il avait une certaine habileté, de la finesse, l’esprit astucieux, en revanche il ne possédait aucune des délicatesses du cœur ; il ne sentait pas ce qu’il y avait d’inconvenant, de répugnant même dans son langage. Encouragé par le silence de Lucy, qui avait l’air de l’écouter avec attention, il avait débité son boniment, tranquillement, jusqu’au bout, comme la chose la plus naturelle du monde.
Lucy l’avait écouté comme on écoute un bruit éloigné, indistinct, qu’on cherche à s’expliquer ; le son de la voix seul frappait aux parois de ses oreilles bourdonnantes. Dans le trouble de son cerveau, d’où la pensée s’enfuyait, elle n’avait certainement pu saisir le sens des paroles de Léon.
Lui ne voyait pas la contraction des traits de la jeune femme, la crispation de ses lèvres, le mouvement singulier de ses yeux, l’égarement de son regard : il ne voyait rien, il ne se doutait de rien. Elle restait silencieuse, le regardant toujours ; elle l’avait laissé parler, ne lui avait pas d’un mot fermé la bouche, elle l’approuvait donc ? Elle consentait ? Mais, qui sait, elle l’aimait peut-être ! Pourquoi non ? Il était beau, élégant, distingué comme son frère et, plus jeune que le marquis, il lui ressemblait beaucoup par les traits du visage. Il se souvenait que Lucy avait eu pour lui, depuis le départ de son mari, de tendres regards, de doux sourires.
C’était assez, plus qu’il ne fallait pour enflammer le baron qui, ayant eu des succès auprès de certaines femmes faciles, se croyait irrésistible.
Il était lancé. Pourquoi s’arrêter ? L’attitude de Lucy ne semblait-elle pas lui dire qu’il avait le droit de tout oser ? Oubliant toute retenue, devenant plus audacieux encore, il glissa de son siège et se trouva à genoux devant la jeune femme.
– Chère Lucy, chère Lucy ! prononça-t-il avec un tremblement dans la voix qui devait, pensait-il, produire un effet merveilleux.
La jeune femme laissa échapper un soupir.
C’était une réponse cela. Que de choses dans ce soupir !
Il passa ses bras autour de la taille de Lucy en se serrant contre elle.
La tête de la marquise, congestionnée, lourde, s’inclina vers lui.
Il se méprit encore. Décidément, il était aveuglé, le malheureux.
La tête de la jeune femme s’inclina davantage. Il leva la sienne, se haussa, allongeant le cou. Les frisons soyeux de la chevelure brune caressèrent son front : il sentait courir sur son visage un souffle tiède. Ses yeux étincelèrent, son regard devint flamboyant et un sourire satanique glissa sur ses lèvres. Il laissait tomber son masque.
Les yeux de la marquise, dardant leur flamme sur ceux du baron, semblèrent s’agrandir encore.
– Lucy, je vous aime, je t’aime, je t’aime ! s’écria-t-il avec une sorte d’exaltation passionnée.
Et, la serrant avec force, il lui mit un baiser sur les lèvres.
Elle se jeta en arrière, en poussant un cri aigu, comme si elle venait de sentir une brûlure ou une morsure ; puis se dégageant par un mouvement brusque, elle se dressa d’un bond, frémissante, livide, des éclairs dans le regard, effrayante, terrible.
Debout devant elle, étonné, inquiet, le baron la regardait, se demandant ce que cela signifiait. Il ne comprenait pas encore ; mais, sous ce regard de feu, qui ne le quittait pas, qui pesait lourdement sur lui et était comme rivé sur ses yeux, il se sentait troublé, gêné. Il commençait à trembler, à avoir peur. Pressentant une scène violente, il se redressa plein d’audace, prêt à tenir tête à l’orage.
D’ailleurs, sérieusement, qu’avait-il à redouter ? Cette malheureuse, qui n’avait en France personne pour la protéger, la défendre, qui ne connaissait même pas la langue française, n’était-elle pas complètement en sa puissance ? Faible, isolée, n’étant connue de personne, que pouvait-elle ? Rien. Ah ! maintenant qu’il n’avait plus son frère à tromper, il n’était plus forcé de se contraindre ; en présence de sa belle-sœur, écrasée par le malheur, il pouvait lever haut la tête, lui faire comprendre qu’elle devait subir la domination d’un maître.
Et de fait, en ce moment, il se montrait bien tel qu’il était ; il avait décidément mis bas le masque et jeté loin de lui ses oripeaux de comédien.
Après être restée un instant immobile, la marquise fit un pas en avant, puis un second, puis un troisième, s’approchant lentement du baron. Arrivée près de lui, le touchant presque, elle reprit son immobilité ; mais de sombres éclairs sillonnaient son regard ; ils passaient rapides, multipliés, avec des reflets étranges. Soudain, elle leva ses mains à la hauteur des épaules du baron et violemment, avec une énergie sauvage, elle le repoussa de toute sa force, en lui jetant à la face, d’une voix stridente, ce mot deux fois répété :
– Misérable ! misérable !
Au milieu de l’épouvantable effondrement de ses facultés mentales, comme si, avant de s’éteindre, la dernière lueur de sa raison avait donné à son esprit cette faculté puissante, surnaturelle, la seconde vue, qui est une des merveilles du magnétisme, elle avait lu dans les yeux du baron ses plus secrètes pensées.
Léon s’attendait à une avalanche de reproches, à des paroles d’indignation, à des menaces, à un flagellement quelconque. Il n’en fut rien. L’explosion avait eu lieu. Lucy l’avait appelé misérable ! C’était tout.
Elle s’éloigna calme, laissant, toujours gracieuse, aller son corps et sa tête dans un doux balancement.
Son regard s’était subitement radouci ; plus rien de farouche, la flamme éteinte, l’intraduisible expression de langueur et de tristesse revenue.
Elle regardait autour d’elle tout étonnée, comme curieuse ; il semblait qu’elle ne reconnaissait plus, dans ce petit salon, où tant de doux baisers s’étaient échangés naguère, les objets qui lui étaient familiers.
Elle ne faisait plus attention à Léon qui, stupéfié, retiré dans un angle de la pièce, l’examinait avec une inquiétude mal définie ; peut-être même ne le voyait-elle pas. Hélas ! elle ne se souvenait déjà plus de ce qui venait de se passer.
Elle appuya fortement ses deux mains sur son front.
– Oh ! fit-elle.
D’un pas inégal, fiévreux, elle fit plusieurs fois le tour du salon, jetant à chaque instant, en variant les intonations, l’exclamation : « Oh ! » On aurait dit qu’elle essayait les notes basses de la gamme.
Elle s’arrêta devant la fenêtre et l’ouvrit brusquement. Un vent de bise, aigre, glacial, s’engouffra dans la pièce avec un sifflement lugubre ; elle avança la tête au dehors, appuyant ses mains délicates sur la barre d’appui. Le vent faisait voltiger les boucles de ses cheveux fins, détruisant l’harmonie de sa coiffure.
Tout à coup, les yeux fixés sur les hautes branches du plus grand orme, elle s’écria :
– Ah ! ah ! le voilà, l’oiseau noir, le voilà, le voilà !
Le baron ne put s’empêcher de tressaillir. Il marcha vers la fenêtre d’un pas léger et vint se placer derrière la jeune femme. Il voulait voir. Il suivit la direction des yeux de Lucy, mais il ne vit rien.
– Oh ! le vilain oiseau noir ! reprit-elle.
Et, imitant le croassement du corbeau et de la corneille, elle se mit à crier d’un ton guttural :
– Coâque, coâque, coâque !
Elle frissonna, saisie par le froid.
– Brr… Oh ! il fait bien froid, bien froid, je ne pourrai pas, aujourd’hui, mettre ma robe blanche pour aller cueillir des fleurs. Je les aime, les fleurs, surtout les roses, les belles roses odorantes, qui causent la nuit avec les étoiles et le matin avec les papillons bleus. Je voudrais pourtant bien en faire un gros bouquet ; je l’ai promis à mon père pour sa fête. Ah ! comment s’appelle-t-il donc, mon père ?
Elle chercha un instant dans sa mémoire.
– Je ne sais plus, je ne sais plus ! fit-elle tristement.
» Il reste toujours là, continua-t-elle en s’animant ; pourquoi me regarde-t-il ainsi ? Oh ! comme il a les yeux méchants, l’oiseau noir ! Va-t’en, va-t’en ! Coâque, coâque !
Le baron, terrifié, se rejeta en arrière. Il comprenait enfin.
– Folle ! murmura-t-il d’une voix étranglée, elle est folle !
La malheureuse était toute grelottante, ses dents claquaient.
Un coup de vent, une sorte de rafale avec grésil, la força à quitter la fenêtre. Elle recula jusqu’à l’ottomane sur laquelle elle s’affaissa et se pelotonna frileusement.
Le baron s’empressa de refermer la fenêtre ; puis s’approchant de la jeune femme :
– Lucy, Lucy ! l’appela-t-il doucement.
Elle le regarda, peureuse.
– Silence, silence, fit-elle, ne parlez pas ; l’oiseau noir me cherche… Il est méchant, l’oiseau noir, il me fait peur, je me cache !…
Et prise soudain d’un rire nerveux, effrayant, battant des mains :
– Je suis cachée, bien cachée, il ne me trouvera pas dit-elle.
Se faisant petite, elle se blottit, couvrant sa tête avec les coussins.
Léon, les cheveux hérissés, blême, éperdu, frappé d’épouvante, s’élança hors du salon.
La femme de chambre se trouva sur son passage et ne put retenir un cri d’effroi.
– Courez vite près de votre maîtresse, lui dit-il ; elle a besoin de vos soins ; je ne sais ce qui se passe, mais je crois bien qu’elle a tout à coup perdu la raison.
Et pendant que l’Anglaise affolée se précipitait vers le boudoir, M. de Simaise courait s’enfermer dans sa chambre pour rendre, d’abord, le calme à son esprit troublé et réfléchir ensuite à ce qu’il devait faire, maintenant, en présence de cette complication nouvelle et inattendue. Mais il eut beau chercher, entasser les idées, il voyait la situation de plus en plus difficile et embarrassante, sans trouver aucun moyen pratique d’en sortir. Il finit par reconnaître son impuissance.
Alors, il se souvint qu’un jour le marquis de Presle lui avait parlé d’un homme appelé Blaireau, personnage étrange, unique dans son genre, donnant des conseils, agissant même pour le compte des autres, pourvu qu’on le payât bien, faisant tout, pouvant tout, adroit, audacieux, sans scrupule, une puissance mystérieuse, enfin, terrible, qui ne connaissait aucune difficulté, ne s’arrêtait devant aucun obstacle, pour qui le mot impossible était inconnu.
– Je verrai cet individu, se dit le baron. Je ne sais pas où il demeure, mais le marquis qui s’est, m’a-t-il dit, servi de lui, ne refusera pas de me donner son adresse et même de le prévenir de ma visite. Si ce Blaireau est bien tel que le marquis me l’a dépeint, c’est l’homme dont j’ai besoin, l’homme qu’il me faut. Il m’aidera à sortir d’embarras. Ce que je n’oserais faire, moi, il le fera.
Le misérable avait, en ce moment, une pensée sinistre, que révélait le sombre éclair de son regard.
– Sans scrupule, audacieux, capable de tout, continua-t-il, Blaireau se charge de n’importe quelle besogne… pourvu qu’on le paye bien. Soit, on le payera bien. Oui, il faut que je le voie, le plus tôt possible.
» Capable de tout ! ajouta-t-il lentement, d’une voix sourde.
Et un hideux sourire crispa ses lèvres. Après un court silence :
– Ah ! mais, je m’ennuie ici, j’étouffe. Décidément, j’en ai assez, j’en ai de trop de cette existence de solitaire.
Il jeta les yeux sur la pendule.
– Bon, fit-il, dans dix minutes l’omnibus de Saint-Germain va passer.
Il sortit de sa chambre, son chapeau sur la tête, sa canne à la main. Il trouva les domestiques réunis dans l’antichambre : tous avaient l’air consterné. La femme de chambre venait de leur apprendre que la marquise avait perdu la raison.
– Ah ! monsieur le baron, quel malheur ! s’écrièrent-ils tous ensemble.
– Oui, mes amis, c’est affreux ! répondit hypocritement Léon. Aussi, à peine arrivé, je me vois forcé de retourner à Paris.
– Faut-il atteler ? demanda le cocher.
– Non, car je ne rentrerai probablement pas ce soir. Je vais prendre la voiture, qui passera dans un instant.
– Monsieur le baron ramènera un médecin ? hasarda la femme de chambre.
– Je ne sais pas encore ce qu’il convient de faire dans une situation aussi douloureuse. Je consulterai nos plus savants médecins aliénistes ; ce qu’ils me diront de faire, je le ferai. Je n’ai pas besoin, n’est-ce pas, de vous recommander à tous votre maîtresse ? Vous, Jenny, ne la quittez pas d’une minute.
Sur ces mots, le baron s’éloigna.
– Ouf ! fit-il, quand il eut fermé derrière lui la porte de l’enclos.
Et il respira à pleins poumons.