XXV

RETOUR EN FRANCE

 

La traversée fut longue, difficile, périlleuse même. Il y avait quatre mois que le navire était en mer lorsque la vigie signala enfin les côtes de France.

Paul et Lucy avaient quitté Batavia le 8 février ; ils arrivèrent au Havre le 12 juin.

En ce temps-là on ne faisait pas encore le tour du monde en quatre-vingts jours. Notre marine se transformait lentement. L’isthme de Suez, percé et canalisé, n’avait pas encore ouvert entre l’Europe, l’Inde et la Chine, une voie nouvelle à la navigation, et nous n’avions pas le service régulier des paquebots, qui existe aujourd’hui, principalement au Havre.

Un jeune homme attendait sur le port. Il vit jeter l’ancre, tourner le cabestan, amarrer le navire, puis placer la passerelle du débarquement. Mais, déjà, il avait remarqué sur le pont un grand et beau jeune homme de haute mine, de manières distinguées, très empressé auprès d’une jeune femme d’une beauté merveilleuse.

Le jeune homme qui attendait cherchait vainement à retrouver dans sa mémoire une image effacée. Il ne reconnaissait pas le passager ; mais qu’importe, il ne doutait pas que ce ne fût le marquis de Chamarande.

Quand Paul et Lucy furent à terre, le jeune homme s’avança vers eux, tenant respectueusement son chapeau à la main.

– Mes yeux ne vous reconnaissent point, dit-il, s’adressant au marquis, mais je sens aux battements de mon cœur que vous êtes mon bien-aimé frère, Paul de Chamarande.

– Léon ! mon cher frère ! s’écria Paul, ouvrant ses bras.

Ils s’embrassèrent dans une chaleureuse étreinte.

– Lucy, reprit Paul, parlant en anglais à la jeune femme, c’est mon frère, Léon de Simaise, dont je t’ai souvent parlé.

La belle créole sourit gracieusement et tendit ses joues sur lesquelles Léon mit deux gros baisers.

– Lucy ne connaît pas encore la langue française, dit le marquis, elle ne parle bien que l’anglais et l’indou.

– Je ne connais pas la langue indoue, mon frère, répondit Léon, mais j’ai appris l’anglais, et si vous le voulez bien, nous parlerons dans cette langue.

Paul serra la main de Léon pour le remercier.

– Comment va notre bonne mère ? demanda-t-il.

Léon baissa tristement la tête et laissa échapper un soupir, qui semblait venir du fond de son cœur.

– Ah ! s’écria le marquis, ton silence m’annonce un malheur ! Notre mère, Léon, notre excellente mère…

– Morte !

Le marquis pâlit, chancela et des larmes jaillirent de ses yeux.

Lucy soupira.

– Paul, mon Paul, dit-elle de sa douce voix, moi aussi j’ai perdu ma mère et mon père ; tu m’as consolée, à mon tour je te consolerai.

Elle prit une des mains de son mari pendant que Léon s’emparait de l’autre.

– Frère, dit le baron avec des larmes dans la voix, nous la pleurerons ensemble.

Le fourbe se garda bien de dire à son frère que la baronne de Simaise était morte de chagrin.

– Oui, répondit Paul, nous la pleurerons, elle mérite d’être pleurée, car elle nous a bien-aimés.

Il se redressa et passa à plusieurs reprises sa main sur son front.

– Où allons-nous ? demanda-t-il.

– À l’hôtel Frascati, où je vous ai retenu un appartement. J’ai aussi commandé à dîner ; nous pourrons nous mettre à table en arrivant.

– Nous avons nos bagages.

– Ne vous en préoccupez point, mon frère : je me suis chargé du soin de les faire transporter à l’hôtel.

– Merci, Léon, merci. Comment te trouves-tu si heureusement ici à notre arrivée ?

– Depuis trois semaines je suis au Havre, vous attendant.

– Oh ! cher frère !

– Jugez de mon bonheur quand, ce matin, le bâtiment venant de Batavia a été reconnu en mer. Aussitôt, j’ai pris vite mes dispositions pour vous recevoir.

– Bien, très bien.

– Dans la dernière lettre que vous lui avez écrite, vous chargiez notre mère de trouver pour Mme la marquise…

– Dis, ma sœur, Léon, Lucy veut que tu lui donnes ce nom.

– Oui, appelez-moi votre sœur, dit Lucy.

– De trouver pour ma sœur une femme de chambre anglaise connaissant parfaitement le français, et ayant déjà servi à Paris.

– En effet.

– La mort n’a pas permis à notre mère de répondre à votre désir ; j’ai dû me charger moi-même de ce soin. J’espère que ma sœur sera contente de sa femme de chambre anglaise. Et puis, continua-t-il, sachant quelles étaient vos intentions, je me suis occupé de votre première installation. Mais je vous dirai dans un autre moment ce que j’ai fait.

On arrivait à l’hôtel.

Paul et Lucy prirent possession de leur appartement, pendant que le jeune baron, déployant une activité merveilleuse, hâtait le transport des bagages. Les voyageurs eurent leurs malles assez à temps pour pouvoir changer de costume avant de se mettre à table.

– Madame la marquise est servie, vint dire en anglais un garçon de l’hôtel, qu’il était facile de reconnaître pour un fils d’Albion.

C’était une nouvelle attention de Léon. Le marquis sourit d’un air satisfait. La marquise gratifia son beau-frère d’un doux regard de gratitude.

– Comme elle est belle ! pensait le baron, que la radieuse beauté de la créole éblouissait.

On passa dans la salle à manger. Le repas fut silencieux. Paul était triste ; il pensait à sa mère. Quand on eut servi le café, voulant faire diversion à ses douloureuses pensées, le marquis dit à son frère :

– Tu t’es occupé de notre installation, m’as-tu dit ; te plait-il de nous apprendre comment tu as arrangé notre existence ?

– Mon frère, je n’ai fait quelque chose que si j’ai votre approbation.

– Tout ce que tu as fait, Léon, je l’approuve d’avance. Je reviens en France tout à fait dépaysé, dans l’ignorance absolue des habitudes et des usages du monde. Toi, Léon, vrai Parisien, appartenant à la haute société, tu sais certainement mieux que moi ce qu’il faut, ce qui est nécessaire, ce qui est bien. Je possède une fortune qui me permet de faire beaucoup ; néanmoins je ne tiens pas à me faire remarquer par mon luxe, à faire grand bruit par mon train de maison. Je tiens, au contraire, au moins pendant quelque temps, à ne pas attirer l’attention sur nous. Il faut d’abord nous reconnaître, prendre pied. Il faut que ma Lucy apprenne la langue française, et se familiarise peu à peu avec les usages d’un monde qu’elle ne connaît point. Toutefois, je sais ce que je dois à la mémoire de mes aïeux, à mon nom, que je veux porter dignement.

– Ceci me rassure, mon frère, et je suis heureux d’avoir bien compris ce que vous désirez. Avant tout, cher frère, je dois vous apprendre que nous sommes, en France, en pleine révolution. Comme Charles X, Louis-Philippe a été détrôné.

– En vérité !

– Paris révolté a chassé des Tuileries la famille royale, qui s’est réfugiée un peu partout. Le roi, la reine et les princesses ont trouvé un asile en Angleterre. Pour la seconde fois la France est en République. Mais nous n’avons pas pour cela la tranquillité. De même qu’autrefois, les républicains qui nous gouvernent sont toujours prêts à se dévorer entre eux. Le commerce est mort, les grands travaux de l’industrie se sont subitement arrêtés ; Paris est en état de révolte continuelle. Que veut-on ? On ne le sait pas.

» Partout la misère est grande. Le peuple réclame du travail, les mères demandent du pain pour leurs enfants. Enfin, personne n’est satisfait, tout le monde se plaint. Paris est devenu inhabitable ; les gens riches l’ont déserté ; on a peur. Il y a dans l’air des menaces d’orage, des grondements de tonnerre. On s’attend d’un moment à l’autre à voir les horreurs d’une guerre civile.

– Nous arrivons mal, dit le marquis en hochant la tête.

– Vu la situation, mon frère, vous devez comprendre que je n’ai pas songé à vous préparer une demeure à Paris.

» En cherchant, j’ai découvert à Port-Marly, dans un endroit ravissant, au bord de la Seine, une charmante villa, presque un petit château. La propriété est suffisamment grande. Il y a des massifs épais où nichent les merles, des ormes séculaires, une magnifique futaie, de belles pelouses à travers lesquelles serpente une jolie petite rivière anglaise alimentée par des eaux vives. Les fleurs ne manquent pas. Ma sœur Lucy aura là, à volonté, du soleil et de l’ombre. Elle respirera les parfums des roses pendant que, accompagnés par le doux murmure de la source, les oiseaux chanteront pour charmer ses oreilles.

– Mais voilà un séjour délicieux, dit Lucy.

– Un nouveau paradis terrestre, ajouta Paul en souriant.

– C’est un nid de verdure et de fleurs où il vous sera facile de vous isoler, continua Léon ; Port-Marly n’est qu’à quinze kilomètres de Paris, vous serez donc là en même temps à la campagne et à la ville. Pas de bruit autour de vous, mais le calme, la tranquillité, le silence.

» J’ai pensé, mon frère, qu’il vous conviendrait de vivre dans la solitude pendant quelque temps.

– Mon cher Léon, tu es allé au-devant de tous mes désirs.

– Nés de la même mère, j’ai pensé que vos goûts ressemblaient aux miens, répondit hypocritement le baron.

Le marquis lui tendit la main.

– La propriété est entourée de murs, poursuivit Léon, de sorte qu’on peut se promener partout, dans les larges allées, sans être importuné par des regards curieux. L’habitation avait besoin de certaines réparations peu importantes ; je les ai fait faire ; j’ai fait également décorer l’intérieur de l’appartement destiné à ma sœur, en m’inspirant, le mieux que j’ai pu, du goût oriental.

La jeune femme témoigna sa satisfaction par un gracieux mouvement de tête.

– Enfin, je me suis adressé à un tapissier en renom de Paris, qui a meublé et arrangé les appartements d’une façon convenable, sans grand luxe, mais avec tout le confortable qui convient.

» La femme de chambre anglaise est là depuis un mois attendant sa maîtresse, en compagnie d’un maître d’hôtel et d’une autre femme, une cuisinière. J’ai également arrêté un cocher. J’ai acheté une calèche et un coupé, dont je n’ai pas encore pris livraison : de même pour les chevaux, qui seront conduits à Port-Marly aussitôt que vous le voudrez, mon frère.

– Enfin, mon cher Léon, je vois que tu n’as rien oublié ; tu as pensé à tout.

– J’ai tâché de faire de mon mieux pour vous être agréable, répondit modestement le baron.

– Et moi je te dis : Merci, Léon, merci, mon bon frère !

– Tu as le compte de ce que tu as dépensé ?

– Sans doute, mon frère.

– Je te réglerai cela, Léon, dès que j’aurai de l’argent de France. Je sais que tu n’es pas riche.

– C’est vrai. Mon père n’a pas ménagé sa fortune ; mais il n’appartient pas à son fils de le juger. Je veux fermer les yeux sur les fautes qu’il a pu commettre et n’oublier jamais le respect que je dois à sa mémoire.

– C’est bien, cela, Léon.

– D’ailleurs, grâce à notre excellente mère, qui veillait, tout n’a pas été englouti ; j’ai pu recueillir les épaves du naufrage. J’ai juste assez pour ne pas mourir de faim ; mais, Dieu merci, je suis jeune, j’ai du courage, de la volonté, je travaillerai !

– Oh !

– Quant à nos comptes, mon frère, ils ne seront pas, je crois, difficiles à régler. Vous ne me devez rien, puisque c’est moi, au contraire, qui vous dois.

– Comment cela ?

– Quand la marquise de Chamarande a épousé le baron de Simaise, elle possédait cent mille francs, votre héritage, mon frère ; je vous dois cette somme.

– Généreux, désintéressé, pensa le marquis.

» Tu es un bon et brave garçon, répliqua-t-il avec une émotion profonde. Ah ! tu ne sais pas combien je suis heureux de t’entendre parler ainsi. Mon frère est tel que le voulait mon cœur ! Tu crois être mon débiteur, soit ; mais je te donne quittance de ce que tu me dois. Je ne parle plus de te rembourser ce que tu as dépensé pour moi ; c’est autrement que j’entends m’acquitter envers mon frère. Je reviens en France avec quatre millions et demi.

– Quatre millions ! exclama le baron, qui voyait miroiter ce pactole à travers un éblouissement.

– Ce que je voulais faire pour notre mère et pour toi, continua le marquis, je le ferai pour toi seul ; tu es presque pauvre, je te donnerai une fortune.

– Oh ! mon frère !

– Est-ce que le marquis de Chamarande pourrait vivre dans l’opulence et sentir le baron de Simaise dans la gêne ? Non, non. Ce serait l’amertume dans notre bonheur, n’est-ce pas, Lucy ?

– Oui, mon Paul.

– Quand tu te marieras, Léon, tu sauras ce que j’ai l’intention de faire pour toi. En attendant, tu resteras près de nous, nous vivrons en famille et ma bourse, sera la tienne. Écoute, j’aurai souvent besoin de tes conseils et aussi de tes services dans une infinité de circonstances. Je serais fort embarrassé, je t’assure, si je ne t’avais pas près de moi, pour procéder au placement de mon capital. Tu dois connaître les choses de la finance ?

– Un peu, mon frère.

– Ce qui veut dire – ta modestie étant connue – que tu t’y entends très bien. Moi, je n’ai guère appris autre chose qu’à échanger les produits coloniaux de l’archipel Indien contre les marchandises diverses de l’ancien continent. Je suis un commerçant. Tu m’aideras, Léon, tu seras mon guide.

– Tout ce que je pourrai faire pour vous, mon frère, je le ferai.

– J’en suis convaincu. J’ai certains projets, nous les examinerons ensemble. On commence à exécuter en France de grands travaux : dans ces dernières années, l’industrie nationale a pris un nouvel essor extraordinaire. Les journaux français qu’on reçoit à Batavia m’ont appris cela. Le mouvement en avant s’est arrêté, viens-tu de me dire ; mais ce n’est qu’un moment de crise ; dans quelques mois, sans doute, nous verrons la reprise des affaires. Les travaux commencés s’achèveront et on mettra la main à ceux qui sont à l’étude. Eh bien, Léon, je ne resterai pas inactif ; à défaut de connaissances spéciales, je pourrai, grâce à mon capital, être utile à notre pays ; j’apporterai, dans la mesure de mes moyens, mon concours aux grandes conceptions ayant pour but la prospérité et la grandeur de la France.