XIII

L’AMOUR D’UN SAUVAGE

 

La rencontre de Jean Loup avec Mlle de Simaise, à qui il avait eu le bonheur de sauver la vie, avait été un grand événement dans son existence, quelque chose comme une révolution.

En effet, il était bien changé, une transformation presque instantanée s’était opérée en lui ; il n’était plus le même, il le sentait. Il avait toutes sortes de sensations jusqu’alors inconnues et dont il lui était impossible de se rendre compte. Une grande tristesse, une noire mélancolie s’était emparée de lui, et quoi qu’il fasse il ne pouvait l’éloigner ou lui échapper. Évidemment il commençait à avoir conscience de la triste situation dans laquelle il se trouvait.

Chaque fois qu’il voyait son image réfléchie dans l’eau limpide, son miroir, il ne pouvait s’empêcher de tressaillir ; il y avait dans l’émotion qu’il éprouvait quelque chose comme un sentiment de honte. Oui le malheureux, était honteux de lui-même. Il dédaignait sa force et ses autres avantages physiques pour ne voir que son abaissement, sa dégradation, ses infirmités morales. Il s’absorbait dans ses sombres pensées. Plus que jamais il se berçait et s’endormait dans ses rêves, qui n’étaient plus ceux d’autrefois ; ils avaient changé d’objet : quand il était éveillé, ses rêves avaient des ailes noires, étaient tristes comme ses pensées ; maïs quand il dormait – il passait souvent, sans transition, de l’état de veille au sommeil – les rêves revenaient voltiger autour de lui avec des ailes blanches, gracieux, souriants, enchanteurs.

Une voix mélodieuse résonnait à ses oreilles comme une harmonie céleste ; c’était une douce voix de jeune fille, la voix d’Henriette de Simaise. Il entendait, ces mots jetés dans une exclamation : « Jean Loup ! Jean Loup !… » C’était son nom, le nom qu’on lui avait donné ; Jean Loup, c’était lui.

La belle jeune fille le regardait avec ses grands yeux bleus pleins de lumière, et, comme au bas du rocher, il sentait pénétrer en lui la flamme de ce regard reconnaissant, qui lui avait causé une si étrange impression. Son rêve ne le trompait point, c’était bien Henriette et non une autre jeune fille qu’il lui montrait. Il ne l’avait vue qu’une fois ; mais il aurait pu la reconnaître entre mille, car son image était profondément gravée dans son cœur.

Oui, cette jeune fille qui s’approchait de lui doucement, pour ne pas le réveiller, qui se penchait sur sa couche, dont la douce voix chantait à son oreille, dont les boucles blondes caressaient son visage, cette jeune fille était bien celle qu’il avait sauvée, qu’il avait tenue dans ses bras, serrée contre sa poitrine, dont le cœur avait battu à côté du sien.

Il croyait sentir encore sa jolie tête appuyée sur son cou, ses lèvres touchant sa joue… Et, depuis ce jour, ne lui semblait-il pas qu’il respirait sans cesse le doux parfum de violettes dont les cheveux et le vêtement d’Henriette étaient imprégnés ?

Voilà pourquoi le pauvre Jean Loup était si changé qu’il ne se reconnaissait plus lui-même.

Le jour, la nuit, éveillé ou dormant, constamment il pensait à Mlle de Simaise. Quand il ne dormait pas, nous l’avons dit, toutes ses pensées étaient tristes, douloureuses même ; dans le sommeil, ne sentant plus son néant, cessant de se voir tel qu’il était, le rêve le caressait, lui rendait le calme, le consolait en faisant passer devant ses yeux le brillant mirage des illusions.

Si extraordinaire que cela puisse paraître, le pauvre Jean Loup était amoureux. Il avait suffi d’un regard pour faire naître l’amour dans son cœur. Et le malheureux ne se doutait pas de la puissance de cette chose inconnue qui le tourmentait et éveillait en lui, en même temps, une infinité d’idées, encore confuses, tumultueuses, mais qui se disposaient à prendre leur essor pour s’échapper des ténèbres de son esprit.

Tout ce qu’il voyait lui paraissait maintenant changé comme lui-même. Le ciel, le soleil, les étoiles, la verdure et jusqu’aux roches tristes et silencieuses avaient un autre aspect. Toutes les choses de la nature, les plus petites comme les plus grandes, étaient autant de livres ouverts, dans lesquels il épelait. Avant, il ne s’était jamais amusé à regarder les étoiles, ces mondes inconnus, semés par Dieu dans l’infini ; maintenant il les contemplait, songeur, recueilli, troublé…

Il lui semblait que des voix intérieures lui parlaient. Le bruit du vent dans les feuilles, le gazouillement du ruisseau, le chant de l’oiseau, le bourdonnement de l’insecte étaient d’autres voix mystérieuses qui parlaient aussi à sa pensée et à son âme.

Il s’arrêtait devant certains objets, les contemplait curieusement comme s’il les voyait pour la première fois. Un beau clair de lune, un effet de soleil, une étoile filante, l’embrasement de l’horizon ou l’éclair déchirant la nue, lui causaient des surprises d’enfant, comme si ce spectacle eût été nouveau pour lui.

Un rien l’impressionnait, lui faisait éprouver une commotion dans tout son être.

Il s’intéressait à une fourmi, traînant la charpente qui allait lui servir à construire son habitation souterraine. Il s’oubliait des heures entières à regarder une araignée tissant sa toile. Il admirait la goutte de rosée sur le brin d’herbe. Arrêté devant une fleur, il la contemplait, immobile, rêveur. Cherchait-il à établir un contraste ou se livrait-il à un travail de comparaison ? Souvent, accroupi, la tête enfoncée dans les mains, il pleurait à chaudes larmes.

Lui, qui n’avait jamais eu peur de rien, si ce n’est de l’homme, qui était habitué à toutes les rumeurs du bois, le moindre bruit insolite autour de lui le faisait tressaillir, le mettait en émoi. On aurait dit qu’il était redevenu défiant et craintif.

Il se replongeait dans sa solitude, trouvait dans son isolement une ivresse amère. Jamais il ne s’était tenu enfermé ainsi dans sa demeure obscure, même au temps où il fuyait les hommes, redoutant qu’ils ne lui tendissent quelque piège. Il en arrivait à rechercher les ténèbres, à ne plus aimer que la nuit. Il semblait que la lumière du jour lui faisait mal ou qu’il la prenait en horreur.

Hélas ! Jean Loup redevenait plus sauvage que jamais ! Il n’allait plus travailler, se distraire avec ses amis les charbonniers et moins encore s’asseoir à leur table.

Il mangeait à peine, seulement pour ne pas mourir de faim. Il maigrissait, ce qui lui donnait avec son air triste une apparence maladive.

Il ne sortait plus de la forêt ; il oubliait son ami Jacques Grandin qui, maintenant, l’attendait vainement dans le champ où il travaillait.

Cependant, à force de penser à la belle jeune fille blonde qu’il avait sauvée et dont le souvenir remplissait toute sa vie, un jour vint où il eut l’ardent désir de la revoir ; bientôt ce fut son idée fixe. La revoir ! la revoir !

Sans doute, elle continuait à lui apparaître dans son sommeil, au milieu du rêve ; mais cela ne lui suffisait plus.

Une nuit, il s’élança hors de ses roches, et sous le ciel étincelant d’étoiles, par un magnifique clair de lune, il prit sa course dans la direction de Vaucourt. Nul ne lui avait dit qu’elle demeurait là. Comment le savait-il ? Il l’avait deviné. L’instinct du cœur, la double vue de l’amour !

Arrivé devant le château, que la douce lumière de la lune éclairait, il s’arrêta. Les battements de son cœur lui disaient qu’il n’avait pas à aller plus loin, à chercher ailleurs. C’est là qu’elle était, là qu’elle dormait en ce moment.

Tout était silencieux dans la superbe habitation. Pas un filet de lumière ne filtrait à travers les persiennes fermées des grandes fenêtres.

Il s’approcha de la grille, se haussa et regarda. Il ne vit rien que d’épais massifs d’arbustes faiblement éclairés, une corbeille de roses et une autre plus grande plantée de géraniums.

À gauche une ligne sombre indiquait le commencement du parc ; les jardins étaient à droite, puis, au fond, encore la ligne sombre du parc. Il suivit de ce côté le mur d’enceinte. Escaladé ce mur n’eût pas été difficile pour lui ; il ne le fit point, il n’y songea même pas.

Quand il jugea qu’il était allé assez loin, il revint à la grille, devant laquelle il resta assez longtemps.

Il y avait tout près un petit bosquet, avec un bouquet de grands ormes au milieu. De là on voyait toute la façade du château. Il y entra et s’y blottit, s’y cacha comme un malfaiteur qui se prépare à faire un mauvais coup. Il resta à la même place jusqu’à l’aube ; alors, ayant peur d’être vu, il regagna la forêt.

Trois nuits de suite, il revint pour s’en aller toujours aux premières lueurs de l’aurore.

Il resta tranquille pendant une semaine, puis obsédé de nouveau par son désir, il quitta sa retraite pour revenir près du château. Comme avant, il passa, le reste de la nuit dans le bosquet ; mais quand vint le jour, il ne s’éloigna point. Cette fois il avait pris de la hardiesse. Il grimpa dans un des ormes, s’installa sur une branche et attendit, bien caché dans le feuillage.

Il vit le jardinier et ses aides prendre leurs outils et se mettre au travail, puis ouvrir les portes et les fenêtres du rez-de-chaussée du château. Les serviteurs allaient et venaient affairés ; ils rangeaient, époussetaient, nettoyaient, secouaient les tapis.

Le soleil était levé depuis longtemps déjà quand une femme de chambre ouvrit deux fenêtres du premier étage, puis deux autres ensuite.

Au bout d’un instant une jeune fille, vêtue d’un peignoir de cachemire bleu clair, parut à l’une de ces fenêtres. C’était elle. Le cœur de Jean Loup se mit à bondir et il fut ébloui comme s’il eût été frappé en plein visage par les rayons du soleil.

Henriette s’était appuyée sur le balcon. Ses jolies boucles blondes jouaient sur ses épaules. Elle restait immobile, songeuse, le regard fixe, perdu dans le lointain. Elle pensait à Jean Loup et regardait, comme cela lui arrivait souvent depuis le terrible danger qu’elle avait couru, le sommet de la Bosse grise.

Au bout de quelques minutes, elle laissa échapper un soupir et quitta la fenêtre.

Jean Loup, lui aussi, poussa un soupir, non point parce qu’il avait entendu soupirer la jeune fille, il était à une trop grande distance, mais parce qu’il n’avait plus sous les yeux la suave apparition. Mais comme il resta toute la journée perché dans l’arbre, il eut le bonheur de revoir Henriette plusieurs fois, dans sa chambre, sur la terrasse, dans les allées du jardin.

À partir de ce jour mémorable, il revint souvent, bien souvent à son observatoire. Il avait pris l’orme en affection. Il pouvait s’asseoir ou s’étendre sur les branches à sa volonté ; il ne se trouvait pas plus mal là que sur son lit de fougère et de feuilles sèches. D’ailleurs que pouvait être la fatigue de son corps à côté du ravissement de son âme ?

Il était satisfait. Ce qu’il avait tant désiré, il l’avait : il voyait son idole.

Mais l’automne arriva ; les premières gelées blanches firent tomber toutes les feuilles : il ne put plus monter se cacher dans l’arbre. Pendant quelques jours il fut vraiment désolé.

Alors, on aurait pu le voir, aussi bien le jour que la nuit, n’importe par quel temps, passer, glisser comme une ombre le long des murs du parc. Il allait, les cheveux au vent, tantôt sous la pluie battante, tantôt les pieds nus dans la neige. Quand il trouvait un endroit pour se mettre à l’abri, non par crainte des rafales, mais parce qu’il pouvait dissimuler sa présence, il y faisait de longues stations.

Il ne parvenait pas toujours à voir la gracieuse enfant, objet de ses rêves, de son culte ; mais lorsqu’il réussissait à l’apercevoir seulement, quel transport, quel délire ! Comme il se sentait récompensé de toutes ses peines !

Heureux, il retournait à sa sombre demeure, ayant emmagasiné, pour plusieurs jours, de la joie plein son cœur.