XIX
LE DERNIER MARQUIS DE CHAMARANDE
Mme de Simaise avait achevé son récit.
M. Lagarde paraissait absorbé dans ses pensées.
La baronne pleurait silencieusement. Les souvenirs faisaient revivre en elle toutes ses douleurs. Elle regardait l’étranger, cet homme mystérieux, à qui rien ne semblait caché, avec une sorte de respect craintif.
– Oui, dit M. Lagarde en relevant la tête, vous avez horriblement souffert. Vous aussi, madame, vous êtes une victime. Vous savez sans doute comment est morte, dans l’unique auberge de Blaincourt, la femme de Charles Chevry ?
– Hélas ! oui, monsieur. Je suis allée voir plusieurs fois la pauvre petite orpheline chez sa nourrice, sans me faire connaître. On avait donné à l’enfant le nom de Rose. Elle était bien chétive, la chère mignonne ; mais elle ne demandait qu’à vivre ; du reste, je constatai avec joie que les meilleurs soins ne lui manquaient point.
» Voulant réparer le mal autant que cela m’était possible, j’avais l’intention de me charger de l’orpheline, de la faire instruire et enfin de lui faire une donation afin d’assurer son avenir. Je fis à ce sujet plusieurs démarches qui furent malheureusement inutiles.
» D’abord, on m’avait dit à Blaincourt que je ne pouvais obtenir ce que je demandais. Déjà on s’était occupé de l’avenir de la petite Rose, et ce qui serait fait pour elle était décidé.
» Je fis prendre des informations à Épinal ; ce qui m’avait été dit à Blaincourt me fut confirmé. Je compris alors que c’était l’administration elle-même qui se chargeait de l’avenir de l’orpheline. Elle fut reprise à sa nourrice, et depuis, malgré les recherches que j’ai faites, je n’ai jamais pu savoir où elle a été placée.
– Le secret a été bien gardé.
– Trop bien, monsieur ; j’aurais été si heureuse de pouvoir faire quelque chose pour cette malheureuse enfant !
– Avez-vous cherché à savoir si la marquise de Chamarande avait été réellement emprisonnée au château de Blaincourt ?
– Oui, monsieur, et j’ai pu me convaincre qu’on ne savait absolument rien à Blaincourt. Ah ! ils avaient bien pris leurs précautions, allez, les misérables dont le baron de Simaise s’est servi pour commettre cette infamie ! Il eût fallu pénétrer de force dans le vieux château, y faire une perquisition ; un magistrat seul avait ce droit, au nom de la loi Malheureusement, j’étais forcée d’agir avec prudence et une extrême réserve ; je ne pouvais point m’adresser à la justice.
– Oui, je comprends. De sorte, madame la baronne, que vous ignorez absolument ce que sont devenus la marquise et son enfant !
– Hélas !
– Eh bien, madame la baronne, je vais à mon tour vous dire ce que je sais des choses que vous ignorez.
» Le jour où le cadavre de Charles Chevry fut trouvé au bord de la rivière, le jour où sa femme mourait après avoir mis au monde l’enfant que vous avez vu chez sa nourrice, cette petite fille qu’on appelait Rose et aussi l’enfant du malheur, un brave homme que vous connaissez, madame, se trouvait de passage à Blaincourt.
– Un homme que je connais ?
– Oui. Cet homme, touché du malheur de l’orpheline demanda qu’elle lui fût confiée, déclarant que sa femme et lui étant sans enfant, ils l’adopteraient aussitôt que le délai exigé par la loi serait expiré.
– Alors, monsieur ?
– L’orpheline fut confiée à cet honnête et excellent homme, qui l’a adoptée et lui a donné son nom.
– Et vous dites que je le connais, monsieur ?
– Parfaitement. Devenue grande, jolie, gracieuse, instruite, charmante sous tous les rapports, vous avez eu plus d’une fois l’occasion de voir la fille de Charles Chevry et de Zélima, ainsi se nommait la femme de l’homme lâchement assassiné à Blaincourt.
– Oh ! mon Dieu, est-ce possible ?
– Le père adoptif de l’orpheline se nomme Jacques Vaillant.
– Jacques Vaillant ! exclama la baronne. Ainsi, monsieur, Jeanne ?…
– S’appelait Rose chez sa nourrice.
La baronne poussa un sourd gémissement et baissa la tête.
– Et elle est morte, morte !… murmura-t-elle.
– Non, madame, non, Jeanne n’est pas morte, dit M. Lagarde.
Mme de Simaise eut un haut-le-corps.
– Que dites-vous, monsieur ? s’écria-t-elle.
– Jeanne n’est pas morte, madame.
La jeune femme leva ses yeux vers le ciel, en joignant les mains.
– Oui, continua M. Lagarde, Jeanne existe ; mais la malheureuse enfant a perdu la raison.
– Oh ! mon Dieu, mon Dieu !
– C’est pour cela que je n’ai point dit encore à Jacques Vaillant et à Jacques Grandin que Jeanne a été sauvée au moment où le courant rapide de la rivière l’entraînait. J’espère toujours qu’on la guérira ; alors seulement je rendrai à Jacques Vaillant sa fille et à Jacques Grandin sa fiancée, j’ai confié Jeanne à un savant médecin aliéniste ; si la raison ne lui est pas rendue c’est que Dieu ne le voudra point.
» Je n’ai dit qu’à vous, madame la baronne, que Jeanne existe, et je vous prie de vouloir bien garder ce secret. Vous comprenez, n’est-ce pas, à quel sentiment j’obéis en laissant pendant quelque temps encore le père et le fiancé dans leur erreur ?
» Jeanne a été sauvée, non pas miraculeusement, mais par une cause toute providentielle. Voici, d’ailleurs, ce qui s’est passé : Je me trouvais dans le pays, j’y étais venu pour vous, madame la baronne.
– Pour moi ?
– Oui. Je voulais savoir comment vous et votre fille viviez à Vaucourt, quelle réputation vous aviez dans la contrée, de quelle façon vous étiez considérée par les paysans. Après avoir pris mes renseignements, c’est-à-dire quand on m’eût parlé partout de votre bonté, de votre bienfaisance, de vos rares vertus, je résolus de rentrer vite à Paris, car je pressentais les malheurs et les désastres de la France. Avant le lever du soleil, j’étais entre Mareille et Blignycourt, sur la route qui longe le Frou. Je n’avais avec moi qu’un seul domestique, un homme dévoué en qui j’ai une entière confiance. Il conduisait la voiture et nous marchions rapidement. Arrivés à la côte de Blignycourt, le cheval dut forcément ralentir le pas. À ce moment, mon domestique me fit remarquer un mouvement singulier qui se faisait dans la rivière. Je mis la tête à la portière et je reconnus bientôt qu’il y avait là un homme, lequel, luttant contre le courant, faisait des efforts surhumains pour s’approcher de la rive et saisir une branche ou une racine.
M. Lagarde raconta à la baronne comment lui et Landry avaient porté secours à Jean Loup et sauvé Jeanne.
– Oh ! oui, dit Mme de Simaise, c’est bien la divine Providence qui veillait sur la pauvre enfant ! Mais folle, folle !… Ah ! Dieu qui a voulu qu’elle fût sauvée, Dieu ramènera son regard vers elle !
– J’attends et j’espère, madame.
– Elle guérira, monsieur, elle guérira !
– Vous prierez pour elle, madame la baronne, et votre prière sera bien accueillie au ciel.
» Je vais vous parler maintenant de la marquise de Chamarande et de son fils, car c’est un enfant du sexe masculin qu’elle a mis au monde au château de Blaincourt, où elle a été réellement séquestrée pendant plus de cinq ans.
» Ici encore, madame la baronne, il s’agit d’une pauvre folle.
– Quoi, monsieur, la marquise était folle !
– Je dois le croire, d’après les renseignements que j’ai pu recueillir.
– Que de malheurs, mon Dieu !
– J’ignore quelle a été l’existence de la marquise pendant les quelques mois qui ont précédé son arrivée à Blaincourt, et par conséquent ce qu’elle a souffert et comment elle a été traitée par le baron de Simaise à qui le marquis, obligé de retourner aux Indes, l’avait confiée. Toutes les recherches que j’ai faites à ce sujet ont été sans résultat. J’ignore également comment la marquise a perdu la raison. Je veux croire encore, jusqu’à preuve du contraire, que sa raison s’est éteinte subitement par suite du choc terrible qu’elle a reçu en apprenant la mort du marquis.
» C’est alors, sans doute, que le baron de Simaise songea à s’emparer de la fortune de son frère, fortune qui appartenait à sa veuve et, à l’enfant qu’elle allait mettre au monde. Pour commettre ce crime, un autre crime plus monstrueux encore était nécessaire. Rien n’arrêta le baron. La malheureuse marquise, qui parlait à peine le français, qui ne connaissait personne en France, que nul ne pouvait défendre et protéger, fut enfermée au château de Blaincourt, sous la surveillance d’une femme et d’un misérable appelé Grappier, lequel avait pour mission principale de défendre l’entrée du vieux château, comme un de ces effroyables dragons dont parle la fable. Ce sinistre coquin n’existe plus aujourd’hui ; c’est grâce à une sorte de confession qu’il a faite avant de mourir, que j’ai pu obtenir des renseignements dont vous connaîtrez tout à l’heure l’importance.
» Lorsque Charles Chevry fut attiré dans un guet-apens, comme vous le savez, et précipité dans la rivière, la malheureuse marquise était encore au château de Blaincourt. Elle y avait été amenée par un inconnu, qui, selon toutes les apparences, était l’instrument du baron de Simaise. Peut-être, cet homme, dont ses complices eux-mêmes ne connaissaient pas le nom, était-il le même personnage que vous avez vu rendant au baron de mystérieuses visites.
» Quelques jours après le meurtre de Charles Chevry, cet individu, que j’espère retrouver un jour, malgré tout le soin qu’il met à se cacher, arriva nuitamment au château de Blaincourt. Il venait chercher la marquise pour la conduire dans un autre endroit. Mes renseignements au sujet de la malheureuse femme s’arrêtent là.
» Du moment qu’on ne s’était pas débarrassé d’elle par le poison, le poignard ou par tout autre moyen, je ne puis admettre qu’on l’ait enlevée du château de Blaincourt pour l’assassiner. Je suppose donc que le baron de Simaise et ses complices, craignant que la justice, dans ses recherchas au sujet du meurtre de Charles Chevry, ne songeât à voir ce qui se passait au château de Blaincourt, ont cru devoir, par mesure de précaution, transférer la marquise dans une autre prison.
» Depuis cela, bien des années se sont écoulées. La malheureuse marquise séquestrée, manquant de soins, d’air et d’espace, a-t-elle pu vivre jusqu’à ce jour ? Et si elle n’est pas morte, où est-elle ?
» Ces deux points d’interrogation se dressent devant moi. Je suis en face de l’inconnu. Mais je veux savoir, je saurai.
» L’enfant, le fils du marquis et de la marquise de Chamarande, était resté au château sous la garde de Grappier. On avait sans doute trouvé le moyen de le bien cacher, si l’on était menacé d’une descente de justice.
» Le pauvre petit vécut, grâce à sa constitution robuste. Mais comment fut-il élevé ! Presque tout de suite après sa naissance, il fut séparé de sa mère. Il eut pour nourrice une chèvre : cet animal eut toute son affection d’enfant, car son gardien, une véritable bête fauve, lui inspirait une terreur profonde. Obéissant aux ordres qui lui étaient donnés, Grappier ne parlait jamais à l’enfant ; il lui jetait sa nourriture comme à un chien. Quand il fut assez fort pour suivre la chèvre, qui vivait dans le parc en toute liberté, il ne la quitta presque plus. Ils dormaient la nuit l’un près de l’autre, au pied d’un arbre, sur un lit de mousse ou de gazon. La chèvre donnait son lait à son nourrisson, et quand cette nourriture était insuffisante, l’enfant calmait sa faim en mangeant les fruits qu’il trouvait sous les arbres. Des semaines, des mois souvent, se passaient sans que son gardien l’aperçût. Naturellement, et peu à peu, l’enfant devenait sauvage.
» C’est ainsi qu’il grandit. Grâce à la liberté entière qu’on lui laissait, pouvant obéir à ses instincts, se livrer à tous les exercices du corps, ses forces physiques se développèrent d’une façon merveilleuse.
» Il arriva à l’âge de huit ou neuf ans. Alors, comme il devenait difficile à garder, comme il était dangereux de le laisser courir dans le parc, attendu qu’il pouvait à un moment donné franchir les murs et prendre la fuite, on résolut de se débarrasser de lui.
» Le personnage inconnu reparut au château de Blaincourt. L’enfant fut saisi, garrotté, bâillonné et jeté dans une voiture, qui roula une partie de la nuit. Enfin, on s’arrêta au milieu d’une forêt, et là le pauvre enfant fut livré, vendu pour la somme de mille francs à des saltimbanques.
– Oh ! oh ! fit Mme de Simaise.
– Oui, madame, continua M. Lagarde, voilà ce qui fut fait. Les saltimbanques se hâtèrent de quitter le pays – cette condition leur avait été imposée – pour aller exercer leur profession dans les départements du midi de la France. Leur nouveau pensionnaire fut, paraît-il, enfermé dans une cage de fer et présenté au public, sur les champs de foire, comme un jeune sauvage pris chez les cannibales d’une île de l’archipel polynésien.
» Les saltimbanques parcoururent ainsi toute la France, exhibant partout leur sauvage, et ne cessant de se féliciter de l’excellente acquisition qu’ils avaient faite, car leur pensionnaire attirait la foule et leur faisait gagner beaucoup d’argent. Ils reparurent dans les départements de l’Est au bout de quelques années. L’enfant était devenu un homme ; en dépit de tout il avait grandi et conservé sa santé. On le vit à Metz, à Nancy, à Épinal, à Remiremont, à Vesoul, à Gray, à Langres, à Dijon, à Strasbourg, à Mulhouse, enfin dans toutes les principales villes de la région.
» Un jour, cependant, le sauvage parvint à s’échapper. Il faut croire qu’il ne lui plaisait plus d’être donné en spectacle. Craignant de retomber entre les mains de ses maîtres, pour lesquels il n’avait probablement pas une bien grande affection, il se réfugia dans les bois.
– Alors, monsieur, alors ? interrogea Mme de Simaise palpitante d’émotion.
– Alors, madame, ayant reconquis sa liberté, il vécut complètement à l’état sauvage, fuyant les hommes dont il avait peur, cherchant pour s’y cacher les plus épais fourrés, mangeant des limaçons, des racines, des œufs trouvés dans des nids d’oiseaux, des noisettes, des faînes, des cornouilles, des mûres, des sorbes et jusqu’à des glands.
» Après avoir, pendant dix-huit mois ou deux ans, mené une existence nomade, il fixa définitivement sa demeure au milieu des roches de la foret de Mareille.
– Grand Dieu ! exclama la baronne, en se dressant d’un seul mouvement, pâle comme une morte et les yeux démesurément ouverts.
– Les gens du pays lui donnèrent le nom de Jean Loup.
Mme de Simaise tomba à genoux, les mains jointes.
– Jean Loup ! Jean Loup ! murmura-t-elle.
– Jean Loup, madame, est le dernier marquis de Chamarande !
Mme de Simaise laissa échapper un gémissement et se releva.
– Monsieur, dit-elle d’une voix ferme, quel jour ma fille et moi devons-nous être à Épinal ?