XVII

OÙ IL ARRIVE À JEAN LOUP UN SECOURS INATTENDU

 

Jeanne resta un instant immobile, absorbée dans les sinistres pensées d’un sombre désespoir.

Toutes ses espérances étaient détruites ; en un moment tout s’était effondré autour d’elle, tout avait été anéanti !… Elle n’avait plus d’avenir, elle était perdue ! La malheureuse enfant ne raisonnait plus ; il y avait dans sa tête brûlante, prêle à éclater et trop pleine de pensées tumultueuses, un commencement de folie.

Elle se redressa brusquement. Elle était affreusement pâle ; elle avait la figure décomposée. Ses yeux secs brillaient d’un éclat fiévreux. Il y avait dans l’expression de son regard quelque chose d’étrange qui indiquait une résolution désespérée. Tordant ses mains, elle leva ses yeux vers le ciel, invocation muette, qui répondait à une de ses pensées secrètes.

Elle ne s’occupait plus de Jean Loup ; peut-être croyait-elle qu’il n’était plus là.

Elle s’habilla rapidement, avec des mouvements convulsifs ; elle ramassa sa belle chevelure noire, l’enroula sur le haut de sa tête et l’emprisonna dans un bonnet de linge.

Cela fait, elle ouvrit une porte et entra dans la chambre de Jacques Vaillant. Elle s’assit devant le bureau ouvert, et sur une feuille de papier, elle écrivit :

« Je suis souillée, déshonorée. L’homme sauvage, le misérable Jean Loup est le coupable. Je ne peux plus vivre, je vais mourir !… On retrouvera mon cadavre dans la rivière.

» Mon père, plaignez-moi !

» Consolez Jacques !

» Adieu, mon père, adieu !

» JEANNE VAILLANT. »

Elle plia le papier et le mit dans une enveloppe, qu’elle cacheta et sur laquelle elle traça ces trois mots : À mon père.

Jean Loup l’épiait, très inquiet ; il sentait vaguement qu’elle avait pris une résolution grave. L’agitation de Jeanne, son effarement, quelque chose de farouche dans son regard, tout cela lui faisait peur.

La jeune fille rentra dans sa chambre, s’arrêta devant les portraits de Jacques Vaillant et de Catherine, joignit les mains et resta un instant immobile, comme en prière. Puis elle promena tristement son regard sur les objets qu’elle allait quitter pour toujours et se dirigea vers la porte.

Jean Loup bondit et se trouva devant elle, lui barrant le passage.

Jeanne eut un frisson dans tout son corps, ses yeux s’enflammèrent de colère. Elle le repoussa avec violence. Il la saisit par le bras. Elle le frappa au visage et lui lança un regard terrible, foudroyant, qui le fit reculer. Elle ouvrit la porte et se précipita dans l’escalier.

Jean Loup resta un instant comme étourdi, hébété, les yeux humides fixés sur le parquet. Il vit quelque chose de brillant et, à côté, un autre objet qui brillait aussi. Il se baissa et ramassa un anneau dit chevalière, qu’il reconnut pour l’avoir vu au doigt de Raoul de Simaise, et un petit portefeuille sur lequel il y avait deux lettres gravées R. S.

Il allait rejeter les deux objets, il se ravisa. Son pantalon usé, déchiré, troué, avait une poche en bon état, d’autant plus solide qu’il ne s’en servait jamais. Il y glissa le portefeuille et l’anneau, puis il s’élança sur les traces de la jeune fille. Quand il eut tourné l’angle de la maison, il aperçut Jeanne qui courait sur le sentier de la prairie, se dirigeant vers la rivière.

Bien qu’elle fût déjà à une assez grande distance, il aurait pu facilement la rattraper ; il n’osa pas le faire : il se borna à la suivre, mais d’assez près, toutefois, pour qu’elle n’échappât point à sa vue.

Bien qu’il ne fît pas encore jour, la campagne était déjà suffisamment éclairée ; mais on ne voyait personne encore dans les champs. Les paysans se hâtaient pourtant d’achever les moissons : mais, cette année-là, les blés et les avoines se trouvaient de l’autre côté de Mareille.

Tout à coup la jeune fille disparut au milieu des touffes d’osiers verts qui bordent la rivière.

Jean Loup sentit une sueur froide sur son front et comme un étouffement.

Était-ce possible ? Jeanne allait-elle réellement se jeter dans le Frou ?

En proie à une anxiété horrible, il prit sa course et en moins de deux minutes il arriva au bord de la rivière.

Il était déjà trop tard pour arrêter Jeanne. Il entendit le bruit de sa chute dans l’eau el il vit l’eau bouillonner à l’endroit où elle était tombée. Il le connaissait, cet endroit, un des plus redoutables du Frou ; c’est là qu’il avait sauvé le petit garçon de Blignycourt, qui se noyait.

Sans perdre une seconde il se précipita dans la rivière et plongea. Il revint à la surface les bras vides ; il plongea une seconde fois ; rien encore.

Il avait dû tomber la veille, plus haut, du côté de Blaincourt, de fortes averses, car le Frou montait et le courant devenait excessivement rapide. Jean Loup comprit que Jeanne avait déjà été entraînée. Il s’enfonça sous l’eau une troisième fois. Il reparut, tenant la jeune fille, et se mit à nager vigoureusement vers la rive.

On entendait sur la route qui longe la rivière le roulement d’une voiture et le galop pressé d’un cheval.

Un peu avant d’arriver en face du lieu où Jean Loup luttait contre le courant pour aborder, une montée rapide commençait. Le cheval dut aller au pas.

La voiture, à quatre roues, assez légère, tenait le milieu entre la calèche et le carrosse ou la vieille berline. Elle contenait un seul voyageur.

C’était un homme de belle taille, qui paraissait avoir entre cinquante et cinquante-cinq ans. Il était vêtu très simplement, mais sa chemise de fine toile d’Écosse et d’une blancheur de neige indiquait qu’il devait avoir une certaine fortune. Il portait toute sa barbe qui commençait à blanchir, quand, déjà, ses cheveux étaient blancs. Il avait une figure expressive et belle, quoique fatiguée, et – on pouvait le supposer – ravagée par les chagrins.

L’œil restait ardent et fier ; mais, quand on l’examinait avec un peu d’attention, on découvrait dans son regard et le pli amer de ses lèvres quelque chose de triste, de découragé, qui révélait une pensée très tourmentée.

Évidemment, cet homme avait souffert, beaucoup souffert, et il devait avoir dans le cœur une blessure profonde, une grande douleur que le temps n’était pas parvenu à apaiser.

Le mouvement singulier qui se faisait dans l’eau attira l’attention de l’homme qui conduisait la voiture, lequel était certainement un cocher, mais un cocher de grande maison, car sa mise le faisait deviner, quoiqu’il ne portât point, en ce moment, le costume de ses fonctions.

Il se tourna sur son siège, et se penchant vers la portière :

– Monsieur, dit-il, regardez, regardez, là, en face de nous, dans la rivière.

Le voyageur avança la tête et regarda.

– Voyez-vous, monsieur ?

– Je vois.

– Ce doit être une bête, un loup, qui traverse la rivière, ou bien un sanglier, car il paraît qu’il y en a beaucoup dans ce pays.

– Arrêtez, Landry, arrêtez ! ordonna le voyageur : ce que nous voyons n’est ni un loup, ni un sanglier ; c’est un homme qui se débat désespérément contre le flot qui l’entraîne.

Le cheval s’arrêta, le voyageur ouvrit vivement la portière et mit pied à terre, tandis que, de son côté, le cocher sautait à bas de son siège.

– Mais ils sont deux, monsieur, ils sont deux ! s’écria Landry.

– Oui, ils sont deux, répondit le maître, c’est un homme qui en sauve un autre !

Ils franchirent vite la distance qui les séparait de la rivière.

Jean Loup, étant enfin parvenu à s’approcher de la rive, venait de saisir une branche de saule qui pendait dans l’eau. Toutefois, comme il n’avait pas pied et qu’il était obligé de maintenir la tête de Jeanne au-dessus du niveau de l’eau, il lui était difficile, nous pouvons même dire impossible, de sortir de la rivière. En effet, n’ayant de libre que sa main droite, qui tenait la branche, il ne pouvait agir. S’il lâchait la branche, le courant qui devenait de plus en plus fort, l’entraînait de nouveau. Quant à abandonner la jeune fille, il n’y songea même pas ; il aurait préféré cent fois mourir avec elle, en supposant qu’elle vécût encore.

– Courage, courage ! lui cria-t-on soudain.

Il poussa un cri de joie en voyant arriver les deux hommes au bord de la rivière.

– C’est une femme, une jeune fille ! exclama le voyageur. Vite, vite, Landry, sauvons ces malheureux ! Vous voyez, il tient cette branche ; tirez-la à vous lentement, prenez garde qu’elle ne se casse ; faites bien attention… C’est cela, c’est bien cela ; ils approchent… Encore un peu, Landry.

Et le voyageur, à genoux au bord de l’eau, tenait ses bras en avant prêts à saisir la jeune fille.

– Ils sont sauvés ! s’écria-t-il ; bravo, Landry, mon brave Landry !

Il tenait Jeanne par les épaules solidement ; sans trop de peine il la tira de l’eau et la coucha sur un lit de roseaux secs.

Pendant ce temps, sans le secours de Landry, qui lui tendait la main, Jean Loup sortit à son tour de la rivière, puis se secoua comme un caniche.

Le voyageur jeta un regard de surprise sur ce robuste gaillard, dont les cheveux, extraordinairement longs chez un homme, les jambes et les bras velus étaient bien faits pour exciter la curiosité du plus indifférent.

Landry, lui, contemplait Jean Loup avec une stupéfaction peinte sur son visage.

Cependant l’inconnu s’empressait de donner des soins à la jeune fille.

– Est-elle morte ? Est-elle vivante ?

Il s’adressait anxieusement ces deux questions. Au bout d’un instant il s’écria :

– Elle vit !

Jeanne venait de remuer, Jeanne respirait.

Jean Loup avait vu. Il tomba à genoux et se mit à pleurer de joie.

Il y avait dans les larmes de cet homme, si étrange d’aspect, quelque chose de superbe et de navrant tout à la fois.

L’étranger et son serviteur se sentirent profondément émus.

Mais c’était Jeanne, surtout, qui occupait le voyageur. Frappé, d’abord, par sa merveilleuse beauté, qui la rendait plus intéressante encore, il se mit à l’examiner avec une attention qui aurait pu, dans un autre moment, paraître choquante ou inconvenante. En effet, la fixité de son regard sur le visage de la jeune fille n’était pas chose naturelle.

Tout à coup il tressaillit et ses yeux s’ouvrirent démesurément. Une exclamation s’échappa de sa poitrine haletante.

Il continuait à regarder la jeune fille avec une attention dévorante, détaillant tous les traits du visage.

– Oh ! quelle ressemblance ! murmura-t-il. C’est elle, absolument elle !… Mais cette enfant n’a pas plus de dix-sept ou dix-huit ans ! Oui, mais si j’ai été exactement renseigné à Londres, il y a dix-sept ans environ que Charles Chevry et Zélima ont disparu. Dix-sept ans, dix-sept ans… et Zélima était enceinte.

» Mon Dieu, mon Dieu ! si c’était… Pourquoi non ? Cette ressemblance frappante… Allons, soyons calme, soyons fort… Ah ! Providence, Providence ! voudrais-tu, enfin, faire quelque chose pour moi !

Il se dressa debout d’un seul mouvement et, posant sa main sur l’épaule de Jean Loup :

– Mon garçon, lui dit-il, réponds-moi : Quelle est cette jeune fille ? Où demeure-t-elle ? Tu viens de la sauver ; elle s’était jetée dans la rivière ; pourquoi ? Parle, mon ami, parle !

Jean Loup arrêta ses yeux sur celui qui l’interrogeait, secoua tristement la tête et prononça ces mots : « Monsieur » d’abord, et « Jeanne, Jeanne » en montrant la jeune fille.

Le voyageur eut beau l’interroger encore, Jean Loup, qui ne comprenait pas, ne répondit plus qu’en secouant la tête et en poussant de gros soupirs.

– Il ne me comprend pas, il ne sait pas parler, dit le voyageur ; je m’en doutais, c’est un pauvre idiot.

– Ce qui ne l’empêche pas d’avoir du courage, de la bravoure et du cœur autant que cent hommes qui ont beaucoup d’esprit, répliqua le domestique qui, décidément, avait un faible pour Jean Loup.

– Landry, reprit l’inconnu d’un ton bref, nous ne pouvons pas laisser cette jeune fille ici.

– C’est vrai, monsieur.

– Nous l’emmenons.

– Où cela, monsieur ?

– Où nous allons.

Le domestique regarda son maître avec surprise.

– Ne serait-il pas plus simple, crut-il devoir faire observer, de la confier à de braves gens dans le premier village que nous rencontrerons ?

– Non, je l’emmène, je la garde, vous dis-je.

– Dans cet état, mouillée comme elle l’est ?

– Qu’importe !

– Monsieur ne craint pas qu’elle ait froid ?

– Le soleil se lève ; dans une heure il fera très chaud. D’ailleurs, je la soignerai ; nous avons des couvertures, des liqueurs, du sucre, du vin de Bordeaux, tout ce qu’il nous faut.

– Monsieur sait mieux que moi ce qu’il doit faire, dit Landry, comprenant, enfin, que son maître avait ses raisons pour prendre une détermination aussi singulière.

– Partons, Landry, partons !… Ah ! donne une pièce d’or à ce pauvre diable !

Jeanne venait d’ouvrir les yeux, ses lèvres commençaient à se colorer.

L’inconnu la prit dans ses bras et marcha rapidement vers la voiture.

Landry mit une pièce de vingt francs dans la main de Jean Loup.

Celui-ci regarda la pièce et la rendit au domestique en secouant la tête.

– Délicat et fier comme un grand seigneur ! murmura Landry, tout en glissant le louis dans la poche du sauvage sans qu’il s’en aperçût.

Et il s’éloigna en courant pour reprendre vite sa place sur son siège.

Jean Loup vit enlever Jeanne sans faire un mouvement. Il était ébahi, stupéfié. Il restait à la même place, debout, immobile, comme si ses pieds eussent été rivés au sol.

En face d’autres personnes, rendu furieux, il se serait jeté sur elles pour défendre la fiancée de son ami ; mais le voyageur inconnu avec son grand air, la douce expression de son regard, lui imposait.

Ce qu’il éprouvait n’était pas de la crainte, pourtant ; c’était comme un sentiment d’admiration et de profond respect.

Le cheval monta lentement la côte. Arrivé au plateau, il prit un galop rapide, et bientôt le bruit de la voiture s’éteignit.

Alors Jean Loup passa à plusieurs reprises ses deux mains sur son front, comme s’il eût voulu chasser une pensée absorbante, puis il s’élança comme un trait et s’enfonça dans la forêt, où il disparut.