CHAPITRE XXIX

Lorsque enfin il s'arrêta d'écrire ce jour-là c'était l'après-midi. Il avait commencé une phrase dès en entrant dans sa pièce de travail et l'avait terminée mais n'avait rien pu écrire après. Il la raya et commença une autre phrase et ce fut de nouveau le vide complet. Il était incapable d'écrire la phrase qui aurait dû suivre et pourtant il l'avait en tête. Il commença de nouveau par une simple phrase d'exposition et ne parvint pas à coucher la suivante sur le papier. Au bout de deux heures c'était pareil. Il ne parvenait pas à écrire plus d'une phrase isolée et les phrases elles-mêmes étaient de plus en plus simples et parfaitement insipides. Il s'obstina pendant quatre heures avant de se rendre compte que la volonté était impuissante contre ce qui s'était passé. Il l'admit sans pour autant s'y résigner, ferma et rangea le cahier aux lignes raturées et se mit en quête de la jeune fille.

Il la trouva sur la terrasse en train de lire au soleil et lorsqu'elle leva les yeux et vit son visage, elle dit, « Non ?

– Pire que non.

– Pas du tout ?

– Pas ça.

– Allons prendre un verre, dit Marita.

– Bon », dit David.

Ils étaient à l'intérieur au bar et le jour était entré avec eux. Il faisait une aussi belle journée que la veille et peut-être même plus belle dans la mesure où l'été était en principe fini et chaque journée de chaleur était un petit extra. On ne devrait pas la gâcher, se dit David. On devrait essayer d'en profiter et si possible de l'épargner. Il prépara les martinis et les servit et quand ils les goûtèrent ils étaient glacés et bien secs.

« Tu as eu raison d'essayer ce matin, dit Marita. Mais n'y pensons plus aujourd'hui.

– D'accord », dit-il.

Il prit la bouteille de Gordon's, le Noilly Prat et le pichet verseur, vida l'eau de la glace et, au moyen de son verre, entreprit d'en doser deux autres.

« Il fait un temps superbe, dit-il. Que devrait-on faire ?

– Allons donc nager maintenant, dit Marita. Comme ça on ne gâchera pas la journée.

– D'accord, dit David. Est-ce que je dois prévenir Madame que nous serons en retard pour le déjeuner ?

– Elle a préparé un repas froid, dit Marita. Je me suis dit que, bon travail ou non, tu aurais sans doute envie d'aller nager.

– C'était très intelligent, dit David. Comment va Madame ?

– Elle a un œil légèrement décoloré, dit Marita.

– Non. »

Marita éclata de rire.

Ils remontèrent la route et contournèrent le promontoire en coupant à travers la forêt et laissèrent la voiture dans l'ombre pommelée des pinèdes et, chargés du panier à pique-nique et des affaires de plage, descendirent le sentier qui menait à la crique. Il soufflait un petit vent d'est et la mer était bleu sombre tandis qu'ils descendaient au milieu des pins parasols. Les rochers étaient rouges et le sable de la crique était jaune et ridé et l'eau, quand ils s'en approchèrent, propre et maintenant limpide comme de l'ambre sur du sable. Ils déposèrent le panier et le sac à dos à l'ombre du plus gros des rochers et David escalada le grand rocher pour plonger. Il resta là nu et brun au soleil à regarder la mer.

« Envie de plonger ? » cria-t-il.

Elle secoua la tête.

« Je vais t'attendre.

– Non, lui lança-t-elle et elle s'avança dans l'eau jusqu'aux cuisses.

– Elle est comment ? lança David du rocher.

– Beaucoup plus froide que jusqu'à présent. Presque froide.

– Bien », dit-il, et tandis qu'elle l'observait et avançait l'eau lui recouvrit le ventre et lui effleura les seins et il se redressa, en équilibre sur la pointe des pieds, parut hésiter un long instant en suspens puis fendit l'air et piqua, déclenchant dans l'eau un bouillonnement comme l'eût fait un dauphin en réintégrant prestement le trou qu'il avait creusé en bondissant. Elle nagea en direction du cercle d'eau tourbillonnante, puis il émergea tout contre elle et la souleva et la tint serrée, puis posa sa bouche salée sur la sienne.

« Elle est bonne, la mer*, dit-il. Toi aussi*. »

Ils nagèrent jusqu'à la sortie de la crique et plus loin encore dans l'eau profonde, bien au-delà de l'endroit où la montagne tombait dans la mer, et se mirent sur le dos et se laissèrent flotter. L'eau était plus fraîche qu'auparavant mais tout en surface elle s'était un peu réchauffée et Marita se laissait flotter, le dos cambré très haut et la tête complètement immergée mais son nez, et aussi ses seins bronzés doucement léchés par le mouvement que la brise imprimait à la mer. Elle gardait les yeux clos pour se protéger du soleil et David restait tout près d'elle dans l'eau. Il lui soutenait la tête de son bras puis il lui embrassa le bout du sein gauche puis le bout du droit.

« Ils ont un goût de mer, dit-il.

– Et si on s'endormait ici ?

– Est-ce que tu pourrais ?

– C'est trop pénible de garder le dos cambré.

– Eh bien nageons encore plus loin et puis revenons.

– D'accord. »

Ils nagèrent très loin, plus loin que jamais encore ils n'avaient nagé, suffisamment loin pour voir au-delà du prochain promontoire, et plus loin encore jusqu'à voir la ligne mauve et dentelée des crêtes en arrière-plan de la forêt. Ils restèrent là à faire la planche et contemplèrent la côte. Puis ils revinrent en nageant lentement. Ils s'arrêtèrent pour se reposer quand ils perdirent de vue les montagnes et une nouvelle fois quand ils perdirent le promontoire, puis repartirent à brasses lentes et vigoureuses et franchirent l'entrée de la crique et se hissèrent sur la plage.

« Est-ce que tu es fatiguée ? demanda David.

– Très », dit Marita. Jamais encore elle n'avait nagé aussi loin.

« Est-ce que tu es encore à bout de souffle ?

– Oh ça va. »

David remonta la pente et marcha jusqu'au rocher et prit une des bouteilles de tavel et deux serviettes.

« Tu ressembles à un phoque », dit David en s'asseyant près d'elle sur le sable.

Il lui tendit le tavel et elle but au goulot et la lui rendit. Il but une longue rasade, puis sur le sable lisse et sec, tous deux étendus au soleil, le panier du pique-nique posé près d'eux et aussi le vin frais qu'ils buvaient à même la bouteille, Marita dit, « Catherine ne se serait pas fatiguée elle.

– Tu parles. Elle n'a jamais nagé aussi loin.

– C'est vrai ?

– Nous avons nagé très loin, petite. Jamais encore je n'avais nagé assez loin pour voir l'arrière-plan des montagnes.

– D'accord, dit-elle. Il n'y a rien qu'on puisse faire pour elle aujourd'hui, alors n'y pensons pas. David ?

– Oui.

– Est-ce que tu m'aimes toujours ?

– Oui. Beaucoup.

– Peut-être qu'avec toi j'ai fait une grosse erreur et que tu essaies simplement d'être gentil.

– Tu n'as fait aucune erreur et je n'essaie pas d'être gentil. »

Marita prit une poignée de radis et les mangea lentement et but un peu de vin. Les radis étaient frais et croquants et avaient une saveur piquante.

« Tu ne dois pas t'inquiéter à cause du travail, dit-elle. Je le sais. Tout ira bien.

– Bien sûr », dit David.

Il coupa un des cœurs d'artichaut avec la fourchette et en mangea un morceau enrobé de la sauce moutarde préparée par Madame.

« Tu peux me passer le tavel ? », dit Marita. Elle prit une bonne rasade de vin et reposa la bouteille près de David, calant fermement le fond dans le sable et l'appuyant contre le panier. « N'est-ce pas un bon déjeuner que nous a préparé Madame David ?

– Un excellent déjeuner. Vraiment Aurol lui a mis l'œil au beurre noir ?

– Pas vraiment.

– Elle a souvent une langue de vipère avec lui.

– Il y a la différence d'âge et il était en droit de la frapper si elle l'insultait. Elle l'a dit. À la fin. Et elle t'a envoyé des messages.

– Quels messages ?

– Oh des messages d'amour.

– C'est toi qu'elle aime, dit David.

– Non. Espèce d'idiot. Elle prend simplement mon parti.

– Il n'y a plus de partis désormais, dit David.

– Non, dit Marita. Et on n'a pas voulu faire de partis. C'était comme ça, c'est tout.

– D'accord, c'était comme ça. » David lui passa le bocal qui contenait le cœur d'artichaut coupé en morceaux et la sauce et prit la seconde bouteille de tavel. Elle était encore fraîche. Il but une longue rasade. « On s'est laissé consumer, dit-il. Cette dingue a consumé les Bourne.

– Et nous, est-ce qu'on est les Bourne ?

– Bien sûr. On est les Bourne. Ça prendra peut-être un peu de temps pour avoir les papiers. Mais c'est ce que nous sommes. Tu veux que je te mette ça par écrit ? Je crois que ça je pourrais l'écrire.

– Tu n'as pas besoin de l'écrire.

– Je vais l'écrire sur le sable », dit David.

 

Ils dormirent bien et paisiblement jusqu'à la fin de l'après-midi et le soleil était déjà bas quand Marita se réveilla et vit David couché près d'elle dans le lit. Ses lèvres étaient closes et il respirait très lentement et elle regarda son visage et ses yeux fermés que deux fois seulement jusqu'alors elle avait vus masqués par ses paupières dans le sommeil, et regarda sa poitrine et son corps et ses bras plaqués contre ses flancs. Elle gagna la porte de la salle de bains et se regarda dans le miroir en pied. Puis elle sourit au miroir. Quand elle fut habillée, elle se rendit à la cuisine et fit la conversation à Madame.

Plus tard, David dormait encore et elle s'assit près de lui au bord du lit. Dans le crépuscule, ses cheveux étaient presque blancs par contraste avec son visage très noir et elle attendit qu'il se réveille.

 

Ils étaient assis au bar et buvaient tous les deux du Haig-Perrier. Marita faisait durer son verre. Elle dit, « Je pense que tu devrais descendre en ville tous les jours et acheter les journaux et prendre un verre et les lire tout seul. Je regrette qu'il n'y ait pas un club ou un vrai café où tu pourrais retrouver tes amis.

– Il n'y en a pas.

– Eh bien, je pense que ça te ferait grand bien de passer un peu de temps sans moi quand tu ne travailles pas. Tu as été submergé par les femmes. Je ferai toujours en sorte que tu aies des amis hommes. C'est là une grosse faute que Catherine a faite.

– Pas exprès et c'était ma faute à moi.

– Peut-être. Mais est-ce que tu crois que nous aurons des amis ? De bons amis ?

– Nous en avons déjà chacun un.

– Est-ce qu'on en aura d'autres ?

– Peut-être.

– Est-ce qu'ils te prendront à moi parce qu'ils en savent plus que moi.

– Ils n'en sauront pas plus.

– Quand ils viendront, est-ce qu'ils seront jeunes et nouveaux et pleins de choses nouvelles, et toi seras-tu fatigué de moi ?

– Ils ne seront pas ainsi et je ne serai pas ainsi.

– Je les tuerai sinon. Je n'ai pas l'intention de faire comme elle et de t'abandonner au premier venu.

– Tant mieux.

– Je veux que tu aies des amis hommes et des amis de la guerre pour aller avec eux à la chasse et au club jouer aux cartes. Mais rien ne nous oblige à t'obliger à avoir des amies femmes, n'est-ce pas ? Des amies toutes fraîches et nouvelles qui tomberont amoureuses de toi et te comprendront vraiment et tout ?

– Je ne cours pas les femmes. Tu le sais.

– Elles sont tout le temps nouvelles, dit Marita. Il y en a tous les jours des nouvelles. On ne met jamais assez les gens en garde. Toi surtout...

– Je t'aime, dit David, et en plus tu es mon associée. Mais vas-y doucement. Sois avec moi, ça suffit.

– Je suis avec toi.

– Je le sais et j'aime te regarder et savoir que tu es ici et que nous allons dormir ensemble et être heureux. »

 

Dans le noir Marita resta allongée contre lui et il sentait ses seins contre sa poitrine et son bras qu'elle avait glissé sous sa tête et sa main qui le frôlait et ses lèvres qu'elle gardait sur les siennes.

« Je suis ta femme, dit-elle dans le noir. Ta femme. Quoi qu'il advienne je suis toujours ta femme. Ta gentille femme qui t'aime.

– Oui mon très cher amour. Dors bien. Dors bien.

– Toi endors-toi le premier, dit Marita, je reviens dans une minute. »

Quand elle revint il était endormi et elle se glissa sous le drap et s'allongea contre lui. Il dormait sur le côté droit et respirait doucement et régulièrement.