CHAPITRE XI

C'était le deuxième jour de vent et il n'avait pas faibli. David laissa en plan le récit de leur voyage pour écrire une histoire qui lui était venue quatre ou cinq jours plus tôt et n'avait cessé de s'étoffer, sans doute, se dit-il, pendant son sommeil au cours des deux dernières nuits. Il le savait, cela ne lui réussissait pas d'interrompre un travail une fois qu'il l'avait commencé mais il se sentait confiant et certain de bien avancer et il pensait pouvoir laisser en plan le long récit pour écrire l'histoire que, croyait-il, il devait écrire maintenant, sous peine de la perdre.

L'histoire commença sans aucune difficulté comme toujours commence une histoire quand elle est mûre, et il en fut bientôt à plus de la moitié et sentit qu'il devrait s'arrêter et la laisser décanter jusqu'au lendemain. S'il ne pouvait s'empêcher d'y revenir après avoir fait une pause, il s'y remettrait et la finirait. Mais il espérait bien ne pas y revenir et s'y remettre l'esprit frais le lendemain. C'était une bonne histoire et il se rappelait maintenant que depuis très longtemps il se proposait de l'écrire. L'histoire ne s'était pas imposée à lui au cours des derniers jours. Sa mémoire n'avait pas été fidèle sur ce point. C'était la nécessité de l'écrire qui s'était imposée à lui. Il savait maintenant comment se terminait l'histoire. Il avait toujours connu le vent et les ossements blanchis par le sable mais maintenant ils avaient disparu et il inventait tout. Et maintenant tout était vrai parce que tout lui arrivait à mesure qu'il écrivait et seuls les ossements étaient morts et éparpillés et très loin derrière. L'histoire commençait maintenant par le sortilège dans la shamba1 et il fallait qu'il l'écrive et il avait déjà bien avancé.

Il se sentait fatigué et heureux de son travail lorsqu'il trouva le billet de Catherine disant qu'elle n'avait pas voulu le déranger, était sortie et serait de retour pour le déjeuner. Il quitta la pièce et commanda son petit déjeuner et, tandis qu'on le lui préparait, Monsieur Aurol, le propriétaire, entra et ils parlèrent du temps. Monsieur Aurol disait qu'il arrivait parfois que le vent vienne de ce côté. Ce n'était pas un vrai mistral, vu la saison c'était sûr, mais il soufflait en général pendant trois jours. Désormais le vent était fou. Monsieur l'avait sans aucun doute remarqué. Il suffisait de se tenir au courant pour se rendre compte que depuis la guerre, le temps était toujours détraqué.

David dit qu'il n'avait pu se tenir au courant parce qu'il avait beaucoup voyagé mais on ne pouvait nier que le temps fût bizarre. Pas seulement le temps, dit Monsieur Aurol, tout était changé et ce qui n'était pas changé était en passe de l'être. Peut-être en fin de compte serait-ce pour le mieux et lui, pour sa part, n'y voyait pas d'objection. Monsieur, en homme d'expérience, voyait sûrement les choses de la même façon.

Sans aucun doute, dit David, en quête d'une absurdité décisive et ultime, il était indispensable de faire la critique des cadres.

Précisément, dit Monsieur Aurol.

Ils en restèrent là et David finit son café-crème et lut Le Miroir des sports et commença à se languir de Catherine. Il monta dans la chambre et dénicha Far Away and Long Ago et sortit sur la terrasse et s'installa au soleil près de la table à l'abri du vent pour lire ce livre délicieux. Catherine l'avait commandé à Paris chez Galignani en édition Dent pour le lui offrir et le jour où les livres étaient arrivés, il s'était senti vraiment riche. Les chiffres sur les relevés de la banque, les comptes en dollars et en francs n'avaient cessé, depuis le Grau-du-Roi, de lui paraître complètement irréels et jamais il n'avait considéré qu'il s'agissait d'argent véritable. Mais les livres de W.H. Hudson lui avaient donné le sentiment d'être riche et quand il l'avait dit à Catherine, elle avait été ravie.

Au bout d'une heure de lecture il commença vraiment à se languir de Catherine et se mit en quête du jeune garçon qui servait à table et le pria de lui apporter un whisky-Perrier. Plus tard il en prit un second. L'heure du déjeuner était depuis longtemps passée quand il entendit le bruit de la voiture qui gravissait la côte.

Elles remontèrent l'allée et il entendit leurs voix. Elles étaient excitées et heureuses, et brusquement la jeune fille se tut, et Catherine dit, « Vois un peu qui je t'amène.

– Je vous en prie, je sais que je n'aurais pas dû venir », dit la jeune fille. C'était la belle brune, l'une des deux filles qu'ils avaient rencontrées hier au café ; celle qui rougissait.

« Vous allez bien ? » dit David. Manifestement elle était allée chez le coiffeur et ses cheveux avaient été coupés court dans le style de ceux de Catherine à Biarritz. « Je vois que vous avez trouvé. »

La jeune fille rougit et regarda Catherine pour se donner du courage.

« Regarde-la, dit Catherine. Va donc l'ébouriffer un peu.

– Oh Catherine », dit la jeune fille. Puis s'adressant à David, « Vous pouvez si vous voulez.

– N'ayez pas peur, dit-il. Dans quoi vous imaginez-vous donc vous être fourrée ?

– Je ne sais pas, dit-elle. Je suis si heureuse d'être ici c'est tout.

– Où donc étiez-vous passées toutes les deux ? demanda David à Catherine.

– Chez Jean, bien sûr. Après, on s'est simplement arrêtées un moment et on a pris un verre et j'ai proposé à Marita de venir déjeuner. Tu n'es pas heureux de nous voir ?

– Je suis ravi. Voulez-vous un autre verre ?

– Voudrais-tu nous préparer des martinis ? demanda Catherine. Un seul ne vous ferait pas de mal, dit-elle à la jeune fille.

– Non je vous en prie. Je dois conduire.

– Voulez-vous un sherry ?

– Non je vous en prie. »

David passa derrière le bar et trouva des verres et un peu de glace, et prépara deux martinis.

« Je vais goûter le vôtre si vous permettez, lui dit la jeune fille.

– Vous n'avez plus peur de lui maintenant n'est-ce pas ? lui demanda Catherine.

– Pas du tout » dit la jeune fille. Elle rougit de nouveau. « Le goût me plaît beaucoup mais c'est affreusement fort.

– Ils sont forts, dit David. Mais le vent est très fort aujourd'hui et nous buvons selon le vent.

– Oh, fit la jeune fille. Est-ce que tous les Américains font pareil ?

– Seulement dans les vieilles familles, dit Catherine. Nous, les Morgan, les Woolworth, les Jelkse, les Juke. Vous savez bien.

– C'est dur pendant les blizzards et les mois d'ouragans, dit David. Je me demande parfois si nous tiendrons le coup jusqu'à la fin de l'équinoxe d'automne.

– Un jour que je n'aurai pas à conduire, j'aimerais bien en prendre un, dit la jeune fille.

– Rien ne vous oblige à boire sous prétexte que nous buvons, dit Catherine. Et ne vous formalisez pas si nous disons tout le temps des blagues. Regarde-la David. Tu n'es pas heureux que je l'aie amenée ?

– J'adore que vous disiez des blagues, dit la jeune fille. Vous devez me pardonner de me sentir si heureuse d'être ici.

– C'était très gentil à vous de venir », dit David.

Quand ils furent installés dans la salle à manger pour déjeuner à l'abri du vent, David demanda, « Que devient votre amie Nina ?

– Elle est partie.

– Elle était belle, dit David.

– Oui. On s'est chamaillées et elle est partie.

– C'était une garce, dit Catherine. Mais après tout, je crois que presque toutes les femmes sont des garces.

– Dans l'ensemble oui, dit la jeune fille. J'espère toujours que non, mais c'est vrai.

– Je connais beaucoup de femmes qui ne sont pas des garces, dit David.

– Ça ne m'étonne pas de toi.

– Nina était-elle heureuse ? demanda Catherine.

– J'espère qu'elle sera heureuse, dit la jeune fille. Chez les gens intelligents, le bonheur est la chose la plus rare qui soit.

– Vous n'avez pas eu tellement de temps pour vous en rendre compte.

– Quand on fait des erreurs, on se rend compte plus vite, dit la jeune fille.

– Toute la matinée vous avez été heureuse, dit Catherine. Tout a été merveilleux.

– Inutile de me le dire, dit la jeune fille. Et maintenant je suis plus heureuse que je crois l'avoir jamais été. »

Plus tard, une fois la salade servie, David demanda à la jeune fille, « Vous êtes installée loin d'ici sur la côte ?

– Je ne crois pas que je suis installée.

– Vraiment ? C'est bien dommage », dit-il et sentit la tension envahir la table et se raidir comme une aussière. Il regarda un instant la jeune fille qui gardait les cils baissés de sorte qu'ils lui frôlaient les joues, puis Catherine qui le regarda bien en face et dit, « Elle allait rentrer à Paris alors je lui ai dit pourquoi ne pas vous installer ici si Aurol a une chambre ? Montez donc déjeuner pour voir si vous plaisez à David et si l'endroit vous plaît. David, est-ce qu'elle te plaît ?

– Ce n'est pas un club ici, dit David. C'est un hôtel. » Catherine détourna les yeux et il s'empressa de venir à son aide, poursuivant comme si rien n'avait été dit. « Vous nous plaisez beaucoup et je suis sûr qu'Aurol aura une chambre. Il devrait être ravi d'avoir quelqu'un d'autre. »

Toujours assise à la table la jeune fille gardait les yeux baissés. « Je crois que ce ne serait pas raisonnable.

– Je vous en prie, restez quelques jours, dit Catherine. David et moi serions tous deux ravis de vous avoir. Quand il travaille je n'ai personne pour me tenir compagnie. Nous pourrions avoir de bons moments comme nous l'avons fait ce matin. Dis-le-lui, David. »

Qu'elle aille au diable, songea David. Qu'elle aille se faire foutre.

« Ne soyez pas sotte, dit-il. Appelez Monsieur Aurol s'il vous plaît, dit-il au jeune garçon qui faisait le service. Nous allons nous renseigner pour la chambre.

– Vraiment, ça ne vous ennuie pas ? demanda la jeune fille.

– On ne vous l'aurait pas demandé sinon, dit David. Vous nous plaisez et vous êtes très décorative.

– Je me rendrai utile si je peux, dit la jeune fille. J'espère trouver le moyen de l'être.

– Soyez heureuse comme tout à l'heure à votre arrivée, lui dit David. Ça, c'est utile.

– Je le suis en ce moment, dit la jeune fille. Je regrette de ne pas avoir pris le martini maintenant que je ne suis pas obligée de conduire.

– Vous pourrez en prendre un ce soir, dit Catherine.

– Ce sera formidable. Pouvons-nous aller voir les chambres maintenant et régler tout ? »

 

David l'avait emmenée en voiture à Cannes pour récupérer le vieux gros cabriolet Isotta et ses bagages à l'endroit où la voiture était restée garée devant le café.

En route elle dit, « Votre femme est merveilleuse et je suis amoureuse d'elle. »

Elle était assise à côté de lui et David ne tourna pas la tête pour voir si elle rougissait.

« Moi aussi je suis amoureux d'elle, dit-il.

– De vous aussi je suis amoureuse, dit-elle. Est-ce que c'est grave ? Est-ce que je peux ? »

Il laissa retomber son bras et referma la main sur son épaule et elle se pencha tout contre lui.

« Il faudra qu'on voie ça, dit-il.

– Je suis contente d'être plus petite.

– Plus petite que qui ?

– Catherine, dit-elle.

– C'est dingue de dire un truc pareil, dit-il.

– Eh bien je pensais que quelqu'un de ma taille vous plairait peut-être. Ou vous intéressez-vous uniquement aux femmes grandes ?

– Catherine n'est pas une femme grande.

– Bien sûr que non. Je voulais seulement dire que je n'étais pas aussi grande.

– Oui, et vous aussi vous êtes très noire.

– Oui. On aura l'air très beaux ensemble.

– Qui ?

– Catherine et moi et vous.

– Il le faudra bien.

– Ce qui veut dire quoi ?

– Eh bien nous ne pouvons pas éviter d'avoir l'air beaux ensemble pas vrai, puisque nous sommes beaux et ensemble ?

– Nous sommes ensemble maintenant.

– Non. » Il conduisait avec une seule main sur le volant, le dos plaqué contre le siège et les yeux fixés sur le croisement de la N7 un peu en avant. Elle avait posé la main sur lui. « On roule dans la même voiture, c'est tout, dit-il.

– Mais je sens que je vous plais.

– Oui. Pour ça on peut compter sur moi, mais ça ne signifie rien.

– Ça signifie sûrement quelque chose.

– Ce que cela dit, rien d'autre.

– Voilà qui est très gentil », dit-elle et n'ajouta rien ni ne retira sa main avant qu'ils aient tourné sur le boulevard et se soient rangés derrière la vieille Isotta Fraschini garée en face du café sous les vieux arbres. Elle lui avait alors souri et était descendue de la petite voiture bleue.

Maintenant, à l'hôtel au milieu des pins que continuait à brasser le vent, David et Catherine étaient seuls dans leur chambre après qu'enfin elle fut revenue d'installer la jeune fille dans les deux chambres qu'elle avait prises.

« Je crois qu'elle se sentira bien, dit Catherine. Mais bien sûr à part la nôtre, la meilleure chambre est celle où tu travailles au bout du couloir.

– Et que je vais garder, dit David. J'avance sacrément bien et je refuse d'aller m'installer ailleurs pour faire plaisir à une garce d'importation.

– Pourquoi es-tu si violent ? dit Catherine. Personne ne t'a demandé de la céder. J'ai seulement dit que c'était la meilleure chambre, c'est tout. Mais les deux chambres d'à côté font très bien l'affaire.

– D'ailleurs c'est qui cette fille ?

– Ne sois pas si violent. C'est une fille gentille et elle me plaît. Je sais, c'était impardonnable de l'amener sans t'en avoir parlé et je m'excuse. Mais ce qui est fait est fait. J'ai pensé que ça te ferait plaisir d'avoir quelqu'un d'agréable et d'attirant avec qui je pourrais être amie et me balader quand tu travaillerais.

– Si tu as besoin de quelqu'un, ça me plaît.

– Je n'avais pas besoin de quelqu'un. Simplement j'ai rencontré par hasard quelqu'un qui m'a plu et je me suis dit qu'elle te plairait et que ce serait agréable pour elle de passer quelque temps ici.

– Mais qui est-elle ?

– Je n'ai pas épluché ses papiers. Interroge-la si tu y tiens.

– Ma foi, au moins, elle est décorative. Mais elle est à qui, cette fille ?

– Ne sois pas vulgaire. Elle n'est à personne.

– Dis-moi franchement.

– D'accord. Elle est amoureuse de nous deux, ou alors je suis folle.

– Tu n'es pas folle.

– Pas encore peut-être.

– Alors, quelle est la marche à suivre maintenant ?

– Je n'en ai aucune idée, dit Catherine.

– Je n'en ai aucune idée non plus.

– Disons que c'est bizarre et marrant.

– Je n'en ai aucune idée, dit David. As-tu envie qu'on aille nager ? On n'y est pas allés hier.

– Allons nager. Est-ce que tu crois qu'on devrait l'inviter ? Ce serait la moindre des politesses.

– On serait obligés de mettre des maillots.

– Aucune importance avec ce vent. Ce n'est pas une journée à rester sur le sable pour bronzer.

– J'ai horreur de me mettre en maillot quand je suis avec toi.

– Moi aussi. Mais demain le vent se sera peut-être calmé. »

Puis sur la route de l'Estérel, David au volant de la grosse vieille Isotta testant et critiquant les freins trop brutaux et constatant à quel point le moteur avait besoin d'être révisé, et tous les trois assis côte à côte, Catherine dit, « Il y a deux ou trois petites criques où on va nager sans maillot quand on est seuls. C'est la seule façon de devenir vraiment noirs.

– Ce n'est pas une bonne journée pour bronzer, dit David. Trop de vent.

– N'empêche qu'on peut nager sans maillot si ça vous tente, dit Catherine à la jeune fille. Si David n'y voit pas d'inconvénient. Ça pourrait être amusant.

– Je serais ravie, dit la jeune fille. Ça vous ennuie ? » demanda-t-elle à David.

 

Le soir David prépara des martinis et la jeune fille dit, « Est-ce que tout est toujours aussi merveilleux qu'aujourd'hui ?

– On a eu une journée agréable », dit David. Catherine n'était pas encore sortie de leur chambre et la jeune fille et lui étaient assis au petit bar que Monsieur Aurol avait fait aménager l'hiver précédent dans l'angle de la grande salle provençale.

« Quand je bois j'ai envie de dire des choses que je ne devrais jamais dire, dit la jeune fille.

– Alors ne les dites pas.

– Alors à quoi bon boire ?

– Ce n'est pas à cause des martinis. Vous n'en avez pris qu'un seul.

– Est-ce que vous étiez gêné quand on nageait ?

– Non. J'aurais dû l'être ?

– Non, dit-elle. J'ai été ravie de vous voir ainsi.

– Tant mieux, dit-il. Comment est le martini ?

– Très fort mais ça me plaît. Est-ce que Catherine et vous avez déjà nagé ainsi avec d'autres ?

– Non. Pourquoi le ferait-on ?

– Je vais devenir vraiment très bronzée.

– Je n'en doute pas.

– Préféreriez-vous que je ne sois pas aussi bronzée.

– Vous avez une jolie couleur. Arrangez-vous pour l'avoir partout si ça vous plaît.

– Je me disais que cela vous plairait peut-être qu'une de vos deux femmes soit plus claire que l'autre.

– Vous n'êtes pas ma femme.

– Si, dit-elle. Je vous l'ai déjà dit.

– Vous ne rougissez plus.

– Ça m'est passé quand on s'est baignés. J'espère que ça ne m'arrivera plus d'ici longtemps. C'est pourquoi j'ai tout dit – pour que ça me passe. Voilà pourquoi je vous l'ai dit.

– Il vous va bien, ce pull de cachemire, dit David.

– Catherine dit que nous devrions en porter toutes les deux. Vous ne m'en voulez pas de ce que je vous ai dit ?

– J'oublie ce que vous m'avez dit.

– Que je vous aime.

– Ne dites pas de sottises.

– Vous ne croyez donc pas que cela puisse arriver comme ça ? Comme ça m'est arrivé à moi pour vous deux.

– On ne tombe pas amoureux de deux personnes à la fois.

– Vous n'en savez rien, dit-elle.

– Tout ça ce sont des foutaises, dit-il. Des choses que l'on dit, c'est tout.

– Pas du tout. C'est vrai.

– Vous vous faites des idées, c'est tout. C'est une absurdité.

– D'accord, dit-elle. C'est une absurdité. Mais je suis ici.

– Oui. Vous êtes ici », dit-il. Il suivait des yeux Catherine qui traversait la pièce, souriante et heureuse.

« Salut les nageurs, dit-elle. Oh dommage. J'arrive trop tard pour voir Marita boire son premier martini.

– C'est toujours le premier, dit la jeune fille.

– Quel effet est-ce que ça lui fait, David ?

– Elle s'est mise à déconner.

– On va commencer par remettre ça. Quelle bonne idée de ressusciter le bar. Il est tellement rudimentaire, ce bar. On va lui trouver un miroir. Sans miroir, un bar n'est pas un bar.

– On peut en acheter un demain, dit la jeune fille. Ça me ferait plaisir de l'acheter.

– Ne jouez pas les riches, dit Catherine. On l'achètera toutes les deux et comme ça on pourra se regarder l'une l'autre quand on dira des conneries et on saura à quel point c'est con. Impossible de tromper un miroir de bar.

– C'est quand je commence à me trouver énigmatique dans un miroir que je sais que j'ai perdu, dit David.

– Tu ne perds jamais. Comment peux-tu perdre avec deux femmes ? fit Catherine.

– J'ai essayé de le lui dire, dit la jeune fille et pour la première fois de la soirée elle rougit.

– Elle est ta femme et je suis ta femme, dit Catherine. Et maintenant cesse d'être guindé et sois gentil avec tes femmes. Elles ne te plaisent pas comme elles sont ? Je suis la très blonde que tu as épousée.

– Tu es plus noire et plus blonde que celle que j'ai épousée.

– Toi aussi et je t'ai amené une fille très noire en guise de présent. Tu n'aimes pas ton présent ?

– Il me plaît beaucoup, mon présent.

– Et est-ce que ton avenir te plaît ?

– Je ne sais rien de mon avenir.

– Ce n'est pas un avenir noir, n'est-ce pas ? demanda la jeune fille.

– Très bien, dit Catherine. Non seulement elle est belle et riche et saine et affectueuse. Elle est capable de faire des plaisanteries. N'es-tu pas heureux de ce que je t'ai amené.

– Je préférerais être un noir présent qu'un noir avenir, dit la jeune fille.

– Elle remet ça, dit Catherine. Donne-lui un baiser David et fais-lui un beau présent. »

David passa son bras sur les épaules de la jeune fille et l'embrassa, et elle se mit à l'embrasser et détourna la tête. Et maintenant elle pleurait tête baissée et les deux mains crispées sur le bar.

« Fais une bonne plaisanterie maintenant, dit David à Catherine.

– Ça va très bien, dit la jeune fille. Ne me regardez pas. Ça va très bien. »

Catherine lui passa le bras sur les épaules et l'embrassa et lui caressa la tête.

« Ça ira très bien, dit la jeune fille. Je vous en prie, je le sais, tout ira très bien.

– Je suis désolée, dit Catherine.

– Je vous en prie, laissez-moi partir, dit la jeune fille. Il faut que je parte.

– Alors, fit David quand la jeune fille fut partie et que Catherine l'eut rejoint au bar.

– Pas la peine de le dire, dit Catherine. Je suis désolée David.

– Elle reviendra.

– Tu ne crois pas que tout ça c'est de la comédie ?

– Les larmes étaient vraies, si c'est ce que tu veux dire.

– Ne sois pas idiot. Tu n'es pas idiot.

– Je l'ai embrassée très prudemment.

– Oui. Sur la bouche.

– Tu croyais que j'allais l'embrasser où ?

– Tu as bien fait. Je ne t'ai pas critiqué.

– Je suis content que tu ne m'aies pas demandé de l'embrasser quand on était sur la plage.

– J'y ai pensé », dit Catherine. Elle se mit à rire et ce fut comme autrefois quand personne encore ne s'était mêlé à leur vie. « Tu as cru que j'allais le faire.

– Je l'ai cru et c'est pourquoi je me suis jeté à l'eau.

– Tu as drôlement bien fait. »

Ils se mirent à rire de plus belle.

« Ma foi, on est de meilleure humeur, dit Catherine.

– Dieu merci, dit David. Je t'adore, Démon, et c'est vrai je ne l'ai pas embrassée pour faire toutes ces histoires.

– Inutile de me le dire, dit Catherine. Je t'ai vu. C'était un effort pathétique.

– Je voudrais qu'elle s'en aille.

– Ne sois pas sans cœur, dit Catherine. Après tout je l'ai encouragée.

– J'ai essayé de ne pas le faire.

– Je l'ai provoquée à ton sujet. Je vais aller voir où elle est passée.

– Non. Attends encore un peu. Elle est trop sûre d'elle-même.

– Comment oses-tu dire une chose pareille, David. Tu viens tout juste de la faire craquer.

– Moi, sûrement pas.

– Eh bien autre chose alors. Je vais aller la chercher. »

Mais ce ne fut pas nécessaire car la jeune fille revint les rejoindre au bar et rougit et dit, « Je m'excuse. » Elle s'était passé de l'eau sur le visage et s'était brossé les cheveux et s'approcha de David et très rapidement l'embrassa sur les lèvres et dit, « Mon présent me plaît beaucoup. Quelqu'un aurait-il pris mon verre ?

– Je l'ai jeté, dit Catherine. David en préparera un autre.

– J'espère que cela vous plaît toujours d'avoir deux femmes, dit-elle. Parce que je suis la vôtre et je vais être aussi celle de Catherine.

– Moi, je ne m'intéresse pas aux femmes, dit Catherine, cela très calmement et d'une voix qui ni à ses propres oreilles ni à celles de David ne sonnait juste.

– Vraiment jamais ?

– Jamais encore.

– Moi, je peux être votre femme, si jamais vous en voulez une, et celle de David aussi.

– Vous ne trouvez pas que c'est une entreprise plutôt ambitieuse ? demanda Catherine.

– C'est pour ça que je suis venue ici, dit la jeune fille J'ai pensé que c'était ça que vous désiriez.

– Je n'ai jamais eu une femme, dit Catherine.

– Quelle idiote je fais, dit la jeune fille. Je ne savais pas. Est-ce vrai ? Vous ne vous moquez pas de moi ?

– Je ne me moque pas de vous.

– Je me demande comment j'ai pu être aussi idiote », dit la jeune fille. Disons plutôt abusée, se dit David, et Catherine se le dit aussi.

 

Cette nuit-là dans le lit Catherine dit, « Je n'aurais jamais dû t'entraîner dans cette histoire. Vraiment pas du tout.

– Je voudrais qu'on ne l'ait jamais rencontrée.

– Il aurait pu nous arriver pire. Peut-être le mieux est-il encore d'aller jusqu'au bout pour s'en débarrasser.

– Tu pourrais la renvoyer.

– Je ne pense pas que ce soit la meilleure façon de régler ça, maintenant. Elle ne te fait donc aucun effet ?

– Oh si bien sûr.

– Je le savais. Mais je t'adore et tout ça n'est rien. Tu le sais toi aussi.

– Je n'en sais rien du tout, Démon.

– Eh bien surtout on ne sera pas sérieux. Je le sais, déjà, si tu es sérieux, c'est la mort. »


1 Shamba : Afrique : plantation (swahili). (N.d.T.)