L'après-midi tirait à sa fin et la petite voiture basse, abandonnant la route goudronnée qui, l'océan bleu sombre toujours sur la droite, coupait à travers les collines et les caps, s'engagea sur un boulevard désert en bordure d'une grève de sable jaune longue de deux kilomètres, à Hendaye. Au loin devant face à l'océan se dressait la masse d'un grand hôtel et d'un casino et, sur la gauche il y avait des arbres plantés depuis peu et des villas basques aux murs chaulés et aux poutres noires nichées parmi leurs buissons et leurs arbres. Les deux jeunes gens qui occupaient la voiture suivirent à petite allure le boulevard en contemplant la plage magnifique et les montagnes d'Espagne toutes bleues dans cette lumière, tandis que la voiture longeait le casino et le grand hôtel et se dirigeait vers l'extrémité du boulevard. Plus loin se trouvait l'embouchure de la rivière qui se jetait dans l'océan. La marée était basse et, au-delà du sable étincelant, ils voyaient la vieille ville espagnole et les collines vertes au-delà de la baie et, à l'extrême pointe, le phare. Ils arrêtèrent la voiture.
« C'est un endroit charmant, dit la jeune femme.
– Il y a un café avec terrasse là-bas sous les arbres, dit le jeune homme. De vieux arbres.
– Ils sont bizarres, ces arbres, dit la jeune femme. Tous plantés depuis peu. Je me demande pourquoi ils sont allés planter des mimosas.
– Pour faire concurrence à l'endroit d'où l'on vient.
– Sans doute. Tout a l'air affreusement neuf. Mais la plage est merveilleuse. Nulle part en France je n'ai vu de plage aussi grande ni de sable aussi fin et aussi lisse. Biarritz est une horreur. Passons devant le café. »
Ils rebroussèrent chemin en suivant le côté droit de la route. Le jeune homme se rangea contre le trottoir et coupa le contact. Ils traversèrent pour gagner la terrasse et prirent plaisir à manger en tête à tête et à sentir la présence des inconnus qui mangeaient aux autres tables.
Cette nuit-là le vent se leva et de leur chambre d'angle tout en haut du grand hôtel ils entendaient le martèlement lourd du ressac sur la plage. Dans le noir le jeune homme remonta une couverture légère sur le drap et la jeune femme dit, « Tu n'es pas heureux qu'on ait décidé de rester ?
– J'aime entendre cogner le ressac.
– Moi aussi. »
Ils étaient allongés l'un contre l'autre et écoutaient la mer. Elle avait posé la tête sur sa poitrine et elle l'appuya contre son menton puis remonta plus haut dans le lit et posa sa joue contre la sienne et resta ainsi sans bouger. Elle l'embrassa et il sentit sa main l'effleurer.
« C'est bon comme ça, dit-elle dans le noir. C'est délicieux. Tu es sûr que tu ne veux pas que je change ?
– Pas maintenant. Maintenant j'ai froid. Tiens-moi chaud s'il te plaît.
– Je t'adore quand tu as froid contre moi.
– S'il se met à faire si froid la nuit, on sera obligés de mettre des vestes de pyjama. Ce sera drôle pour prendre le petit déjeuner au lit.
– C'est à cause de l'océan Atlantique, dit-elle. Écoute.
– On va se régaler tant qu'on sera ici, lui dit-il. Si tu veux, on restera quelque temps. Si tu veux on partira. Il y a plein d'endroits où l'on peut aller.
– On pourrait rester quelques jours et après on verra.
– Bon. Dans ce cas, j'aimerais bien me remettre à écrire.
– Ce serait merveilleux. Demain on explorera le coin. Si je sortais, tu pourrais travailler ici dans la chambre, n'est-ce pas ? Le temps qu'on trouve quelque chose ?
– Bien sûr.
– Tu sais, jamais il ne faut que tu t'inquiètes pour moi, parce que je t'aime et il y a nous contre tous les autres. Embrasse-moi s'il te plaît », dit-elle.
Il l'embrassa.
« Tu sais que je ne nous ai rien fait de mal. Il fallait que je fasse ce que j'ai fait. Tu le sais. »
Il ne dit rien et continua à écouter le martèlement lourd des vagues qui dans la nuit s'écrasaient sur le sable dur et mouillé.
Le lendemain matin les vagues étaient encore grosses et la pluie tombait par bourrasques. Ils ne voyaient plus la côte espagnole et quand survenait une éclaircie entre les grains et qu'ils apercevaient l'autre côté de la baie par-delà la mer démontée, il y avait des nuages lourds qui descendaient jusqu'au pied des montagnes. Catherine était sortie en imperméable après le petit déjeuner et l'avait laissé à son travail dans la pièce. Tout lui avait paru si simple et si facile qu'il s'était dit que probablement cela ne valait rien. Attention, s'était-il dit, bien sûr c'est très joli d'écrire de façon simple, et plus c'est simple mieux c'est. Mais ne te mets surtout pas à raisonner de façon simpliste, bon sang. Rends-toi compte à quel point tout est compliqué et ensuite exprime tout, simplement. Crois-tu que la période du Grau-du-Roi était toute simple sous prétexte que tu as réussi à en parler avec un peu de simplicité ?
Il continua à écrire au crayon sur un de ces gros carnets de papier rayé bon marché qui s'appelle un cahier, et que déjà il avait numéroté un en chiffre romain. Puis il s'arrêta et rangea le cahier dans une valise, avec une boîte en carton remplie de crayons et du taille-crayon conique, remettant au lendemain d'aiguiser les cinq crayons qu'il avait émoussés, et prit son imper accroché au cintre du placard et descendit dans le hall de l'hôtel. Il jeta un coup d'œil dans le bar qui était sombre et agréable à cause de la pluie, avec déjà quelques clients, et laissa sa clef au bureau. Comme il accrochait la clef, l'assistant concierge plongea la main dans le casier au courrier et dit, « Madame a laissé ceci pour Monsieur. »
Il déplia le billet qui disait, David, n'ai pas voulu te déranger, suis au café, t'aime Catherine. Il enfila le vieux trench-coat, dénicha une boina1 au fond de la poche et sortit sous la pluie.
Elle était assise à une table d'angle dans le petit café avec, posés devant elle, un verre rempli d'une boisson d'un jaune laiteux et une assiette contenant une petite écrevisse rouge sombre et les débris de plusieurs autres. Elle avait sur lui une bonne longueur d'avance. « Où étais-tu donc passé ?
– Pas très loin d'ici, sur la route. » Il remarqua qu'elle avait le visage trempé par la pluie et réfléchit à l'effet que faisait la pluie sur une peau fortement bronzée. Malgré tout elle était très jolie et il fut heureux de la voir ainsi.
« Alors ça a marché ? demanda la jeune femme.
– Pas mal.
– Donc tu as travaillé. Formidable. »
Le garçon avait fini de servir trois Espagnols installés à une table près de la porte. Il s'approcha alors apportant un verre et l'habituelle bouteille de Pernod et un petit pichet d'eau à bec étroit. Des morceaux de glace flottaient dans l'eau. « Pour Monsieur aussi ? demanda-t-il.
– Oui, fit le jeune homme. S'il vous plaît. »
Le serveur remplit à moitié leurs grands verres avec le liquide jaune cassé et entreprit de verser lentement l'eau dans le verre de la jeune femme. Mais le jeune homme dit, « Je m'en charge », et le serveur emporta la bouteille. Il paraissait soulagé de l'emporter et le jeune homme versa l'eau en un filet très mince et la jeune femme regarda l'absinthe se brouiller comme un nuage opalin. Elle lui parut tiède tandis que ses doigts serraient le verre, puis comme elle perdait sa nuance jaune et virait au blanc laiteux, elle se refroidit brusquement et le jeune homme laissa l'eau tomber goutte à goutte.
« Pourquoi faut-il verser si lentement ? demanda la jeune femme.
– Si l'eau coule trop vite, ça se disperse et se désintègre, expliqua-t-il. Alors c'est plat et ne vaut rien. En principe il faudrait mettre un verre dessus avec de la glace et juste un petit trou pour que l'eau s'écoule. Mais bien sûr, tout le monde saurait à quoi s'en tenir.
– J'ai dû l'avaler en vitesse tout à l'heure quand deux GNs sont entrés.
– Des GNs ?
– Des je ne sais pas trop quoi nationale. En kaki avec des bicyclettes et des étuis à revolver en cuir noir. Il a fallu que j'engloupisse la preuve du délit.
– Engloupisse ?
– Pardon. Dès que j'engloupis, je n'arrive pas à le dire ?
– Il faut y aller doucement avec l'absinthe.
– Ça m'aide à me sentir à l'aise au sujet des choses, c'est tout.
– Et rien d'autre ne peut t'aider ? »
Il finit de lui préparer son absinthe, en prenant soin de ne pas trop la noyer. « Vas-y, lui dit-il. Ne m'attends pas. » Elle prit une longue rasade, puis il lui ôta le verre des mains et but et dit, « Merci, M'dame. Voilà qui vous donne du cœur à un homme.
– Eh bien prépare-t'en un, espèce de lecteur de coupures, dit-elle.
– Ce qui veut dire ? lui dit le jeune homme.
– Je n'ai rien dit. »
Mais elle l'avait dit et il lui dit, « Pourquoi tout simplement ne la fermes-tu pas avec cette histoire de coupures ?
– Pourquoi ? dit-elle, en se penchant vers lui et en forçant la voix. Et pourquoi est-ce que je la fermerais ? Simplement sous prétexte que ce matin tu as écrit ? Est-ce que tu t'imagines que je t'ai épousé parce que tu es écrivain ? Toi et tes fichues coupures.
– D'accord, fit le jeune homme. Et si tu attendais qu'on soit seuls pour me dire le reste, non ?
– Ne va surtout pas t'imaginer que je ne le ferai pas, dit-elle.
– Je suppose que non, dit-il.
– Ne suppose rien, dit-elle. Tu peux en être sûr. »
David Bourne se leva et s'approcha du porteman teau et rafla son imperméable et, sans un regard en arrière, passa la porte.
À la table Catherine leva son verre et très soigneusement goûta l'absinthe et se remit à la déguster à petites gorgées.
La porte s'ouvrit et David rentra dans la salle et s'approcha de la table. Il avait passé son trench-coat et portait sa boina rabattue sur le front. « Tu as les clefs de la voiture ?
– Oui, dit-elle.
– Est-ce que je peux les avoir ? »
Elle les lui donna, mais dit, « Ne fais pas l'idiot, David. Tout ça c'était à cause de la pluie et parce qu'il n'y avait que toi qui avais travaillé. Assieds-toi.
– S'il te plaît », dit-elle.
Il s'assit. Tout ça ne rime pas à grand-chose, se dit-il. Tu t'es levé pour partir et prendre la foutue bagnole et ne pas revenir et qu'elle aille se faire foutre et voilà que tu reviens et ne peux pas t'empêcher de lui demander la clef, et puis tu t'assois comme un vieux plouc. Il leva son verre et avala une gorgée. En tout cas c'était bon.
« Qu'est-ce que tu comptes faire pour déjeuner ? demanda-t-il.
– Dis-moi où, et je déjeune avec toi.
– C'est vrai que tu m'aimes encore, n'est-ce pas ?
– Ne dis pas de sottises.
– C'était une querelle sordide, dit Catherine.
– Et la première en plus.
– À propos des coupures, c'est ma faute.
– Surtout ne parlons pas de ces sacrées coupures.
– Il n'y avait rien d'autre.
– C'est parce que tu y as pensé quand tu buvais. Et tout est remonté parce que tu buvais.
– On croirait que tu parles de vomir, dit-elle. Affreux. En fait je voulais blaguer et la langue m'a fourché, c'est tout.
– Il fallait que ça te trotte par la tête pour que ça t'échappe ainsi.
– D'accord, dit-elle. Moi qui croyais que peut-être tout ça était fini.
– C'est fini.
– Dans ce cas, pourquoi est-ce que tu continues à remettre ça ?
– On n'aurait pas dû le prendre, ce verre.
– Non. Bien sûr que non. Surtout moi. Mais toi, sûr que tu en avais besoin. À ton avis, ça va te faire du bien ?
– Faut-il vraiment qu'on continue ? demanda-t-il.
– En tout cas moi j'arrête. Ça m'ennuie.
– Voilà le seul foutu mot de la langue que je ne supporte pas.
– Un seul mot dans toute la langue, tu en as de la chance.
– Oh et puis merde, dit-il. Déjeune toute seule.
– Non. Je refuse. On va déjeuner ensemble et se conduire en êtres civilisés.
– D'accord.
– Je regrette. Vrai je voulais plaisanter et ça a mal tourné. Sincèrement David, c'était tout. »
1 boina : sorte de béret. (N.d.T.)