Le matin venu il était de nouveau sur l'autre versant de la montagne. L'éléphant n'avançait plus comme il l'avait fait jusqu'alors mais se déplaçait comme au hasard maintenant, s'alimentant de temps à autre et David avait compris qu'ils s'en rapprochaient. Il essayait de se rappeler ce qu'il avait ressenti. Il n'éprouvait pas encore d'amour pour l'éléphant. Ça il ne devait pas l'oublier. Il n'éprouvait qu'un chagrin qui lui était venu de sa propre fatigue qui avait engendré une compassion pour la vieillesse. Bien qu'il fût trop jeune, il avait appris ce que c'était sans doute d'être trop vieux. Il se languissait de Kibo, et de penser à Juma tuant l'ami de l'éléphant l'avait révolté contre Juma et avait fait de l'éléphant son frère. Il comprit alors à quel point il était important pour lui d'avoir vu l'éléphant au clair de lune et de l'avoir suivi avec Kibo et de s'en être rapproché dans la clairière, si près qu'il avait vu les deux énormes défenses. Mais il ne comprenait pas que rien ne serait plus jamais aussi merveilleux. Il comprenait maintenant qu'ils allaient tuer l'éléphant et il ne pouvait rien y faire. Il avait trahi l'éléphant quand il avait rebroussé chemin jusqu'à la shamba pour les prévenir. Ils me tueraient et ils tueraient aussi Kibo si nous avions de l'ivoire, avait-il pensé mais en sachant que ce n'était pas vrai. Sans doute l'éléphant va-t-il maintenant chercher l'endroit où il est né, et c'est là qu'ils le tueront. C'est tout ce qui leur manque pour que tout soit parfait. Ils auraient bien voulu le tuer à l'endroit même où ils avaient tué son ami. Ils auraient été ravis. Ç'aurait été marrant. Ça leur aurait fait plaisir. De maudits tueurs, les deux copains.
Ils avaient atteint la lisière d'un épais fourré et l'éléphant était tout proche en avant. David sentait son odeur et tous ils l'entendaient arracher les branches et le bruit sec lorsqu'elles se brisaient. Son père posa sa main sur son épaule pour le forcer à reculer et à attendre à l'écart, puis il prit une grosse pincée de cendres dans le sac glissé dans sa poche et la lança en l'air. Les cendres se déportèrent imperceptiblement vers eux et son père fit un signe de tête à Juma et se courba pour le suivre dans l'épais fourré. David regarda leurs dos et leurs culs s'enfoncer et disparaître dans le fourré. Il ne les entendait plus bouger.
David était demeuré immobile à écouter l'éléphant qui mangeait. Il sentait son odeur aussi forte que la nuit où au clair de lune il s'en était approché très près et avait vu ses extraordinaires défenses. Puis il y avait eu un cri perçant et une ruée et le coup de feu du .303 puis le fracas de la double décharge du .450 de son père, puis enfin le fracas des branches brisées et de la ruée s'étaient peu à peu éloignés et il avait pénétré à son tour dans l'épais taillis et trouvé Juma encore tout secoué et le visage ruisselant du sang qui coulait de son front, et son père blême et furieux.
« Il a chargé Juma et l'a jeté à terre, avait dit son père. Juma l'a touché à la tête.
– Et toi, où l'as-tu touché ?
– Où j'ai pu, bordel de merde, avait dit son père. Viens, on suit ces foutues traces de sang. »
Il y avait beaucoup de sang. Un flot qui avait jailli aussi haut que la tête de David et avait éclaboussé d'écarlate les troncs et les feuilles et les lianes, et un autre beaucoup plus bas qui lui était noir et puait le contenu de son estomac.
« Dans le poumon et les tripes, dit son père. On le trouvera par terre ou amarré quelque part – j'espère bien, bordel de dieu », avait-il ajouté.
Ils l'avaient trouvé amarré en proie à une douleur et à un désespoir tels qu'il ne pouvait plus bouger. Il avait foncé à travers l'épais fourré où il avait brouté et avait traversé un sentier de clairière et David et son père avaient suivi en courant la piste éclaboussée de sang. Puis l'éléphant s'était enfoncé dans une forêt dense et David l'avait vu en avant, énorme et gris appuyé contre le tronc d'un arbre. David ne voyait que sa poupe puis son père était passé devant et il avait suivi et ils abordèrent l'éléphant comme ils auraient abordé un navire, et David vit le sang sourdre de ses flancs et ruisseler le long de ses côtes puis son père leva son fusil et fit feu et l'éléphant tourna la tête, ses énormes défenses pivotant lourdement et lentement, et les regarda, et quand son père fit feu une seconde fois, l'éléphant parut osciller comme un arbre abattu et bascula vers eux. Pourtant il n'était pas mort. Il était bien amarré et il s'était alors abattu, l'épaule fracassée. Il ne remuait pas mais son œil était vivant et regardait David. Il avait des cils très longs et jamais David n'avait rien vu d'aussi vivant que son œil.
« Tire-lui une balle dans l'oreille avec le trois zéro trois, dit son père. Vas-y.
– Tire, toi », avait dit David.
Juma les avait rejoints en boitant et couvert de sang, la peau de son front retombant sur l'œil gauche, l'os du nez à nu et une oreille en lambeaux et sans un mot il avait arraché le fusil des mains de David et fourré le canon dans le trou de l'oreille et fait feu à deux reprises en brutalisant la culasse et la repoussant d'un geste furieux. À la première balle, l'œil de l'éléphant s'était dilaté puis avait commencé à se voiler et le sang jaillit de l'oreille et ruissela en deux jets écarlates sur la peau grise et ridée. C'était un sang de couleur différente et David s'était dit, je ne dois pas oublier ça et il n'avait pas oublié mais jamais cela ne lui avait servi à rien. Maintenant toute dignité et toute majesté et toute beauté avaient abandonné l'éléphant et il n'était plus qu'un énorme tas tout ridé.
« Alors on l'a eu, Davey, grâce à toi, avait dit son père. Maintenant on ferait mieux d'allumer un feu pour que j'essaie de remettre Juma sur pied. Viens un peu ici sacré vieux Humpty Dumpty1 tout sanglant. Les défenses attendront. »
Juma s'était approché en grimaçant un sourire et en apportant la queue de l'éléphant, qui était complètement dépourvue de poils. Ils avaient fait une plaisanterie dégueulasse puis son père s'était mis à parler très vite en swahili : « Quelle distance avant de trouver l'eau ? Quelle distance te faudra-t-il parcourir avant de trouver des porteurs pour ramener les défenses ? Comment te sens-tu, sacré vieux salopard de bon à rien ? Qu'est-ce que tu as de cassé ? »
Puis quand il eut les réponses son père avait dit, « Toi et moi on va retourner chercher les sacs là où on les a laissés quand on a pris sa piste. Juma ramassera du bois et préparera le feu. La trousse de médicaments est dans mon sac. Il faut récupérer les sacs avant la nuit. Pas de danger qu'il fasse une infection. Ce n'est pas comme des blessures de griffes. Allons, en route. »
Son père avait compris ce qu'il avait éprouvé pour l'éléphant et cette nuit-là et après pendant quelques jours, il avait essayé sinon de le raisonner, du moins de l'aider à redevenir l'enfant qu'il était avant de découvrir qu'il haïssait la chasse à l'éléphant. Dans l'histoire David n'avait pas fait mention de l'intention de son père, qui n'avait jamais été mentionnée, mais s'était borné à utiliser la boucherie, les incidents, les répugnances, les épisodes et les réactions, et les efforts pour trancher les défenses et pratiquer sur Juma un rafistolage sommaire camouflé par les blagues et les railleries pour, dans la mesure où il n'y avait pas de drogue, traiter la douleur par le mépris et en minimiser l'importance. Le surcroît de responsabilité dont avait été chargé David et la confiance qui lui avait été témoignée et qu'il n'avait pas acceptée, il les avait intégrés à l'histoire sans en souligner le sens. Il avait essayé de faire revivre l'éléphant tel qu'il l'avait vu sous l'arbre amarré dans son ultime angoisse et en passe de se noyer dans le sang qui tant de fois déjà avait coulé mais toujours s'était arrêté et maintenant l'envahissait au point qu'il ne parvenait plus à respirer, l'énorme cœur pompant pour le noyer tandis qu'il observait l'homme venu lui donner le coup de grâce. David avait été si fier que l'éléphant eût flairé Juma et l'eût chargé aussitôt. Il aurait tué Juma si son père n'avait pas tiré, si bien qu'il avait projeté Juma au milieu des arbres avec sa trompe et continué à charger avec déjà en lui la mort, qu'il ne sentait que comme une blessure parmi d'autres jusqu'au moment où le sang jaillit et qu'il ne parvint plus à le refouler pour respirer. Ce soir-là assis près du feu, David avait observé Juma avec son visage recousu et qui respirait en essayant de ménager ses côtes brisées et il s'était demandé si l'éléphant l'avait reconnu quand il avait tenté de le tuer. Il espérait bien que oui. L'éléphant était désormais son héros comme longtemps l'avait été son père et il s'était dit, je n'aurais jamais cru qu'il en aurait la force alors qu'il était si vieux et si las. Il aurait tué Juma, et comment. Mais moi il ne m'a pas regardé comme s'il avait envie de me tuer. Il avait simplement l'air triste, tout comme moi. Il était allé retrouver son vieil ami le jour où il était mort.
C'était une histoire de très jeune garçon, il le savait, quand il l'eut terminée. Il la relut et vit les lacunes qu'il lui fallait combler pour faire que tous ceux qui la liraient ensuite aient le sentiment que tout se passait véritablement comme dans le livre, et il cocha les lacunes dans la marge.
Il se rappelait comment l'éléphant avait perdu toute dignité dès que son œil avait cessé de vivre et comment, quand son père et lui étaient revenus avec les paquetages, l'éléphant avait déjà commencé à enfler bien que la soirée fût fraîche. Il n'y avait plus désormais de véritable éléphant, seulement le cadavre gris tout ridé et déjà boursouflé et les énormes, les impressionnantes défenses mouchetées de brun et de jaune pour lesquelles ils l'avaient tué. Les défenses étaient souillées de sang séché et il en racla un peu de l'ongle du pouce comme un fragment de cire à cacheter et le glissa dans la poche de sa chemise. Ce fut là tout ce qu'il emporta de l'éléphant, hormis le sentiment naissant de ce qu'est la solitude.
Ce soir-là une fois la boucherie terminée, son père essaya de lui parler près du feu.
« C'était un tueur tu sais, Davey, avait-il dit. D'après Juma, personne ne sait combien il a tué de gens.
– Ils essayaient tous de le tuer, n'est-ce pas ?
– Naturellement, avait dit son père, avec une paire de défenses pareilles.
– Comment alors pouvait-il être un tueur ?
– Comme tu voudras, avait dit son père. Je regrette que tu aies pris ça tellement à cœur.
– Je regrette qu'il n'ait pas tué Juma, avait dit David.
– À mon avis c'est pousser un peu loin, dit son père, Juma est ton ami, tu sais.
– Plus maintenant.
– Inutile de le lui dire.
– Il le sait, avait dit David.
– À mon avis tu te trompes sur son compte », dit son père, et ils en étaient restés là.
Puis lorsque après toutes ces choses qui étaient arrivées, ils furent enfin rentrés sains et saufs avec les défenses et que les défenses furent appuyées contre le mur de la maison de pisé, de sorte que leurs pointes se touchaient, les défenses si hautes et si épaisses que même en les touchant personne n'en croyait ses yeux et que personne, pas même son père, ne pouvait atteindre le sommet de la courbure où elles s'infléchissaient de façon que les pointes se touchaient, là tandis que tous Juma et son père et lui étaient des héros et Kibo un chien de héros, et que les hommes qui avaient porté les défenses étaient des héros, des héros déjà légèrement ivres et en passe de l'être davantage, son père avait dit, « Est-ce que tu veux faire la paix, Davey ?
– D'accord, dit-il, parce que, il savait, c'était là le commencement du mutisme délibéré qu'il s'était promis d'observer.
– Je suis tellement content, dit son père. C'est tellement mieux et plus simple. »
Ils restèrent alors assis là sur les tabourets des anciens à l'ombre de l'immense figuier à côté des défenses appuyées contre le mur de la case et burent de la bière indigène dans des coupes d'écorce servies par une jeune fille et son petit frère, qui n'était plus un sale petit emmerdeur, mais le serviteur des héros, assis là dans la poussière près du chien héroïque d'un héros qui tenait un vieux coq nain nouvellement promu au statut de volatile favori des héros. Ils restèrent là à boire de la bière tandis que le gros tam-tam commençait et que la ngoma commençait à faire son effet.
Il sortit de sa pièce et il était heureux et vide et fier et Marita l'attendait sur la terrasse assise au soleil par ce matin radieux de début d'automne dont il n'avait pas soupçonné l'existence. C'était un matin parfait, calme et frais. La mer en contrebas était d'un calme plat et de l'autre côté de la baie c'était la courbe blanche de Cannes avec en arrière-plan les montagnes sombres
« Je t'aime beaucoup », dit-il à la jeune fille brune comme elle se levait. Il l'entoura de ses bras et l'embrassa et elle dit, « Tu l'as terminée.
– Bien sûr, dit-il. Pourquoi pas ?
– Je t'aime et je suis si fière », dit-elle. Ils firent quelques pas et toujours enlacés regardèrent la mer.
« Comment te sens-tu, ma petite ?
– Je suis très bien et très heureuse, dit Marita. Tu étais sérieux quand tu disais que tu m'aimais ou était-ce simplement le matin ?
– C'était le matin, dit David et il l'embrassa de nouveau.
– Est-ce que je peux lire l'histoire ?
– C'est une trop belle journée.
– Est-ce que je ne peux pas la lire pour me sentir comme toi, et non pas simplement heureuse parce que tu es heureux, comme si j'étais ton chien. »
Il lui donna la clef et quand elle revint avec les cahiers et, assise au bar, se mit à lire l'histoire, David la lut par-dessus son épaule. Il savait que c'était grossier et absurde. Jamais il n'avait fait une chose pareille avec personne et cela allait à l'encontre de toutes ses idées concernant l'écriture, mais il n'y pensa pas, sauf quand il enlaça la jeune fille et regarda l'écriture sur le papier rayé. Il ne pouvait s'empêcher d'avoir envie de lire avec elle et il ne pouvait s'empêcher de partager ce que jamais il n'avait partagé et ce qui, avait-il cru, ne pouvait pas et ne devait pas se partager.
Quand elle eut fini de lire, Marita passa ses bras autour de David et l'embrassa si fort qu'elle lui mordit les lèvres jusqu'au sang. Il la regarda et goûta distraitement le sang et eut un sourire.
« Je suis désolée, David, dit-elle. Je t'en prie pardonne-moi. Je suis tellement tellement heureuse et encore plus fière que toi.
– Est-ce que ça va ? dit-il. Est-ce que tu peux sentir l'odeur de la shamba et l'odeur propre et fraîche de case à l'intérieur et sentir le contact lisse des sièges des anciens ? Tout est vraiment propre dans la case et le sol de terre battue est toujours balayé.
– Bien sûr que oui. Tu le disais déjà dans l'autre histoire. Et aussi, je peux voir l'angle que fait la tête de Kibo, le chien héroïque. Tu faisais un héros tellement adorable. Est-ce que le sang avait laissé une tache sur ta poche ?
– Oui. Et ça s'estompait quand je suais.
– Si on descendait en ville pour fêter la journée, dit Marita. On peut faire un tas de choses aujourd'hui. »
David s'arrêta devant le bar et versa du Haig puis du Perrier bien frais dans un verre et l'emporta dans la chambre où il en but la moitié et prit une douche froide. Puis il passa un pantalon de toile et une chemise et mit des alpargatas pour descendre en ville. Il était sûr que l'histoire était bonne et plus sûr de lui encore en pensant à Marita. Ni l'une ni l'autre n'avaient été diminuées par la lucidité plus aiguë qu'il avait maintenant, et la clarté n'avait pas apporté de tristesse.
De toute manière Catherine faisait ce qui lui plaisait et ferait tout ce qui lui plairait. Il regarda au loin et ressentit la bonne vieille insouciance heureuse. En fait c'était une journée pour piloter. Il regretta qu'il n'y eût pas d'aérodrome où il aurait pu louer un avion et emmener Marita et lui montrer ce que l'on pouvait tirer d'une pareille journée. Peut-être cela lui aurait-il plu. Mais il n'y a pas d'aérodrome ici. Alors oublie. N'empêche que ce serait agréable. Et aussi faire du ski. Il n'y a plus que deux mois à attendre si tu en as envie. Grand Dieu, c'est bon de terminer aujourd'hui et de se dire qu'elle est là. Marita, là, qui elle n'éprouve pas la moindre foutue jalousie de ton travail et lui faire comprendre ce que tu voulais faire et jusqu'où tu es allé. Elle comprend vraiment et ce n'est pas bidon. C'est vrai je l'aime et prends-en note, whisky, et témoigne pour moi, vieux pote vieux Perrier, je t'ai toujours été fidèle, Perrier, à ma façon bordélique. On se sent très bien quand on se sent si bien. C'est un sentiment idiot mais ça colle avec cette journée alors fais comme si.
« Allez viens petite, dit-il à Marita sur le seuil de la chambre. Qu'est-ce qui te retient à part tes jolies jambes ?
– Je suis prête David », dit-elle. Elle avait passé un pull collant et un pantalon de toile et son visage brillait. Elle brossa ses cheveux noirs et le regarda. « C'est merveilleux de te voir si gai.
– C'est une journée tellement bonne, dit-il. Et on a tellement de chance.
– Tu le crois ? dit-elle comme ils se dirigeaient vers la voiture. Est-ce que tu crois qu'on a vraiment de la chance ?
– Oui, dit-il. Je crois que tout a changé ce matin ou peut-être au cours de la nuit. »
1 Personnage d'une célèbre comptine, en forme d'œuf. (N.d.T.)