CHAPITRE XXI

La journée du lendemain dans l'histoire fut très mauvaise car bien avant midi, il avait compris que ce n'était pas uniquement le besoin de sommeil qui différenciait un petit garçon des hommes. Durant les trois premières heures il fut en meilleure forme qu'eux et demanda à Juma de lui laisser porter le fusil de .303, mais Juma secoua la tête. Il ne souriait pas et il avait toujours été le meilleur ami de David et lui avait appris à chasser. Hier il me l'a proposé, se dit David, et aujourd'hui je suis en bien meilleure condition que je ne l'étais hier. Et c'était vrai, mais avant même dix heures il se rendait compte que la journée serait mauvaise, voire pire que la veille. Il était aussi stupide de sa part de s'imaginer qu'il pourrait pister avec son père que de s'imaginer qu'il pourrait se battre contre lui. Il se rendait compte aussi que ce n'était pas uniquement parce qu'ils étaient des hommes. Ils étaient des chasseurs professionnels et, il le savait maintenant, c'était pour cette raison que Juma ne gaspillait jamais rien, pas même un sourire. Ils savaient tout ce qu'avait fait l'éléphant, se montraient les indices sans échanger un mot, et quand la traque devenait difficile son père se rangeait toujours à l'avis de Juma. Lorsqu'ils firent halte au bord d'un ruisseau pour remplir les gourdes, son père dit, « Tiens le coup au moins jusqu'à ce soir, Davey ! » Puis lorsqu'ils eurent enfin laissé derrière eux le terrain accidenté et recommencé à grimper en direction de la forêt, les traces bifurquèrent vers la droite pour rejoindre une vieille piste à éléphants. Il vit que son père et Juma discutaient et quand il les rejoignit, Juma regardait en arrière dans la direction d'où ils venaient puis au loin un îlot de collines rocailleuses au milieu du pays sec et semblait chercher à s'orienter sur les crêtes de trois collines bleues là-bas à l'horizon.

« Juma sait où il va maintenant, expliqua son père. Il croyait le savoir avant, puis il est allé se fourrer dans ce machin. » Il jeta un regard en arrière sur le pays qu'ils avaient traversé durant toute la journée. « Là où il va maintenant, le terrain n'est pas trop difficile mais il faudra grimper. »

Ils avaient grimpé jusqu'à la tombée de la nuit puis de nouveau bivouaqué. David avait tué deux perdrix noires avec sa fronde comme une petite compagnie traversait la piste juste avant le coucher du soleil. Les oiseaux étaient venus s'asperger de poussière sur la vieille piste à éléphants, avançant en bon ordre et bien ronds, et quand le caillou brisa le dos de l'un des oiseaux qui se mit à tressauter et à se convulser dans un grand battement d'ailes, un autre se précipita pour le piquer du bec et David rechargea sa fronde et la banda et décocha le caillou en plein dans les côtes du deuxième oiseau. Comme il se précipitait pour le plaquer à terre, les autres s'enfuirent dans un bruissement d'ailes. Juma avait tourné la tête et cette fois il sourit et David ramassa les deux oiseaux, chauds et dodus et au plumage lisse et leur cogna la tête contre la poignée de son couteau de chasse.

Puis là où ils avaient dressé leur camp pour la nuit son père dit, « Jamais je n'avais rencontré cette espèce de francolin aussi haut. C'est drôlement bien d'avoir réussi un doublé. »

Juma embrocha les oiseaux sur un bâton et les fit cuire au-dessus des braises d'un tout petit feu. Son père but un whisky coupé d'eau dans le petit godet qui servait de bouchon à sa gourde, tandis qu'allongés sur le sol ils regardaient Juma préparer la viande. Plus tard Juma leur donna à chacun une poitrine avec le cœur et, pour sa part, mangea les deux cous et le dos et les pattes.

« Ça arrange bien les choses, Davey, dit son père. On a largement de quoi se nourrir maintenant.

– Est-ce qu'on est encore loin derrière ? demanda David.

– En fait on est très près, dit son père. Le tout c'est de savoir s'il marche quand la lune se lève. C'est-à-dire une heure plus tard cette nuit et deux heures plus tard que quand tu l'as repéré.

– Pourquoi est-ce que Juma croit savoir où il va ?

– Il l'a blessé et tué son askari pas très loin d'ici.

– Quand ça ?

– Il y a cinq ans, à ce qu'il dit. Ce qui peut vouloir dire n'importe quand. Quand tu étais encore un toto, à ce qu'il dit.

– Est-ce qu'il a toujours été seul depuis ?

– Il dit que oui. Il ne l'a pas vu. En a seulement entendu parler.

– Il est gros comment d'après lui ?

– Pas loin de mille kilos. Jamais je n'en ai vu d'aussi gros. Il dit qu'il n'y a jamais eu qu'un seul éléphant encore plus gros et lui aussi il venait de tout près d'ici.

– Je ferais mieux de dormir, dit David. J'espère être en meilleure forme demain.

– Tu as été formidable aujourd'hui, dit son père. J'ai été très fier de toi. Juma aussi. »

Pendant la nuit quand il s'éveilla après que la lune fut levée, il eut la certitude qu'ils n'étaient pas du tout fiers de lui sinon peut-être de l'adresse dont il avait fait montre en tuant les deux oiseaux. Il avait découvert l'éléphant pendant la nuit et l'avait suivi pour s'assurer qu'il avait bien ses deux défenses puis était revenu pour chercher les deux hommes et les mettre sur la piste. David le savait, ça ils en étaient fiers. Mais du moment où l'implacable poursuite avait commencé, il était devenu inutile pour eux et un danger pour le succès de leur entreprise, tout comme Kibo l'avait été pour lui lorsqu'en pleine nuit il s'était rapproché de l'éléphant et, il le savait, tous deux avaient dû se reprocher amèrement de ne pas l'avoir renvoyé quand il était encore temps. Les défenses de l'éléphant pesaient deux cent livres chacune. Depuis que ces défenses avaient atteint une taille supérieure à la normale, l'éléphant n'avait cessé d'être pourchassé et maintenant, tous les trois, ils allaient le tuer. David était certain maintenant qu'ils le tueraient parce que lui, David, avait tenu le coup toute la journée et s'était accroché alors même qu'à partir de midi il ne se sentait plus la force de soutenir l'allure. De cela aussi ils étaient sans doute fiers. Mais il n'avait en rien été utile à la chasse et ils eussent été beaucoup plus tranquilles sans lui. Maintes fois au cours de la journée il avait regretté d'avoir trahi l'éléphant et il se rappelait même que l'après-midi il avait regretté de l'avoir jamais vu. Réveillé là sous la clarté de la lune, il se rendait compte que ce n'était pas vrai.

Toute la matinée, en écrivant, il avait essayé de se rappeler avec exactitude ce qu'il avait ressenti et ce qui s'était passé ce jour-là. Le plus difficile était de rendre avec exactitude ce qu'il avait ressenti et d'éviter que ce qu'il avait ressenti par la suite ne le dénature. Les détails du terrain étaient aussi précis et nets que le matin avant qu'avec l'épuisement tout se raccourcisse et se prolonge, cela il l'avait bien rendu. Mais le plus difficile avait été de rendre le sentiment qu'il avait éprouvé envers l'éléphant et, il le savait, il lui faudrait prendre du champ puis y revenir pour être sûr que c'était tel que cela avait été, non par la suite, mais ce jour-là. Il le savait, le sentiment avait commencé à prendre forme mais, trop épuisé, il n'avait pu se le rappeler avec exactitude.

Toujours absorbé par ce problème et continuant à vivre dans l'histoire, il ferma sa valise à clef et sortit de la pièce et suivit les dalles qui menaient à la terrasse où Marita était installée dans un fauteuil à l'ombre d'un pin, face à la mer. Elle lisait et comme il marchait nu-pieds elle ne l'entendit pas. David la regarda et fut tout heureux de la voir. Puis il se rappela l'absurde situation et regagna l'hôtel et se dirigea vers leur chambre, à Catherine et lui. Elle n'était pas dans la chambre et, toujours en proie au sentiment que l'Afrique était parfaitement réelle et qu'en ce lieu où il se trouvait, tout était faux et irréel, il passa sur la terrasse pour parler à Marita.

« Bonjour, dit-il. Est-ce que tu as vu Catherine ?

– Elle est partie je ne sais où, dit la jeune fille. Elle a dit de te prévenir qu'elle reviendrait. »

Tout à coup cela n'avait plus rien d'irréel.

« Tu ne sais pas où elle est allée ?

– Non, dit la jeune fille. Elle a pris son vélo.

– Mon Dieu, dit David. Elle n'est pas montée sur un vélo depuis qu'on a acheté la Bug.

– C'est ce qu'elle m'a dit. Elle s'y remet. Tu as eu une bonne matinée ?

– Je ne sais pas. Je le saurai demain.

– Est-ce que tu prends un petit déjeuner ?

– Je ne sais pas. Il est tard.

– Je voudrais que tu en prennes un.

– Je vais rentrer faire un brin de toilette », lui dit-il.

Il avait pris une douche et se rasait quand Catherine entra. Elle portait un de ses vieux maillots du Grau-du-Roi et un pantalon de lin très court coupé au ras du genou et elle avait chaud et son maillot était trempé.

« C'est merveilleux, dit-elle. Mais j'avais oublié à quel point grimper peut vous faire mal aux cuisses.

– Est-ce que tu es allée très loin, Démon ?

– Six kilomètres, dit-elle. Ce n'était rien mais j'avais oublié les côtes*.

– Il fait affreusement chaud maintenant pour faire du vélo à moins de partir très tôt le matin, dit David. Mais je suis content que tu t'y sois remise. »

Elle était sous la douche maintenant et quand elle sortit elle dit, « Maintenant regarde comme on est noirs tous les deux. Tout à fait comme on l'avait prévu.

– Tu es plus noire.

– Pas tellement. Tu es extraordinairement noir toi aussi. Regarde-nous tous les deux. »

Ils se regardèrent l'un l'autre debout côte à côte dans le long miroir de la porte.

« Oh tu nous aimes bien comme ça, dit-elle. C'est bon. Moi aussi. Touche ici et regarde. »

Elle se tenait très droite et il posa la main sur ses seins.

« Je vais passer une de mes jupes étroites et comme ça tu sauras tout ce que je pense, dit-elle. C'est drôle, non, que nos cheveux n'aient pas du tout de couleur quand ils sont mouillés ? Ils sont pâles comme les algues. »

Elle prit un peigne et se peigna les cheveux en arrière de sorte qu'on eût dit qu'elle sortait de la mer.

« Maintenant je vais recommencer à coiffer les miens comme ça, dit-elle. Comme au Grau-du-Roi et ici au printemps.

– Je les aime bien comme ça sur ton front.

– Je commence à en avoir assez maintenant. Mais je peux si ça te plaît. Crois-tu qu'on pourrait descendre en ville et prendre le petit déjeuner au café ?

– Tu n'as donc pas pris de petit déjeuner ?

– Je voulais t'attendre.

– D'accord, dit-il. Allons prendre un petit déjeuner. Moi aussi j'ai faim. »

Ils prirent un très bon petit déjeuner avec café au lait, brioche et confiture de framboises et œufs au plat avec jambon*, et quand ils eurent terminé, Catherine demanda, « Est-ce que tu accepterais de m'accompagner chez Jean ? C'est le jour où je dois me faire faire un shampooing et aussi, je vais me les faire couper.

– Je t'attendrai ici.

– S'il te plaît, tu ne veux pas venir ? Tu es déjà venu et ça n'a fait de mal à personne.

– Non, Démon. Je l'ai fait une fois, mais une fois ça suffit. C'est comme se faire tatouer, tiens. Ne me demande pas ça.

– Ça ne signifie rien sinon pour moi. Je veux qu'on soit tout à fait pareils.

– On ne peut pas être pareils.

– On pourrait si tu voulais bien.

– Vraiment je n'en ai pas envie.

– Pas même si je dis que rien d'autre ne me fait envie ?

– Si au moins tu avais envie de quelque chose de sensé !

– C'est ce que je fais. Mais j'ai envie qu'on soit pareils et tu l'es presque et ça ne serait pas du tout compliqué. La mer a fait tout le travail.

– Alors laissons faire la mer.

– J'en ai envie aujourd'hui.

– Après tu seras heureuse, je suppose.

– Je suis heureuse maintenant parce que tu vas le faire et je resterai heureuse. Tu adores me voir ainsi. Je sais que tu adores. Penses-y de cette façon.

– C'est idiot.

– Non pas du tout. Pas quand il s'agit de toi et que tu le fais pour me plaire.

– Est-ce que tu seras vraiment malheureuse si je ne le fais pas ?

– Je ne sais pas. Mais très.

– D'accord, dit-il. Vraiment, ça a tellement d'importance pour toi ?

– Oui, dit-elle. Oh, merci. Ça ne sera pas très long cette fois. J'ai prévenu Jean qu'on viendrait et il reste ouvert exprès pour nous.

– Est-ce que tu es toujours aussi sûre de ce que je ferai ?

– Je savais que si tu savais comme j'en avais envie tu le ferais.

– J'avais très envie de ne pas le faire. Tu n'aurais pas dû demander.

– Ça te sera égal. Ce n'est rien et après ce sera drôle. Ne t'inquiète pas à cause de Marita.

– Comment ça Marita ?

– Elle m'a dit de te demander de le faire pour elle si tu ne voulais pas le faire pour moi.

– Ne raconte pas d'histoires.

– Non. Elle l'a dit ce matin. »

 

« Je voudrais que tu te voies, dit Catherine.

– Je suis content de ne pas me voir.

– Je voudrais que tu te regardes dans la glace.

– Je ne pourrais pas.

– Au moins regarde-moi. C'est comme ça que tu es et c'est moi qui l'ai fait et tu n'y peux rien maintenant. Voilà à quoi tu ressembles.

– Impossible qu'on ait vraiment fait ça, dit David. Impossible.

– Eh bien si, on l'a fait, dit Catherine. Et tu me ressembles. Aussi il serait temps que ça te plaise.

– On ne peut pas avoir fait ça, Démon.

– Si on l'a fait. D'ailleurs tu le savais. Seulement tu ne voulais pas regarder. Et maintenant on est damnés. Je l'étais et maintenant toi aussi tu l'es. Regarde-moi et vois à quel point ça te plaît. »

David la regarda et regarda ses yeux qu'il aimait et son visage très noir et la couleur ivoire incroyablement mate de ses cheveux et vit combien elle paraissait heureuse et il commença à comprendre quelle chose complètement absurde il avait acceptée.