XII

 

Après cette terrible défaite des Vendéens, l’armée se reposa deux jours au Mans ; mais Westermann, un des plus grands généraux de cavalerie que nous ayons eus, ne lâcha pas l’ennemi, qui pouvait se rallier en avant de Laval ; malgré le froid de décembre, et malgré ses blessures, il le poursuivit dans tous les villages ; ses hussards en massacrèrent des quantités prodigieuses. À Laval, les femmes des patriotes se précipitaient sur les fuyards et les arrêtaient ; le sang de leur mari et de leurs enfants, versé par les royalistes après Entrâmes, criait vengeance ; les paysans bretons s’en mêlaient aussi ; ces pauvres gens avaient vu les horreurs de la guerre civile, l’insolence des Vendéens, leur ivrognerie, et leurs autres vices ; c’est à coups de fourche et de faux qu’ils les recevaient.

– Va te faire pendre ailleurs, brigand ! va tirer des coups de fusil dans le dos des chrétiens, en récitant ton chapelet !… va, misérable !

Les marquises, les comtesses, les chefs habillés en femmes ; les prêtres déguisés avaient beau supplier, on leur montrait la grande route. Et là-dessus les hussards arrivaient avec le sabre rouge :

– Les voilà ! les voilà !

Seigneur Dieu, que cela serve d’exemple à tous les êtres assez abandonnés du ciel pour se soulever contre leur propre patrie ! qu’ils apprennent que la prospérité des criminels ne peut durer longtemps, et que dans l’adversité tout les accable.

En arrivant cinq jours après aux environs d’Ancenis, où le restant de ces malheureux voulait passer la Loire et réunissaient planches, douves, tonneaux, poutres et jusqu’aux planchers des maisons, qu’ils démolissaient pour faire des radeaux, nous trouvâmes les hussards de Westermann sur les hauteurs de la Cornouaille, de l’autre côté de Candé. Tous avaient des bagues, des boucles d’oreilles, des bracelets, des bannières, des croix d’or, les uns aux doigts, les autres à la garde du sabre, dans les poches ; leurs petites gibernes en étaient pleines, et les gueux ne se mouchaient plus que dans des mouchoirs entourés de dentelles. D’après cela qu’on se figure ce que les marquises et les duchesses étaient devenues ; cela fait frémir quand on y pense.

Les représentants Bourbotte et Turreau rachetèrent beaucoup de ces objets précieux et les envoyèrent à la Convention ; la plupart des cavaliers en firent même don à la république, car elle était pauvre, elle avait besoin d’argent, étant attaquée de tous les côtés par les despotes.

Mais c’est à cette heure que vous allez voir ce qu’il faut penser de ces fameux chefs royalistes, de ce Henri de La Rochejaquelein, de ces de Sapinaud, de La Ville-Beaugé, de Langerie et autres défenseurs du trône et de l’autel. Certainement la grande masse des paysans vendéens, et surtout les chouans venus les rejoindre à Laval, étaient coupables envers la France ; ils étaient aussi coupables envers leurs femmes et leurs enfants, de risquer leur existence en combattant la nation, c’est clair ! ils n’agissaient pas en honnêtes gens, en bons Français ; mais l’ignorance, la bêtise dans laquelle on les avait entretenus de père en fils depuis des siècles, en étaient cause ; ces pauvres malheureux ne savaient pas ce qu’ils faisaient, ils méritaient le pardon. Les autres, au contraire, ceux qui les avaient entraînés au-delà de la Loire, ne méritaient pas de pitié ; ces nobles, ces prêtres, qui, pour défendre leurs privilèges, avaient aveuglé tant de milliers d’hommes, qui leur avaient prêché l’extermination de leurs frères et leur avaient promis la vie éternelle en récompense de leurs crimes, voilà les vrais coupables ; voilà ceux qui devaient porter la responsabilité de cette rébellion ; voilà les gens qui devaient se dévouer jusqu’au dernier, pour obtenir la grâce des femmes, des enfants, des vieillards ; voilà les hommes qui, dans cette grande extrémité, reconnaissant qu’il ne restait plus de ressources, que la Loire était débordée par la pluie et la neige, qu’on ne pouvait construire de pont et sauver tout le monde… c’étaient ces nobles-là, qui devaient se dévouer et se rendre directement devant les représentants du peuple pour leur dire :

– Nous sommes un tel et un tel. Nous sommes de la noble race des conquérants, et nous n’avons pas voulu nous soumettre à votre république ; nous avons entraîné tout ce troupeau de malheureux contre vous ; nous les avons trompés !… Maintenant vous êtes les plus forts !… Eh bien, soyez généreux, épargnez-les ; ce sont des hommes du peuple comme vous. Prenez nos têtes et que tout soit fini ! Que la France jouisse de ses nouvelles lois, et qu’elle conserve un certain respect pour les hommes de cœur qui ont défendu les privilèges de leur race contre tous, et qui sont morts fièrement et courageusement en sauvant leur armée !

N’est-ce pas cela que vous auriez fait ? Je vous parle à vous, le premier venu : à toi, soldat, à toi, ouvrier, à toi, paysan, à vous tous qui n’êtes pas de la noble race, qui ne demandez pour tous que l’égalité devant la loi… N’est-ce pas que cette idée vous serait venue ? Oui, j’en suis sûr ; la mort est si peu de chose quand on remplit son devoir ; il n’est pas nécessaire d’être noble pour la mépriser. Me voilà, moi, bien vieux, et je lève la main devant l’Éternel, que je n’aurais pas attendu une minute ; mon sacrifice aurait été fait d’avance.

Eh bien, écoutez ! Comme nous allions de la Cornouaille à Maumusson, un gros bourg près duquel se trouvaient des verreries dans le genre de Meisenthal, notre avant-garde engageait la fusillade devant Ancenis ; et, au même moment, une barque traversait la Loire ; dans cette barque, la seule que les Vendéens avaient pu trouver dans le pays, – car, à leur approche, on avait envoyé toutes les embarcations sur la rive gauche, afin de les empêcher de rentrer dans leur Bocage, – dans cette barque, le généralissime Henri de La Rochejaquelein, Stofflet, Sapinaud, La Ville-Beaugé, Vaugiraud, de Langerie et quelques autres chefs passaient l’eau, soi-disant pour chercher deux gros bateaux chargés de foin amarrés en face de la ville, et sauver ainsi tout le monde. Ce sont les royalistes qui racontent cela dans leurs livres : des généraux qui vont eux-mêmes chercher des barques, au lieu d’envoyer un officier de confiance avec quelques soldats ! Mais une pareille histoire fait rire de pitié ; d’autant plus qu’arrivés à l’autre bord, ces braves gens gagnèrent un petit bois à portée de fusil et disparurent sans tourner la tête, et que depuis les malheureux qu’ils abandonnaient n’en reçurent plus de nouvelles.

De la position où nous étions, au bord d’un ruisseau, entre deux collines, nous ne pouvions voir ce triste spectacle, et j’en suis bien content : j’en aurais conservé un dégoût pour le restant de mes jours.

Enfin, voilà l’histoire !… Les malheureux Vendéens, hommes, femmes, enfants, vieillards, réunis sur le bord de la Loire, comprenaient maintenant leur sort ; une chaloupe canonnière, venue de Nantes, ouvrait déjà le feu sur leurs radeaux, tout s’engloutissait ; ils voyaient leur Bocage sur l’autre rive, sans pouvoir espérer d’y rentrer ; ils tombaient dans les bras l’un de l’autre en gémissant et criant :

– C’est fini !… nous sommes perdus !…

Quel déchirement et quelle horreur !

Nous n’avions plus besoin de nous presser ; à mesure que les divisions allaient venir, elles devaient prendre tranquillement position autour de la place. C’était encore un combat de rues qu’il fallait livrer. Ce 17 décembre au soir, Westermann fit monter deux pièces sur une colline, et lança quelques boulets à toute volée. Aussitôt toutes les cloches sonnèrent ; le tocsin n’en finissait plus, à minuit il tintait encore. Une bande de Vendéens voulut se sauver du côté de Varades ; c’est ce que Westermann attendait. Il les suivit avec ses hussards, les tailla en pièces, et revint au petit jour, dans le moment où la dernière colonne des royalistes sortait d’Ancenis, sur notre droite ; elle était bien encore de quinze mille hommes, femmes et enfants. On ne bougea pas, pour les laisser filer, mais, aussitôt après leur sortie, les hussards descendirent en ville et sabrèrent une centaine de traînards ; ils récoltèrent du bétail, des bagages, et six pièces de seize devant la mairie, les pauvres misérables abandonnaient tout maintenant ; sans chefs, sans ressources, ils perdaient aussi le courage.

Notre division se mit à leur poursuite. Westermann les serrait toujours de près ; il en exterminait partout, aux Touches, à Nort, à Blain. Ils s’arrêtèrent le 20 décembre à Blain. Marceau pensait les tenir enfin et les écraser d’un coup ; notre marche redoubla par le vent et la neige ; mais lorsque nous arrivâmes à Blain, où Westermann nous attendait, les royalistes avaient déjà pris la route de Savenay, en coupant derrière eux le pont d’une assez forte rivière. On se dépêcha de le réparer.

C’est à Blain que le prince de Talmont se sauva avec Donissant, Desessart, Pérault, Piron, Rostang et cent cinquante officiers et grandes dames nobles, qui n’avaient pu monter dans la barque de La Rochejacquelein. Talmont fut arrêté quelques jours plus tard à Laval et guillotiné devant son château. Les paysans, eux, aimèrent mieux mourir en soldats, les armes à la main.

Le pont réparé, nous continuâmes notre poursuite. Depuis onze jours nous marchions nu-pieds sur la glace, en pantalon de toile et les habits en loques ; aussi la fureur d’atteindre l’ennemi et de l’exterminer nous possédait.

Kléber vint nous rejoindre avec quelques troupes fraîches, à huit ou neuf lieues au-dessus de Nantes. Nous voyions les brigands s’éloigner toujours ; mais les marais approchaient, ils ne pouvaient plus se sauver bien loin. Le 22 décembre, vers cinq heures du soir, nous arrivâmes presque en même temps qu’eux devant Savenay, une petite ville remplie de vieilles maisons en torchis, et servant de marché dans ces cantons pour le gibier, les bestiaux, la volaille ; elle est sur une éminence, où poussaient des genêts et des landes alors toutes blanches de givre. Les Vendéens s’étaient emparés d’un petit bois en avant de cet endroit ; le général ordonna de les en déloger tout de suite.

Nos pièces furent mises en batteries à droite de la route qui descend à Nantes, et les Vendéens, après une résistance assez vigoureuse, se retirèrent en ville.

Toute cette nuit se passa donc à tirailler, car l’ennemi s’était retranché solidement dans les ruelles et les jardins. Il faisait un froid sec qui vous entrait sous les ongles. J’avais entouré mes pieds de paille, à l’exemple de plusieurs camarades. Les feux de bivac brillaient comme des étoiles ; on rôtissait devant et l’on gelait derrière ; personne ne dormait.

Sur le minuit, Kléber, avec ses jeunes gens de l’état-major, passa près de nous ; il avait un grand manteau vert garni de peau de renard à l’intérieur, et ses gros favoris brun roux brillaient comme du vif-argent. Il nous cria :

– Combien de gargousses ?

– Dix-huit par pièce, répondit le lieutenant ; les coffrets sont pleins, général, mais c’est tout.

– Il faudra les ménager, dit Kléber. C’est à coups de crosse et de baïonnette qu’il faut en finir.

Et, nous regardant sans descendre de cheval avec ses gros yeux gris clair, il reconnut les vieux de Mayence ; cela se voyait :

– Eh bien ! dit-il d’un air de bonne humeur, voilà le même temps que l’hiver dernier à Mayence.

– Oui, général, lui répondit le père Sôme ; il ne faisait pas chaud non plus pour travailler aux fortifications de Cassel et pousser la brouette sur le pont du Rhin.

Alors Kléber sortit un des grands gants de cuir qui lui montaient jusqu’aux coudes, et tendit la main à Sôme en disant :

– Camarades, les droits de l’homme vont avoir le dessus ; nous les aurons bien gagnés !

Il était tout réjoui, et nous tous ensemble nous criâmes :

– Vive la république !

Aussitôt il repartit et courut de poste en poste visiter les lignes, comme c’était son habitude la veille d’une bataille.

On fit la soupe avant le jour, et dès que le pâle soleil de décembre se leva du côté de la Loire, l’action s’engagea par les tirailleurs aux avant-postes. Cela durait depuis vingt minutes, lorsque Westermann, à la tête de ses hussards et d’un escadron de chasseurs, chargea les brigands, qui se replièrent sur des retranchements qu’ils avaient élevés pendant la nuit. Ces retranchements étaient garnis de canons ; il fallait les enlever. On nous fit avancer sur la route de Nantes, pour tâcher de les enfiler de côté, pendant qu’on les attaquerait en face. Nous étions soutenus par un bataillon de grenadiers. Mais les autres virent dans l’instant ce que nous voulions faire, et dirigèrent tous leurs feux sur nous.

Alors, au bas de la route il fallut prendre position pour répondre à leur canonnade ; et ces gens désespérés coururent sur nous, malgré la mitraille que nous leur envoyions et le feu roulant du bataillon de grenadiers qui nous couvrait par la droite. L’engagement à la baïonnette devint terrible. Westermann accourut ventre à terre attaquer les royalistes en flanc ; mais peut-être que tout cela ne les aurait pas arrêtés tout de même, car ils combattaient avec une rage incroyable et seraient arrivés jusqu’à nous, si Marceau, qui venait de former deux bataillons en colonne, n’avait marché tout droit sur leurs retranchements. Aussitôt ceux qui nous attaquaient se portèrent à leur défense, et ces retranchements-là furent attaqués depuis le matin jusque vers midi ; une colonne à peine repoussée, une autre arrivait, ainsi de suite.

Nous autres nous avancions toujours ; nous les fauchions ; mais la fureur de ces gens était si grande, qu’au lieu de nous répondre comme les canonniers font toujours, parce que c’est en quelque sorte plus fort que soi de se venger d’abord, eh bien, eux, ils aimaient mieux se laisser mitrailler et tirer dans les colonnes d’attaque. Finalement pourtant une de ces colonnes entra dans leurs retranchements ; la cavalerie de Westermann arriva derrière, et nous de côté pour les prendre en écharpe ; le massacre commença dans les retranchements, dans les jardins, dans la ville, dans les champs, dans les maisons, à l’église, enfin partout.

Nous avions encore perdu là quelques centaines d’hommes ; aussi les coups de fusil, les coups de crosse, les coups de sabre et de baïonnette, tout allait son train. « Pas de quartier ! » c’était le mot d’ordre des deux côtés. Partout sur la grande plaine couverte de neige on ne voyait que des plaques rouges, des tas de morts, et point de blessés. Au loin les hussards, les chasseurs filaient comme le vent à la poursuite des derniers malheureux, qui se sauvaient du côté d’un marais à perte de vue. Je me suis laissé dire qu’il s’en est échappé deux à trois mille à travers ces marais ; c’est possible, car nous étions las d’exterminer, et la cavalerie ne peut s’enfoncer dans la vase ; quelques-uns de ces malheureux ont donc pu se sauver ; ils étaient les seuls restes de cet immense troupeau de cent mille Vendéens, qui deux mois avant avaient passé la Loire. Ceux-là pouvaient dire à leurs enfants et petits-enfants :

« Nous avons vu la grande guerre ; nous avons vu père et mère, frères et sœurs, femmes, enfants, amis, périr de faim, de froid, de fatigue, de toutes les misères, sur les grandes routes ; nous les avons vu massacrer sans pitié, parce qu’ils ne voulaient pas de pitié des républicains, et qu’ils n’en avaient pas non plus ; nous avons vu les plus grandes horreurs du monde ; mais ce qui nous a fait encore plus de peine que tout cela, ce qui nous a déchiré le cœur, ce qui nous a brisés, ce qui nous a réduits au désespoir de la honte et de la mort, c’est, au moment du grand danger, la désertion des nobles qui nous avaient soulevés contre la France, et plus tard la bassesse d’un Bernier, pliant l’échine devant l’ancien jacobin Bonaparte, pour obtenir un bonnet d’évêque.

Enfin ici finit la grande guerre de Vendée.

Deux jours après, nous entrâmes à Nantes. On venait d’y apprendre presque en même temps notre victoire de Savenay et la prise de Toulon, que les Anglais avaient évacué en y mettant le feu et emmenant tous nos vaisseaux.

Ai-je besoin de vous peindre l’enthousiasme des patriotes de toutes les autorités, en nous voyant entrer, Kléber, Marceau, Westermann en tête, avec nos pieds nus, nos pantalons de toile, nos chapeaux usés par la pluie et les vents, nos grandes barbes, nos balafres et nos blessures innombrables ; les roulements de tambour, les cris de « Vive la république ! » le drapeau tricolore à toutes les fenêtres, les femmes, les jeunes filles qui se penchent et nous saluent des balcons, la foule qui nous embrasse, et puis le défilé des canons et des étendards enlevés aux royalistes ; les discours du président Gracchus et de Scévola Biron, au club du port Maillard ; les invitations des bourgeois, qui nous entraînaient bras dessus, bras dessous dans leurs maisons, les banquets patriotiques, etc., etc. ? Non, toutes ces fêtes se ressemblent ; quand vous en avez vu deux ou trois, vous les avez toutes vues ; seulement les patriotes de Nantes, après avoir risqué d’être envahis, massacrés et brûlés vingt fois depuis un an, étaient en quelque sorte plus contents de notre victoire que nous-mêmes ; et la commission militaire, le comité révolutionnaire où Goulin, Pinard, Grandmaison, Carrier et plusieurs autres jugeaient tour à tour, ne laissaient pas refroidir l’enthousiasme des modérés. Nous fûmes donc remontés et rhabillés de fond en comble, et logés en ville chez le bourgeois.

Moi, je demeurais dans une petite rue qui descend aux prairies de Mauves, chez un ferblantier qui chantait du matin au soir : « Ça ira ! ça ira ! » C’était un vieil homme, avec de grosses besicles, et très bon ouvrier de son état, mais il chantait par crainte, et sa fille, une grande brune toute pâle, priait toujours. Le vieux fréquentait le club des Jacobins et tremblait comme un lièvre au moindre bruit du dehors. La compagnie de Marat faisait des visites domiciliaires ; il arrivait des suspects de Savenay, de Montaigu, de Tiffauges ; cela faisait des files d’une demi-lieue, et l’on apprenait en même temps que Charette soulevait le Marais ; qu’il recommençait la guerre d’embuscade du côté de Machecoul ; mais ce n’était qu’une véritable misère auprès de ce que nous avions vu ; le nerf des royalistes était coupé. Le plus simple pour eux aurait été de se tenir tranquilles, car nous n’avions plus à les craindre.

Dans ce temps l’armée fut dispersée selon les besoins de la république. Le bataillon de Saône-et-Loire, avec le premier et le deuxième de la légion des Allobroges, fut détaché contre Charette ; la 32e demi-brigade, ci-devant régiment de Bassigny, la 57e de Beauvoisis, la 72e du Vexin, partirent pour l’armée des Pyrénées-Orientales. Nous avions fait campagne avec la 72e depuis Mayence, et l’on fraternisa les larmes aux yeux avant de se séparer. La 13e tint garnison à Nantes. Je fus bien content de rentrer comme sergent dans mon vieux bataillon de Paris-et-Vosges.

Il n’y restait plus beaucoup d’anciens camarades de la section des Lombards et des Gravilliers ; mais ceux qui restaient avaient toujours la même bonne humeur, et c’étaient les favoris de Lisbeth, qui les appelait : « Mes Parisiens ! » Je la voyais tous les jours, avec Marescot et le petit Cassius. Marescot venait d’être proposé par sa compagnie pour le grade de lieutenant ; son courage et sa belle conduite à l’affaire d’Entrames lui donnaient des droits. Il n’avait pas l’idée d’accepter, ayant plus de bénéfices dans son commerce ; mais Lisbeth ne lui laissait plus une minute de repos ; elle voulait être dame d’officier, et je finis par dire au beau-frère :

– Écoute, fais ce que ta femme veut. Je la connais, elle te tiendrait la vie dure ; c’est une femme glorieuse, comme toutes les filles des Baraques du Bois-de-Chênes.

Il riait ; et, sa nomination étant arrivée, il fut tout de même content de monter en grade. Lisbeth, depuis ce moment, me demandait tous les jours si j’avais écrit au pays qu’elle était femme d’officier ; voilà ce qui l’inquiétait. Elle ne tenait plus à son commerce, car pendant cette année, au moyen de quelques verres d’eau-de-vie, elle s’était attiré tout le butin du bataillon : bagues, boucles d’oreilles, bracelets, étendards brodés en or, elle avait de tout dans son sac, et me montrant un jour le magot, elle me dit d’un air de malice extraordinaire, pour une fille élevée sur les grandes routes à courir derrière les voitures et tendre la main :

– Tiens, Michel, si les duchesses revenaient, je pourrais aussi être duchesse. Je l’aurais encore mieux gagné que les anciennes, puisque j’ai fait la guerre et accroché tout ce que j’ai pu moi-même. Les autres avaient tout trouvé en venant au monde, moi, j’avance par mon courage et ma chance. Tout sera pour Cassius. Nous voilà déjà dans les grades ; ça marchera.

La vanité des femmes est terrible ; Lisbeth aurait trouvé tout naturel que la république eût sacrifié six cent mille hommes pour la faire passer duchesse. Si je n’avais pas connu son ignorance et sa bêtise, j’aurais frémi d’indignation ; mais comment en vouloir à des êtres si bornés ? Tout ce qu’on peut faire, c’est de lever les épaules en les écoutant.

Une autre chose qui me serrait le cœur, c’était de voir passer matin et soir les condamnés qu’on menait de la tour du Bouffay aux prairies de Mauves. Il neigeait toujours, et ces files de charrettes où les malheureux grelottaient demi-nus, les mains liées sur le dos, vous donnaient froid. Comme la neige était haute, on n’entendait aucun bruit dans la rue, excepté de temps en temps le hennissement d’un cheval, le cliquetis d’un sabre des hommes de l’escorte ; tout passait en silence ; on aurait dit des ombres. Le vieux ferblantier, sa fille et moi, derrière les petites vitres rondes, nous ne bougions pas ; la fille priait et le vieux poussait un gros soupir. Ah ! j’en ai vu passer ainsi de toutes sortes, des hommes et des femmes, des vieux et des jeunes, des nobles et des prêtres ! Et toujours cela me rappelait ces charrettes que nous avions escortées de la porte Saint-Nicolas aux prisons de Nancy, quand le général Bouillé avait fait fusiller, pendre et rouer vifs tant de malheureux sans défense, qui réclamaient leur paye avec justice.

Carrier exécutait les ordres de la Convention, et M. de Bouillé exécutait ceux de l’ancienne cour. Les royalistes depuis soixante-quinze ans maudissent Carrier, il ne faut pourtant pas tant crier, quand on a donné soi-même l’exemple de toutes les barbaries. Les commissions militaires qui jugent en bloc sont aussi bonnes pour les républicains que pour les royalistes ; seulement les républicains, en 93, s’en servaient pour la première fois, et les autres, qui depuis des centaines d’années s’en étaient toujours servis contre le peuple, trouvaient alors que cela faisait mal. Il faut aussi dire que M. de Bouillé, qui violait la loi, puisque le supplice de la roue était aboli, fut approuvé par Louis XVI et Marie-Antoinette, qu’il obtint toute leur confiance ; et que Carrier, l’inventeur des noyades, porta sa tête sur l’échafaud, comme ayant dépassé ses ordres ; et puis il faut encore se figurer que, si nous avions été vaincus à force de trahisons, les potences, – qu’on appelait « justices » sous l’ancien régime, – auraient été chargées de patriotes d’un bout à l’autre du royaume : Brunswick nous en avait prévenus !

Tout cela revient à dire que les hommes sont égaux, et qu’il faut toujours s’attendre à ce que les autres nous fassent ce que nous leur avons fait.

Au milieu de ce terrible spectacle, je n’oubliais pas notre pays, et comme j’avais écrit notre victoire de Savenay à Marguerite, comme je lui demandais des nouvelles et qu’il n’en arrivait pas, mon inquiétude augmentait chaque jour ; je me représentais l’Alsace et la Lorraine envahies par les Autrichiens et les Prussiens, et je m’écriais en moi-même :

« Phalsbourg est bien sûr assiégé ; sans cela, Marguerite m’aurait répondu ! »

Je voyais l’exécution des menaces de Valentin : les Baraques en feu, maître Jean, Létumier, mon père et tous les amis forcés de se cacher dans les bois. Ma désolation était grande, malgré le dernier bulletin de la Convention, annonçant que Hoche et Pichegru avaient repris l’offensive, lorsque je reçus enfin cette lettre de Chauvel, qui m’apprit bien des choses heureuses et me remit du baume dans le sang. Je viens de la relire avec attendrissement ; elle me rappelle un temps glorieux, et finira bien la troisième partie de mon histoire.

« À Michel Bastien, sergent à la compagnie d’artilleurs du 1er bataillon, Paris-et-Vosges, de la 31e demi-brigade légère.

» Landau, 6e jour de la 3e décade du 4e mois, an II de la république française une et indivisible

» Mon cher Michel,

» Nous venons de traverser une rude campagne ; l’an I de la république comptera dans l’histoire des peuples.

» J’ai lu toutes tes lettres à Marguerite avec plaisir, et cent fois l’idée m’est venue d’y répondre, mais nous avions tant d’ennemis à combattre ; nous étions menacés de si grands dangers à l’intérieur et au dehors, que j’ai toujours craint de te montrer trop de confiance en l’avenir, ou de te décourager. Aujourd’hui, les affaires de la république prennent une meilleure tournure ; nos ennemis sont repoussés. Ils reviendront ; n’importe ! nous avons le temps de respirer et de nous préparer à les recevoir.

» Tu sais que je te regarde comme mon fils, et, quoi qu’il arrive, je tiens à ce que tes enfants, qui seront aussi les miens, sachent ce que leur grand-père a fait dans ces circonstances difficiles ; le plus bel héritage que nous puissions laisser à nos enfants, c’est l’exemple de notre patriotisme et de notre courage. Ils n’en auront pas d’autre de moi, j’espère qu’il leur suffira.

» Marguerite t’a dit dans sa dernière lettre que Saint-Just, Lebas, Renki, Berger et moi, nous avions passé par Phalsbourg en vendémiaire. Nous arrivions de Metz, dont nous avions visité les arsenaux, et nous allions à Strasbourg. C’était un moment bien critique, et nos périls dataient de loin. Après la prise de Mayence et de Valenciennes, la révolte de Lyon, la trahison de Toulon, nos revers en Vendée, les manœuvres de Pitt pour accaparer les denrées, la baisse toujours croissante des assignats, la famine des campagnes faute de bras nécessaires à la culture, après tout cela, la Convention avait été forcée de prendre déjà des mesures énergiques, que j’ai toutes votées parce qu’elles étaient justes et commandées par la situation. Elle avait renouvelé le Comité de salut public, devenu trop mou dans les circonstances ; elle avait renvoyé Marie-Antoinette et les girondins devant le tribunal révolutionnaire ; elle avait décrété la suspension de notre constitution et l’état révolutionnaire jusqu’à la paix ; la réquisition permanente de tous les citoyens de 18 à 45 ans pour les armées, celle des chevaux pour la cavalerie ; le payement des contributions en nature pour la subsistance des troupes ; l’établissement d’un comité révolutionnaire dans chaque commune, pour rendre compte au Comité de surveillance générale des intrigues réactionnaires ; elle avait décrété le maximum pour les marchandises de première nécessité, pour les journées de travail et les mains-d’œuvre, le cours forcé des assignats, l’envoi des représentants du peuple dans les départements, pour accélérer la levée des hommes et le recensement des armes ; et leur mission aux armées, pour surveiller les généraux et donner l’exemple du dévouement à la patrie… Eh bien, tout cela n’avait pas suffi !

» Sans doute il en était résulté beaucoup de bien ; la république avait été sauvée : la victoire de Wattignies, celle de Cholet, la reprise de Lyon montraient que nous étions sur le bon chemin. Toutes nos pertes étaient venues de la trahison ou de l’incapacité des généraux de la monarchie, que nous avions eu le tort de conserver ; toutes les révoltes à l’intérieur venaient de la résistance des ci-devant députés à la constituante et à la législative, que le peuple ignorant avait choisis parmi ses ennemis, – grâce aux manœuvres du ministre girondin Roland ! et des anciens fonctionnaires attachés aux grosses pensions de la cassette et du livre rouge. – Il fallait donc remplacer ces généraux par de plus jeunes sortis du peuple, et réduire à l’impuissance les royalistes déguisés en républicains fédéralistes.

» C’est ce que nous allions faire en Alsace.

» De ce côté, le danger était pressant. Aussitôt après votre départ de Mayence pour la Vendée, nos petites armées du Rhin et de la Moselle avaient eu cent mille Autrichiens et Prussiens sur les bras ; elles avaient été forcées de se replier : celle du Rhin sur les lignes de Wissembourg, celle de la Moselle sur la Sarre ; l’ennemi se trouvait entre les deux ; il pouvait envahir la Lorraine. On fit un effort pour se réunir ; malheureusement, les forces opposées étaient trop grandes ; l’ennemi nous battit à Pirmasens ; il nous força d’évacuer le camp de Hornbach et se rendit maître des lignes de Wissembourg.

» Quand nous arrivâmes, en vendémiaire, l’armée du Rhin avait reculé jusqu’à Saverne, celle de la Moselle jusqu’à Sarreguemines ; les Prussiens étaient en Lorraine, les Autrichiens en Alsace ; Haguenau venait de leur ouvrir ses portes, Fort-Vauban était pris, Landau bloqué depuis trois mois. Tout le pays était inondé de capucins, de prêtres réfractaires, d’émigrés, qui prêchaient ouvertement la guerre civile, espérant faire de notre pays une Vendée ; les autorités de Strasbourg conspiraient avec l’ennemi pour lui livrer la place.

» Tu vois, Michel, que la position n’était pas belle.

» Le Comité de salut public venait de nommer Hoche général en chef de l’armée de la Moselle, et Pichegru, de l’armée du Rhin ; on ne savait pas encore ce que ces généraux étaient capables de faire. Des détachements prussiens s’avançaient jusque sur les hauteurs de Dösenheim, de Saint-Jean-des-Choux ; la Petite-Pierre et Bitche étaient investis et nos troupes découragées : il fallait changer tout cela.

» Saint-Just, Lebas et moi nous comprîmes tout de suite qu’il faudrait employer les grands moyens. Mes deux compagnons sont les meilleurs amis de Robespierre, des hommes jeunes, très instruits, très calmes et même froids, qui voient clairement les choses et ne reculent pas devant les grands remèdes. Moi-même je suis tendre auprès d’eux ; l’idée me vient souvent que les hommes méritent plus de pitié que de colère.

» En descendant la côte de Saverne, nous fûmes indignés de voir le délabrement et la misère profonde dans lesquels on laissait croupir les défenseurs de la patrie. Le Donon et le Schnéeberg se couvraient déjà de neige, il soufflait un vent humide dans la plaine, et nous avions sous nos yeux nos bataillons campés dans la boue, sans tentes, sans souliers, sans manteaux. Nous eûmes une entrevue avec Pichegru, une grosse tête de paysan rusé sur un uniforme de général en chef ; il nous donna toutes les explications relatives à son armée. Nous repartîmes de là sous escorte, car l’ennemi étendait ses reconnaissances jusqu’à Marmoutier, jusqu’à Wasselonne et plus loin ; et partout nous voyions le même spectacle de dénûment, la même misère : des chevaux de cavalerie exposés sous des hangars, sans paille, sans foin, sans couverture, des soldats vagabondant à travers les champs pour déterrer des racines, d’autres parcourant les villages abandonnés, au risque de se faire surprendre.

» Cela nous étonnait d’autant plus que les représentants Milhaud et Guyardin, envoyés avant nous, avaient organisé dans l’Alsace la légion révolutionnaire, comme elle existe sur tous les autres points menacés, pour assurer la subsistance des troupes ; et que cette légion devait être suivie d’un tribunal ambulant, chargé de juger les difficultés entre citoyens et réquisitionnaires. Ces gens-là remplissaient bien mal leur devoir ! et, dès notre arrivée à Strasbourg, la magnifique réception des sociétés populaires, et l’assurance des autorités que tout allait très bien, ne nous empêchèrent pas de voir le peuple misérable, le soldat sans vêtements, sans discipline et sans chef, le luxe insolent des aristocrates, les postes mal gardés, les portes ouvertes jusqu’à minuit, etc. ; ni de reconnaître la connivence des autorités civiles et militaires avec l’ennemi.

» Le neveu du général autrichien Wurmser fut arrêté dans la place, et dirigé sur Paris, comme espion. Le colonel, un capitaine et l’adjudant du 12e régiment de cavalerie, chez lesquels on surprit des cocardes blanches, furent immédiatement fusillés à la tête de leur régiment. Après la vérification des comptes, l’inspection des services, et particulièrement de celui des hôpitaux, où les malheureux blessés pourrissaient par centaines ; après nous être assurés que les réquisitions de grains et de bois de chauffage n’avaient pas été livrées ; qu’on avait passé des marchés de chandelles à 7 francs la livre, et qu’il était impossible de se procurer le moindre témoignage d’aucun acte de surveillance et d’énergie patriotique de la part des autorités, nous frappâmes neuf millions de contributions sur les richards de Strasbourg, car, d’après un décret de la Convention, les riches sont chargés de l’entretien des garnisons qui les défendent :

« Lorsque le peuple verse son sang par torrents pour la patrie, les riches peuvent bien donner leur or ! »

» C’est le mot de Danton et je pense comme lui.

» Ces gens poussèrent des cris épouvantables, mais comme la guillotine était en permanence sur la place, ils payèrent le jour dit, jusqu’au dernier centime. Nous appliquâmes cinq cent mille livres au soulagement des pauvres vieillards qui mouraient de faim parce que leurs fils étaient à l’armée, et le reste à l’exécution des réquisitions en retard.

» Ce n’était pas assez.

» Nous arrêtâmes que la municipalité de Strasbourg tiendrait deux mille lits prêts dans les vingt-quatre heures pour les soldats malades ou blessés, lesquels seraient soignés sur place avec tous les égards et le respect dus à la vertu. En outre, qu’il serait fourni aux chirurgiens des chevaux pour faire leurs visites ; en outre, que dix mille paires de souliers et deux mille manteaux seraient expédiés sans retard à Saverne, pour chausser convenablement et préserver du froid les défenseurs du pays ; en outre, et parce que ces mesures justes, nécessaires et patriotiques, au lieu d’exciter l’émulation des autorités, avaient l’air de les révolter, nous arrêtâmes que ces autorités suspectes étaient cassées ; qu’elles allaient être transportées à Metz, à Châlons, à Besançon, et renouvelées par l’élection.

» Les Autrichiens alors durent comprendre que leur plan était manqué ; qu’ils n’auraient pas encore l’Alsace, malgré les promesses de la ci-devant Marie-Antoinette qui leur avait donné ce morceau de la France pour décider l’empereur à nous envahir. Mais il était temps ; encore quelques jours et l’on aurait appris que le drapeau jaune avait remplacé le bonnet de paysan sur la cathédrale.

» Restait à régler le compte du tribunal révolutionnaire ambulant, qui n’avait pas rempli son devoir, et qui s’était même permis, sous la direction d’un ci-devant grand vicaire appelé Schneider, de juger ce qui ne le regardait pas, de frapper des amendes exorbitantes, d’imposer des contributions, et même de condamner à mort. Schneider rentrait justement d’une tournée aux environs de Bar ; il rentrait en triomphe avec six chevaux à sa voiture. Voici l’arrêté que nous prîmes à son sujet ; il te fera plaisir, en te montrant que ta juste réclamation pour la vieille grand-mère Becker n’a pas manqué son effet. Schneider avait commis bien d’autres crimes ; il reçut alors sa récompense, à la satisfaction de tous les bons patriotes de l’Alsace :

« Les représentants du peuple, envoyés extraordinaires aux armées du Rhin et de la Moselle, informés que Schneider, accusateur près le tribunal révolutionnaire, ci-devant prêtre et né sujet de l’empire, s’est présenté aujourd’hui à Strasbourg avec un faste insolent, traîné par six chevaux et environné de gardes le sabre nu, arrêtent que ledit Schneider sera exposé demain, depuis dix heures du matin jusqu’à deux heures après midi, sur l’échafaud de la guillotine, à la vue du peuple, pour expier l’insulte fait aux mœurs de la république naissante, et sera ensuite conduit de brigade en brigade, au Comité de salut public de la Convention nationale. Le commandant de la place est chargé de l’exécution du présent arrêté, et en rendra compte demain, à trois heures après midi, etc. »

» Voilà notre manière de traiter les gueux ; c’est de là que viennent tous nos succès. Si nous hésitions, on nous aurait bientôt vendus et livrés ; car ces rois, ces nobles, ces moines et tout ce tas de despotes d’en haut et d’en bas s’entendent comme larrons en foire pour gruger les peuples. Notre façon de trancher les questions a l’air de les ennuyer beaucoup ; tant mieux, cela nous prouve qu’elle est bonne.

» Après avoir mis ordre à ces petites difficultés, il était temps de songer aux affaires plus sérieuses.

» Depuis notre défaite de Pirmasens et l’occupation des lignes de Wissembourg par l’ennemi, les Prussiens s’étaient fortifiés sur la Sarre, et les Autrichiens à Niederbronn, Frœschwiller et Reischoffen, dans les Vosges allemandes. Le nouveau général de l’armée de la Moselle, Hoche, choisi par Carnot, avait d’abord rétabli la discipline dans ses troupes, et puis il avait fait partir de Sarreguemines une de ses divisions pour déloger les Prussiens de Bliescastel, et les avait mis en déroute. À la suite de cette affaire, nous avions occupé les hauteurs de Deux-Ponts et Mimbach.

» De son côté, Pichegru, général de l’armée du Rhin, avait attaqué les Autrichiens à Bergheim ; mais l’ennemi, soutenu vigoureusement par le prince de Condé, nous avait repoussés. Les Autrichiens et les émigrés se trouvaient donc encore en Alsace, à Haguenau, le plus horrible nid de réactionnaires que nous ayons en France. Hoche, maître de Deux-Ponts, avait fait un second effort pour se rapprocher de Landau, par les hauteurs de Kaiserslautern, mais cette fois il n’avait pas réussi, faute d’ensemble dans ses mouvements ; les Prussiens tenaient ferme, ce sont de bons soldats. Alors ce jeune homme montra qu’il avait réellement du génie, car, au lieu de s’obstiner à vouloir les forcer, après le combat de Frœschwiller, où nous avions eu le dessus, il laissa devant eux une division en observation ; il traversa les Vosges couvertes de neige, avec le reste de son armée, et se réunit à Pichegru pour agir ensemble, prendre les Autrichiens à revers sur la Moder, dégager les lignes de Wissembourg et débloquer Landau.

» C’était une grosse entreprise.

» Lacoste et Baudot venaient d’arriver avec de nouveaux pouvoirs. Pichegru ne paraissait pas content de partager le commandement ; il voulait agir seul. La Lorraine n’était plus couverte que par une seule division ; heureusement les Prussiens n’en savaient rien. Il fallait agir vite ; Lacoste et Baudot prirent tout sur eux ; ils donnèrent le commandement en chef à Hoche.

» L’enthousiasme était immense. Le tocsin sonnait dans tout le pays ; les bataillons de gardes nationaux arrivaient du fond de la Lorraine ; on était las des étrangers.

» C’est alors que m’étant rendu dans le camp, une de mes plus grandes joies fut de trouver maître Jean, Létumier, Collin et cinquante autres bons patriotes, à la tête des gardes nationales du Bois-de-Chêne, de Phalsbourg, de Metting, de Lixheim, de Sarrebourg, de Lorquin et de tous nos environs. Je leur fis une harangue dont ils n’avaient pas besoin : le cri terrible de « Landau ou la mort ! » s’étendait sur toute notre ligne, à plus de six lieues.

» Nous avancions par colonnes à travers l’Alsace ; les Autrichiens reculaient et prenaient position en avant de la Lauter. Hoche, son état-major et nous tous à cheval, nous suivions ce grand mouvement ; nous sentions d’avance que la victoire ne pouvait nous échapper. Hoche a l’air moins campagnard que Pichegru, mais plus franc, plus ouvert ; c’est un grand et beau jeune homme de vingt-cinq ans, les yeux vifs, la figure énergique. Pourtant je lui fais un reproche : il promet quelquefois de l’argent à ses soldats pour les drapeaux et les canons qu’ils enlèveront à l’ennemi ! C’est bien peu compter sur l’amour de la patrie, et c’est trop connaître à cet âge les mauvais côtés du cœur humain. J’aime mieux votre Kléber, à Torfou, lorsqu’il dit au capitaine Chouardin : « Tu vas te faire tuer ici avec tes hommes, et tu sauveras l’armée » ; et l’autre qui lui répond : « Oui, mon général ! » Enfin, jusqu’à présent Hoche a justifié la confiance de la république ; je le tiens pour excellent républicain, homme de cœur et de dévouement.

» Le jeudi 6 nivôse, de bon matin, nous fûmes en présence de l’ennemi. Il était retranché sur une hauteur, en avant du vieux château de Geisberg ; derrière et sur les côtés s’étendaient les plaines et les petits coteaux de Wissembourg. La hauteur était défendue par des lignes de palissades, des abatis, des fossés, et flanquée de redoutes formidables.

» Hoche réunit trente-cinq mille hommes au centre pour l’attaque principale ; trois divisions se déployèrent à droite, deux divisions à gauche. Comme on n’attendait plus que l’ordre de marcher, des courriers arrivèrent nous annoncer la prise de Toulon. Aussitôt cette nouvelle courut dans l’armée, et les cris « En avant ! » retentirent au loin comme un roulement de tonnerre. Tout partit ensemble et la bataille s’engagea.

» Tu connais, Michel, le bruit du canon, de la fusillade, des tambours qui battent la charge, des trompettes qui sonnent, et les mille cris d’un combat acharné ; mais je ne crois pas que jamais on ait rien entendu de semblable ; les grands cris « Landau ou la mort ! » montaient au ciel à travers ces déchirements et ces sifflements bizarres que font les obus en roulant, avant d’éclater. Au bout de quelques minutes nous ne voyions, nous n’entendions plus rien. Mes confrères et moi nous galopions derrière nos braves soldats, que le mouvement de la fumée nous permettait de voir quelquefois à mi-côte, et qu’elle nous cachait aussitôt.

» Tout à coup je roulai par terre, l’épaule et la joue dans la boue épaisse : un boulet venait de tuer mon cheval, et je dois te dire qu’en revenant à moi je n’en fus pas fâché, car j’avais eu de la peine à me tenir dessus, ayant toujours été plus à mon aise sur mes pieds. Je me relevai bien étonné ; les autres avaient passé sans même s’apercevoir de mon accident. Alors je tirai mon sabre, et je courus comme un véritable furieux, mêlé dans un bataillon qui montait le fusil sur l’épaule. À chaque seconde je sentais des coups de vent qui passaient ; et plus nous montions, plus le bruit devenait fort.

» Nous marchions sur une batterie. Ce n’est qu’à vingt pas d’un gros carré de terre tout éboulé, que j’entendis crier « À la baïonnette ! » et que je reconnus que nous étions arrivés. Nos deux premières compagnies étaient déjà dans la redoute ; les autres suivaient en grimpant par-dessus les fascines et les sacs de terre. Je suivis le mouvement, et là-haut, après une mêlée de quelques minutes, j’eus le spectacle de la déroute des Autrichiens ; ils étaient bousculés partout et cherchaient à reprendre position en arrière ; mais on les poussait la baïonnette dans les reins. Je courais aussi, tout hors de moi d’indignation, pour balayer ces tas d’esclaves. Leurs grandes lignes blanches, allongées sur les collines, se défaisaient de seconde en seconde, comme des pans de mur qui tombent ; et nos têtes de colonnes, les grands chapeaux à cornes en avant et les drapeaux déployés, passaient à travers.

» Mais huit bataillons autrichiens, que je crois être des Hongrois, une forte réserve prussienne commandée par Brunswick, et la cavalerie de Condé tinrent longtemps et se défendirent en désespérés. Vers le soir seulement nous les vîmes tous en retraite, les Autrichiens sur Frankenthal et les Prussiens sur Bergzabern.

» À Wissembourg, tous leurs bagages tombèrent entre nos mains. La joie de ces braves Alsaciens d’être délivrés nous faisait répandre des larmes ; on s’embrassait comme des frères. Et le lendemain 7 nivôse, étant partis de bonne heure, nous entrâmes à Landau, débloqué depuis la veille. L’enthousiasme recommença ; de tous les côtés les vivres arrivaient, Hoche avait tout commandé d’avance : après la famine c’était l’abondance.

» Quel beau jour, Michel, et que de choses attendrissantes on voit dans ces occasions : des amis, des parents qui se retrouvent ; des malheureux que l’on croyait perdus, des êtres affamés, réduits à la dernière extrémité, qui ressuscitent ; et l’humanité des soldats après avoir fait leur devoir ! On pourrait en raconter jusqu’à la fin de ses jours.

» C’est de Landau que je t’écris cette lettre, du grand hôtel de la Pomme-d’Or, rue de la Poste, que tu dois connaître, puisque vous avez été bloqués à Landau six semaines. Maître Jean, Collin, Létumier et d’autres patriotes du pays ont promis de venir dîner avec moi ; je les attends. Hier nous étions dans la boue et la neige jusqu’au ventre, aujourd’hui un bon feu de cheminée éclaire ma chambre, et nous allons chanter la Marseillaise ensemble ; nous allons boire quelques bons coups à la santé de notre république. Elle se porte bien, elle aura la vie dure ; toute la noble race commence à comprendre que le règne de la liberté, de l’égalité et du bon sens va remplacer le règne des Charles, des Louis, des Christophe qui n’avaient pas le sens commun ; les peuples s’éclairent, ils demandent des comptes ; il s’agit de s’entendre avec eux et de faire ensemble nos affaires.

» Au commencement de cette année le sol de la république était inondé d’ennemis ; nous les avons balayés, nous sommes restés maîtres chez nous ; mais ce n’a pas été sans peine. Quand je vous disais en 92, à notre club de Phalsbourg, que la guerre d’un seul peuple contre l’envie, l’égoïsme et l’ignorance de tous les autres serait terrible, j’avais raison. N’importe ! nous en sommes sortis vainqueurs ; et cette campagne contre l’Europe, où nous avons livré plus de cent combats et plus de vingt batailles rangées, ne nous a pas empêchés d’asseoir les bases solides de l’avenir.

» Tu n’a pas eu le temps, au milieu de cet orage, de lire ce qui se passait à la Convention, mais sache qu’elle a fait aussi son devoir, et qu’elle n’a jamais perdu de vue sa mission, de fonder sur de bonnes institutions le bonheur de la nation en temps de paix. Je ne te parlerai pas de notre grande réforme militaire pour rétablir la discipline dans les camps, inspirer de la confiance aux jeunes recrues, par la suppression des vieilles manœuvres inutiles, donner de l’ensemble à nos mouvements, par les attaques en masse, et renouveler sans cesse nos ressources pendant l’invasion et la guerre civile. Cet immense travail sera la gloire de Dubois-Crancé, de Carnot, de Prieur (de la Côte-d’Or) et de quelques autres membres de notre comité militaire.

» Mais ce qui nous revient particulièrement à nous, c’est l’établissement en France de l’unité des poids et mesures, pour faire cesser la fraude qui depuis des siècles existait de province à province, et portait le plus grand préjudice au commerce. C’est ensuite d’avoir décrété que les lois civiles seraient codifiées, et voté les premiers titres de ce code, relatifs à l’état des personnes. C’est d’avoir établi toutes les grandes lignes du télégraphe, pour faciliter les services publics ; d’avoir fondé chez nous la propriété littéraire et artistique, car jusqu’à présent les écrivains, les artistes mouraient de faim, à moins de se mettre aux gages de quelque grand seigneur, parce que des voleurs habiles s’emparaient de leurs œuvres et s’en attribuaient le profit. Nous avons donc décrété que les compositeurs de musique, les peintres, les écrivains jouiraient du droit exclusif de vendre leurs ouvrages dans toute l’étendue de la république, et d’en conférer la propriété, comme bon leur semblerait ; et que leurs héritiers ou cessionnaires jouiraient même de ce droit exclusif dix ans après leur mort.

» C’est aussi d’avoir décrété : – la nouvelle constitution républicaine ; l’unité et l’indivisibilité de la république, chose indispensable pour la grandeur et la force de la nation ; la création du grand-livre de la dette publique ; la vente à crédit et par petites portions des terres des émigrés ; le partage des biens communaux ; l’indemnité aux communes qui souffriraient de l’invasion des ennemis ; les secours proportionnels et à domicile aux familles chargées d’enfants en bas âge ; et la charge communale d’entretenir les vieillards pauvres incapables de se procurer un travail en rapport avec leurs forces. Une de nos plus belles institutions, et surtout des plus difficiles, c’est l’établissement d’une nouvelle mesure du temps. L’ancien calendrier avait pris naissance chez un peuple barbare et crédule ; pendant dix-huit cents ans il avait marqué les progrès du fanatisme, l’avilissement des nations, le triomphe scandaleux de l’orgueil, du vice et de la sottise, les persécutions et les dégoûts de la vertu, du talent et de la philosophie, sous des despotes cruels ou stupides.

» Devait-on graver sur les mêmes tables les crimes honorés des rois, les fourberies des évêques et les progrès de l’humanité, la proclamation des droits de l’homme, son affranchissement de l’ignorance et de la servitude ? Nous ne l’avons pas souffert ; le temps ouvrait un nouveau livre à l’histoire, et nous avons décrété que l’ère française daterait du 22 septembre 1792, jour où le soleil arrive à l’équinoxe vrai d’automne, en entrant dans le signe de la Balance, à neuf heures dix-huit minutes du matin, pour l’Observatoire de Paris ; nous avons décrété la réforme complète du calendrier d’après ces mesures exactes ; et plus tard, Michel, tu verras cette œuvre admirable, qui donne à notre république le pas sur toutes les monarchies, obstinées dans les vieilles erreurs si favorables à leur domination.

» Nous ne reconnaissons que la justice et la raison, cela fait notre force, indestructible comme la nature elle-même.

» Mais ce que je place encore au-dessus de tout cela, c’est notre décret sur l’instruction publique ; car il ne suffit pas d’avoir du bon grain, il faut le répandre. Que les despotes mettent des entraves à la parole, à la pensée, aux écrits, c’est tout simple ; qu’ils empêchent ou retardent le progrès des lumières, rien de plus facile à concevoir : si la vérité se répand, ils sont perdus ! La république, au contraire, n’a pas de meilleure alliée : c’est par l’instruction qu’elle surmontera tout ; et, quels que soient la résistance des autres, leurs mensonges, leurs fourberies et leurs chicanes, la digue est rompue ; ce n’est plus qu’une question de temps ; la lumière éclairera les aveugles même.

» Nous avons donc décrété l’obligation imposée aux pères, mères, tuteurs et curateurs d’envoyer leurs enfants et pupilles aux écoles du premier degré. Ce décret est du 29 frimaire dernier. Ce n’est que le commencement d’une quantité d’autres mesures que nous allons prendre, et qui sont déjà préparées, pour avoir de bons instituteurs dans les sciences, les arts, l’agriculture, le commerce, la navigation, et même la guerre. Un peuple libre doit savoir se défendre : nous aurons des ingénieurs militaires, des mines, des ponts et chaussées ; des géographes, des ingénieurs de marine. Tout ce que le grand roi et tous les rois du monde depuis quinze cents ans n’ont pu faire, nous le ferons en huit ou dix ans au plus.

» Après cela, que la valetaille crie et nous calomnie ; qu’elle mette ses anciens maîtres au-dessus de nous ; qu’elle nous appelle comme aujourd’hui « des buveurs de sang », parce que nous ne reculons devant rien pour sauver la patrie et les droits de l’homme, en détruisant l’aristocratie, la misère et l’ignorance ; qu’elle dise tout ce qui lui plaira, Michel ; même en cas de malheur, et si nous devions succomber, les conventionnels, depuis le premier jusqu’au dernier, ne s’en moquent pas mal : la postérité leur rendra justice !

» Dieu veuille seulement que nous restions unis, comme nous l’avons été depuis la chute de ces malheureux girondins qui nous énervaient et compromettaient tout. S’ils étaient restés les maîtres, la république n’existerait plus ; les rois, coalisés contre les droits de l’homme, auraient fait une Saint-Barthélémy de patriotes ; l’ancien régime serait rétabli dans toute sa force, avec sa noblesse, son clergé, ses privilèges abominables ; le pauvre peuple travaillerait encore une fois, comme avant 89, pour entretenir deux à trois cent mille individus dans l’orgueil et la paresse ; et l’Autrichien, le Prussien, l’Anglais, l’Espagnol, le Piémontais, auraient pris chacun un morceau de la France, pour se payer des frais de la guerre.

» Notre union a fait notre force ; elle nous a donné la victoire, et nous avons encore besoin de force pour accomplir notre œuvre.

» Deux hommes s’élèvent dans la Convention au-dessus des autres, par leurs talents et leurs services : Robespierre veut tout organiser, c’est un grand organisateur ; il donne tout à l’État, il veut que tout dépende de l’État. Danton, lui, veut tout laisser libre ; il veut tout laisser au concours ; l’État doit réglementer le moins possible ; tout doit être, d’après lui, au choix du peuple : représentants, administrateurs, fonctionnaires, etc. Ce sont des idées bien différentes, bien difficiles à concilier. Nous verrons ce que décidera l’avenir, et mon plus grand désir pour le salut de la patrie, c’est que ces deux hommes puissent s’aimer et s’entendre ; qu’ils mettent toujours l’intérêt de la république au-dessus de tout… Mais voici maître Jean, Létumier et tous les amis qui arrivent ; je les entends rire dans l’escalier. Mon cher Michel, je t’embrasse. Maître Jean et les autres me chargent tous de leurs poignées de main et de leurs embrassades pour toi. Ils me disent qu’avec toi la fête serait plus complète ; c’est bien vrai, mon bon Michel, et nous serions tous heureux de te serrer sur notre cœur.

» Ton père,

» CHAUVEL. »

Au bas de cette bonne lettre, maître Jean, de sa grosse écriture, avait mis :

« Salut et fraternité, mon vieux Michel ! Ah ! que je serais content de te voir avec nous à table avec Marguerite. Cela viendra. Nous forgerons encore ensemble. Ce gueux de Valentin voulait me pendre, il était dans les soldats de Condé : nous les avons joliment arrangés ; ils courent comme des lièvres !… Enfin nous t’embrassons tous mille fois.

» Vive la république ! »

Au-dessous plus de vingt patriotes avaient signé.

. . . . . . . . . . . . . . . .

Et voilà mon troisième volume fini.

Le printemps revient, je n’en suis pas fâché. Tout cet hiver, j’ai fatigué mes yeux à relire les vieux papiers ; nous allons remettre les lunettes dans l’étui pour quelque temps, et puis nous finirons cette longue histoire.

Au revoir, les amis, et portons-nous bien tous, c’est le principal.

MICHEL BASTIEN.

À la ferme du Valtin.

28 février 1869.