VIII

 

Pendant le mois de février, les convois de grain, de paille, et surtout de canons, de poudre et de boulets, continuèrent d’arriver sans relâche ; les moulins bâtis sur pilotis au milieu du fleuve ne cessaient pas de moudre ; la farine s’entassait dans les magasins, et tout cela montrait que nous allions être bloqués.

C’est le premier de ce mois, que le girondin Brissot vint proposer à la Convention de déclarer la guerre à l’Angleterre et à la Hollande, disant que le peuple anglais n’attendait que notre déclaration, pour bousculer sa noblesse et proclamer la république ; que cette bonne nouvelle lui venait de Londres et qu’il en répondait.

La vérité, c’est que le ministre Pitt avait fait écrire ces fausses nouvelles à Brissot, par de soi-disant républicains. Pitt avait besoin de la guerre avec la France, pour étouffer les idées de notre révolution, qui se répandaient de plus en plus en Angleterre, et rétablir l’aristocratie dans toute sa force. Il nous aurait attaqués depuis longtemps, sans la crainte de soulever le peuple contre sa politique ; mais en trompant Brissot et trouvant ainsi le moyen de se faire déclarer la guerre, il se donnait le beau rôle, puisque les Anglais étaient bien forcés de se défendre.

Quand je pense à ce Brissot, la colère m’empoigne ! À force de crier à l’Assemblée législative contre Robespierre, qui soutenait la paix ; à force de cabaler, lui et ses amis, et d’exciter les gens au moyen de leurs mauvaises gazettes, ils nous avaient fait déclarer la guerre à l’Allemagne, quand rien n’était prêt pour l’entreprendre. Cette guerre avait amené l’invasion de la Champagne et les massacres de septembre. Il est vrai que depuis nous avions gagné. Mais il avait fallu déclarer la patrie en danger, lever, armer, équiper des centaines de mille hommes, dépenser des quantités de millions. Quand on se bat, tout s’envole en fumée ; le commerce, l’industrie, la culture dépérissent faute de bras et d’argent. Nous le voyions bien alors. Les gens ne gagnaient plus rien ; ils ne pouvaient plus acheter de terres d’émigrés ; les assignats qui représentaient la valeur de ces terres baissaient en proportion ; il fallait en faire par masses et plus on en faisait moins ils valaient ; enfin la misère augmentait de jour en jour.

Toutes ces choses auraient dû faire réfléchir nos représentants, avant de nous mettre un nouvel ennemi sur le dos.

Mais la Convention, trompée par Brissot, et peut-être aussi excitée par nos victoires en Allemagne et en Belgique, déclara la guerre à l’Angleterre et à la Hollande. Seulement, comme elle savait que Pitt allait employer le vert et le sec, pour nous rendre tout le mal que nous avions fait à l’Angleterre pendant la guerre d’Amérique, elle décréta presque aussitôt une levée de trois cent mille hommes, et la division de toutes nos forces en huit armées, dont trois dans le nord, une sur les Alpes, une dans le Var, une pour garder les Pyrénées, une sur les côtes de la Manche, et la huitième, dite de réserve, à Châlons.

La Convention décréta aussi la réorganisation de l’armée, d’après le rapport de Dubois-Crancé. Ce décret, qu’on mit à l’ordre du bataillon, disait qu’à l’avenir il n’y aurait plus aucune différence ni distinction entre les corps d’infanterie appelés de ligne et les volontaires nationaux ; que l’infanterie à la solde de la république serait formée en demi-brigades, composées chacune d’un bataillon des ci-devant régiments de ligne et de deux bataillons de volontaires ; que chaque demi-brigade serait donc de trois bataillons, et chaque bataillon de neuf compagnies, dont une de grenadiers et huit de fusiliers ; que la compagnie de grenadiers aurait soixante-deux hommes, y compris les officiers, sous-officiers, caporaux et tambours, et la compagnie de fusiliers soixante-sept hommes ; que l’uniforme serait le même pour toute l’infanterie ; qu’il serait aux couleurs nationales, et que ce changement se ferait au fur et à mesure que le ministère de la guerre serait obligé de renouveler l’habillement ; que chaque demi-brigade se distinguerait par un numéro sur le bouton et sur le drapeau, et qu’elle aurait six pièces du calibre quatre, avec une compagnie de canonniers pour le service de ces pièces ; que dans tous les grades, excepté celui de chef de brigade et celui de caporal, l’avancement aurait lieu de deux manières, savoir : le tiers par ancienneté de service, à grade égal, roulant sur toute la demi-brigade, et les deux tiers au choix, sur la présentation de trois candidats nommés par les soldats, pour chaque place vacante. Les emplois de généraux de brigade, de généraux de division, devaient être donnés : le tiers à l’ancienneté et les deux tiers au choix du ministre de la guerre, avec approbation du Corps Législatif.

Si je vous raconte ce décret en détail, c’est que les fameuses demi-brigades de la république, toutes formées sur le même modèle, dans les années 1793 et 1794, sont celles qui nous ont gagné tant de bonnes provinces, que les régiments de l’empire ont malheureusement perdues. C’est pourquoi j’estime, d’après mon simple bon sens, que, si nous voulons encore gagner des provinces au lieu d’en perdre, on fera bien de revenir aux immortelles demi-brigades, dont les derniers soldats sont devenus plus tard des maréchaux de l’empire, et les cantinières des princesses.

Enfin ce décret fit beaucoup de bien ; on ne vit presque plus de duels entre les vieux soldats de ligne et les volontaires ; les uns avaient l’enthousiasme de la liberté, les autres l’habitude de la discipline ; les armées de la république en devinrent plus solides et plus hardies.

Vers le commencement de mars, notre brave commandant Meunier et ses deux cent cinquante grenadiers revinrent de Kœnigstein, un de ces vieux nids d’épervier comme il s’en trouve par vingtaines au haut des rochers qui bordent le Rhin. Je les vois encore traverser le pont, maigres, décharnés, les yeux luisants comme des rats, leur drapeau tout déchiré et huit petites pièces qu’ils ramenaient de là-bas. Ils avaient obtenu les honneurs de la guerre, après trois mois de siège. On criait :

– Vive le commandant Meunier ! Vivent les grenadiers de Kœnigstein !

Eux, ils riaient, montrant leurs grandes dents sous leurs moustaches, et donnant des poignées de main aux camarades.

Meunier reçut quinze jours après son brevet de général, et la Convention décréta que les défenseurs de Kœnigstein avaient bien mérité de la patrie.

Notre armée occupait alors tout le pays entre la Nahe et le Rhin, depuis Bingen jusqu’à Spire ; ses magasins étaient à Frankental, un peu au-dessus de Worms ; nous étions de quarante à quarante-cinq mille hommes.

Les ennemis, eux, depuis notre retraite de Francfort, s’étaient partagés en trois bandes : la première, composée en grande partie de Saxons, bloquait Cassel ; la deuxième, forte d’environ cinquante mille Prussiens et Hessois, avait passé le Rhin à Rheinfelz, à quelques lieues au-dessous de Bingen ; elle tenait le pays entre la Nahe et la Moselle, sur notre gauche ; et la troisième, de vingt-cinq mille Autrichiens commandés par le général Wurmser, après avoir remonté le Rhin jusqu’à Mannheim, menaçait notre droite.

L’idée de ces Autrichiens était de passer le fleuve sur nos derrières, pendant que les Prussiens nous attaqueraient à gauche, et de couper la route de Landau ; de cette façon toute notre armée aurait été forcée de s’enfermer dans Mayence ; mais le général Meunier, posté à Spire avec douze mille hommes, observait leurs mouvements.

Les choses en étaient là lorsque, un matin, le bruit se répandit à Mayence que les Prussiens attaquaient notre aile gauche et que nous allions sortir pour les bousculer. Aussitôt les cris de « Vive la république ! » recommencent, et puis notre bataillon, les quatre de fédérés parisiens, les chasseurs du Languedoc, les hussards de la liberté, l’artillerie, tout sort de la place ; les anciens régiments de ligne, encore en habits blancs, et les bataillons de volontaires, bleus et rouges, s’étendent le long des haies à perte de vue, suivant les routes qui descendent le Rhin. Chaque homme avait sa giberne remplie de cartouches, et notre nouveau commandant, Nicolas Jordy d’Abreschwiller, un solide gaillard brun et trapu, parti quelques mois avant avec les volontaires de son village, se retournait à chaque instant sur sa grande bique, et nous criait comme Neuwinger à Spire :

– Eh ! hé ! ceux de la montagne, c’est aujourd’hui qu’il faut se montrer !

On riait, on était content. Sur les deux heures le canon se mit à gronder au loin ; le temps était clair, et l’on voyait à peine monter la fumée ; malgré cela, toute la division courait depuis une heure, quand des officiers d’ordonnance arrivèrent au galop, criant de retourner à Mayence. Houchard et Neuwinger avaient attaqué l’ennemi près de Stromberg, mais ayant appris qu’un corps de dix mille Prussiens arrivaient de Trêves, sur leurs derrières, après avoir surpris le passage de la Nahe, ils avaient ordonné la retraite.

Nous rentrâmes à la nuit, tout couverts de boue et bien ennuyés d’avoir tant couru pour rien.

Le lendemain, des files de charrettes ramenèrent nos blessés.

Houchard et Neuwinger restèrent pourtant à Bingen, mais le 28 mars des masses d’ennemis étant venus les attaquer, ils furent obligés de se replier ; et Neuwinger, qui voulait tenir malgré les ordres de Custine, fut pris.

C’est la première débâcle que j’aie vue, car le bataillon reçut l’ordre de sortir et d’occuper une côte, où se dressait la potence du pays, pour arrêter la poursuite de l’ennemi dans cette direction. Le 96e de ligne et deux autres bataillons avec le nôtre, nous restâmes dans cet endroit depuis le matin jusqu’au soir, et je croyais n’avoir jamais entendu siffler les balles et ronfler les boulets, tant il en pleuvait ce jour-là.

Le chef d’escadron Clarke, depuis duc de Feltre, soutenait la retraite avec ses dragons d’Orléans ; des milliers de partisans hessois l’entouraient ; il se fit jour, après avoir laissé défiler la masse de traînards et de blessés au pied de la côte que nous gardions.

C’est la dernière affaire du bataillon avant le siège.

Deux jours plus tard, le 30 mars, Custine essaya d’arrêter la poursuite des Prussiens à Ober-Flersheim, entre Alzey et Worms ; mais craignant d’être coupé par les Autrichiens, qui venaient de passer le Rhin à Spire, il perdit la tête et se dépêcha de battre en retraite derrière les lignes de Wissembourg, après avoir brûlé les magasins de Frankenthal, et notre corps d’armée fut bien obligé de s’enfermer dans Mayence.

J’ai vu dans la suite bien des entassements de monde, mais jamais comme à Mayence après la retraite de Bingen ; les grandes maisons autour de la place d’Armes étaient changées en casernes ; les églises, la synagogue, le temple des luthériens, la halle, le séminaire, le château étaient changés en greniers à foin, en écuries, en logements de troupes, et le plus grand magasin était à la cathédrale. Oui, cet entassement de gens à pied, à cheval, d’anciens régiments, de compagnies franches, de bourgeois, de boutiquiers, d’ouvriers, de femmes, d’enfants, tous pêle-mêle dans les petites rues, sur les places, le long des remparts et sous les portes de la ville, ce spectacle extraordinaire est encore devant mes yeux.

D’autres commissaires venaient d’entrer en ville : Pflieger, Ritter, Louis ; on les appelait clubistes ; ils aidaient le docteur Hoffmann, de Mayence, à démocratiser le peuple ; seulement, il fallait toujours un piquet pour les garder, car chaque jour la mauvaise race relevait la tête.

On voulut encore une fois foncer dehors, du côté de Worms, et se débarrasser d’une partie de la garnison ; malheureusement les Prussiens gardaient les routes, ils repoussèrent le détachement dans la place. Nous n’avions donc plus à tenir la campagne, mais à nous défendre chez nous.

Notre commandant de place était le général Doyré. Le général du génie Meuynier, venu tout exprès de Paris pour fortifier Cassel, défendait ce poste avec quinze cents hommes. Aubert-Dubayet, l’adjudant-major Kléber, et le représentant Merlin veillaient principalement au service.

Au lieu de nous considérer comme des volontaires, on nous appliqua le règlement des troupes de ligne. L’adjudant-major Kléber, dans ce temps, avait la réputation d’être très sévère sur la discipline ; on disait qu’il avait pris l’habitude de faire donner la schlague chez les Autrichiens, et qu’il regrettait de ne plus pouvoir s’en servir.

On établit un conseil de guerre en permanence à l’hôtel de ville, et je me rappelle qu’on fusillait presque tous les matins, derrière le bastion Saint-Jean, deux ou trois maraudeurs, soi-disant pour le bon exemple ; je veux bien croire que c’étaient des pillards ou de mauvais gueux ayant insulté ou volé d’honnêtes gens, mais sur la plainte d’un simple bourgeois, vous étiez arrêté. Tout le pays, depuis notre retraite de Francfort, s’était soulevé contre nous ; maintenant il fallait tout payer comptant, et nous ne recevions plus de solde ; la ration devait nous suffire.

Les mauvaises nouvelles de l’armée du Nord, la déroute du corps de Valence à Aix-la-Chapelle ; l’insurrection de la Vendée, où tout se levait ensemble, prêtres, nobles et paysans ; la défaite de Dumouriez à Nerwinden ; les intrigues du ministre Pitt, qui mettait toute l’Europe contre nous ; le massacre des Français à Rome ; les grands cris de Danton appelant les citoyens au secours de la république, demandant la création d’un tribunal révolutionnaire pour juger les traîtres, et l’établissement d’une taxe sur les riches ; les discours des girondins, toujours les premiers à déclarer la guerre, à nous envoyer, nous les enfants du peuple, au-devant de la mort par centaines de mille, et qui devenaient furieux lorsqu’il s’agissait d’un roi traître à la patrie, de la vie des conspirateurs et de l’argent des riches, toutes ces choses vous agaçaient et vous entretenaient dans une colère d’autant plus grande, que les Allemands étaient cinq contre un, et qu’on ne pouvait pas se venger.

C’est le 6 avril que les Autrichiens, les Prussiens et les Hessois se montrèrent aux environs de la place. Bien des gens du pays étaient venus au marché de légumes, et, quand ils apprirent qu’on allait fermer les portes, ces pauvres paysans se mirent à courir avec leurs hottes et leurs paniers, en poussant de grands cris. J’étais de garde au Gothor ; et, les voyant passer ainsi, je les trouvais bien plus heureux que nous de pouvoir sortir et vivre dans leurs villages, en plein air ; le blocus de Landau me revenait : quel ennui d’être enfermé durant des semaines et des mois !

L’ennemi n’était pas encore en force pour commencer le siège ; il nous tenait seulement étroitement bloqués. On tirait sur ses patrouilles à pleine volée ; elles répondaient, les balles perdues sifflaient dans les rues, cassant des fenêtres par-ci par-là, blessant un passant, que les bourgeois emportaient avec des gémissements extraordinaires ; les femmes parlaient du malheur les mains au ciel, et se figuraient que c’était la guerre ; elles devaient en voir bien d’autres.

La garnison faisait des sorties tous les jours, à Weissenau, Marienborn, Bretzenheim, et dans tous les villages des environs, pour ramener du bétail, car le général Custine n’avait pas approvisionné la place comme c’était son devoir. Nous avions bien des canons, de la poudre, du vin, de la bière, de l’eau-de-vie, du foin et du blé en quantité, mais le bétail manquait. – Ces petites expéditions cessèrent bientôt, parce que les paysans avaient tout évacué dans les bois, et qu’on ne ramenait plus rien.

Des bandes de soldats sortaient pourtant encore à la maraude, et Marc Divès était toujours dans le nombre ; cela ne dura pas longtemps non plus, car l’ordre arriva de tirer sur tous ceux qui voudraient s’échapper ; les fossés de Mayence sont pleins d’eau, on ne pouvait suivre les petites chaussées qui menaient aux redoutes, sans être vu des sentinelles, personne n’osa plus se risquer.

Tout resta dans cet état jusque vers la fin d’avril.

Hors du service, on ne savait plus que penser ; les bulletins de la Convention n’arrivaient plus, mais de faux Moniteurs, imprimés par les Prussiens à Francfort, représentant la France comme bouleversée de fond en comble, des guillotinades avec les noms d’une quantité de patriotes reconnus, le soulèvement de l’armée du Nord contre Paris, les victoires des réfractaires en Vendée, la régence de Marie-Antoinette pour son fils Louis XVII, etc., etc. Nos officiers avaient beau dire que tout était faux, que l’ennemi imprimait lui-même ces fausses gazettes et les faisait jeter dans nos avant-postes, l’inquiétude vous gagnait toujours un peu plus, et beaucoup parlaient de sortir en masse, de bousculer l’ennemi, et de rejoindre l’armée à Wissembourg ; le commandant Doyré fut même obligé, pour arrêter la révolte, de mettre à l’ordre du jour que Mayence était la première barrière de la république contre l’Europe ; que l’ennemi ne pouvait plus nous envahir sans l’avoir reprise sur nous, et que les gueux capables de vouloir l’abandonner seraient fusillés sur-le-champ comme traîtres à la patrie.

Les Autrichiens avaient essayé d’établir deux batteries, l’une sur la route de Worms, et l’autre au-dessus du moulin contre le bois, où nous avions bivaqué en arrivant de Spire ; nos grandes pièces de quarante-huit les avaient démontées, et le bruit courait qu’ils avaient maintenant l’idée de nous affamer, mais que Custine nous dégagerait ; on s’étonnait même de voir qu’il tardait si longtemps à venir.

Au commencement du mois de mai, les sorties recommencèrent, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, pour bousculer les travaux de l’ennemi ; cela continua jusqu’à la fin du siège.

Je me rappelle qu’on en fit une très forte, dans la nuit du 30 au 31, contre le village de Marienbourg, où se trouvait le quartier général. On pensait surprendre et peut-être bien enlever le roi de Prusse. Cinq ou six mille hommes sortirent de la place entre minuit et une heure, et tombèrent sur les avant-postes ennemis, qui furent bousculés ; ils s’avancèrent même jusqu’au quartier de Frédéric-Guillaume, où des centaines de chevaux de la garde royale furent tués au piquet. Mais l’alarme ayant été donnée, des masses de troupes, infanterie et cavalerie, tombèrent sur la colonne et la ramenèrent, l’épée dans les reins, jusque sous les murs de la place. Nous perdîmes beaucoup de monde dans cette attaque, parce qu’un régiment de volontaires avait pris le régiment de Saintonge, qui portait encore l’habit blanc, pour un régiment autrichien et avait fait feu dessus.

Le lendemain, Frédéric-Guillaume fit canonner et bombarder la ville d’une façon terrible. Il devait avoir eu joliment peur la veille.

Vers le milieu de ce mois, pendant une nuit très noire, tous nos ouvrages furent attaqués du côté de Weissenau et de Marienborn ; comme on voulait justement faire une sortie cette nuit-là, on avait retiré presque toutes les troupes des redoutes, il n’y restait que de faibles détachements, qui furent écrasés dans un moment. Alors le rappel se mit à battre sur la place du Marché et dans toutes les rues. Le canon des remparts tonnait, en éclairant de sa flamme rouge le bastion Saint-Philippe et la citadelle à gauche près du Rhin. Nos fortifications de Cassel se mirent aussi de la partie ; on se forma sur la place, au milieu d’une foule de peuple accouru dans l’épouvante et qu’on repoussait. On ne prit pas même le temps de faire les appels, et les premiers bataillons réunis partirent tout de suite dans la nuit au secours des redoutes. On venait de baisser le pont de la porte Neuve ; aussitôt dehors, sur les glacis, nous vîmes de quel côté courir, car on se fusillait dans les redoutes à bout portant.

Le commandant Jordy nous criait : « En avant, camarades !… à la baïonnette !… » et nous courions. La mitraille des deux bastions passait au-dessus de nous avec un ronflement épouvantable. Comme nous approchions de la première redoute, celle de Saint-Charles, elle était balayée, mais des tas de Prussiens fourmillaient autour, et l’on s’attaqua dans ce coin avec une fureur que je n’avais vue que sous la porte de Spire. Toute ma vie j’entendrai les jurements allemands et français, quand le bataillon croisa la baïonnette avec ces Prussiens et qu’on se vit dans le blanc des yeux, à la lueur des coups de fusil. C’était une véritable boucherie ! Le premier coup lâché, on ne rechargeait pas, on se précipitait, on sentait quelque chose de mou devant soi où la baïonnette entrait ; et d’instant en instant, quand un coup de fusil partait encore, on voyait le carnage, les morts et les blessés par tas, et la rage de ceux qui se battaient.

Mais cela ne dura pas longtemps.

Tout à coup deux ou trois obus ayant roulé sur l’épaulement de la redoute, comme ils éclataient plus loin, nous vîmes les Prussiens en retraite. En même temps un de nos régiments de ligne arrivait au pas de course, et prenait position à notre droite, derrière les tas de terre et les gabions bousculés. On ne se voyait pas. Le combat continuait en face du bastion Saint-Philippe, le pétillement de la fusillade montait et descendait avec les cris, les commandements allemands et français et la canonnade. On entendait aussi des chevaux galoper dans cette nuit noire.

Au bout d’environ vingt minutes, tout se tut. Le bataillon s’était ramassé, les baïonnettes en l’air, et chacun demandait à son voisin :

– C’est toi, un tel ?… c’est toi ?

Beaucoup ne répondaient pas ! J’avais aussi crié :

– Hé ! père Sôme ?… Marc Divès ?… Jean Rat ?…

Et le vieux Sôme m’avait répondu :

– Me voici, Michel. Ça va bien ?

– Oui et vous ?

– Moi, j’ai une égratignure, ce n’est rien !

En même temps, j’entendais Marc Divès parler au milieu d’une foule d’autres et dire :

– Tas de gueux ! ils ne mettront pas celle-là dans leurs gazettes.

Chacun écoutait ; rien ne bougeait plus aux environs ; quelques blessés seulement se plaignaient et voulaient être emportés.

Le bataillon attendit là jusqu’au petit jour l’ordre de rentrer. Nous avions perdu beaucoup de monde, mais les Prussiens encore plus à cause de la mitraille. Ceux des nôtres qui défendaient les redoutes, ayant été surpris, avaient été hachés jusqu’au dernier.

Depuis ce jour le bombardement recommença plus terrible qu’auparavant ; les obus, les bombes, les boulets rouges, tout pleuvait ensemble ; le feu prenait à quatre et cinq endroits à la fois ; à peine avait-on éteint d’un côté, qu’il fallait courir de l’autre.

Les sorties continuaient aussi avec acharnement des deux côtés du Rhin, et c’est dans une de celles que l’on fit pour se rendre maître de l’île de Mars, où les Prussiens avaient établi une forte batterie, que le général Meuynier, commandant la place de Cassel, fut blessé d’un éclat d’obus, dont il mourut quelques jours après.

Toute la garnison sentit ce coup. Meuynier était un brave soldat, un bon patriote et un ingénieur de grand mérite. Plus d’un, en apprenant ce malheur, en eut des larmes dans les yeux. Le gouverneur obtint un armistice pour l’enterrer dans un petit fort, qu’il avait fait construire lui-même quatre ou cinq mois avant, et les Prussiens, nous voyant défiler les fusils renversés et la mort dans l’âme, ne purent s’empêcher de rendre à ce républicain, qui les avait si bien combattus, les derniers honneurs ; ils le saluèrent de toutes leurs batteries. Frédéric-Guillaume, s’il n’avait pas beaucoup de cœur, montra du moins cette fois qu’il avait le respect du courage et du talent.

Cela se passait le 13 juin.

Deux ou trois jours après les ennemis ouvrirent leur première tranchée, à gauche de Mayence, derrière le village de Weissenau. Les sorties redoublèrent pour bousculer leurs ouvrages et défendre nos redoutes. Quelquefois nous avions l’air de les abandonner, mais, aussitôt que les autres étaient dedans, le feu des bastions les balayait, et nous sortions reprendre nos positions.

C’est alors que les combats devenaient terribles, car ces Allemands se battaient sous les yeux de leurs princes, qui les regardaient de loin avec des lunettes, et chacun sait que cela donne aux soldats un grand courage, de se battre sous les yeux des princes ! Mais nous les culbutions tout de même ; derrière toutes les haies, dans tous les fossés, le long des murs de jardins et parmi les tombes du cimetière des nonnes, en face de la citadelle, on voyait des habits blancs et bleus par tas, à la file ; les nôtres ne manquaient pas non plus, en guenilles, car, depuis les magasins de Worms, la pluie, la neige et le soleil avaient tout usé. Des espèces d’oiseaux qui fréquentent le Rhin, et dont les ailes noires et blanches sont très longues, venaient se percher sur ces morts et se nourrir d’eux. Il faisait chaud, c’était un temps d’orages, et, quand le vent venait de là-bas, on descendait vite des remparts. De pareils spectacles vous donnent trop à penser, surtout quand on se dit :

« Nous avons sortie ce soir, et demain je pourrais bien être avec les autres. »

À moins d’être une bête, malgré l’habitude de se battre, le mépris des balles et des boulets, des coups de sabre et de baïonnette, ces idées vous viennent toujours plus ou moins, et l’on aime mieux en avoir de plus gaies.

Toutes les nuits, vers neuf heures, quand le feu des Prussiens et des Autrichiens commençait, et que les bombes, après avoir trembloté parmi les étoiles roulaient sur le pavé des rues, ou descendaient dans les vieilles maisons par le toit, en enfonçant les plafonds l’un sur l’autre jusqu’à la cave, et puis éclataient dans les magasins de suif, d’eau-de-vie, de résine, dans les boutiques de chandeliers, d’épiciers, de droguistes, etc., et faisaient sauter les fenêtres ; quand ensuite le feu se déclarait au milieu des gémissements et des pleurs, c’était un spectacle auquel je n’ai jamais pu m’habituer, quoiqu’on dise que l’habitude fait tout.

Et pendant que les cris « Au feu ! au feu ! » s’entendaient ; que les gens couraient ; que plus la flamme montait, plus les boulets et les obus arrivaient pour écraser les travailleurs ; dehors le pétillement de la fusillade, les coups de canon qui tonnent, le chant de la Marseillaise qui monte ; et puis le matin, au petit jour, les blessés qu’on rapporte dans les rues noires, où les poutres fument encore, où les toits s’affaissent avec des craquements épouvantables ; les pignons qui se penchent, et ici, là, dans tous les coins, de pauvres femmes ramassées en paquet, les pieds dans les mains pour se réchauffer ; des vieillards, la tête penchée, assis sur le pas de la vieille porte en ruines ; d’autres marchant dans les rues par bandes, leur paquet sous le bras, comme de pauvres êtres abandonnés ; des gens autrefois à leur aise, aujourd’hui plus misérables que des mendiants mourant de faim… Ah ! tout cela, les jeunes gens n’y font pas attention, mais dans la vieillesse tout vous revient comme un mauvais rêve ; on se demande :

« Est-ce que c’est vrai ? Ai-je vu ces horreurs ? »

Et l’on se répond :

« Oui, j’ai vu mille fois pire ! »

C’est ainsi que les princes allemands bombardaient leurs propres sujets. Eux dehors, sous de belles tentes rayées de mille couleurs, avec de beaux chevaux, au milieu de la verdure des bois, à l’ombre des vergers, ils donnaient des fêtes où les paysans dansaient par ordre, en jouant de la clarinette ; ils causaient agréablement entre eux et buvaient du vin de Champagne. De belles dames et des faiseurs de chansons venaient même les égayer et regarder de loin ce joli spectacle ; leurs voitures roulaient au galop sur les routes blanches ; malheureusement elles étaient hors de portée du canon, car de balayer des égoïstes pareils, ça doit être un véritable plaisir.

Mais ce qui vous donnait encore plus d’inquiétude que le reste, c’est qu’après deux mois de blocus et quinze jours de siège, plusieurs magasins de farine ayant été brûlés, les vivres devenaient rares. Toute cette foule d’incendiés qui n’avaient plus un morceau de pain à manger, et qui périssaient de misère, stationnaient devant l’hôtel du gouverneur, pleurant et gémissant d’une façon lamentable, et priant de les laisser sortir pour l’amour de Dieu. Tout le long de la rue on ne voyait que cela, les sentinelles n’en venaient plus à bout, car les hommes se précipitaient jusque dans le corridor, demandant au moins une permission pour leurs femmes et leurs enfants.

Le gouverneur qui ne voulait pas apprendre à l’ennemi, par ces gens, l’état de la place, résista jusqu’au 24 juin, mais alors les plaintes et les lamentations devinrent telles, qu’il leur fit ouvrir la porte du Rhin pour s’en aller. Ils se précipitèrent par centaines sous cette porte, et beaucoup de bourgeois voulant profiter de l’occasion, se dépêchèrent aussi d’emmener leurs familles. La sortie dura de neuf heures du matin à midi. Mayence est séparée du Rhin par de vieux remparts couverts de mousse. Comme les malheureux s’en allaient à la file et gagnaient le pont de Cassel, on referma les barrières et tout à coup les Allemands se mirent à les mitrailler. J’étais de faction à l’arsenal, sur une des tours du vieux rempart, derrière la place de la parade où se trouve une pièce d’eau, et j’entends encore les cris horribles des femmes qui criaient, marchant sur leurs guenilles, trébuchant, s’arrachant les cheveux et traînant leurs enfants ; on aurait dit des chevaux pris du mors aux dents, car elles devenaient folles ; et les hommes se retournaient, regardant venir la mort qui les fauchait. Une longue procession de ces misérables traversait déjà le pont où les boulets les hachaient et les précipitaient dans le fleuve ; les roues des moulins à cinq cents pas au-dessous furent arrêtées par ces cadavres qu’il fallut repousser avec des perches… Et maintenant que les Allemands nous parlent encore de leurs bons princes, pères de leurs sujets ! je leur dis, moi, que ces bons princes de Hesse-Darmstadt, de Weimar, ce bon roi de Prusse, amateur de jolies femmes et de vin de Champagne, et tous en masse n’étaient que de la dernière canaille ; oui, de la canaille ! bien pire que les massacreurs de septembre, car eux ils n’avaient pas souffert comme le peuple ; ce n’étaient pas des hommes accusés de conspiration contre la patrie, des traîtres, des voleurs, des espions qu’ils tuaient, c’étaient de pauvres Allemands mourant de faim.

Et je dis que ceux qui supportent des êtres pareils, en déclarant que Dieu les envoie pour nous enseigner la vertu, méritent d’en avoir toujours de semblables, qui les traitent à coups de cravache et leur tiennent le talon sur la nuque.

Les Allemands peuvent nous demander :

– Mais qu’est-ce que nos princes devaient faire ? Est-ce qu’ils devaient vous laisser à Mayence ?

Je leur réponds :

– Ils devaient rester chez eux et ne pas se mêler de nos affaires. Nous avions de bonnes raisons pour nous débarrasser des nobles et des moines qui nous dévoraient depuis des centaines d’années. Nous ne leur demandions rien. C’est donc pour nous remettre en servitude, que vous et vos princes avez envahi notre pays ; des esclaves non seulement veulent être esclaves, mais ils ne peuvent supporter de voir que d’autres plus fiers et plus courageux brisent leurs fers et se déclarent libres !

Cela suffit, je continue.

Nos soldats, malgré la consigne très sévère de ne laisser rentrer aucun de ces malheureux, en les voyant aller et venir dans le désespoir, entre le feu de la place et celui de l’ennemi, ne purent résister longtemps à ce spectacle ; ils ramassaient les enfants blessés ; ils ouvraient en secret les barrières aux pauvres êtres mourant de faim ; ils pleuraient ; oui, de vieux soldats pleuraient et partageaient avec ces malheureux le dernier morceau de pain et la dernière goutte d’eau-de-vie. Nos officiers fermaient les yeux, ils savaient que pour des choses qui tiennent au cœur, des Français ne se laissent pas commander ; et puis la pitié de tous était la même, le commandant Doyré fut forcé de leur rouvrir les portes.

Quinze cents habitants de Mayence périrent de la sorte, ce qui n’empêcha pas la famine de grandir. Une maladie s’était déclarée dans le bétail qui ne recevait plus de nourriture et, pour profiter autant que possible des bestiaux qu’on était forcé d’abattre, on augmenta les rations de viande en diminuant celles de pain. Malheureusement la maladie gagnait les hommes, et bientôt, vers la fin de juin, les rations de viande cessèrent ; on n’avait plus qu’une espèce d’huile de poisson pour faire la soupe, un grand nombre au bataillon ne purent jamais s’habituer à cette soupe ; ils dépérissaient à vue d’œil ! Mais quand on n’a pas été dorloté dans sa jeunesse, on est accoutumé à tout et moi, grâce à Dieu, je trouvais cette soupe aussi bonne que la soupe aux fèves de ma mère.

On pense bien qu’au milieu de ces grandes misères, j’allais toujours voir ma sœur à l’église Saint-Ignace, déjà toute criblée de boulets, mais qui tenait pourtant encore ensemble. Il y pleuvait par le toit comme dans les rues ; les tentes et les baraques des fédérés encombraient les chapelles et les allées ; ils avaient arrangé un théâtre au fond du chœur, et dans la sacristie à gauche était leur cantine ; la grande marmite bouillait, la fumée tournoyait à la voûte.

En entrant dans cette espèce de foire, où le Ça ira ! la Carmagnole, le jeu de cartes et les disputes sur la politique allaient leur train, on sentait d’abord une bonne odeur de viande, car les sans-culottes en avaient toujours, quand on n’en trouvait plus nulle part ; ils happaient tout, les chiens, les chats et les rats avec des lacets, des boîtes faites exprès et mille inventions extraordinaires ; la gaieté et la bonne humeur ne les abandonnaient jamais.

Tous les soirs, quand leur bataillon n’était pas de garde ou de sortie, ils jouaient des farces sur leur théâtre, retournant leurs guenilles et s’habillant même en femmes. Tantôt l’un faisait des grimaces, qu’ils appelaient pantomimes ; tantôt l’autre prononçait des allocutions qui n’avaient pas de bon sens, mais qui vous réjouissaient tellement malgré la famine et la tristesse, qu’on était forcé de se tenir les côtes. – Voilà le plus beau présent du ciel pour des soldats : les occasions d’être joyeux à la guerre sont si rares, que si l’on ne s’aidait pas soi-même un peu, on passerait des années sans rire.

Je me rappelle qu’ils jouaient aussi Zémire et Azor, la Gouvernante, et d’autres farces où l’on voyait le général Custine qui s’apprêtait à venir délivrer Mayence ; mais, au moment de se mettre en route il lui manquait toujours quelque chose, tantôt de la poudre et des canons, d’autre fois c’était son grand sabre de cavalerie qu’il avait oublié de faire aiguiser !

Ma sœur avait la première place à ces représentations, elle se fâchait pour ou contre ceux qui jouaient ; elle criait, elle disait à chacun ses vérités ; les acteurs s’arrêtaient pour lui répondre, et cela réjouissait les Parisiens plus que toutes leurs comédies.

Comme on voyait que la citoyenne Lisbeth allait bientôt donner un défenseur à la patrie, on baptisait l’enfant d’avance : les uns Brutus, les autres Cassius, ou Cornélie ; elle s’en moquait pas mal et ne songeait qu’à sa marmite. Naturellement, elle me disait chaque fois de m’asseoir à leur gamelle et j’acceptais toujours avec plaisir, sans demander d’où venait la viande, si c’était du cheval, du chien ou du chat.

Marescot avait repris courage ; il était même dans l’enthousiasme, car ces gens du Midi tiennent à leur sang d’une façon étonnante ; il ne parlait plus que du baptême républicain de Cassius, mais avant cela il devait arriver autre chose dont je me souviendrai longtemps.

Nous étions au 28 juin. Ce soir-là, vers huit heures, le bombardement avait commencé sur la cathédrale ; les boulets rouges et les obus éclairaient le clocher du haut en bas, et les coups de tonnerre à l’intérieur, lorsque les obus éclataient, faisaient briller les hautes fenêtres peintes, avec leurs petites vitres, comme des éclairs. Nous voyions cela du chemin de ronde près des remparts, le bataillon était rangé l’arme au pied pour une sortie ; et dans le moment où nous défilions sous la porte neuve, la cathédrale brûlait.

Nous pensions arriver sur l’ennemi sans être vus, car avec tous ces éblouissements que chacun regarde de loin, on ne voit pas ce qui s’approche dans la nuit autour de soi. C’était au bout du vallon en face de la citadelle, derrière de vieilles carrières et le cimetière des nonnes, que se trouvait la tranchée. Par malheur, le guide, un gueux de paysan qui nous avait bien conduits deux fois se trompa de chemin et nous arrivâmes dans un village où logeait l’état-major de quelque prince ; une quantité de cavalerie et d’infanterie campait aux environs ; de sorte qu’après les premiers coups de fusil et l’éveil nous fûmes tellement entourés de dragons et de hussards, que nous ne savions plus de quel côté nous retourner. Le commandant Jordy fut bousculé, notre capitaine, qui voulait nous rallier, reçut un coup de pistolet qui l’étendit à terre. Sans le feu de la cathédrale qui nous montrait la direction, nous étions tous pris. On se rallia pourtant pour battre en retraite, et il fallut redescendre entre les carrières.

Dans l’acharnement j’avais reçu deux coups de sabre sans les sentir et, seulement en arrivant dans les chemins couverts, la chaleur du sang qui me coulait le long des reins, sous le bras gauche, m’apprit que j’étais blessé ; c’était un coup de pointe, l’autre coup de sabre m’avait fendu le chapeau derrière, et ma grosse queue m’avait seule empêché d’être rasé près des épaules.

D’abord je ne dis rien ; mais aussitôt rentré dans la place, je remis mon fusil à Jean-Baptiste Sôme en le prévenant que j’étais blessé et que j’allais à l’hôpital. Le bombardement continuait tellement que tout le ciel en était rouge, la cathédrale tombait en cendres et les maisons voisines brûlaient aussi ; dans toute la ville on n’entendait qu’un grand bourdonnement. Il pouvait être deux heures du matin ; comme je partais, voilà qu’on crie.

– Les fédérés brûlent !

Je regarde à droite et je vois l’église Saint-Ignace par-dessus les toits sombres, toute en flammes. Alors, songeant à ma sœur, au lieu de continuer mon chemin vers l’hôpital je descendis la rue du séminaire aussi vite que je pouvais, et, dans le moment où je débouchais sur la petite place devant l’église, cinq ou six maisons du voisinage étaient déjà en feu. Les fédérés dehors, au milieu de cette lumière blanche qui brillait sur les façades des vieux pignons et les vitres, regardaient tranquillement parmi les meubles, les tentes, les caisses entassées pêle-mêle, l’un tenait les chevaux des officiers, l’autre fumait sa pipe, un grand nombre dormaient sur des paillasses, à terre ; les sentinelles allaient et venaient l’arme au bras et le nez en l’air, le long des fusils en faisceaux ; on laissait tout brûler ! chacun se levait, se couchait, se peignait, se faisait la queue, raccommodait son uniforme ou ses savates, riait et chantait comme en plein jour, sans s’inquiéter du reste. Les gens sortaient de leur maison à mesure que le feu gagnait, et s’éloignaient avec leurs effets : père, mère, frères, sœurs, enfants ; les vieillards suivaient tout courbés et désolés. Moi dans cet encombrement, je ne pensais qu’à Lisbeth, et, voyant de loin sa charrette dans un coin de la place écarté de l’incendie, la grosse bâche de toile grise sur les cercles et la vieille bique devant, en train de mâcher une poignée de foin à terre, je repris haleine. Marescot, près de la voiture, dansait la carmagnole avec des camarades, comme de véritables fous. Je ne pus m’empêcher de lui crier, en m’approchant :

– Hé ! qu’est-ce qui se passe ? Est-ce que vous perdez la tête ?

Alors se retournant, il se mit à rire et me répondit :

– Nous avons un fils, beau-frère, un solide gaillard ! monte sur le timon.

Il me poussait et me levait en continuant ses entrechats avec les autres. On n’a jamais vu d’êtres insouciants comme ces Parisiens ; le ciel et la terre se confondraient ensemble, sans les empêcher de faire leurs folies.

Une fois sur le brancard, je regardai sous la bâche et je vis ma sœur couchée dans un bon lit, la tête relevée derrière par un gros oreiller, et le petit enfant à côté d’elle.

– Hé ! c’est toi ! me dit-elle toute réjouie ; tiens regarde, est-il beau ?

Je pris l’enfant, gros et gras malgré toutes les misères du temps, et je l’embrassai de bon cœur. Il ne se doutait pas du bombardement, lui, ni du danger, ni de la famine ; les étincelles et la cendre qui remplissaient l’air ne lui faisaient rien, ni le bruit des bombes qui sautaient, ni le grand tumulte ; il dormait à la grâce de Dieu, ses petites mains fermées et l’air pensif.

Comme je le rendais à Lisbeth, elle vit du sang à ma main et me demanda tout effrayée :

– Qu’est-ce que c’est, Michel ?

– Bah ! lui dis-je, pas grand’chose ; nous rentrons de sortie… un hussard m’a donné un coup dans le bras.

Mais alors elle se mit à crier :

– Marescot, Marescot, vite cours chercher le major, mon frère est blessé !

Et je reconnus qu’elle m’aimait. Les fédérés qui m’entouraient criaient tous ensemble :

– Que diable ne disais-tu rien, citoyen Michel ?

Plusieurs me soutenaient comme si j’avais été faible ; d’autres m’ôtaient mon habit. Le major Bompart, un gros, le nez large, les sourcils blancs, le grand chapeau couvert de toile cirée et le manteau roulé en bandoulière, arriva tout de suite : il regarda le coup de sabre qui me traversait l’épaule et me dit que j’avais de la chance, qu’une ligne plus haut ou plus bas le gueux de hussard m’aurait coupé la grosse veine. Il me lava la blessure et me lia solidement le bras avec des bandes de toile, qu’il avait en rouleau dans une sorte de giberne. Tous les camarades regardaient sans rien dire. Je me sentis ensuite si bien que j’aurais voulu rester, mais le major me dit d’aller à l’hôpital, ce qui m’ennuyait.

Marescot, Lisbeth, du fond de sa voiture, et les autres me répétaient : – Va tout de suite à l’hôpital ! On voulait même me conduire, mais je dis que j’irais bien tout seul et un peu loin je pris la route de notre caserne car on parlait toujours de la pourriture d’hôpital qui s’étendait aux blessés, et puis je n’ai jamais eu grande confiance dans les médecins de la république, qu’on avait choisis en grande partie parmi les barbiers et les arracheurs de dents qui s’étaient présentés d’abord.

J’allai donc me coucher près de Jean-Baptiste Sôme ; la moitié des lits étaient vides. Je m’endormis à la grâce de Dieu, et comme le lendemain on devait baptiser devant le vaguemestre l’enfant de Marescot, sans parler de rien, après l’appel je retournai tranquillement sur la place où les fédérés bivaquaient sous leurs tentes. Je sentais le feu dans mon épaule, et pourtant plutôt que d’aller à l’hôpital, j’aurais mieux aimé périr sur place.

Lisbeth fut bien contente et en même temps bien étonnée de me voir ; mais pour m’épargner l’ennui de m’entendre prêcher, je lui dis que je ne sentais rien.

Et l’enfant étant inscrit par le vaguemestre sur les registres du 3e bataillon de Paris, sous le nom de Cassius, né le 28 juin 1793, de François-Bernard Marescot, cantinier, et de son épouse légitime Lisbeth Bastien, on fit le banquet en plein air : une espèce de repas patriotique, où le cheval, le chat et le rat ne manquaient pas, ni le vin et l’eau-de-vie ; seulement le pain n’était pas en abondance, car les Prussiens ayant lâché de grosses bûches sur le fleuve, les roues des moulins avaient été cassées ; il fallait moudre avec des moulins à bras, et ce qui montre qu’il existait des traîtres à Mayence, c’est que presque de jour en jour on changeait la position de nos magasins et de nos moulins, et que malgré cela le bombardement allait régulièrement à l’endroit où l’on venait de les transporter.

Enfin, n’importe ! cette fête patriotique fut aussi belle que possible dans notre position et j’emportai même un bon morceau de cheval pour Jean-Baptiste Sôme, ce qui lui fit grand plaisir.

Une dangereuse maladie s’était déclarée en ville, non seulement à cause de la famine, mais encore et surtout parce qu’on avait repêché dans le Rhin des chevaux morts, pour les manger. Ceux que la maladie attaquait n’en revenaient pas ; rien ne pouvait les sauver. Nos hôpitaux en étaient encombrés ; les civières ne faisaient qu’aller et venir. C’est pourquoi tant de blessés se promenaient dans les rues. On aimait mieux tâcher de guérir seul, que de s’exposer à prendre le mal.

Moi, je ne quittais pas le bataillon ; j’allais même aux avant-postes avec mon bras en écharpe, et j’étais prêt, dans un cas de besoin, à croiser la baïonnette comme les camarades.

Les Allemands avaient tant remué la terre autour de nous, que leurs tranchées touchaient presque nos redoutes, et qu’on aurait dit, du haut des remparts, une grande taupinière à perte de vue. La moitié des troupes restait dehors jour et nuit, près des pièces, les mèches allumées. On ne pouvait plus fermer l’œil, les Wer-da ? les Qui-vive ? les Garde-à-vous ! et puis les coups de fusil se croisaient à cinquante pas. Les Prussiens étaient chez nous et nous chez eux.

Une chose vraiment extraordinaire, c’est l’attaque des petits forts que nous avions dans les îles du Rhin. Une compagnie de Hollandais, au service du roi de Prusse, travaillait depuis quelque temps à construire des batteries flottantes, dans un village à côté de Cassel, et tous les jours le bruit courait que ces batteries allaient venir. Au bout de cinq ou six semaines on n’y croyait plus, quand elles arrivèrent un beau matin et descendirent doucement sur les îles, par le courant. J’étais dans la redoute Charles ; il faisait un temps magnifique. Figurez-vous sur ce grand miroir du Rhin, où brillait le soleil, des espèces de grandes charpentes carrées, hautes de cinq ou six pieds au-dessus de l’eau, avec des embrasures pour les canons, et couvertes comme des casemates.

Nous étions trop loin de ces batteries flottantes pour tirer dessus ; mais comme elles s’approchaient des îles, le feu commença des deux côtés. Chaque boulet en tombant dans l’eau, la faisait sauter en l’air de dix et quinze pieds, puis de huit, de six, ainsi de suite jusqu’au bout de sa ligne ; on le voyait pour ainsi dire en route. Le Rhin, si tranquille quelques minutes avant, écumait sous les balles et la mitraille ; la fumée se déroulait, les échos tonnaient et les batteries flottantes s’avançaient toujours lentement. Elles finirent par se poster dans un endroit couvert d’arbres, en face des îles ; leurs boulets prenaient nos batteries de revers, et comme les bombes et les obus de nos redoutes n’allaient pas jusque-là, chacun comprit aussitôt que, si cela continuait seulement vingt-quatre heures, il faudrait abandonner les îles.

Ce jour-là, tout le monde, depuis le gouverneur jusqu’au dernier soldat, fut terriblement ennuyé ; il était clair que si les Prussiens se rendaient maîtres des îles, leurs canons démoliraient nos moulins et les vieux murs qui longent le fleuve, et qu’alors ils nous attaqueraient de tous les côtés à la fois.

Voilà les idées qu’on se faisait.

Le soir, en rentrant dans la place, nous apprîmes que l’attaque des batteries flottantes était déjà décidée ; que des hommes de bonne volonté venaient de partir pour Cassel, et qu’on décrocherait les flottes, coûte que coûte. Le bataillon avait fourni douze hommes ; le vieux Sôme et le grand Laflèche, de Héming, étaient du nombre. Sans savoir comment les supérieurs allaient s’y prendre, l’idée de remonter le Rhin sur de petits bateaux pour attaquer des machines pareilles vous donnait à réfléchir. Heureusement nous étions au dernier quartier de la lune, et, malgré les étoiles, il faisait très sombre dehors.

Jusque vers deux heures de la nuit, tout resta tranquille ; on aurait cru que l’ennemi voulait aussi nous endormir, car le bombardement ordinaire n’avait pas eu lieu. Mais, à deux heures, les coups de canon au loin, qui se suivaient, et le pétillement de la fusillade au milieu du silence, nous avertirent que l’attaque était commencée. Je souffrais beaucoup de ma blessure, et je m’assis sur mon lit en pensant :

« Pauvre père Sôme !… Ce coup que j’entends est peut-être pour toi ! »

Tout ces lits vides, d’un bout de la salle à l’autre, entre les fenêtres où regardaient les étoiles, me serraient le cœur. Cette nuit-là est peut-être la plus mauvaise que je me rappelle de toutes mes campagnes ; j’avais chaud et froid, mon épaule brûlait ; j’étais comme fou. Après avoir vidé ma cruche d’eau et m’être promené en écoutant, vers le matin, je finis par m’endormir, et déjà depuis longtemps il faisait jour, quand je fus éveillé par des cris de joie : le Ça ira ! et la Marseillaise. Nos hommes avaient décroché l’une des batteries flottantes, en coupant le câble qui la retenait, et cette batterie, tournoyant sur le Rhin sans pouvoir s’arrêter, avait fini par échouer, du côté de Cassel, sous le feu du fort ; tous ceux qui la montaient s’étaient rendus.

En voyant arriver Jean-Baptiste Sôme, qui riait, je l’embrassai de bon cœur. Le pauvre vieux était trempé comme une soupe ; il avait sauté l’un des premiers dans l’eau, au milieu des coups de fusil et des coups de gaffe, pour hacher une grosse corde qui retenait la flotte.

Le 1er juillet, l’ennemi écrasa notre batterie qu’on appelait le Bouc ; le lendemain il bombarda la citadelle et la redoute de Karl ; ensuite il brûla le quartier Saint-Sébastien, et puis il balaya la redoute des clubistes, et nous força d’évacuer le village de Costheim. Alors ses boulets arrivaient sur nos moulins, qui furent démolis. Le 13 juillet, il finit d’écraser le quartier de l’Hôtel-de-Ville. Le 14 il y eut armistice : les Allemands venaient d’apprendre la prise de Condé, ils tiraient des coups de canons en réjouissance ; et nous autres nous célébrions la prise de la Bastille et la grande fédération de Paris, par une représentation patriotique sur la place d’Armes. On aurait bien voulu mettre des branches d’arbre et de la verdure sur l’autel de la patrie ; malheureusement il n’en restait plus un brin à l’intérieur, tout était saccagé.

Je commençais à me guérir, et cette fête, où Merlin de Thionville parla de ce que nous avions fait pour la patrie, les chants et la promenade de la déesse de la Liberté, tout cela me remplit le cœur d’enthousiasme.

Le lendemain, c’était notre tour d’être brûlés. Après avoir détruit les quartiers qui longent le Rhin, les Allemands pensèrent qu’il était temps d’écraser les autres. Aux premiers boulets rouges qui tombèrent dans notre vieux couvent vermoulu, sur les deux heures, chacun sut ce que cela signifiait ; on se dépêcha de serrer ses misérables effets dans le sac, de jeter sa paillasse par la fenêtre, de prendre son fusil, de passer la giberne et de sortir.

Comme je descendais, une dizaine d’obus éclataient dans la cour, sur les greniers et dans les petites chambres des moines. La rue en bas était très étroite.

Ce qui restait du bataillon, sans perdre une minute, après avoir battu le rappel, alla bivaquer sur la place du Marché, près de la cathédrale, parmi les décombres, et nous demeurâmes là jusqu’au 23 juillet.

Vers les derniers temps, la famine était si grande que pendant les sorties on ne songeait plus qu’à se procurer des vivres. Lorsque, dans les rangs de l’ennemi, nous voyions quelque soldat qui avait son pain bouclé sur le sac, ce malheureux était perdu d’avance ; les plus hardis, à cinq ou six, couraient sur lui comme s’il avait porté le drapeau, et malgré les coups de fusil et de baïonnette, ils le tuaient, ils débouclaient sa miche, et celui qui l’avait emportée l’enfilait tout de suite dans sa baïonnette. Les Allemands n’ont peut-être jamais compris pourquoi certains d’entre eux excitaient notre fureur ; eh bien, ce n’était pas leur mauvaise mine ni leur mauvaise chance, c’était leur miche de pain.

Une chose qui nous faisait toujours plaisir, c’était de voir le représentant Merlin de Thionville, à la tête des hussards de la liberté, foncer sur l’ennemi. La redoute en face de Bretzenheim portait son nom, et, quand elle fut balayée comme toutes les autres, Merlin sortit encore une fois la reprendre avec cinquante hommes. On le regardait comme perdu, mais il rentra tout de même, son grand sabre rouge au poing et l’air farouche comme un barbare. Celui-là, chacun le respectait et l’aimait ; on l’aurait choisi pour général ; mais l’autre représentant du peuple, Rewbel, qui ne s’inquiétait que des registres et des comptes à régler, n’avait pas l’admiration des soldats. Il en faut pourtant de toute espèce dans une république, et le premier article, comme disait Chauvel avec tant de bon sens, c’est la vérification des comptes.

Au milieu de notre plus grande misère, nous entendîmes un soir une canonnade terrible dans la direction d’Oppenheim : le ciel était en feu de ce côté. On criait : « C’est Custine ! Il arrive à notre secours ! » et l’on s’embrassait. Toute la garnison passa la nuit sous les armes, attendant le jour, avec quelle impatience, je n’ai pas besoin de vous le dire, et prête à se jeter sur l’ennemi comme une bande de loups. Mais, quand le soleil se leva, les officiers, postés dans le clocher avec des lunettes, ne virent tout au loin, sur les routes blanches, que les patrouilles ennemies allant de village en village… Ce que nous avions pris pour le canon de Custine n’était que le roulement du tonnerre.

Finalement, à force d’attendre sans même recevoir la moindre nouvelle, nous ne comptions plus sur rien ; notre seule espérance était de voir les Allemands donner l’assaut général, afin de les exterminer encore par milliers avant de mourir ! Et comme nous étions dans ces idées, tout à coup le bruit se répandit que notre conseil de guerre venait de capituler. D’abord personne ne voulut le croire, mais nos officiers eux-mêmes le déclarèrent à l’appel du matin, et la fureur s’étendit partout.

C’était le 23 juillet 1793.

Le lendemain, nous eûmes suspension d’armes, la garnison fut réunie sur la place de la parade ; les plus indignés, au nombre desquels se trouvait Sôme, avaient chargé leur fusil sans dire ce qu’ils voulaient faire. On forma le carré, et, sur les dix heures, arrivèrent de la grande rue tous les officiers de l’état-major à cheval, en grande tenue : le commandant Doyré, Aubert-Dubayet, gouverneur ; Guyvernon, Donoy, Laribossure, Kléber, les représentants Rewbel et Merlin. Les cris : « À mort à mort les traîtres ! » commencèrent ; mais eux, tranquilles au milieu du carré, attendirent la fin de ces cris, et puis nos officiers, devant leurs troupes, lurent les articles de la capitulation.

« Articles de la capitulation proposée par le général de brigade Doyré, commandant en chef à Mayence, Cassel et places qui en dépendent, et arrêtés entre les deux généraux.

» Article 1er. L’armée française livrera à Sa Majesté le roi de Prusse les villes de Mayence et de Cassel, ainsi que leurs fortifications et tous les postes qui en dépendent, dans leur état actuel, avec les bouches à feu tant françaises qu’étrangères, munitions de guerre et de bouches, à la réserve des objets mentionnés suivants.

» Article 2. La garnison sortira avec tous les honneurs de la guerre, emportant les armes, les bagages et autres effets appartenant en propre aux individus de la garnison, et des vivres pour la route. Elle s’engage à ne point servir durant un an contre les armées des puissances alliées.

» Article 3. Les officiers généraux et particuliers, commissaires des guerres, chefs et employés des différentes administrations de l’armée, et généralement tous les individus français, emmèneront leurs chevaux, voitures et effets. »

Ainsi de suite jusqu’à l’article 14, pour l’échange des monnaies de siège, le transport des malades et des blessés par eau, à Metz et Thionville, pour les étapes de Mayence à nos frontières, l’occupation des forts à mesure du départ de chaque détachement, la livraison des armes, munitions et places, la nomination de commissaires pour la remise des magasins ; enfin tout dans les moindres détails.

Cela dura bien une demi-heure ; et quand on vit que tout était réglé ; que nous avions les honneurs de la guerre et le droit d’emporter nos drapeaux, nos armes et nos effets, le plaisir de retourner au pays calma tout le monde. C’était une chose qu’on n’espérait plus depuis longtemps ; chacun se disait avec satisfaction :

« Eh bien ! c’est fini. Les chefs sont contents, nous n’avons pas besoin d’être plus difficiles qu’eux. Nous n’avions rien en arrivant, nous n’avons rien en partant. Les pauvres habitants doivent être plus ennuyés que nous, avec leurs églises, leurs magasins et leurs maisons ruinés. Nous allons revoir la France, entendre parler des Français, savoir des nouvelles de la république ; qu’est-ce que nous pouvons demander de plus ? »

Ainsi chacun se raisonnait en lui-même, et malgré cela, quand, deux jours après, il fallut quitter ces vieux murs brûlés où l’on avait tant souffert, où tant de nos camarades restaient enterrés sous les décombres, ce fut une véritable désolation. Oui, le 25 juillet 1793, vers midi, quand le roulement finit sur la place d’Armes, et que les colonels et les commandants crièrent :

– Bataillons, par file à droite, en avant, pas accéléré, marche !

Et qu’on se mit à défiler à travers ces vieilles rues et ces milliers de gens misérables qui nous regardaient sur leurs portes, les filles qui pleuraient, les hommes qui dans le fond de leur âme nous maudissaient, les clubistes du docteur Hoffmann qui frémissaient d’être abandonnés, et qui bientôt allaient régler leur compte, ce fut un spectacle terrible.

Un escadron de dragons prussiens marchait devant nous, et nous autres, volontaires nationaux, fédérés de toutes les provinces, avec nos barbes de six mois, nos grands chapeaux usés, nos casques de cuir bouilli, nos guenilles pendantes, le fusil fièrement sur l’épaule, nous venions ensuite.

On n’avait pas encore eu le temps de nous amalgamer en demi-brigades, mais pour les guenilles, la maigreur et le courage, nous étions uniformes. Derrière nous arrivaient l’ancien régiment de Saintonge, encore en habit blanc, et puis les chasseurs à cheval du Languedoc, et puis d’autres.

En traversant le camp prussien, tout à coup la musique des chasseurs se mit à jouer la Marseillaise. Alors, d’un bout de la ligne à l’autre, ce chant s’éleva ; et les milliers de gens accourus pour voir notre humiliation et qui bordaient la route : des bourgeois et des paysans furieux contre la révolution, des prêtres, des émigrés français la cocarde prussienne au chapeau, des seigneurs en voiture découverte avec leurs dames, des princes à cheval, enfin tous les aristocrates venus au siège de Mayence comme à la comédie, tous, en écoutant notre chant et voyant notre mine, pâlirent. Ils devaient penser :

« Nous avons bien fait d’accepter leurs articles, car il aurait fallu les exterminer jusqu’au dernier. »

Voilà notre sortie de Mayence. Ce n’était pas une sortie de gens battus, forcés de s’humilier, mais d’hommes hardis ayant capitulé parce que c’était plus avantageux, parce qu’ils espéraient prendre leur revanche. Dans un marché, tout homme de bon sens considère ses intérêts ; il accepte ou refuse les articles, nous avions accepté parce que les autres nous avaient donné des avantages.

Plus loin, après avoir passé les redoutes, les tranchées, les villages bouleversés, en revoyant la verdure des champs, les vignes, les forêts, la grande route blanche bordée d’arbres, les maisonnettes, avec leurs toits rouges, dans un instant toutes les misères furent oubliées, on respirait un autre air, et les officiers criaient joyeusement :

– Arme à volonté !

Quel changement ! Toute ma vie je me rappellerai le bonheur de marcher le sac au dos et le fusil sur l’épaule, du côté de son pays. Qu’est-ce que nous faisait maintenant le reste ? On n’y pensait plus ; et quelquefois, en regardant les vieux camarades à côté de soi, les pieds sortant des savates, le teint brun, le nez long comme des corbeaux après l’hiver, la vieille queue râpée et les yeux luisants, on s’écriait en soi-même :

« Quelle chance nous avons d’en revenir !… Vont-ils être étonnés, les autres, de nous revoir en cet état !… Ils sont capables de vouloir nous porter en triomphe !…

C’était l’idée que nous avions tous ; nous croyions que les municipalités allaient venir au-devant de nous, qu’on se disputerait en quelque sorte l’honneur de nous goberger dans les villages, et qu’on allait crier :

– Vivent les défenseurs de Mayence !

Aussi nous doublions les étapes pour arriver plus vite ; la vue des dragons prussiens qui nous escortaient comme des prisonniers nous indignait, et, dans moins de quatre jours, la division entière du général Dubayet arriva par Alzey, Kaiserslautern et Hombourg en vue de Sarrebrück.

Naturellement, tous ces gens que nous avions ruinés ne nous faisaient pas bonne mine ; la livre de beurre coûtait un florin ; la livre de viande trente-six kreutzers, et le reste en proportion ; nous leur avions tout mangé, ces Allemands ne pouvaient donc pas nous aimer ; mais nous pensions que ce serait autre chose en France.

Partout, sur cette route, à chacune de nos haltes, on entendait, à droite, à gauche, les propos des paysans et des bourgeois. Bien des paroles nous étonnaient ? Notre plus grand désir était de savoir ce qui se passait au pays. À Küzel, un mot en l’air du bourgmestre, venu pour veiller à la distribution des vivres, m’apprit que la Vendée était en pleine révolte ; plus loin, j’appris que Marat venait d’être assassiné par une femme ; une chose qui me surprit bien plus, ce fut d’entendre un bourgeois de Hombourg, chez lequel nous passions la nuit, parler de la fuite des girondins comme d’une affaire très sûre. Ces propos couraient de rang en rang ; ce que l’un apprenait, il le disait aux autres, la trahison de Dumouriez, arrivée trois mois avant, nous paraissait quelque chose d’impossible.

À mesure que nous approchions de Sarrebrück, l’idée de passer si près de Phalsbourg sans voir ceux que j’aimais me crevait le cœur. Beaucoup d’autres avaient la même idée ; mais moi j’étais connu particulièrement du commandant Jordy, qui savait que Chauvel, représentant du peuple à la Convention, m’avait choisi pour gendre ; et le quatrième jour, à la grande halte, je me hasardai de lui demander une permission de quarante-huit heures. Lui, tout droit sur son cheval, le grand chapeau à plumet rouge sur la nuque et sa grosse queue noire pendant au-dessous, m’observait de côté ; il avait au moins autant d’envie que moi d’aller là-bas ; avant de répondre il serrait ses grosses mâchoires, et je tremblais qu’il ne me dît :

– Ça n’est pas possible !…

Finalement, il se mit à sourire et me demanda :

– Tu voudrais embrasser Marguerite, n’est-ce pas ?

– Oui, commandant, et mon père.

– C’est naturel, fit-il en regardant si personne autre ne l’entendait. Eh bien, écoute : aussitôt à Sarrebrück, tu viendras dans ma chambre et je te donnerai une permission de quarante-huit heures, par écrit. Seulement tu n’en diras rien à tes camarades, et tu partiras cette nuit, car, si les autres le savaient, le restant du bataillon filerait par les bois. Tu m’entends ? Maintenant rentre dans les rangs et silence !

Il n’avait pas besoin de me recommander le silence ; je savais bien que les trois cent vingt-cinq qui restaient du bataillon n’auraient plus rien écouté, s’ils avaient su que les uns n’étaient pas traités comme les autres. C’était une injustice, et, pour dire la vérité, je m’en moquais pas mal.

Tout se passa comme le commandant Nicolas me l’avait promis. À l’auberge du Grand-Cerf, il me donna une permission de quarante-huit heures ; plus de cent cinquante étaient venus mais il leur avait dit que personne n’en aurait. Sarrebrück était la dernière ville allemande ; je n’avais qu’à traverser le pont pour être en France ; et ce même soir, à neuf heures, je partis après avoir seulement prévenu Jean-Baptiste Sôme.

Je partis donc après la retraite, en laissant mon fusil et ma giberne aux bagages. Les sept lieues que nous avions déjà faites depuis le matin ne m’empêchèrent pas de pousser cette nuit-là jusqu’à Fénétrange. Oh ! la jeunesse ! quel courage cela vous donne d’avoir vingt ans et d’être amoureux ! Comme on court, comme la vie vous est légère, et quelle masse d’idées vous passent par l’esprit, des attendrissements, des envies de rire et de pleurer ! Chaque fois que j’y pense, je crois encore arpenter cette grande route blanche qui suit la Sarre, mon sabre bouclé sur le sac, mon vieux chapeau républicain en travers des épaules, les guêtres serrées aux jambes. Et je galope, je vois Marguerite qui m’attend, le vieux père, maître Jean, etc. J’ai des ailes. Dieu du ciel, c’est pourtant vrai, voilà comme j’étais en 93.

On n’a jamais vu de nuit plus belle, une nuit de juillet, aussi blanche que le jour ; les haies, les vignes, les bouquets de bois et les champs, tout était plein de bonnes odeurs. Et dans ce grand pays de plaine je n’entendais rien que le bruit de mes pas sur la route, de temps en temps un fruit trop mûr tomber de l’arbre, et, dans le lointain, la Sarre courir entre les roseaux.

À une lieue environ de Fénétrange, vers quatre heures du matin, comme le soleil rouge montait sur les coteaux couverts de vignes et que j’entendais au loin des faucheurs aiguiser leur faux, l’idée me vint d’aller me baigner. J’étais tout blanc de poussière. Depuis deux mois, pas un homme n’avait changé de chemise ni de pantalon ; qu’on se figure d’après cela notre état. Enfin je descendis un petit sentier, entre les avoines, jusqu’au bord de la rivière. Je jetai mon sac et mon chapeau dans l’herbe et je défis mes souliers. Ah ! la bonne idée que j’avais eue de me laver ! Dieu me préserve de vous dépeindre cette crasse. C’est au milieu du courant, en allongeant mes bras et mes jambes dans l’eau fraîche et vive, sous l’ombre des vieux saules où tremblotait la lumière du matin, c’est alors que je me sentis revivre et que je m’écriai dans mon âme :

« Michel, la vie est une bonne chose ! »

Pendant plus d’une demi-heure, je ne fis que monter et descendre sous le pont de Rilchengen. Quelques paysans passaient, leur faux ou leur fourche sur l’épaule, sans regarder. Moi, je m’allongeais, je me retournais, laissant traîner mes grands cheveux défaits sur mon cou brun, et me roulant dans l’eau comme un bienheureux.

Lorsque je sortis pour m’habiller, le soleil chauffait déjà le sable, les alouettes montaient sur les blés, et dans le lointain, au bout de la plaine, je reconnaissais nos montagnes, nos belles montagnes des Vosges, toutes bleues, le Donon, le Schnéeberg. – Ah, la bonne vue !

Alors je claquais des dents et je ne pensais plus qu’à me faire beau pour les yeux de Marguerite, à me peigner avec mon vieux peigne à trois dents. Mais ce sont les chemises et les autres effets qu’il aurait fallu voir ; je n’osais pas brosser l’habit ni la culotte de peur d’en emporter les pièces ; ils avaient bien assez de trous ! Enfin, à la guerre comme à la guerre !

Je choisis la dernière chemise qui me restait un peu propre, et mes meilleurs souliers, raccommodés avec de la ficelle. Que voulez-vous ? quand il ne vous reste que des guenilles, on n’a pas l’embarras du choix ; c’est clair. Je n’étais plus le beau Michel, avec sa grosse cravate tricolore des dimanches, son grand gilet à mille fleurs, sa belle queue bien tressée et bien peignée par le bon père Bastien ; mais j’espérais que Marguerite me reconnaîtrait tout de même et qu’elle m’embrasserait de bon cœur ; c’était le principal. Et quand l’autre chemise fut bien lavée, bien tordue et presque séchée sur la broussaille voisine, le sac fermé le sabre bouclé dessus ; après m’être coupé dans la haie une bonne trique, je repartis de là, frais, hardi, content, et plein de confiance.

Malgré cela, je voyais en traversant les villages que la misère était grande, et lorsque les gens sortaient, leur air misérable, leurs pauvres corps inclinés, m’avertissaient que bien des soutiens de famille enlevés par la guerre avaient laissé de grands besoins derrière eux. Ces pauvres vieux, en me voyant approcher, tournaient la tête ; ils pensaient peut-être : « C’est notre Jean ! c’est notre Jacques. »

Ensuite, quand je leur criais en passant :

– Salut et fraternité ! eux, d’une voix triste me répondaient :

– Que le ciel te conduise !

C’est à Fénétrange, sur les sept heures du matin, que j’entendis crier pour la première fois contre les Mayençais, ce qui m’indigna naturellement et m’aurait fâché si le gueux en avait valu la peine. Je m’étais arrêté dans une petite auberge de rouliers, comme celle de maître Jean aux Baraques, et pendant que je mangeais de bon appétit un morceau de bœuf froid et que je vidais ma bouteille de petit vin blanc du pays, le barbier entra, sa serviette et son plat à barbe sous le bras. L’aubergiste, un vieil homme, s’assit sur une chaise de bois, au milieu de la salle, et l’autre se mit à le raser, en parlant de tout comme une pie borgne ; disant que les traîtres de Mayence s’étaient entendus avec les Prussiens pour leur livrer la place ; qu’ils méritaient tous d’être jugés par le Comité de salut public, et guillotinés dans les vingt-quatre heures.

Je regardai cet imbécile de côté ; il ne faisait pas attention à moi : c’était un véritable nain, le nez retroussé, les yeux à fleur de tête et la perruque en queue de rat ; un être qui n’avait que le souffle. Je m’apaisai tout de suite en le regardant.

Le vieil aubergiste s’étant levé pour s’essuyer le menton, je vidai mon verre et je jetai sur la table le second louis que m’avait donné maître Jean. L’aubergiste parut bien étonné ; ce louis était peut-être le premier qu’il voyait depuis un an, et, quand il l’eut bien tourné, retourné, près de la fenêtre, cet homme tira d’une armoire un corbillon plein de gros sous et d’assignats ; il me compta septante-huit livres dix sous en assignats et dit que ma dépense était de trente sous. Je compris alors que nos assignats ne valaient plus que vingt-cinq du cent. Cela m’ouvrit les yeux, et je pensai que la misère du pays devait être épouvantable. Si les paysans et les bourgeois n’avaient pas eu les terres des nobles et des couvents pour hypothèque, et si les assignats n’avaient pas pu servir à les acheter, la révolution était perdue.

À partir de Fénétrange, je remarquai partout sur ma route une agitation extraordinaire, la nouvelle de la capitulation de Mayence s’était répandue dans le pays ; toute l’Alsace et la Lorraine en frémissaient. On était dans la désolation, car plusieurs pères de famille, partis comme représentants de districts pour démocratiser les Allemands, n’avaient pas écrit, et l’on ne pouvait savoir ce qu’ils étaient devenus. Je traversai tout cela sans tourner la tête. À force de voir des batailles, des combats, des massacres, ces choses ne me produisaient plus d’effet.

En descendant la côte de Wechem, je vis devant la maison du maire une foule de monde ; au milieu de cette foule stationnait une brigade de gendarmes nationaux : c’était un appel de volontaires ! Dans le moment où je passais le pont, un des gendarmes, le brigadier, vint à ma rencontre et me demanda ma permission, que je lui remis aussitôt ; il en prit connaissance. La foule nous regardait de loin ; lui semblait grave ; après l’avoir lue, il me la rendit, et, se penchant sur son cheval :

– Camarade, me dit-il, tu n’es pas gras ; vous en avez vu de dures là-bas ! mais c’est égal, ne te vante pas de revenir du siège de Mayence, on pourrait te faire un mauvais parti.

Alors il retourna tranquillement à son poste, et moi j’allongeai le pas en remontant la côte et serrant ma trique. Je n’étais pas en colère, mais indigné contre ce tas d’imbéciles qui vivaient depuis un an dans leurs villages, au milieu de leurs amis et connaissances, mangeant bien, buvant bien et s’achetant des terres à bon marché, pendant que nous autres nous risquions notre vie tous les jours, nous souffrions le froid, la faim, toutes les misères, pour les préserver des Autrichiens et des Prussiens, et qui se figuraient encore que nous les trahissions ! Cette bêtise du peuple me soulevait le cœur. J’ai souvent pensé depuis que les gueux de toute espèce, aussi bien ceux du peuple que de la noblesse et du clergé, par ces abominables mensonges, risquaient de soulever alors l’armée de Mayence contre la nation ; c’était peut-être ce qu’ils voulaient.

Enfin, une fois sur la côte, malgré la joie que j’avais de revoir les remparts, les demi-lunes, les clochers et les maisons du vieux nid au bout de la grande route blanche, malgré l’espérance de revoir bientôt Marguerite, mon père et tous les amis en bonne santé, cette idée de la bêtise du peuple me suivit jusque sur les glacis et dans les avancées de Phalsbourg.

Alors seulement le plaisir d’être si près de ceux que j’aimais me rendit content. Il était midi, j’entendais battre le rappel à la caserne d’infanterie pour aller à la soupe. Comme je passais le pont-levis, voilà que sous le petit hangar de l’octroi, en face du corps de garde, s’avance le gros Poulet, l’ancien employé de la gabelle, devenu surveillant des octrois ; il mordait dans une énorme tartine de fromage blanc, et sur son chapeau de paille entouré d’un grand crêpe, il avait une cocarde tricolore aussi large que ma main.

À force de dénoncer les gens, sous la république comme du temps de Louis XVI, et d’attraper des primes de cinquante livres en faisant le malheur d’une foule de monde, le gueux avait un ventre qui lui tombait du menton jusque sur les cuisses ; sa chemise était ouverte à cause de la grande chaleur ; ses bajoues et ses oreilles étaient cramoisies. Et pendant que je m’approchais tout maigre et déguenillé, lui, me regardant une seconde, se mit à crier aux hommes de garde, en face :

– Hé ! vous autres, portez les armes ! qu’on batte aux champs ! Voici Michel Bastien, un de ces fameux défenseurs de Mayence qui viennent d’ouvrir la place aux Prussiens ; un héros ! ha ! ha ! ha ! Présentez armes !

Il criait de toutes ses forces en se moquant ; les soldats, assis à la file, les jambes pendantes sur la balustrade du pont, me regardaient. J’étais devenu tout pâle de colère, et, sans me déranger de mon chemin, en passant, j’allongeai par la figure du citoyen Poulet un revers de main qui le culbuta, les jambes par-dessus la tête, sous la balustrade de l’octroi, et sa tartine de fromage blanc par-dessus le nez. Il poussait des cris terribles :

– À l’assassin ! On assassine un patriote ! Au secours !

Moi, je continuai tranquillement ma route sans me presser ; le vieux sergent du poste, qui se trouvait là, se mit à rire en disant :

– Bien touché, camarade, bien touché.

Les soldats me regardaient dans l’étonnement, et le sergent me demanda :

– Tu viens de Mayence ?

– Oui, sergent.

– Vous n’avez pas l’air d’avoir fait la noce ?

– Pas trop.

– Ma foi, dit-il à ses hommes en riant, si les généraux ont trahi, les camarades n’ont pas été payés cher.

Poulet, qui s’était relevé, criait de loin :

– Arrêtez-le, c’est un aristocrate. Au nom de la loi, qu’on l’arrête !

– Va-t’en, camarade, me dit le sergent, et bon voyage !

J’entrai donc dans la ville. Ce bon soufflet m’avait soulagé la conscience ; je ne pensais plus qu’à la joie de revoir Marguerite et les amis. Plus d’un, en me voyant remonter la rue, se retournait et disait :

– Hé ! c’est Michel Bastien… Bonjour, Michel !

Mais, dans mon attendrissement, je ne leur répondais que par un signe de tête.

Au coin de Fouquet, voyant la boutique de Chauvel, ses fenêtres, et sa devanture garnies d’almanachs, de livres et de journaux, je fus comme suffoqué de bonheur en même temps que d’inquiétude ; car tout était-il encore dans le même état ? tout le monde se portait-il bien ? J’arrivai sous le petit toit de la porte. On avait fermé les volets contre la chaleur du jour. Je traversai la boutique, et je me courbai, regardant, par la petite porte vitrée du fond, Marguerite et mon frère à table, en train de dîner. Ils regardaient aussi tout étonnés ; avec ma barbe, mon vieux chapeau râpé, mes habits déchirés, on ne pouvait me reconnaître. Mais quand j’ouvris la porte, en disant :

– Me voilà !

C’est alors qu’il aurait fallu voir ce spectacle : Marguerite dans mes bras, Étienne à mon cou, sanglotant et criant :

– C’est Michel ! nous n’espérions pas te revoir sitôt !… Mon Dieu, mon Dieu, quel bonheur !

Et l’on riait, on pleurait ! Étienne disait :

– Que le pauvre père sera content !

L’un me prenait le sac, l’autre m’ôtait le chapeau ; et puis on recommençait à s’embrasser. Moi, je regardais Marguerite, je la serrais comme ce qu’on aime et qu’on élève le plus au monde ; je la trouvais bien pâle, ses yeux brillaient, ses beaux cheveux noirs sortaient en grosses touffes de son bonnet du matin, et ses bonnes joues brunes s’étaient allongées. Je lui dis :

– Tu as été malade, Marguerite ?

– Non, fit-elle, non, je suis pleine de force et de santé, seulement l’inquiétude de ne plus recevoir de nouvelles, et puis les malheurs de la patrie… Mais assieds-toi.

La petite table était mise près de la fenêtre ; ils avaient un plat de choux, un peu de lard, une carafe d’eau fraîche.

– Étienne, prends dix sous au comptoir, dit Marguerite, cours chez Tony chercher du jambon ; moi, je descends à la cave tirer du vin. Ah ! Michel, nous buvons de l’eau ; les temps sont durs, il faut économiser.

Elle riait, et je la regardais avec des yeux amoureux, des yeux de vingt ans ; je la retenais par la main, elle m’échappa et courut chercher du vin. Alors, une minute je regardai cette petite chambre entourée de livres, et je m’écriai en moi-même :

– Te voilà donc encore une fois ici !

Des larmes me remplissaient les yeux, car ce ne devait pas être pour longtemps ! et quand Étienne revint avec son assiette de jambon, quand Marguerite mit sa bouteille de vin sur la table et que nous fûmes là tout heureux à nous regarder, en leur apprenant que je n’avais qu’une permission de quarante-huit heures et qu’il faudrait repartir le lendemain, leur joie en fut beaucoup diminuée. Mais, comme disait Marguerite :

– Le devoir avant tout. Avant tout la république et les droits de l’homme !

En disant cela, elle ressemblait au vieux Chauvel d’une façon étonnante ; c’était le même air hardi, la même voix claire et nette. Malgré moi je pensais :

« Lorsque vous serez mariés, elle voudra toujours avoir raison ; elle dira toujours : Fais ceci, fais cela, c’est le devoir ! Je serai bien forcé de reconnaître son bon sens et de marcher. Enfin si c’était seulement déjà maintenant, nous serions bien heureux. »

Ces idées me venaient sans trouble ; et de la voir, de l’entendre, de sentir sa petite main sur mon bras, c’était un bonheur qui n’est pas à dire. De temps en temps la boutique s’ouvrait, la sonnette allait ; Étienne sortait servir le monde, des soldats, des bourgeois, des paysans. Nous continuions de manger, en causant des affaires de la nation, de maître Jean, du père, de tous. Marguerite, comme Chauvel, s’inquiétait d’abord de la république ; c’était en quelque sorte dans le sang. Quand elle sut que, durant quatre mois, à Mayence, nous n’avions pas reçu de bulletins, ni de lettres du dehors ; que j’arrivais d’une traite de Sarrebrück, dans l’ignorance de ce qui s’était passé depuis le 6 avril, elle voulut tout me raconter et j’en appris plus ce jour-là que durant tout mon service de volontaire, soit en garnison, soit en campagne.

Je savais pourtant déjà que Dumouriez, après sa défaite de Nerwinden, avait suivi l’exemple de La Fayette, en essayant d’entraîner son armée contre Paris, pour bousculer la Convention et rétablir des rois en France. J’avais entendu dire qu’il était d’accord avec Cobourg, le général autrichien ; qu’il devait lui livrer Condé et puis faire son coup ; mais que la Convention l’ayant cité à sa barre, se voyant découvert et toute l’armée s’étant soulevée contre lui, le traître, après avoir livré les représentants du peuple à nos ennemis, s’était sauvé chez les Autrichiens avec une partie de son état-major et les fils du ci-devant prince d’Orléans. Je savais aussi qu’on avait arrêté Philippe-Égalité, que les girondins avaient accusé Danton d’être d’accord avec Dumouriez et les fils d’Orléans, et qu’il leur avait répondu plein d’indignation :

– Que les lâches capables de ménager un Louis XVI pouvaient seuls être soupçonnés de vouloir rétablir le trône et de s’entendre avec les traîtres !

Mais ce que je ne savais pas et ce que Marguerite m’apprit alors, c’étaient les mesures terribles qu’il avait fallu prendre pour arrêter enfin toutes ces trahisons : la création d’un comité de salut public et d’un comité de sûreté générale, auxquels tous les districts de France et les représentants du peuple à l’armée devaient rendre compte chaque semaine, la création d’un tribunal extraordinaire composé de cinq juges, dix jurés et un accusateur public, avec pleins pouvoirs de poursuivre, arrêter et traduire en jugement tous les conspirateurs ; l’établissement d’un tribunal dans beaucoup d’autres villes, la mise hors la loi des contre-révolutionnaires ; les visites domiciliaires pour le désarmement des suspects ; l’inscription sur les portes du nom de chaque habitant des maisons ; les cartes de civisme que l’on devait avoir en tous lieux ; la peine de mort décrétée contre les déportés qu’on retrouvait en France, etc.

Ensuite l’opposition des girondins à toutes ces mesures devenues nécessaires, eux qui n’avaient pitié ni des processions de misérables arrêtés du matin au soir devant les portes des boulangers, ni des malheureux ouvriers qu’on payait avec des assignats que les marchands ne voulaient pas recevoir, ni des milliers de travailleurs partis à la frontière par leur faute, puisqu’ils avaient fait déclarer la guerre malgré la Montagne. Elle m’apprit l’indignation du peuple contre ces gens qui n’avaient d’entrailles que pour le roi, sa famille, les nobles et les riches, les pétitions innombrables qui demandaient de les mettre hors de la Convention ; leurs accusations contre Marat, sa comparution devant le tribunal extraordinaire et son acquittement à la satisfaction générale des patriotes.

Tout cela, je n’en savais rien.

Et c’est aussi Marguerite qui m’apprit nos malheurs dans le Nord, où trente-cinq mille Anglais et Hollandais, commandés par le duc d’York, avaient renforcé Cobourg, de sorte que nos ennemis s’étaient trouvés cent mille hommes contre quarante, et qu’il avait fallu reculer jusqu’à Valenciennes en livrant des combats tous les jours. C’est elle qui m’apprit la ligue des nobles, des prêtres et des paysans en Vendée pour soutenir Louis XVII, leur soulèvement épouvantable sous la conduite de Cathelineau, de Stofflet, de Six-Sous, de Souchu et d’autres gens qui n’étaient pas de l’antique race des conquérants, mais des voituriers, des gardes forestiers, des boulangers, des gens de charrue et de métiers, ce qui ne les empêchait pas d’être très bornés, puisqu’ils se battaient contre eux-mêmes, et féroces comme des loups, puisqu’ils fusillaient leurs prisonniers et que leurs femmes massacraient les blessés, au nom de Jésus-Christ, notre sauveur.

Elle me raconta le redoublement de fureur des girondins et des montagnards qui se reprochaient ces malheurs ; la création du maximum pour les grains et l’emprunt forcé d’un milliard sur les riches, malgré les girondins égoïstes. Chauvel, dans une lettre que Marguerite me montra, disait que ce jour-là, les montagnards et les girondins avaient été sur le point de se déchirer, et que sans les hommes les plus calmes de la Plaine, ils seraient tombés les uns sur les autres. Les girondins voulaient faire destituer toutes les autorités de Paris et transporter la Convention à Bourges. Là les montagnards, entre les mains de leurs ennemis, étaient perdus. Ces girondins, royalistes en dessous pour la plupart, mais qui n’avaient pas le cœur de le dire, ni de combattre franchement, loyalement la république, ces malheureux qui voulaient arrêter la révolution et la faire tourner à leur profit, réussirent, d’après ce que me dit Marguerite, et ce que je lus dans une lettre de Chauvel, à faire nommer une commission de douze d’entre eux ; et cette commission n’eut rien de plus pressé que de casser les comités révolutionnaires, de menacer la Commune et d’annoncer la suppression du tribunal extraordinaire.

Ils voulaient rassurer les milliers d’égoïstes qui tremblaient ; le sort de ces êtres impitoyables pendant la famine les touchait plus que celui du peuple plein de courage et de dévouement. Alors la France, entourée d’ennemis, serait restée sans force, les émigrés, les moines et les évêques seraient rentrés derrière les armées étrangères ; ils auraient rétabli leurs privilèges dans le sang de la nation, mille fois mieux qu’avant et pour des siècles. Seulement les Anglais auraient pris Dunkerque, les Autrichiens Valenciennes et Condé, les Prussiens Mayence et Landau, les petits princes allemands la Lorraine et l’Alsace.

Nous aurions eu un petit royaume de France avec beaucoup de grands seigneurs et la masse des misérables pour les entretenir de leur travail comme avant 89.

C’était trop ! Le peuple de Paris, sous la conduite de Danton, sauva pour la seconde fois notre patrie, en se soulevant d’un coup et mettant la main sur les traîtres.

Ces choses s’étaient passées deux mois avant, le 31 mai 1793.

Un de ces girondins avait osé dire que si l’on touchait à l’un d’eux, Paris serait détruit de fond en comble par les départements et qu’on ne retrouverait plus sa place aux bords de la Seine. Mais cela n’empêcha pas les montagnards de les faire arrêter. Marat avait dressé la liste des plus dangereux. Une partie se trouvait alors en prison ; d’autres, Pétion, Guadet, Buzot, Barbaroux, etc., s’étaient échappés ; ils levaient des armées en province, enlevaient les caisses publiques, cassaient les municipalités, créaient des tribunaux pour juger les patriotes ; leur général c’était Wimpfen, un noble, un royaliste ! On a souvent parlé de traîtres, mais je crois que jamais il ne s’en est vu de pareils, car si les généraux français ont quelquefois marché contre nous avec les ennemis, au moins ils ne cherchaient pas à tourner la nation contre elle-même, en lui parlant de ses droits et prenant le nom de républicains.

– Voilà donc où nous en sommes, dit Marguerite. Cinquante départements sont en pleine insurrection. Lyon, la seconde ville de France, s’est soulevée contre la Convention ; les royalistes ont enlevé d’assaut l’hôtel-de-Ville ; ils ont arrêté, fait juger et guillotiner les principaux patriotes ; Marseille et Bordeaux sont aussi soulevés ; Valenciennes sera demain au pouvoir de l’ennemi ; les girondins lèvent des troupes en Normandie pour marcher sur Paris ; la Vendée et la Bretagne sont en feu, les Anglais arrêtent les blés qui nous viennent du dehors ; leur ministre Pitt déclare tous nos ports bloqués, il paye la Prusse, l’Autriche, la Sardaigne et l’Espagne, il a même pris à sa solde les Badois, les Bavarois et les Hessois, tous ces gens qui n’attendaient plus que la prise de Mayence pour nous envahir. Nous seuls, Lorrains, Alsaciens, Franc-comtois, Champenois, Picards et Parisiens, nous marchons encore avec la révolution ; car pour comble de malheur, des milliers de paysans ont levé le drapeau blanc dans les Cévennes ; ils avancent par l’Auvergne au secours des Vendéens et coupent de Paris nos armées des Pyrénées et des Alpes ; la Corse veut se livrer aux Anglais… Enfin tout est contre nous… tout nous écrase à la fois.

– Mais alors, Marguerite, m’écriai-je, nous sommes donc perdus ?

– Perdus ! fit-elle, les lèvres serrées et ses petits poings fermés sur la table, oui, si les girondins étaient restés à la Convention pour arrêter et empêcher toutes les mesures de salut public, nous serions perdus. Mais le temps des beaux discours est passé. Danton, Robespierre, Billaut-Varenne, Collot-d’Herbois, Carnot, Prieur, Lindet, Saint-Just, Couthon, Treilhard, Jean Bon-Saint-André, Guyton-Morveau, Cambon, tous les amis de mon père sont là ; ils ont déjà fait en huit jours cette constitution que les girondins traînaient depuis huit mois sans pouvoir la finir. Elle est simple, claire, ferme, juste ; c’est la vraie constitution républicaine dont les autres ne voulaient pas. Maintenant les grandes choses vont venir, car il faut avant tout sauver la France. On nous a fait trembler, il faut que les autres tremblent à leur tour. Et d’abord les généraux royalistes viennent d’être mis de côté, les Bouillé ne montreront plus aux Prussiens le chemin de la France ; les Rochambeau ne préviendront plus les Autrichiens de nos mouvements ; les La Fayette ne conspireront plus avec la cour ; les gouverneurs nobles ne livreront plus nos places ; les Dumouriez n’essayeront plus de soulever leur armée pour rétablir des rois ! Nous aurons des fils du peuple à notre tête, des hommes de notre race, de notre sang, mon père dans sa dernière lettre nous en parle. Le Comité de salut public étend déjà la main pour empoigner Custine qui vous a laissés périr de faim à Mayence, sans vous secourir ni vous approvisionner ; le tribunal extraordinaire dresse son acte d’accusation. Tu verras comme tout va marcher. S’il faut que nous périssions, beaucoup périront avant nous, et si les autres rétablissent chez nous les droits du couvent et du seigneur, ce ne sera pas sans peine !

En l’entendant, je reprenais confiance et je me disais : « Cette fois, Michel, il faudra vaincre ou mourir ! Car si les autres avaient le dessus, Chauvel, Marguerite et toi, vous en avez déjà trop dit et trop fait pour reculer, vous seriez guillotinés, puisque les royalistes guillotinent à Lyon. Eh bien ! malheur à ceux que tu rencontreras ; ils n’ont pas de miséricorde, nous n’en aurons pas non plus. »

Et, regardant de temps en temps par la porte vitrée les gens de tous états que mon frère servait, je voyais que toutes ces figures étaient sombres ; je voyais que les mêmes idées travaillaient tout le monde ; qu’on pensait : le grand moment est venu de savoir si nous y passerons ou si les autres y passeront. En considérant ces figures d’ouvriers, de paysans, de soldats ; considérant aussi que ces pauvres gens donnaient leur dernier liard, en temps de famine, pour savoir les nouvelles, l’idée me vint qu’un peuple qui veut rester libre peut défier l’univers ; qu’un grand nombre d’entre nous périraient, mais que finalement nous serions vainqueurs.

Malgré cela c’était dur ; et tant d’ennemis de toutes sortes qu’il fallait exterminer allaient nous donner un grand travail. C’est comme à la moisson, quand on sort à deux heures du matin, après avoir emmanché sa faux et serré ses reins, il en tombe des épis jusqu’au soir. Quelle tristesse de penser que les hommes, par intérêt, par injustice, n’ont pas plus pitié les uns des autres que de l’herbe des champs !

Enfin, je crois vous avoir raconté tout ce que me dit alors Marguerite touchant les affaires de la nation. Il fut aussi question de maître Jean, qui venait d’être député par le district, à Paris, pour assister aux fêtes du 10 août, et puis de l’adoption de la nouvelle constitution par les assemblées primaires.

Alors la nuit était proche, et comme je tenais beaucoup à voir mon père ce jour même, je me rendis aux Baraques vers sept heures du soir.

Quant à vous peindre la joie que j’eus de revoir la vieille rue pleine de fumier, la petite forge où travaillait Benerotte, l’auberge des Trois-Pigeons et dame Catherine en passant et puis de serrer sur mon cœur le pauvre vieux père tout blanc et tout courbé, qui pleurait, qui ne pouvait pas me lâcher, et dont les lèvres tremblaient sur les miennes, ce sont des choses que tout homme de bon sens se représente de lui-même ; il faudrait être en quelque sorte dur comme du bois pour ne pas les comprendre.

Mais il faut que je vous dise, malgré moi, comment ma mère me reçut, car sans cela bien des gens auraient de la peine à se le figurer. Eh bien ! lorsqu’après avoir embrassé le père, je m’avançais vers elle, près de l’âtre, les bras étendus, en criant : « Ma mère ! » elle se leva, me tourna le dos, et grimpa l’échelle en me regardant de haut en bas avec des yeux sauvages ; et, sans me dire un seul mot, sans me répondre, elle entra dans la soupente du grenier, dont elle ne descendit plus jusqu’après mon départ. J’en étais bouleversé, mais le bon père me consola comme il put, et nous restâmes toute cette nuit assis l’un à côté de l’autre près du petit âtre, à cuire des pommes de terre sous la cendre pour notre souper, à fumer des pipes, à nous regarder, à causer de notre bonheur et de notre satisfaction.

Le bon père n’avait jamais été plus heureux ; il dînait tous les dimanches avec Marguerite et Étienne, et me parlait d’eux d’un air d’adoration, n’ayant jamais été si bien traité, si considéré et vénéré de sa vie. Il estimait mon bonheur d’avoir obtenu l’amour de Marguerite autant que moi-même ; et, pour ce qui regardait Étienne, c’était sa plus grande joie de voir qu’il gagnait sa vie sans un rude travail par l’instruction qu’il avait reçue, sa bonne conduite et ses connaissances dans le commerce, qui s’étendaient tous les jours. La condition de Mathurine et de Claude, à la ferme de Pickeholz, chez maître Jean, le satisfaisait également ; il les trouvait dans une position bien meilleure et plus relevée que la sienne ; que pouvait-il souhaiter de plus ? Ce que je lui dis de Lisbeth, de Marescot, de la naissance de leur petit Cassius, lui fit aussi le plus grand plaisir ; il ne se lassait pas de m’entendre parler, et s’attendrissait pour ainsi dire à chaque mot.

Nous restâmes donc là jusqu’au matin. Alors le père mit son bel habit des dimanches et me reconduisit en ville. On nous arrêtait à chaque porte des Baraques ; les commères et les amis étaient tous contents de me revoir et de me souhaiter bonne chance. À Phalsbourg aussi, malgré les mauvais bruits qui couraient sur les Mayençais, en me voyant, les patriotes comprenaient bien que, si nous avions rendu la place, ce n’était pas de notre faute.

Je comptais repartir sur les dix heures, mais Marguerite avait arrangé les choses d’une autre façon ; elle avait retenu une place au courrier pour cinq heures du soir, et je devais arriver plus vite à Nancy, sans trop de fatigue. Pendant toute la nuit elle n’avait fait que raccommoder mes effets, et ce n’était pas fini, car elle continua toute cette journée à mettre des pièces, à rattacher des boutons, à laver et repasser ; et, pendant ce temps, les patriotes venaient me voir : Élof Collin, Raphaël Menque, Genti, enfin tous. Il fallait leur raconter notre défense, nos misères, le nombre d’hommes que nous avions perdus, les incendies, la famine ; et tous, après m’avoir entendu, disaient que les généraux avaient trahi, mais que l’armée ne méritait pas de reproches.

Poulet m’avait dénoncé comme déserteur au comité de surveillance ; mais cette fois, au lieu d’attraper la prime de cinquante livres, le gueux reçut une fameuse semonce de l’accusateur public Raphaël, car ma permission était en règle.

Tout se passa donc selon l’ordinaire, et, les cinq heures du soir venues, on soupa de meilleure heure, bien tristes de se quitter encore, mais pourtant contents de s’être revus. Marguerite avait remonté mon sac d’une paire de souliers neufs et de deux chemises en bonne toile solide du père Chauvel ; le reste, fil, aiguilles, boutons de rechange, pièces de toile et de drap pour le raccommodage, tout s’y trouvait. Et quand le moment de se séparer arriva, quand l’on entendit au loin les clochettes du courrier traverser la place, tout le monde m’accompagna jusque sous la voûte du Bœuf-Rouge. C’est là qu’eurent lieu les embrassades, les bons souhaits, les serrements de mains, les recommandations d’être prudent chaque fois qu’on le pourrait, enfin c’est là qu’on se sépara.

Voilà la vie ! il était cinq heures et demie ; la voiture roulait du côté de Mittelbronn ; après le pavé des rues arriva le pont, et puis la grande route blanche qui ne finit pas. Quelle tristesse de se quitter sans savoir si l’on se reverra ! Dans un temps pareil, c’était une chance contre dix, et malgré mon courage je le savais bien.

Je pensais, en entrant dans la patache de Baptiste, pouvoir dormir d’un trait jusqu’à Nancy ; j’en avais grand besoin après ma course de Sarrebrück à Phalsbourg et la nuit que je venais de passer avec mon père sans fermer l’œil. Mais j’étais loin de mon compte : cinq ou six agioteurs, comme on disait alors, une vieille femme et moi nous remplissions la voiture. Les agioteurs allaient à Nancy, soi-disant pour acheter du tabac, et ne faisaient que se disputer sur le change, sur la valeur des assignats, la quantité de ce papier à l’effigie de Louis XVI qu’on allait brûler, les propositions de Danton et les réponses de Bazire. Ces gens ne s’inquiétaient pas de moi, pensant que je ne comprenais pas un mot à leurs disputes. Je comprenais pourtant bien que leur tabac de Saint-Vincent était du blé qu’ils allaient accaparer ; mais cela ne me regardait pas, et j’aurais mieux aimé dormir que de les entendre. La vieille ne disait rien ; elle avait un de ces gros manteaux piqués, à capuchon, que les paysannes de chez nous portent en hiver ; elle regardait dans un coin, et ses lèvres remuaient ; je crois qu’elle récitait son chapelet.

Les autres ne finissaient pas de crier, et puis, dans tous les villages où nous passions, le monde était en l’air ; des gendarmes nationaux venaient nous demander nos passeports : on arrêtait les suspects par tout le pays. Je voyais en passant des familles entières gardées dans les granges par des gardes nationaux, un factionnaire à la porte, et quelquefois l’officier municipal en train de les interroger. Quel mouvement dans des temps pareils ! La misère, la famine, les dangers n’empêchent rien ; au contraire, plus le peuple souffre, plus il se remue ; des trente, des quarante femmes en guenilles, leurs petits enfants sur les bras, accouraient à chaque relais autour de la voiture en criant : « La charité, citoyens ! Pour l’amour de la république, de la liberté, du pain ! du pain !… »

Et puis on entendait chanter le Ça ira ! dans les bouchons ; quelquefois des piquets de gendarmes passaient au trot, escortant une voiture remplie d’aristocrates.

Je me rappelle aussi qu’aux environs de Héming, dans un grand carré de bois nouvellement défriché, des ouvriers élevaient une espèce de pigeonnier, et que l’un des agioteurs dit aux autres :

– Voici le télégraphe.

Tous se penchaient dans les petites fenêtres et je regardais naturellement aussi cette baraque, en me demandant ce que cela pouvait être. Alors les marchands se mirent à causer entre eux de l’invention du télégraphe par un nommé Chappe, pour se faire des signes d’un bout de la France à l’autre, et remplacer ainsi des centaines et des milliers de courriers. Le plus vieux d’entre eux disait que celui qui, deux ou trois ans à l’avance, aurait connu cette invention serait devenu l’homme le plus riche du monde.

Trois ou quatre de ces marchands descendirent par bonheur à Lunéville, et nous ne restâmes plus que le vieux, la vieille femme et moi.

Comme en ce temps les mécaniques n’existaient pas encore, à chaque descente Baptiste s’arrêtait pour mettre le sabot, et puis il s’arrêtait encore pour l’ôter à la montée, de sorte qu’il fallait quatorze heures au courrier de Phalsbourg à Nancy.

J’avais pourtant fini par m’endormir, lorsqu’en passant dans un village, les lumières du dehors et les cris des mendiants m’éveillèrent de nouveau ; il pouvait être deux heures du matin ; le vieux marchand, son bonnet de coton sur les oreilles et son chapeau à cornes sur les genoux, ronflait comme un sourd, et dans le même instant j’entendis la vieille qui pleurait tout bas ; elle sanglotait, et, de temps en temps, elle se baissait pour se moucher sous son manteau sans faire de bruit. Longtemps je l’écoutai ; quelquefois elle disait :

– Mon Dieu !… mon Dieu !… ayez pitié de moi !…

Mon cœur en était tout serré, je pensais :

« Qu’est-ce que ce pauvre être peut avoir pour tant pleurer et prier ? »

À la fin je lui dis en allemand, car elle parlait allemand :

« Écoutez, ma bonne grand-mère, pourquoi donc pleurez-vous ? Êtes-vous malade ? »

Alors elle parut effrayée et ne me répondit pas d’abord ; mais je lui dis :

– Ne craignez rien ; je laisse aussi des gens que j’aime derrière moi : un vieux père, une fiancée que je ne reverrai peut-être plus… Racontez-moi tranquillement ce que vous avez. Je ne suis qu’un simple soldat ; mais, s’il est possible de vous secourir, comptez sur moi selon mes moyens.

Il parait que mes paroles et ma voix lui donnèrent confiance, car elle se mit à me raconter qu’elle allait à Paris, au Comité de surveillance générale, sans même savoir ce que c’était, ni s’en faire aucune idée, mais parce qu’un voisin l’avait assurée qu’elle aurait la grâce de son fils boulanger à Strasbourg, enfermé depuis quinze jours dans les prisons du Pont-Couvert pour avoir refusé des assignats. Elle me dit que l’ancien vicaire Schneider, accusateur public au tribunal criminel, était cause du malheur de son fils ; que ce vicaire, après avoir confessé les gens durant des années, faisait arrêter maintenant tous ceux qui possédaient un peu de bien.

Elle continuait de pleurer amèrement, et moi, songeant que ce grand vicaire devait être une espèce de Poulet, vivant de dénonciations et de mensonges, l’indignation me possédait. Mais ce qui m’attendrit le plus, ce fut d’apprendre que cette pauvre vieille ne connaissait pas une âme à Paris, et qu’elle n’avait que le mot de « Comité de surveillance » sur un morceau de papier. Faut-il qu’une mère aime son enfant pour aller ainsi dans le monde, au hasard, à soixante-dix ans, sans connaître un mot de français, et pour ainsi dire à la grâce de Dieu.

Le jour approchait lentement ; à notre droite montait le clocher de Saint-Nicolas au bout du ciel, et le souvenir de notre course au bruit du canon me revenait. Deux ans à peine s’étaient passés et quels changements depuis ! Le traître Bouillé, Lafayette, Louis XVI, la reine, le comte d’Artois, les feuillants, les girondins, que d’idées ces noms me rappelaient ! Et puis notre entrée à Nancy, le grand convoi de prisonniers que nous menions à la potence ; les petites rues pleines de sang ; les malheureux Suisses de Château-Vieux qu’on égorgeait dans les masures ; les charrettes de la porte Neuve pleines de morts : bourgeois, soldats, hommes du peuple, femmes, enfants, tous pêle-mêle ; la bêtise affreuse de mon frère Nicolas au milieu de ces massacres ! Ah, les temps étaient bien changés ! le peuple avait son tour et les trahisons du dehors ne le faisait pas trembler ni reculer.

Toutes ces choses d’hier me passaient devant les yeux comme une histoire ancienne ; mais la pauvre vieille s’était remise à prier.

Sur les sept heures du matin, les premières maisons de Nancy, les gloriettes, les petits jardins, les pièces de vignes, et puis les grandes bâtisses à six rangées de fenêtres, d’anciens couvents sans doute, le palais des anciens ducs, les places entourées de vieux arbres, les grands jardins derrière des grilles dorées, tout cela se mit à défiler devant les petites vitres de la patache. Le long des grandes rues, plus d’une maison portait encore la trace des balles et des boulets de M. le marquis de Bouillé. Je regardais en rêvant, quand la voiture entra sous la porte cochère d’une grande auberge ; la cour, au fond, était encombrée de sacs, de ballots et de tonnes ; pardessus s’étendait le toit d’un grand hangar.

La patache s’arrêta dans cette cour. Nous descendîmes ; je pris mon sac à la bretelle et je dis à la grand-mère de me suivre, ce qu’elle fit en prenant son panier. Nous entrâmes dans la salle d’auberge, pleine de monde : voituriers, marchands, bourgeois, allant et venant, buvant et mangeant, causant de leurs affaires. Le courrier s’arrêtait à Nancy plus d’une heure. Je fis apporter du pain, du vin, du fromage, une feuille de papier ; je dis à la vieille de s’asseoir, de reprendre confiance ; et, pendant qu’elle buvait et mangeait au coin de la table, j’écrivis une lettre à Chauvel pour lui raconter le siège et la capitulation de Mayence, mon passage à Phalsbourg et la joie que j’avais eue d’embrasser Marguerite, mon père et les amis. Je finis par l’histoire de la bonne femme, en le priant de bien recevoir ce pauvre être abandonné, de lui donner un bon conseil et de la secourir selon ses moyens.

Ayant plié la lettre et mis l’adresse : « rue du Bouloi, n° 11 », je recommandai bien à la pauvre vieille de ne pas perdre une minute et de la porter tout de suite en arrivant à Paris. Je la prévins qu’elle serait reçue par un brave homme, qui parlait français et allemand, et qui ferait son possible pour tirer son fils des prisons du Pont-Couvert. Elle pleurait et me remerciait, comme on pense.

Alors, le cœur plus léger, je payai le vin et le reste, et je partis rejoindre mon bataillon à la caserne Neuve, où se trouvait le 2e bataillon des Lombards et le 4e des Gravilliers de Paris ; toute la ville était pleine de cavalerie et d’infanterie : chasseurs du Languedoc, hussards de la Liberté, fédérés parisiens et bataillons de volontaires. La plupart logeaient chez les bourgeois ; mais, pour dire la vérité, les gens ne nous faisaient pas bonne mine. Les représentants en mission à l’armée de la Moselle avaient dénoncé nos généraux à la Convention ; Aubert-Dubayet et le général Doyré venaient d’être arrêtés ; les gazettes ne parlaient que de l’abominable capitulation des Mayençais ; on devait nous ôter nos chefs et nous envoyer en Vendée combattre les paysans.

C’est ce que j’appris en arrivant à la caserne. La désolation était peinte sur toutes les figures. Quel plus grand malheur pouvait nous arriver, que d’être regardés comme des traîtres et des lâches ?… Jean-Baptiste Sôme, Marc Divès, et même Jean Rat en grinçaient des dents, et si Maribon-Montaut et Soubrany s’étaient trouvés chez nous au lieu d’être à Metz, je suis sûr qu’ils auraient été criblés de balles.

Enfin voilà comme le peuple, à force de voir des trahisons, finit par soupçonner ses défenseurs.

Les fédérés casernés avec nous ne parlaient que de l’assassinat de Marat et adressaient des pétitions pour faire guillotiner les girondins ; ils disaient que Charlotte Corday avait été députée par eux pour assassiner Danton, Robespierre et l’ami du peuple. Ma sœur Lisbeth et Marescot ne connaissaient plus que la vengeance ; officiers et soldats s’exaltaient de plus en plus, et c’est au milieu de ces confusions que le brave Merlin (de Thionville) arriva de Paris nous annoncer qu’il avait défendu nos généraux, qu’ils étaient relâchés, et que la Convention avait même décrété des remerciements à l’armée de Mayence. Aussitôt tout fut oublié ; les cris de « Vive la nation ! » recommencèrent, les citoyens nous reçurent mieux et se faisaient en quelque sorte un honneur de nous avoir à leur table.

Les fêtes du 10 août arrivèrent : c’était l’une des grandes cérémonies de la république ; l’autel de la patrie couvert de feuilles, d’armes et de trophées militaires, des canons autour et la déesse Raison dessus, est une des plus belles choses que je me rappelle. Et les discours patriotiques, les musiques de tous les régiments et bataillons jouant ensemble la Marseillaise, les processions de jeunes citoyens, les banquets offerts aux braves Mayençais, le long des grandes rues et des places magnifiques de cette ville, de pareils spectacles vous restent devant les yeux et dans le cœur, quand on vivrait cent ans.

C’était en quelque sorte la représentation vivante du bon sens des hommes, de leur amour de la justice et de leur fraternité. Malgré tout ce qu’on a dit, les moines et les évêques n’ont jamais rien inventé d’aussi beau, de si simple et de si naturel. Tout le monde comprenait ce que cela signifiait. Les représentations de Voltaire et de Jean-Jacques étaient aussi sur l’autel, et je soutiens que ces saints-là valent bien les autres, et que saint Crépin et saint Magloire ne peuvent pas même être mis en comparaison.

Enfin, à chacun sa liberté ; ceux qui pensent autrement que moi, je ne leur en veux pas, mais je les plains de tout mon cœur et je voudrais les convertir à mes idées qui me paraissent les meilleures. Ils peuvent en dire autant de moi, de sorte que nous sommes quittes et que cela ne doit pas nous empêcher de fraterniser ensemble. Le principal, c’est de ne faire tort et violence à personne.

Ces fêtes durèrent trois jours, et quand, vers le milieu du mois, nous partîmes pour Orléans, hommes et femmes nous embrassaient ; la fraternité régnait entre nous, et les enfants couraient derrière le bataillon ; plusieurs, les plus forts, portèrent nos fusils jusqu’aux environs de Toul.

Un décret disait que nous irions en poste dans la Vendée, mais cela signifiait que nous irions en charrettes. Nos officiers seuls avaient des voitures bourgeoises, qu’on appelait des landaus. Les paysans du pays, mis en réquisitions avec leurs chevaux pour transporter nos bagages, allaient à dix ou douze lieues, et puis d’autres arrivaient et les premiers retournaient tranquillement chez eux. Nous autres nous suivions les voitures à pied.

Il faisait beau temps ; et ce qui me revient de cette longue route, c’est qu’on arrêtait partout des Anglais, à cause des gueuseries de Pitt, qu’on faisait des visites domiciliaires dans tous les villages, et que le spectacle de la misère augmentait d’étape en étape. Les blés étaient si rares que, dans ce temps de moisson, à mesure que les gerbes rentraient, on les battait tout de suite. On ne pouvait plus attendre, et sur tout notre chemin nous entendions battre en grange depuis quatre heures du matin jusqu’à minuit.

Plus nous gagnions l’intérieur de la France, plus les gens nous voyaient de mauvais œil ; une fois hors de la Lorraine, le patriotisme diminuait à chaque pas, et c’était à chaque halte une véritable histoire pour obtenir des vivres et pour coucher, même sous les hangars et dans les écuries ; les municipalités disputaient sur tout : le pain, le bois, la viande et la paille ! Et comme nous n’étions pas soldés, comme nous n’avions plus que des guenilles sur le corps et que nos souliers s’en allaient par morceaux, plus d’une fois, sans notre ancien commandant Jordy, devenu chef de brigade, et qui nous donnait de bonnes paroles en criant : « Vive la nation ! Vive la république !… Courage, camarades ! tout cela changera… La liberté repose sur vous !… » ainsi de suite, sans ce brave homme, qui nous calmait, je le dis, toute la colonne se serait révoltée, car lorsqu’on se dévoue, l’égoïsme de la mauvaise race soulève le cœur. C’était pour eux que nous allions nous battre ; et cette espèce de gens, si l’on s’était laissé faire, vous auraient logés dans leurs réduits à porcs et nourris de son.

Aussi ce fut quelque chose de nouveau pour nous, et même d’attendrissant, lorsqu’en arrivant à Orléans nous vîmes le maire, les adjoints et toute la municipalité venir à notre rencontre et nous recevoir avec enthousiasme. Nous avions cru qu’il n’existait plus de Français en France, et nous en trouvions des meilleurs, des vrais patriotes enfin, des républicains. À peine formés en bataille sur la place de l’Hôtel-de-Ville, nous étions entourés d’une foule innombrable, et comme Jordy disait : « Présentez les armes ! haut les armes ! rompez vos rangs ! » déjà deux, trois citoyens nous tenaient par les bras et nous emmenaient dans leur famille, non pas comme des étrangers, mais comme des frères ; et les citoyennes, de belles jeunes femmes, nous apportaient des couronnes. Jordy, qui parlait bien, leur dit sur la place :

– Grâces vous soient rendues, Orléanais ! c’est vous, les premiers, qui nous traitez en enfants de la patrie, en amis, en compatriotes !

Il dit encore beaucoup de choses attendrissantes ; nous en avions les larmes aux yeux, et les cris de « Vivent les Orléanais ! Vive la brave garnison de Mayence ! » ne finissaient plus. Jordy en disait trop, car les patriotes de Nancy, après le retour de Merlin, nous avaient aussi bien traités ; mais dans des moments pareils, l’enthousiasme vous emporte, et l’on crie tout ce qu’on trouve de plus beau, de plus fort et de plus agréable pour ceux qui nous entourent.

Enfin la vérité, c’est que les Orléanais nous reçurent bien, et que dans cette belle et bonne ville on commença par nous former en demi-brigades, d’après le décret du 21 février 1793, qu’on n’avait pas encore pu nous appliquer, parce que nous étions en campagne.

Notre bataillon, le 2e des Lombards de Paris et le 2e des Gravilliers, où se trouvait Marescot, formèrent alors la demi-brigade de Paris et Vosges. J’étais depuis longtemps caporal, et je déposai mes galons pour entrer dans la compagnie des canonniers avec Marc Divès et Jean-Baptiste Sôme. À force d’avoir été dans les redoutes à Mayence, nous connaissions tous les services des pièces, et nos petits canons n’étaient rien auprès des grosses caronades de quarante-huit que nous avions souvent manœuvrées là-bas. Ainsi nous restions tous ensemble, et ma plus grande satisfaction était encore de penser que je verrais tous les jours le petit Cassius, que je l’embrasserais et le ferais sauter dans mes mains. Il riait toujours en me voyant entrer dans la cantine ; tout le bataillon l’avait en quelque sorte adopté ; chacun l’embrassait, on aurait dit qu’il était à tout le monde. Lisbeth fut aussi bien contente de me savoir au bataillon.

Cela se passait en août.

Nous apprîmes avant de quitter Orléans bien des choses qui méritent d’être retenues : d’abord la condamnation à mort de notre ancien général Custine, pour avoir entretenu des rapports secrets avec Wimpfen et les girondins ; pour n’avoir pas approvisionné ni secouru Mayence, et avoir laissé prendre Valenciennes par les coalisés, malgré l’ordre qu’il avait reçu de marcher ; ensuite son remplacement à l’armée du Nord et des Ardennes par notre ancien adjudant-général Houchard.

Ces nouvelles frappèrent particulièrement nos officiers ; ils comprirent enfin que le Comité de salut public ne se gênait pas avec les généraux, et qu’il fallait être attentif à remplir ses devoirs. Nous apprîmes aussi que Toulon venait de se livrer aux Anglais, avec son arsenal et sa flotte ; que le ministre Cambon venait de faire décréter la création d’un grand livre pour inscrire les dettes de la république ; et que la Convention, au milieu des plus grands périls, discutait avec calme un code civil, afin de régler les intérêts et les droits des Français entre eux, soit pour les personnes, soit pour les biens. Naturellement chacun pensait que ce code s’appellerait « Code de la république française une et indivisible » et que ce serait une des grandes gloires de la Convention d’avoir eu l’idée de cette œuvre utile.

Quelques jours après, la seconde colonne étant arrivée, nous repartîmes d’Orléans, sous la conduite de Kléber ; nous passâmes par Blois et Tours, ayant toujours la Loire à notre gauche. Ce grand fleuve, calme et paisible, s’étend dans un pays uni ; de petits bois, des plantations de vignes, des vergers, et principalement des prairies, des champs de blé, d’orge et d’avoine, bordent ses rives à perte de vue ; peu de chanvre, mais des arbres fruitiers en abondance, voilà ce pays. De petits îlots de sable s’élèvent à peine sur le fleuve ; de vieilles tours, de grandes et belles cathédrales couvertes de sculptures, d’anciens châteaux vous regardent de loin par-dessus les haies et les broussailles.

Malgré l’abolition des cloches, nous entendions bourdonner les églises sur ces grandes eaux paisibles, du matin au soir, et souvent, après avoir fait des lieues, la place de ces cathédrales n’avait pas l’air d’être beaucoup changée, tant la plaine est unie. Dans la Loire, de petites barques allaient et venaient, leur grand filet au bout de la perche et l’homme au fond avec son chapeau de paille ; aux environs des villes, des bateaux pleins de grains et de marchandises descendaient ou remontaient le fleuve.

Nous, dans la poussière des chemins, nous regardions, le fusil sur l’épaule, les habits et les pantalons déchirés, un grand nombre pieds nus, et Kléber au milieu de nous, à cheval, son habit bleu boutonné jusqu’au menton, malgré la chaleur, et son grand chapeau à plumet tricolore tout blanc de poussière. Il tenait à la discipline ; mais pour soigner ses hommes en route, pour leur faire délivrer les vivres et veiller à ses malades, personne n’était meilleur que lui. Quand les maires, les municipaux voulaient marchander et disputer, la grosse voix de Kléber et son air de lion, car il avait tout à fait la figure d’un lion joyeux, son air d’indignation et de mépris leur fermaient la bouche ; il n’avait qu’à les regarder par-dessus l’épaule avec ses yeux gris plissés, et tout arrivait de bonne volonté ; les billets de logement ne se faisaient pas non plus attendre. Cinq ou six jeunes officiers le suivaient toujours, en galopant aux environs pour recevoir et porter ses ordres. Chaque fois que nous arrivions quelque part, toute la nuit on ne faisait que rire et chanter dans son quartier ; mais durant le service il devenait tout autre et ne plaisantait plus. Rien qu’à le voir, même de loin, on comprenait que celui-là, c’était un général, et qui n’écoutait pas les paroles inutiles, surtout dans les moments où l’ennemi s’approche et que chacun se demande : « Comment l’affaire va-t-elle s’engager ? »

Je vous dis ces choses d’avance, mais quand nous y serons vous les verrez bien mieux.

Nous arrivâmes à Saumur, où se trouvait le quartier général. Et là les disputes commencèrent pour savoir qui nous aurait sous ses ordres et ce qu’on ferait de nous ; car cinq ou six représentants du peuple, Ruelle, Phélippeaux, Gillet, se trouvaient réunis dans cet endroit, sans parler de Merlin, qui marchait avec notre colonne, et d’une quantité d’officiers et de généraux venus de Paris avec les sans-culottes.

Je ne méprise pas les sans-culottes, mais Paris avait déjà fourni dans ce temps des quantités de bataillons aux armées du Nord, du Rhin, de la Moselle, des Alpes, des Pyrénées, et ceux qui vinrent alors nous rejoindre étaient les héros à cinq cents livres, des êtres qu’il avait fallu payer pour remplir leur devoir. Ces malheureux nous ont fait plus de tort que de bien, car ils ne trouvaient aucun républicain assez avancé ; ils rabaissaient tout le monde, ce qui ne les empêchait pas de se débander au premier coup de canon, en criant :

– Nous sommes trahis !

Autant les premiers bataillons de fédérés, les volontaires, ouvriers, pères de famille, employés de toutes sortes, enfin les travailleurs étaient solides au feu, calmes et décidés ; autant cette abominable race de criards, de braillards et de fainéants tremblait pour sa peau. Si les Lombards et les Gravilliers avait eu de la poudre à perdre, ils auraient tiré dessus, à cause de la honte que ces gueux faisaient à leur ville.

Saumur est une place forte. Les anciens hussards de la liberté, qui s’appelaient alors 9e de hussards, et d’autres troupes de cavalerie logeaient dans les casernes. Nous autres nous reçûmes des billets de logement. Le bruit courait qu’on allait nous ôter nos chefs, et l’indignation grandissait. On ne savait pas non plus si nous irions à l’armée des côtes de Brest, ou bien à l’armée des côtes de La Rochelle ; si nous aurions pour général Canclaux, celui qui cinq mois avant avait repoussé les Vendéens de Nantes, ou Rossignol, un horloger de Paris qu’on avait fait général. C’étaient des généraux en chef, et les nôtres, comme Aubert-Dubayet et Kléber, n’étaient que des généraux divisionnaires qui ne pouvaient commander que des colonnes. Mais on parlait de nous mettre sous les ordres de Santerre, un brasseur de Paris, simple général de division comme les nôtres, et voilà ce qui nous indignait le plus.

Enfin, au bout de quelques jours, on décida que les Mayençais iraient à l’armée des côtes de Brest, commandée par Canclaux.

On nous laissa Kléber comme général de division et nous reçûmes l’ordre de partir pour Nantes. Ce fut une joie extraordinaire dans l’armée, car au moins Canclaux avait la réputation d’un vrai général, et non pas d’un horloger ou d’un brasseur. Seulement ce général était un ci-devant comte de Canclaux ; je ne veux pas dire qu’il nous a trahis, non ! mais il conservait l’habitude des vieux généraux de Louis XVI, une espèce de routine dont ces gens-là ne pouvaient pas sortir, et bientôt nous allions apprendre ce que cette routine de diviser ses forces au lieu de combattre en masse devait nous coûter. Mais ne nous pressons pas, les bêtises et les misères arrivent toujours assez vite.

On pense bien que tout ce spectacle d’égoïsme et de vanité que nous avions eu sous les yeux depuis notre départ de Mayence ; cette quantité de mauvaises nouvelles qui nous étaient arrivées : les trahisons, les défections, les massacres, la marche de l’ennemi qui nous menaçait de tous les côtés à la fois ; on peut bien se figurer que tout cela nous donnait à réfléchir, et que même plusieurs en étaient découragés. Mais sur notre route de Saumur à Nantes quelque chose devait nous remonter le cœur ; nous devions apprendre que nos braves représentants de la Montagne ne tremblaient pas ; qu’ils étaient comme des rochers, que tout le bruit et la fureur de la mer ne peuvent pas ébranler.

En passant par Angers, nous devions lire ce fameux décret de la Convention ordonnant la grande levée en masse et même le soulèvement de toute la France, pour écraser nos ennemis. Il faut que je vous conte cela, car alors vous comprendrez mieux notre enthousiasme ; et puis aucune nation du monde ne peut rien montrer d’aussi fort, d’aussi beau et d’aussi grand dans son histoire. C’est ici que vous allez voir la différence de parler au nom de la justice éternelle, ou de l’orgueil d’un homme. La république seule pouvait élever ainsi la voix et demander à la nation de pareils sacrifices. C’est sur la place d’Angers, devant la vieille cathédrale sombre, au milieu d’une foule immense venue de tout le pays, c’est là que le commandant Flavigny nous lut ce décret et que les cris de « Vive la république ! Vaincre ou mourir !… À l’ennemi ! Qu’on nous mène à l’ennemi !… » recommencèrent comme le premier jour où l’on avait proclamé la patrie en danger ; les sabres, les fusils en frémissaient, les drapeaux se balançaient ; et les paysans de ce pays, étonnés, se mêlaient avec nous dans nos rangs ; les gardes nationales arrivaient, le tocsin sonnait, tout se levait et marchait pour le salut de la république.

Je commence :

« Jusqu’au moment où les ennemis auront été chassés du territoire de la république, tous les Français sont en réquisition permanente pour le service des armées. Les jeunes gens iront au combat ; les hommes mariés forgeront les armes et transporteront les subsistances ; les femmes feront des tentes, des habits, et serviront dans les hôpitaux ; les enfants mettront le vieux linge en charpie ; les vieillards se feront porter sur les places publiques, pour exciter le courage des guerriers, la haine des rois et le dévouement à la république. Les maisons nationales seront converties en casernes, les places publiques en ateliers d’armes ; le sol des caves sera lessivé pour en extraire le salpêtre.

» Les armes de calibre seront exclusivement confiées à ceux qui marcheront à l’ennemi ; le service de l’intérieur se fera avec les fusils de chasse et les armes blanches. Les chevaux de selle seront requis pour compléter les corps de cavalerie ; les chevaux de trait, autres que ceux employés à l’agriculture, conduiront l’artillerie et les vivres. Le Comité de salut public est chargé de prendre toutes les mesures, pour établir sans délai une fabrication d’armes de tout genre qui réponde à l’état d’énergie du peuple français ; il est autorisé en conséquence à former tous les établissements, manufactures, ateliers et fabriques qui seront jugés nécessaires à l’exécution des travaux, ainsi qu’à requérir pour cet objet, dans toute la république, les artistes et ouvriers qui peuvent concourir à leur succès ; il sera mis à cet effet une somme de 30 millions à la disposition du ministre de la guerre, à prendre sur les 498 millions d’assignats qui sont en réserve dans la caisse à trois clefs.

» L’établissement central de cette fabrication extraordinaire sera fait à Paris. Les représentants du peuple envoyés pour l’exécution de la présente loi, auront la même faculté dans leurs arrondissements, en se concertant avec le Comité de salut public ; ils sont investis des pouvoirs illimités attribués aux représentants du peuple près les armées. Nul ne pourra se faire remplacer dans le service pour lequel il sera requis ; les fonctionnaires publics resteront à leur poste. La levée sera générale ; les citoyens non mariés, ou veufs sans enfants, de dix-huit à vingt-cinq ans, marcheront les premiers ; ils se rendront sans délai au chef-lieu de leur district, où ils s’exerceront tous les jours au maniement des armes, en attendant l’ordre du départ.

» Les représentants du peuple régleront les appels et les marches, de manière à ne faire arriver les citoyens armés aux points de rassemblement, qu’à mesure que les subsistances, les munitions et tout ce qui compose l’armée matérielle se trouvera exister en proportion suffisante. Les points de rassemblement seront déterminés par les circonstances, et désignés par les représentants du peuple envoyés pour l’exécution de la présente loi, sur l’avis des généraux, de concert avec le Comité de salut public et le conseil exécutif provisoire. Le bataillon qui sera organisé dans chaque district se réunira sous une bannière portant cette inscription : « Le peuple français debout contre les tyrans. »

Aussitôt après cette proclamation, nous repartîmes d’Angers pour Nantes, où nos trois colonnes arrivèrent l’une après l’autre les 6, 7 et 8 septembre 1793. Cette ville qui s’étend à droite de la Loire, est bordée d’une quantité de barques, de vaisseaux et d’autres bâtiments qui dorment sur l’eau, qui vont et viennent. Moi, qui n’avais jamais rien vu de pareil dans nos pays de montagnes, et pas même sur le Rhin, j’en étais véritablement étonné.

Je comprenais pour la première fois la grandeur et la richesse d’une ville de commerce, où les marchandises de toutes les parties du monde arrivent d’elles-mêmes, sans autre peine que de dresser les mâts et d’étendre les voiles quand le vent souffle.

Des quantités d’autres troupes, qui faisaient partie de l’armée des côtes de Brest, remplissaient déjà la ville, où nous fûmes reçus magnifiquement par les autorités ; on nous donna des festins patriotiques. Tous les richards de cet endroit étaient contents de voir que les Vendéens ne pourraient plus leur rendre visite sans nous rencontrer. Ils admiraient en quelque sorte nos guenilles, et, comme le magasin général des vivres et munitions pour l’approvisionnement de Brest, Lorient et Rochefort se trouvait là, nous reçûmes chacun une paire de souliers neufs après la fête. Mais le lendemain, 9 septembre, il fallut se mettre en campagne, et c’est alors que nous allions apprendre du nouveau.

En suivant la route depuis Saumur, nous avions déjà bien remarqué, sur l’autre rive du fleuve, un pays qui changeait à vue d’œil : de petits bois, de hautes fougères, des hameaux enterrés dans la verdure, des vergers innombrables entourés de haies touffues, et, par-dessus ces broussailles, des houx, des chênes rabougris, des châtaigniers ; tout cela déjeté, sans aucun soin de culture, sans le moindre signe de la main des hommes, enfin un véritable pays de sauvages, où les gens laissaient tout aller à la grâce de Dieu, sans s’inquiéter du reste.

C’était la Vendée que nous voyions, et qui devenait toujours plus épaisse à mesure qu’on descendait le fleuve ; c’est là dedans que nous allions entrer pour débusquer les êtres qui s’y trouvaient par milliers ; un peuple de braconniers, de contrebandiers, de petits nobles chasseurs entourés de gardes forestiers et de réfractaires enracinés dans leur ignorance ; des métayers, de petits marchands ; des paysans qui s’appelaient eux-mêmes gens du seigneur. Qu’est-ce que je peux vous expliquer ? Ils tenaient tous ensemble, comme leurs broussailles, sans avoir été taillés ni redressés depuis des centaines d’années.

Et pas une grande route en travers, pas un chemin où deux bœufs pouvaient passer de front. Oui, cette vue vous donnait à penser, le moindre soldat comprenait qu’on aurait de la peine à se mettre en ligne, et qu’on ne découvrirait pas l’ennemi de loin ; qu’il faudrait tout brûler pour y voir clair. Et puis le bruit de toutes les débâcles que les patriotes avaient éprouvées dans ce misérable pays, et la scélératesse des femmes qui tuaient les blessés, vous rendaient très durs ; on se disait en soi-même :

« Tant pis ; s’ils nous fusillent, nous les fusillerons ; s’ils n’ont pas de pitié, nous n’en aurons pas non plus. La république passe avant tout. »

Ce que nous avions ainsi découvert depuis la route d’Ancenis et d’Angers était le commencement de la Vendée, mais elle s’étendait beaucoup plus loin. Entre le Bocage et la mer se trouve le Marais, où d’autres gens de la même espèce passaient leur existence à chasser les oiseaux qui se plaisent dans les joncs et les roseaux ; ceux-là tenaient à leur servitude autant que les autres, et nous allions aussi les rencontrer.

Notre demi-brigade, les chasseurs francs de la montagne et un escadron de chasseurs à cheval, nous traversâmes donc le pont de Nantes, le 9 septembre, à midi juste, sous le commandement de Kléber. On savait que six à sept mille Vendéens, postés près de l’étang de Grand-Lieu, occupaient le village de Port-Saint-Père avec du canon et tout ce qu’il fallait pour nous recevoir. La Loire est déjà large en cet endroit, et de l’autre côté se jette la Sèvre, où passe aussi le pont. Le général Beysser, un Alsacien de Ribeauvillé, devait nous suivre avec cinq à six mille hommes pour soutenir notre attaque. Il faisait très beau temps.

Merlin de Thionville, son chapeau de représentant sur la tête, son grand sabre à la ceinture et son écharpe tricolore autour des reins, marchait à côté de Kléber ; ils étaient tous les deux à cheval au milieu du bataillon ; nos six petites pièces de quatre suivaient avec deux petits obusiers de montagne ; les chasseurs à cheval étaient en éclaireurs. Tout le monde regardait ; on ne voyait rien d’extraordinaire ; les Vendéens ne se montraient pas encore. Mais, une fois de l’autre côté, dans les petits chemins bordés de pommiers et de poiriers tout couverts de fruits, on ne pouvait plus s’avancer en colonnes ; il fallut marcher par le flanc ; seulement avant de s’engager bien loin, Kléber, qui malgré son air de lion, était fin comme un renard, ordonna de déployer à droite et à gauche du chemin deux compagnies en tirailleurs, et ce mouvement s’exécutait à peine, que la fusillade pétillait dans toutes les directions.

On reconnut alors que nous étions entourés d’une foule de gueux cachés dans toutes les broussailles, qui nous auraient coupés si nous n’avions pas d’abord fouillé les environs. Les chasseurs firent une grande charge en avant pour mieux éclairer le pays ; mais la queue de l’escadron avait à peine tourné le coin du bois, qu’un pétillement terrible nous avertit de la masse des Vendéens. Les chasseurs revinrent au galop, laissant quelques hommes derrière eux ; plus d’un cheval avait aussi sur les flancs de ces grands rubans rouges qui montrent où la balle est entrée. Les pauvres animaux ! ils ne tombent pas d’un coup ; ils vont toujours, mais cela ne dure plus longtemps.

C’est là que nous vîmes les mauvais côtés de cette guerre ; on ne savait jamais au juste ce qu’on avait devant soi. Kléber fit déployer le double de tirailleurs ; c’était assez ; les autres reculèrent, et la colonne continua son chemin en se tenant toujours à la hauteur de la fusillade.

Nous autres, avec nos canons et nos munitions, bien gardés à droite et à gauche, nous n’avions à craindre que les balles perdues ; mais notre tour devait bientôt arriver d’être en ligne, et nous ne demandions pas mieux.

Cela dura plus d’une heure ; alors seulement nous arrivâmes aux environs de l’étang et nous vîmes ce pays à découvert : de misérables villages, les murs couleur de boue, et, par-ci par-là dans le lointain, de petites églises avec leur chapeau d’ardoises. Mais sur notre droite, à deux portées de canon, était le rassemblement des Vendéens. Ils fourmillaient là-bas, au bord de l’étang et dans le village de Port-Saint-Père, où se trouvait leur quartier général. Les gueux ne manquaient pas de canons, car aussitôt en vue ils nous tirèrent trois ou quatre coups, pour essayer la portée de leurs pièces ou nous défier d’avancer.

Entre nous et Port-Saint-Père se trouvait un bras de l’étang, d’où sort une rivière assez profonde ; ce bras pouvait avoir trois cents pas de large ; de hautes herbes, des joncs et des prêles s’étendaient sur ses bords. Les tirailleurs vendéens, en se repliant devant les nôtres avaient emmené les barques sur l’autre rive : il était difficile d’attaquer.

Malgré cela, Kléber, après avoir inspecté la position avec ses officiers supérieurs et Merlin de Thionville, ordonna de former deux colonnes d’attaque ; il fit avancer nos pièces sur les hauteurs de Saint-Léger, en face du village ; les balles pleuvaient autour de nous, et les boulets ronflaient bien au-dessus de nos têtes ; ils étaient tous pointés trop haut.

Enfin nous reçûmes aussi l’ordre de faire feu ; nos boulets enfilèrent la grande rue de Port-Saint-Père, en coupant bras et jambes, renversant les piliers des hangars et labourant les fumiers, que les bandits avaient eu le soin de répandre sur le pavé. Naturellement de grands cris s’élevaient au loin, comme un bourdonnement ; des files de femmes et d’enfants se sauvaient ; et quand nos premiers obus allumèrent les granges et que la flamme se mit à danser sur les toits des vieilles baraques, alors, les vieillards obstinés sortirent aussi, emportant leur paillasse. Ces choses se voyaient de loin, dans la rue sale. En même temps, nos deux colonnes descendaient au pas de course sur la rivière, officiers, généraux, représentants, les drapeaux, les plumets, les baïonnettes, tout pêle-mêle, en criant :

– Vive la nation !

De l’autre côté les Vendéens se pressaient et criaient :

– Vive le roi !

Nos boulets passaient par-dessus nos colonnes et hachaient les autres. C’est là que j’ai vu de loin, à travers la fumée, un véritable carnage, la rivière empêchait de s’aborder à la baïonnette, mais on se fusillait à bout portant, beaucoup des nôtres s’étaient jetés à l’eau pour amener des barques, et les Vendéens les assommaient ou les piquaient avec de longues gaffes. Cette eau était rouge de sang ; des centaines de blessés, entraînés par le courant, se débattaient et s’accrochaient les uns aux autres.

Finalement nous eûmes pourtant quelques barques, qu’on se dépêcha de mettre bout à bout et qui servirent de pont. Alors toute la masse s’engouffra dessus ; Merlin, son grand chapeau de représentant en l’air au bout du sabre, était dans les premiers ; il poussait des cris : « En avant ! en avant ! Vive la république ! » qu’on entendait par-dessus des milliers d’autres.

Nous avions tiré deux ou trois coups de mitraille, mais elle n’avait pas la portée et tombait dans l’étang. Tout à coup un officier d’état-major vint nous crier d’avancer ; aussitôt nous retournâmes nos pièces et nous descendîmes ventre à terre. En bas nous ne pouvions pas passer, mais autour du village, dans les vergers où les Vendéens par bandes défilaient avec leurs grands feutres, leurs mouchoirs rouges qu’on appelait des cholets et qui leur servaient de gibernes, leurs souquenilles grises, nous commençâmes à les mitrailler coup sur coup ; les fougères en étaient pleines ; quelques-uns se traînaient jusque dans les hautes herbes, pour boire ou se cacher.

Malheureusement, d’autres, en embuscade derrière le mur d’un cimetière, ne cessaient pas leur feu sur nous ; ils nous visaient lentement, et, pas plus d’un quart d’heure après notre arrivée au bord de l’étang, ils avaient déjà démonté deux de nos pièces ; les conducteurs de munitions, arrivés de Nantes par réquisition forcée, se sauvaient avec leurs chevaux ; trois d’entre eux étaient déjà couchés sur le flanc. Toute notre compagnie de canonniers aurait été fusillée là, si les grenadiers, après avoir passé la rivière, n’avaient pas marché sur le cimetière à la baïonnette. Alors les chasseurs à cheval passèrent aussi, tenant leurs chevaux qui nageaient, par la bride ; et, vers les quatre heures, les Vendéens, ayant sans doute appris qu’une autre colonne arrivait les tourner, évacuèrent le village et se mirent en retraite.

Nous les avions bousculés ; Port-Saint-Père était en cendres ! J’ai su par la suite qu’on avait trouvé dans les décombres sept pièces de douze, dont deux couleuvrines anglaises. Tout était fini ; nous venions d’ouvrir le chemin de la Vendée entre Nantes et la Rochelle, et notre colonne allait s’avancer jusqu’au bas Poitou pour en tirer des vivres ; mais cette fois je ne devais pas la suivre si loin, car, au moment où l’ordre arrivait de faire cesser le feu, et comme je passais l’écouvillon dans notre pièce, étant premier servant de droite, tout à coup je tombai les deux genoux à terre et je m’étendis de mon long à côté de trois ou quatre autres camarades, sans savoir ce que j’avais. C’est ce que je me rappelle. Un moment après, un grand froid me saisit, la sueur me coulait de la figure comme de l’eau ; et puis, à la grâce de Dieu ! je perdis tout à fait connaissance, et seulement quelques heures après je m’éveillai dans une charrette avec une dizaine de blessés qui s’en allaient de Nantes à Angers ; d’autres charrettes semblables suivaient à la file. Les hôpitaux de Nantes étaient encombrés de malades ; on nous emmenait plus loin.

Ce que j’avais, moi, c’était une balle à la poitrine ; elle n’était pas entrée, parce qu’elle arrivait de loin et qu’elle m’avait touché sur le baudrier du sabre et de la giberne en croix ; mais au-dessous je sentais quelque chose qui m’écrasait et m’empêchait de respirer, c’était la force du coup. Je crachais aussi le sang. On m’avait déjà saigné. En me réveillant là, sur la route, et sentant ce poids terrible, la première idée qui me vint c’est que j’étais perdu. Les camarades, eux, ne me paraissaient pas dans un bien meilleur état ; l’un avait la tête bandée, l’autre le bras, l’autre la jambe ; le sang les couvrait. Ils regardaient, tristes et pâles, le chemin qui défilait lentement ; plusieurs radotaient comme en rêve ; aucun n’avait envie de parler. Les voituriers qui nous menaient allaient leur train, sans nous regarder ni s’inquiéter de nous, chantant, sifflant, battant le briquet pour allumer leur pipe ; deux ou trois quelquefois réunis parlaient entre eux de leur village, de telle auberge, au Lion d’or, à la Grappe rouge où l’on était bien ou mal. Enfin, voilà.

Nous étions déjà, le surlendemain du combat, vers trois heures de l’après-midi, entre Ancenis et Angers, où nous arrivâmes à la nuit tombante. Je ne me rappelais rien et j’avais de la peine à rassembler mes idées : la vie, Marguerite, Chauvel, la république, tout m’était égal ; seulement l’idée qu’il me restait une balle ou un morceau de mitraille dans le corps m’inquiétait ; et comme mon bras où l’on m’avait saigné à Nantes était lié, je me figurais avoir aussi le bras cassé. Une fois qu’on a perdu beaucoup de sang, les idées s’embrouillent, et ceux qui soutiennent que le sang c’est la vie n’ont peut-être pas tout à fait tort.