X

 

À Saumur nous trouvâmes tout dans la confusion ; on ne savait où se loger ; les églises Saint-Jean, Notre-Dame-de-Nantilly et Saint-Pierre servaient d’hôpitaux pour les blessés. On se dépêchait de mettre la ville en état de défense ; les généraux et les représentants du peuple se rejetaient de l’un à l’autre la faute de notre défaite. Phélippeaux accusait Rossignol de trahir la république ; Rossignol accusait Canclaux et Phélippeaux de s’entendre avec les Anglais. L’indignation des soldats contre les héros à cinq cents livres n’est pas à dire ; on s’allongeait des coups de sabre tous les jours par douzaines.

En même temps, nous apprenions que les mauvaises nouvelles venues d’ailleurs étaient vraies ; que la colonne de Kléber, après avoir bousculé tous les gueux et ravagé leurs nids le long de la Sèvre, était arrivée près de Cholet, espérant finir une bonne fois la guerre civile ; mais que les autres, s’étant réunis à plus de quarante mille, avaient entouré les Mayençais à Torfou, entre Clisson et Mortagne, où s’était livré le plus terrible combat de cette campagne ; que Kléber, blessé d’un coup de feu dès le commencement, avait commandé jusqu’à la fin avec calme ; que ses soldats le portaient sur leurs fusils en brancard, mais qu’un bataillon de la Nièvre, chargé de défendre l’artillerie, s’étant laissé tourner, toutes nos pièces étaient tombées au pouvoir de la race ; qu’il avait alors fallu battre en retraite, au milieu de cette quantité d’êtres sauvages ; et que la retraite s’était faite en bon ordre, malgré l’acharnement des royalistes, qui n’avaient pu, durant six lieues, entamer un seul de nos bataillons. Les Mayençais avaient fait halte à Clisson, et pris une bonne position derrière la Sèvre, où les Vendéens n’avaient plus osé les attaquer. C’était donc une retraite honorable devant des forces bien supérieures, mais enfin c’était une retraite ; les Vendéens avaient gardé le champ de bataille ; ils pouvaient dire :

« Nous sommes restés maîtres chez nous, malgré vous ! »

Et nous n’avions rien à leur répondre.

Voilà ce que nous apprîmes.

L’idée que Lisbeth, Marescot et le petit Cassius s’étaient trouvés dans cette bagarre ne m’embellissait pas la chose ; je connaissais trop bien maintenant ces bons chrétiens de la Vendée, pour ne pas savoir que, si la voiture de ma sœur s’était embourbée quelque part, toute la couvée avait été hachée sans miséricorde. Cette idée me pesait sur le cœur.

Je recevais toujours ma ration au bataillon de la Sarthe, comme les camarades ; il en manquait plus d’un à l’appel, qui ne réclamait plus la sienne, mais cela ne pouvait pas durer longtemps ; l’ordre s’étant un peu rétabli dans la place, je reçus enfin ma feuille de route, que j’avais réclamée vingt fois ; elle était pour Angers, où la compagnie de canonniers Paris-et-Vosges était venue se reformer à la fin de septembre. Je ne comptais plus guère revoir Jean-Baptiste Sôme, Marc Divès et les autres amis de Landau, Worms, Spire et Mayence. C’est bien du soldat qu’on peut dire qu’il vit comme l’oiseau sur la branche ; – aujourd’hui, camarade, je te serre la main, nous mangeons, nous buvons, nous couchons ensemble ; nous sommes de bons et vieux amis ; et demain, s’il passe un coup de mitraille, je ne saurai plus même où repose ton corps ; s’il est dans une fosse avec dix ou quinze autres, ou si les renards l’ont mangé ! – Oui, c’est bien triste !

Enfin, une fois hors de Saumur, je me coupai un bâton dans la haie voisine, et je pris le chemin d’Angers. Il faisait toujours beau temps, mais l’automne venait, les feuilles tombaient. De loin en loin, des gardes nationaux gardaient les ponts sur le fleuve ; les villages étaient inquiets, on ne se fiait plus aux levées en masse, et l’on avait raison ; il aurait au moins fallu leur donner des fusils au lieu de piques ; les Vendéens en avaient bien, eux.

Sur la route, dans un petit village, je vis pourtant quelque chose qui me fit plaisir ; c’étaient plusieurs affiches à la porte fermée d’une église : d’abord le décret de la Convention ordonnant que l’armée serait commandée à l’avenir par un seul général ; ensuite sa proclamation à l’armée :

« Soldats de la liberté : il faut que les brigands de la Vendée soient exterminés avant la fin d’octobre. Le salut de la patrie l’exige, l’impatience du peuple français le commande, votre courage doit l’accomplir ! »

Et le dernier avertissement des représentants du peuple réunis à Saumur, aux révoltés :

« Des nobles et des prêtres, au nom d’un Dieu de paix et de bonté, vous excitent au meurtre et au pillage. – Que veulent ceux qui vous dirigent ? La royauté, l’esclavage, tous les anciens abus qui naguère pesaient sur nos têtes. Ils veulent la dîme, les aides, les gabelles, la banalité, la chasse, la corvée ; ils veulent vous attacher de nouveau à la terre, comme le bœuf qui trace vos sillons. – Nous, au contraire, que voulons-nous ? Nous voulons que tous les hommes soient égaux, qu’ils soient aussi libres que l’air qu’ils respirent, etc., etc. »

Tout cela faisait du bien, mais surtout l’ordre donné par la Convention d’exterminer la Vendée avant la fin du mois. Les trois quarts des hommes n’ont pas de confiance en eux-mêmes dans les moments difficiles, il faut absolument leur en donner, si l’on veut que les choses marchent.

Le 3 octobre, de bon matin, je rentrais dans la vieille ville d’Angers ; elle était encombrée de troupes prêtes à rejoindre la division de Fontenay, qui s’avançait de Bressuire dans le cœur de la Vendée. Il me fallut plus d’une heure pour retrouver ma compagnie, casernée dans une vieille bâtisse. Je voyais bien le drapeau de la 13e pendu sur la porte, mais les figures ne me revenaient pas, et j’allais ressortir du long corridor, pensant m’être trompé, quand le lieutenant René Belaton, qui passait, s’écria :

– Hé ! c’est toi, Bastien ! d’où diable sors-tu ? On te disait de l’autre monde.

Je lui répondis que j’arrivais de Saumur, et que j’avais été en subsistance à la compagnie de canonniers d’Eure-et-Loir. Un grand nombre d’autres nous entouraient, tout à coup j’en reconnus cinq ou six d’anciens qui riaient et disaient :

– C’est Bastien !… Tu n’es donc pas mort ?

Ils me donnaient la main, et presque aussitôt je vis le vieux Sôme qui venait, le nez en avant et regardant de loin ; le bruit s’était déjà répandu que Michel Bastien était en bas. En me revoyant il me tendit les bras, sans rien me dire et je vis qu’il m’aimait bien.

– Ah ! fit-il en me serrant, je suis content de te retrouver, Michel !

Nous étions véritablement attendris ; tous ces autres nous gênaient ; c’est pourquoi je dis à Sôme :

– Allons en face, au cabaret de maître Adam.

Et tout de suite nous partîmes, pour causer seuls à notre aise. Beaucoup de soldats et de bourgeois fréquentaient ce cabaret ; et là, les coudes sur la table, en face l’un de l’autre, en buvant du petit vin rouge de ce pays, qui est très bon, et cassant une croûte de pain, la première chose que je lui demandai fut si ma sœur, Marescot et le petit Cassius vivaient encore ; s’ils étaient réchappés de Torfou ?

– Sois tranquille, Michel, me dit-il, je les ai vus dans leur charrette, au milieu de la colonne de Dubayet, en retraite sur Nantes ; ils étaient tous sains et saufs ; j’ai même causé deux minutes avec Lisbeth en marchant près de la voiture ; elle avait un fusil, un sabre, près d’elle dans la paille, et tout ce qu’il lui fallait pour se défendre. J’aurais autant de confiance en elle dans les rangs qu’en Marescot ; c’est une gaillarde qui ne craindrait pas deux Vendéennes.

Il riait, moi j’étais content d’apprendre ces bonnes nouvelles ; cela me donnait patience pour le reste.

Sôme me raconta que le bataillon de la Nièvre était cause de tout le malheur, parce qu’au commencement de l’action nous avions eu le dessus, et que, la colonne pressant l’ennemi, ce bataillon, au lieu de rester à son poste pour soutenir les pièces, avait suivi le corps de bataille ; qu’alors les royalistes étaient tombés sur les canonniers en arrière et les avaient exterminés ; que Marc Divès, le grand Mathis des Quatre-Vents, Jean Rat et cinq ou six autres de notre connaissance se trouvaient dans le nombre, et que depuis la compagnie n’en avait eu ni vent ni nouvelles ; qu’il avait lui-même reçu deux coups de baïonnette, mais que, par bonheur, voyant nos dragons accourir, les Vendéens s’étaient dépêchés d’emmener les canons, sans achever les blessés comme à l’ordinaire, et qu’ainsi plusieurs autres de la compagnie avaient eu la chance d’en réchapper ; que son premier coup de baïonnette était dans la main droite, et le second dans le bras ; qu’il n’avait pourtant pas voulu se porter malade et que maintenant tout allait bien.

Sa main était encore bandée ; cela ne l’empêchait pas de tenir le verre et de rire en me regardant.

Nous restâmes là jusqu’à l’appel du soir, et puis nous rentrâmes nous coucher ensemble. La compagnie n’était encore que de trente-cinq hommes, mais il n’en faut que six pour manœuvrer une petite pièce ; on pensait nous compléter à Bressuire, et l’ordre de partir étant venu, on se mit en route le surlendemain 5 octobre 1793.

Nous avions de la cavalerie et de l’infanterie avec nous, et des charretiers aussi, qu’il fallait bien surveiller, malgré leurs bonnets rouges à grosses cocardes, car l’envie leur prenait toujours de dételer et de s’en aller à la nuit. Nous étions chargés de cela, n’ayant provisoirement aucun service à faire.

Je connaissais déjà les endroits où nous passions. La colonne du général Duhoux avait été défaite aux environs, et tous les soirs, aussitôt le soleil couché, nous entendions dans ces grandes plaines couvertes de landes, les loups et les renards, à droite et à gauche au fond des fourrés, traîner et se disputer les morts. Les grandes lignes rouges du ciel, les hautes broussailles sombres, les cris des bêtes sauvages et les petites cloches qui se répondaient d’un village à l’autre dans le silence, nous remplissaient de tristesse. Combien de fois alors je me suis rappelé le pays, et les prédications des réfractaires excitant les hommes à se battre, au lieu de les apaiser ; et les avertissements de Chauvel, à notre club, de nous méfier de la guerre ; et la bêtise affreuse de Valentin, qui voulait pendre tous les patriotes en l’honneur du comte d’Artois, l’homme selon Dieu ! et toutes les abominations qui nous avaient conduits là. Les hommes sont-ils donc faits pour se donner à manger aux fouines ? Est-ce que c’est la religion chrétienne ? Et le Christ, qu’aurait-il dit de ces barbaries terribles, causées par l’orgueil et l’avarice des prêtres et des nobles soi-disant établis par sa religion ? était-ce pour cela qu’il était venu sur la terre ?

Quelquefois aussi, le soir, des villages entiers désertaient à notre approche : hommes, femmes, vieillards, enfants, tout décampait avec les bœufs, les vaches et les chèvres bêlant et mugissant. Nous les voyions de loin qui s’éloignaient derrière les hautes fougères et les ronces, aux derniers rayons du soleil ; et presque toujours nous trouvions les puits comblés de morts, des pierres par-dessus. C’était un lieu de massacre. Naturellement on mettait le feu dans ces misérables bicoques. La colonne continuait son chemin, et toute la nuit nous voyions les flammes balayer le ciel, qui se remplissait de fumée à plus d’une lieue, surtout quand le feu prenait dans les herbes desséchées et les arbres du voisinage.

Au petit jour on s’arrêtait, on faisait la soupe ; des sentinelles se tenaient en faction au haut des collines. Il fallait toujours être sur ses gardes, car les plus dangereux ennemis veillaient autour de nous et nous suivaient pas à pas. Ils n’eurent pourtant pas occasion de nous attaquer en route. Après Doué, Montreuil, Thouars, nous arrivâmes à Bressuire, le 9 octobre, au moment où les colonnes de Saumur et de Fontenay, qui venaient de faire leur jonction la veille, partaient ensemble pour Châtillon.

Le général de division Chalbos commandait en chef ; Westermann était à la tête des chasseurs bourguignons, dits de la Côte-d’Or, et d’un escadron des hussards de l’Égalité. Ce Westermann, natif de Molsheim, près de chez nous, avait une grande réputation de bravoure et même de férocité ; pas un autre général ne connaissait la Vendée comme lui ; il avait brûlé quelques mois avant, dans ces mêmes cantons, les châteaux de Lescure et de La Rochejaquelein, et des villages, des églises, des couvents sans nombre ; on rencontrait partout des ruines.

Comme notre compagnie arrivait au moment du départ, toute fatiguée de la route, et qu’elle n’était pas au complet, on nous chargea de surveiller l’envoi des munitions qui devaient suivre la colonne. Il paraît que l’ennemi n’était pas loin, car, l’armée s’étant mise en marche vers neuf heures du matin, les derniers détachements défilaient encore en ville, le fusil sur l’épaule, en allongeant le pas, que le canon commençait à gronder. Nous autres, au parc d’artillerie, chargions boulets, obus, boîtes à mitraille sur des charrettes pleines de paille, que des ci-devant chasseurs de Rosenthal escortaient, pressant les voituriers et fouettant les chevaux.

Et comme vers midi le roulement de la canonnade tonnait coup sur coup, nous maudissions de tout notre cœur ce service qui nous tenait là cloués dans un parc, pendant que les camarades se battaient. Le père Sôme en grinçait des dents ; je le voyais aller et venir, tout pâle d’indignation ; au lieu de vous passer les boulets, il aurait voulu vous les jeter à la tête. Le lieutenant de la compagnie, un tout jeune homme, nous tournait le dos sur la porte, entre les palissades, en sifflant ; chaque fois qu’une voiture partait, il allongeait un coup de cravache aux chevaux, qui les faisait galoper à cent pas, malgré la charge.

C’était véritablement dégoûtant pour des volontaires de faire un pareil métier ; et ceux de mon temps, quand ils voient passer aujourd’hui ce beau service du train, ces bonnes voitures solides comme du fer, ces magnifiques chevaux, la croupe ronde et luisante, ces braves soldats carrés, trapus, le fond de la culotte en cuir, l’habit veste en bon drap, le shako bien planté, et le bel ordre des munitions dans les caissons, les fusées de chaque obus ou bombe bien coiffées contre la pluie avant de s’en servir ; enfin en voyant tout cela, les vieux comme moi sont forcés de reconnaître que c’est tout autre chose qu’en notre temps, et que si les contributions n’étaient pas trop augmentées, il faudrait avouer que nos petits-enfants ont profité de notre expérience dans la guerre et fait de véritables progrès. Mais la question des contributions gâte tout, et si je n’étais pas forcé de continuer cette histoire, j’aimerais à m’étendre sur cela. Continuons d’abord, nous verrons plus tard les contributions.

Pendant que les boulets nous passaient ainsi de main en main, tout le peuple et les bourgeois de Bressuire couraient hors de la ville et gagnaient les hauteurs, pour voir de loin la bataille. Nous les entendions revenir en disant :

– L’affaire est au bois du Moulin-des-Chèvres.

D’autres disaient :

– Elle est aux Aubiers.

Quelquefois, de grandes rumeurs s’élevaient ; on croyait entendre autre chose que le canon ; mais les bois du Moulin-des-Chèvres étant à plus de deux lieues, c’était un rêve, comme il en arrive dans des occasions pareilles.

Sur les quatre heures, nos premières charrettes, parties avec des munitions, revenaient déjà pleines de blessés : grenadiers, chasseurs, hussards, canonniers, pêle-mêle, la tête bandée, le bras en écharpe, les jambes fracassées, la paille pleine de sang ; et l’on déchargeait… on déchargeait tout le long de la grande rue, en plein air.

Les médecins, les chirurgiens, les apothicaires en tablier blanc, leurs boîtes de couteaux ou leurs paquets de linge sous le bras, arrivaient et s’agenouillaient là, dans la foule qui regardait et frémissait. On entendait des cris, et puis des files de gens se sauvaient ! Des femmes courageuses venaient aider ; c’étaient des allées, des venues ; les brancards passaient ; toutes les maisons étaient ouvertes ; on allait à la plus proche, et puis à l’autre plus loin, ainsi de suite ; chacun prêtait son lit, son linge, tout ce qu’il avait.

Quand on voit que les gens sont si bons pour les blessés, l’idée vous vient naturellement qu’ils n’auraient pas besoin d’être si bons, s’ils avaient le bon sens de s’entendre entre eux et de s’opposer à la guerre de toutes leurs forces. Malheureusement avec les Vendéens ce n’était pas possible ; ces pauvres êtres ne savaient pas même qu’ils se battaient au profit de traîtres qui voulaient livrer le pays aux Anglais, et qui s’entendaient avec les Prussiens, dont ils réclamaient la capitulation contre nous. Ils ne savaient rien ! et soutenaient la servitude contre les lois sages et justes votées par les représentants de la nation. Il fallait donc nous laisser exterminer, ou détruire cette race de fond en comble, mais cela n’empêchera pas de reconnaître qu’elle avait du courage, et que toute notre force n’était pas de trop pour en venir à bout.

À cinq heures, le général de brigade Chabot, seul sur un brancard porté par deux grenadiers, arriva, déjà mort. Je l’ai vu passer, il avait une balle derrière l’oreille ; on disait qu’il avait crié « Vive la république ! » Mais, en voyant ce trou noir, large comme la main, c’était difficile à croire, et je pense que des amis avaient crié pour lui, sachant que c’était le dernier cri d’un vrai patriote.

Vers six heures, le bruit du canon avait cessé ; les charrettes, les fourgons, les caissons vides encombraient la route et les rues ; il commençait à faire nuit, les bourgeois éclairaient le devant de leurs maisons avec des torches, et les médecins continuaient à tirer des balles, à couper des bras et des jambes, sans se laisser distraire par les cris, par les paroles ou le passage de la foule. Je me rappelle qu’à la nuit close, un hussard, un vieux à longues moustaches grises, arriva sur son cheval ; il n’avait pas l’air d’être blessé. Comme l’encombrement l’empêchait d’avancer, il s’arrêta devant le parc, et notre lieutenant lui demanda si le combat était fini.

– Oui, dit-il, les brigands sont en déroute depuis deux heures ; une colonne les poursuit du côté de Neuillé, à droite ; le village est en feu ; Westermann les poursuit à gauche, sur la route de Châtillon ; il doit être arrivé maintenant.

Cet homme parlait tranquillement ; mais ayant voulu mettre pied à terre, nous vîmes qu’il avait un coup dans le ventre ; il s’affaissa contre les palissades, et s’étendit tout de son long, les yeux fermés. Le lieutenant cria de chercher un médecin, seulement comme le hussard se roidissait et rouvrait les yeux, il reconnut que ce brave venait de rendre son âme, et rappela le canonnier qui partait.

Presque en même temps nous entendions au loin s’élever le chant de la Marseillaise ; les représentants Chaudieu et Bellegarde revenaient, escortés par un escadron de chasseurs du ci-devant Rosenthal. Les cris de « Vive la république ! » éclatèrent alors dans toute la ville ; les représentants allèrent à la mairie faire leur proclamation avec les officiers municipaux du district ; mais je n’eus pas le temps de l’entendre lire, parce que le lendemain 10 octobre, au petit jour, nous reçûmes l’ordre de rejoindre la colonne. On avait enlevé des canons aux Vendéens, et nous allions enfin pouvoir reprendre notre vrai service.

Par malheur, en arrivant au village de Beaulieu, on nous mit encore en réquisition, et cette fois pour relever les blessés et enterrer les morts. Tous les gens du pays s’étaient sauvés, leurs villages brûlaient ; on ne pouvait passer en laissant là dans les broussailles des malheureux qui respiraient encore. Il fallut donc se mettre à cet ouvrage, que je ne veux pas vous peindre, car c’est trop horrible ; et puis on n’en finirait jamais, si l’on racontait en détail ce qui se rencontre dans une pareille campagne.

Toute cette journée du 10, nous ne fîmes que creuser de grandes fosses de six à sept pieds, où l’on rangeait les morts par tas, l’un à côté de l’autre.

Les blessés, on les mettait dans les charrettes, qui repartaient pour Bressuire. D’autres détachements nous aidaient ; de tous les côtés on battait la côte ; mais comment tout voir dans ces landes et ces hautes fougères ? il aurait fallu chercher longtemps, peut-être huit jours, et nous tenions à rejoindre.

Enfin nous étions là quand, à la nuit, une grande rumeur du côté de Châtillon nous rendit attentifs ; c’était un bruit sourd, confus. Nous regardions sur la route, et voilà que toute notre armée arrivait en courant ; personne ne la poursuivait, mais tous les régiments à pied et à cheval s’avançaient à travers champs, confondus ensemble comme un véritable troupeau. Qu’on se figure notre étonnement ! Les chefs avaient beau s’indigner et crier, on ne les écoutait plus. Cette masse de gens envahirent non seulement le village, mais encore la côte autour ; et parmi leurs cris nous comprenions que les Vendéens étaient venus les surprendre à Châtillon, pendant que la plupart d’entre eux couraient le pays chercher du foin, de la paille, des vivres, et qu’ils s’étaient tous sauvés, abandonnant canons, munitions et bagages.

Heureusement, nous autres nous avions déjà fait et mangé la soupe, car, après l’arrivée de cette colonne, il ne resta plus rien aux environs. Les fuyards voulaient aller jusqu’à Bressuire, mais Westermann couvrait la retraite avec ses hussards et le bataillon des grenadiers de la Convention ; des chefs, répandus partout, finirent par faire comprendre que ce serait une indignité de se sauver plus loin, en abandonnant l’arrière-garde ; qu’il fallait tâcher de se démêler et se mettre en devoir de tenir, si l’on était attaqué. Les appels commencèrent ; les compagnies, les bataillons et les escadrons se reformèrent et l’on attendit sous les armes. Cela prit bien deux heures de temps.

Ce qui nous étonnait le plus, c’était de ne pas voir revenir l’arrière-garde. On regardait, on écoutait ; les sentinelles avaient la consigne de donner l’alerte au premier mouvement. Les officiers délibéraient autour d’un feu de bivac, en avant du village. Rien ne bougeait, quand tout à coup, vers une heure du matin, des feux de file et de peloton se suivirent comme un roulement du côté de Châtillon. Cela ne finissait plus. Bientôt le ciel devint tout rouge et l’on comprit que Châtillon brûlait. Aussitôt les plus enragés fuyards se mirent à crier : « En avant ! en avant ! »

Mais les chefs n’étaient pas trop pressés de les ramener au feu ; des chasseurs partirent en éclaireurs ; et seulement au petit jour nous apprîmes l’épouvantable massacre des Vendéens à Châtillon : Westermann, honteux d’être ramené si vite à Bressuire par un tas de paysans, avait pensé que si les royalistes ne le serraient pas de près c’est qu’ils étaient en train de se goberger et de vider les caves, selon leur habitude. Alors il avait pris cent grenadiers volontaires en croupe de ses hussards, ci-devant de Chartres, en leur recommandant bien de ne se servir que du sabre et de la baïonnette. Il était rentré dans Châtillon vers minuit, et jusqu’à quatre heures du matin ses hussards, ses grenadiers et lui n’avaient fait que tuer, hacher, massacrer et brûler ces ivrognes, hommes et femmes, répandus dans les rues et les maisons parmi les cruches et les tonneaux défoncés, sans force, sans courage, enfin des êtres ivres morts. Ceux auxquels il restait encore une lueur de raison s’étant figuré qu’une autre colonne de républicains, venue de Nantes, de Luçon ou d’ailleurs, les attaquait, s’étaient mis à se fusiller les uns les autres, de toutes les fenêtres et sous les portes, sans regarder, sans écouter, comme des insensés ; de sorte que le vin, le sang et l’eau-de-vie coulaient ensemble dans les rigoles, pendant que les maisons brûlaient et que les décombres leur croulaient sur la tête.

Voilà ce que font l’ivrognerie et la bêtise réunies ensemble.

C’est vers neuf heures que nous vîmes ce spectacle, et je ne l’oublierai jamais.

La colonne tout entière avait retrouvé ses canons et ses munitions à la même place ; les gueux n’avaient pillé que les bagages. Un fort convoi de poudre s’étendait sur la route de Châtillon à Bressuire, et comme les charretiers s’étaient sauvés, c’est encore nous qui fûmes chargés de le conduire. Nous ne pouvions passer dans la grande rue pleine de cendres, de poutres brûlantes et d’étincelles qui partaient des toits au moindre coup de vent ; nous fîmes donc le tour de ces ruines, pour gagner la route de Châtillon. Alors, de loin, en marchant, je me retournai deux ou trois fois et je vis cette rue noire comme un tuyau de cheminée, avec des tas de gens vivants ou morts, à terre, parmi les décombres, femmes, hommes, je ne sais pas au juste ; mais cela m’avait l’air de remuer encore, en répandant une odeur de roussi qui vous soulevait le cœur.

Quelle épouvantable chose que la guerre civile ! de pareils souvenirs vous feraient prendre en horreur le genre humain ; on s’indignerait d’être un homme, si l’on ne savait pas que l’intérêt de quelques monstres, heureusement bien rares et qui diminuent tous les jours, amène seul ces désastres, et que la grande masse, avec un peu d’instruction, est bonne, charitable, prête à se secourir plutôt qu’à se déchirer.

Westermann et ses hussards restèrent aux environs de Châtillon pour se reposer du massacre ; tout le reste de la colonne poursuivit sa route dans la direction de Cholet. Nous marchions avec le bataillon des grenadiers de la Convention, tous de vieux soldats, anciens gendarmes ou gardes françaises ; notre chef de brigade était le général Bard ; le représentant du peuple Fayau vint aussi nous rejoindre. On ne pouvait avancer vite dans ce pays très couvert ; on savait que Stofflet, Durivault et Beauvalier, trois principaux chefs vendéens, nous attendaient à chaque passage dangereux ; il fallait se tenir bien ensemble pour n’avoir pas la même débâcle que Santerre à Coron.

Le second jour, nous entendîmes du matin au soir une forte canonnade sur notre gauche ; le vent nous venait de ce côté, c’était comme un bourdonnement sourd au loin ; les officiers s’arrêtaient et disaient en montrant les fougères sans fin :

– La colonne de Luçon et celle de Montaigu ont fait leur jonction ; on se bat là-bas.

Nous aurions bien marché de ce côté, si l’on avait pu se mettre en détachements et traîner les pièces dans les sentiers, mais on se méfiait trop des embuscades. Seulement, le lendemain, comme nous avions dépassé la petite ville de Maulévrier, le bruit se répandit tout à coup que le nouveau général en chef, le sans-culotte Léchelle, était arrivé depuis quelque temps ; qu’il avait déjà remporté deux victoires et mis les brigands en déroute ; et comme nous n’étions plus qu’à trois lieues de Cholet, où le canon tonnait, on fit partir toutes les troupes légères : le bataillon des grenadiers de la Convention, les chasseurs du ci-devant Rosenthal, enfin tout ce qui pouvait courir ; et nous autres, avec notre long convoi de poudre et les bagages, on nous laissa derrière arriver comme nous pourrions.

Il pouvait être onze heures ou midi. L’indignation nous possédait mais l’indignation ne sert à rien dans des chemins défoncés, et tous les coups de fouet, tous les jurements du monde ne vous font pas avancer plus vite. Outre qu’on nous laissait en arrière, nous risquions encore d’être coupés ; c’est même un véritable bonheur que dans ces trois lieues les espions, qui fourmillaient en ce pays, n’aient pas répandu la nouvelle qu’un convoi républicain passait avec deux pauvres compagnies de fusiliers pour le défendre. Ils étaient probablement ailleurs ; tous les gueux se prêtaient main-forte, et quand on se battait quelque part, l’on pouvait faire des lieues sans rencontrer personne.

Enfin, vers six heures, en arrivant sur une petite hauteur, nous aperçûmes à notre gauche la ville de Cholet, qui suit la route pendant une demi-lieue, car c’est à proprement parler un grand bourg de commerçants, de négociants et de fabricants, et déjà, dans ce temps, Cholet passait pour l’une des bonnes villes commerçantes et patriotiques de la Vendée. Plus loin, nous vîmes notre armée, les pièces en position sur la colline ; elles ne tiraient plus ; de la cavalerie filait ventre à terre par la grande plaine ; les brigands étaient en déroute.

Notre seule consolation fut de voir à trois cents pas de nous, dans les landes, un bataillon de Mayençais, l’arme au pied, et deux ou trois autres plus loin en réserve. Ils avaient le même uniforme que tous les bataillons de volontaires, mais nous les reconnaissions comme on reconnaît ceux de sa famille, à la manière de se tenir, de regarder, de se pencher, et puis aux grandes barbes, aux vieilles guenilles, au drapeau déchiré. Je sentis mon cœur battre et le père Sôme, qui n’avait pas desserré les dents, dit :

– Voici les nôtres ; on ne nous mettra plus à la queue, maintenant.

Le plaisir de retrouver de vieux compagnons d’armes, et la pensée que ma sœur Lisbeth, Cassius et Marescot n’étaient pas loin, m’avaient troublé la vue. J’entendais chanter la Marseillaise, hennir les chevaux, et, quoique le combat fût terminé, de temps en temps un coup de canon tonnait encore. Le ciel était rayé de grandes lignes rouges et or ; le soleil avait déjà disparu ; mais les officiers généraux, à cheval, par trois, six, dix, avec leurs grands chapeaux à cornes, les hussards avec les shakos pointus, rouges, jaunes ou noirs ; les petites charrettes couvertes de toile, que je prenais toutes pour la nôtre ; les lignes de baïonnettes, enfin le grand champ de bataille ; et sur notre gauche la ville avec ses cheminées innombrables et ses pignons pointus, tout cela se voyait encore sous le ciel, où passait la fumée.

C’est une chose qui m’attendrit toujours quand j’y pense ; les souvenirs de la jeunesse embellissent tout, et l’on croit toujours y être.

Nous avancions lentement derrière cette grande armée. Toutes nos divisions se trouvaient enfin réunies ; cela venait donc de réussir une fois ! Et comme nous approchions ainsi, un officier à cheval vint au galop nous dire de faire halte. C’était notre ancien commandant Jordy, devenu chef de brigade ; en le reconnaissant, les six ou sept du bataillon de la montagne se mirent à crier :

– Salut, commandant !… Salut et fraternité !

Lui aussi nous reconnut et s’écria :

– Ah ! ah ! vous êtes des anciens ! Comment diable arrivez-vous par là ?

– Nous sommes en détachement, lui dis-je, nous revenons des ambulances et nous voulons rentrer au bataillon, si c’est possible.

– Bien, bien, nous verrons ça, dit-il. Vous êtes de la 13e légère ?

– Oui, général, Paris-et-Vosges.

Il repartit alors, et notre seule peur était de rester à la garde de ce convoi ; mais presque aussitôt des hommes vinrent nous relever. Comme nous n’avions pas d’ordre, le lieutenant Rochette nous faisait déjà mettre en rangs pour aller rejoindre notre bataillon, lorsque le général revint au galop et nous ordonna de le suivre. Nous descendîmes la petite côte, et quelque cents pas plus loin, en avant de Cholet, nous trouvâmes six pièces de quatre et deux de huit, près d’un petit pont ; une trentaine d’artilleurs de la légion allemande les gardaient ; leur compagnie avait perdu beaucoup de monde à Tiffauges, la nôtre la compléta, passant sous les ordres du général Marceau, qui manquait de canonniers ; lui-même vint nous reconnaître, et c’est là que je l’ai vu pour la première fois, avec son uniforme de hussard, sa belle figure pâle et brune, son large menton, tout rond et gras comme celui d’une jeune fille ; il portait à ses cadenettes des brimborions de plomb à la mode des anciens, et quand il sut que nous étions des Mayençais, il dit en nous regardant de bonne humeur :

– Allons ! allons ! nous ne tirerons pas notre poudre aux moineaux.

Voilà des choses qui flattent le soldat. Cela signifiait que nous avions de fameux pointeurs, et c’était vrai, le père Sôme, Jacob Haag et moi, nous pouvions nous flatter d’en être. Ce n’est pas grand-chose de savoir pointer une pièce, mais je me souviendrai toujours de ces paroles ; chacun aime qu’on lui rende justice selon ses talents et son mérite.

Ce même soir, j’allai voir ma sœur à la 13e demi-brigade légère ; elle campait près d’un pont en bois, à deux portées de fusil de notre bivac. Aussitôt après la soupe, sans rien dire à personne, je partis en courant ; je n’avais pas même prévenu le père Sôme, qui me suivait ; et, quand j’arrivai à la cantine, sous la vieille tente de toile pendue en triangle aux branches d’un châtaignier ; quand je vis Lisbeth, son petit Cassius sur le bras, les Parisiens autour du feu, en train de fumer leur pipe et de se raconter les nouvelles politiques ; alors je crus revoir mon ancienne famille et j’eus à peine la force de crier :

– Me voilà ! Vive la république !

J’étais comme fou ; j’avais envie de rire et de pleurer. Les Parisiens criaient :

– Ah ! Michel ! Il est revenu, Michel ! Embrasse-le, citoyenne, c’est lui !

Ma sœur, le petit sur l’épaule, un bras autour de mon cou, pleurait à chaudes larmes. Je reconnaissais qu’elle m’aimait bien ; c’était une bonne sœur et je me disais :

« Nous avons pourtant été élevés ensemble ! Si j’étais tué, elle n’aurait plus personne du village.

– Ah ! disait-elle, avant de t’avoir cru mort, je ne savais pas que nous étions si proches parents.

Le beau-frère vint aussi m’embrasser ; et Sôme étant arrivé, les mêmes cris recommencèrent. Il n’y a que les vieux camarades pour bien fraterniser ensemble, ceux qu’on a vus dans la misère et les dangers auprès de soi ; les nouveaux ne valent rien.

Nous aurions voulu rester là toute la nuit, mais la retraite sonnait ; on se sépara, bien contents de s’être revus, en se promettant de revenir le lendemain manger la soupe ensemble. Personne ne croyait que le lendemain serait un jour de bataille. Les Vendéens en déroute se réunissaient à Beaupréau ; nous les tenions entre nous et la Loire ; ils ne pouvaient plus nous échapper ; nous n’avions pas besoin de les attaquer tout de suite. Nous pensions donc avoir au moins vingt-quatre heures de repos. Je n’ai jamais mieux dormi que cette nuit-là sur la terre, la vieille capote pour couverture, le sac pour oreiller, le contentement dans l’âme et rêvant à la bonne soupe de Lisbeth, qui mijotait de quatre heures du matin à neuf heures, de sorte que la cuiller y tenait debout, et puis au bidon du beau-frère, qui passait à la ronde, et qu’on levait en s’essuyant la moustache et disant :

– Faites excuse !

Ah ! les beaux rêves en campagne !

Les choses devaient pourtant se passer tout autrement que je ne pensais. Toute cette nuit les reconnaissances rapportèrent au quartier général que les brigands se fortifiaient à Beaupréau et qu’ils voulaient nous attendre dans cette position. Le général Léchelle le croyait, mais Kléber pensait bien que ces gens n’étaient pas trop contents d’avoir la Loire derrière eux ; qu’ils comprenaient le danger de leur position en cas de défaite, et qu’ils essayeraient de nous passer sur le ventre à tout prix, pour retourner dans le Bocage recommencer la guerre de surprise et d’embuscades. Cela tombait sous le bon sens ; il ne faut pas supposer les autres plus bêtes que nous ; aussi dès le matin, après la réunion du conseil de guerre, les bataillons et les escadrons commencèrent à se croiser et à prendre sur la lande une position de bataille en avant de Cholet.

Je ne dois pas oublier une chose véritablement grande, qui se passa dans ce moment. Comme on battait le rappel, des hussards traversèrent les bivacs ventre à terre, jetant à chaque compagnie, à chaque détachement, le dernier bulletin de la Convention et criant :

– Adresse à l’armée de l’Ouest !

Le premier venu, officier ou soldat, ramassait le bulletin et se mettait à le lire aux camarades en cercle autour de lui.

« Républicains,

» Lyon rebelle est subjuguée, l’armée de la république vient d’y entrer en triomphe. À cet instant, elle taille en pièces tous les traîtres. Il n’échappera pas un seul de ces vils et cruels satellites du despotisme. Et vous aussi, braves soldats, vous remporterez une victoire. Il y a assez longtemps que la Vendée fatigue la république ; marchez, frappez, finissez ! Tous nos ennemis doivent tomber à la fois ; chaque armée va vaincre. Seriez-vous les derniers à moissonner des palmes ? Méritez la gloire d’avoir exterminé les rebelles et sauvé la patrie. La trahison n’a pas le temps d’agir, devant l’impétuosité du courage. Précipitez-vous sur ces hordes insensées et féroces, écrasez-les ; que chacun se dise : « Aujourd’hui, j’anéantis la Vendée ! » et la Vendée sera vaincue. »

Représentez-vous l’enthousiasme de l’armée après cela ; les cris de « Vive la république ! » qui s’étendent sur cette grande plaine, où vont et viennent des milliers de baïonnettes, de plumets, de canons emportés au galop ; les serrements de main, les vieux chapeaux au bout du fusil, qui se lèvent, enfin la folie de l’enthousiasme. Oui, les chevaux eux-mêmes dans ces occasions deviennent aussi comme fous ; ils se redressent, ils hennissent, ils demandent à combattre. C’est étonnant, l’enthousiasme de la guerre est partout, même chez les animaux ! Quand on y pense cela fait frémir. Dieu veuille seulement que dans l’avenir notre cause soit toujours aussi juste, aussi sacrée que celle de la république contre les despotes, et l’on ne pourra jamais nous faire de reproches.

Enfin, après ce grand mouvement, qui dura plus d’une heure, le calme s’établit. On venait d’apprendre que les Vendéens s’avançaient en trois colonnes ; ils voulaient donc cette fois nous attaquer en règle, et c’est tout ce que nous demandions.

Léchelle, qui n’était pas un fameux général, avait pourtant quelquefois l’esprit d’obéir, en se donnant les airs de commander ; alors il remportait des victoires ; mais quand, par amour-propre, il voulait commander lui-même, tout était perdu d’avance. Cette fois, d’après le plan de Kléber, l’aile droite, où je me trouvais, s’appuyait aux collines ; l’aile gauche à un petit bois, et le centre à la ville, mais bien en avant. Les Mayençais étaient en réserve, l’artillerie dans les rangs était masquée par la première ligne.

Westermann n’était pas encore venu de Châtillon avec ses hussards ; il n’arriva que vers quatre heures, ayant marché sur le bruit du canon.

C’est ainsi que nous attendîmes ce qui pouvait arriver.

De temps en temps les cris de « Vive la république ! » recommençaient tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, et s’étendaient de proche en proche : c’étaient les brigades qui saluaient leurs généraux passant au galop sur le front de bataille avec leurs états-majors ; et puis le calme revenait ; on regardait au loin sur la grande route blanche ; le temps se passait, l’impatience vous gagnait. On aurait voulu marcher, quand tout à coup, vers midi, la première colonne de Vendéens parut.

De la place où nous étions se découvraient tout au bout de la lande, à gauche de la route, de l’autre côté d’un bois, la pointe d’un petit clocher, et, dans les environs, des masses noires qui tourbillonnaient, se resserraient et se développaient comme un essaim.

Des prisonniers retrouvés le lendemain sur notre route nous ont raconté que les Vendéens faisaient alors leurs prières à l’église de Saint-Léger, avant de venir nous livrer bataille. Là-bas tout fourmillait, les marches de la chapelle étaient couvertes de gens à genoux, les cloches sonnaient, le prêtre réfractaire Bernier, devenu plus tard un des bons amis de l’empereur, promettait la victoire à ces malheureux et le royaume du ciel à ceux qui mourraient pour Louis XVII. Il les exaltait et tous le croyaient sur parole. Et puis ils étaient plus de quarante mille, sans compter les femmes, les vieillards et les enfants, ce qui devait encore augmenter leur confiance.

Enfin tout ce que je puis dire, c’est qu’au moment où l’immense foule se mit à marcher vers nous, lentement, sur trois épaisses colonnes, le silence s’étendit sur notre armée, et que l’on aurait cru que de notre côté pas une âme n’existait. Chacun relevait la tête, les officiers à cheval, debout sur leurs étriers, regardaient aussi. Le temps était clair, et cette marche dura longtemps. La colonne des royalistes qui marchait sur notre division, arrivant derrière un petit bois, disparut un instant ; mais les deux premières, beaucoup plus fortes, continuèrent d’avancer en allongeant le pas, sur notre aile gauche. Nous autres, à près d’une demi-lieue de là, nous entendions la grande rumeur de ces gens qui priaient comme à la procession, et quelques cris de « Vive le roi ! vive le roi !… » au milieu du tumulte. L’exaltation de ces êtres superstitieux vous donnait froid. Et puis le canon tonna : la fusillade et l’attaque à la baïonnette, les cris et le roulement des feux de file, tout éclata d’un coup.

Notre division de gauche, forte d’environ deux mille cinq cents hommes, en avait alors de quinze à vingt mille sur les bras. Elle pliait ; les Vendéens se précipitaient ; les coup de faux de la mitraille passaient au milieu d’eux, en les couchant à terre par centaines ; mais ils revenaient toujours à la charge, et les grands cris de « Vive le roi ! vive le roi ! » recommençaient avec une nouvelle fureur.

J’ai souvent entendu raconter cette bataille depuis cinquante ans ; les uns disaient : « Les Vendéens ont bien fait d’attaquer en colonnes ; c’était plus militaire que de se répandre en tirailleurs ; leur général Bonchamp montrait qu’il avait du génie, en leur apprenant la grande manœuvre. » Les autres répondaient : « C’est la plus grande bêtise qu’ils aient pu faire ; en essayant de manœuvrer, ils ont causé leur perte. Ces grosses colonnes massives ne peuvent pas reculer ; elles sont forcées d’avancer toujours, à mesure que la mitraille les hache ; les Vendéens l’ont bien vu ! »

Tout cela n’a pas le sens commun. Qu’est-ce que les Vendéens voulaient ? Ils voulaient rentrer dans leur Bocage ; ils voulaient se faire un trou dans nos rangs, par où leurs femmes, leurs vieillards et leurs enfants auraient passé ; voilà toute leur grande manœuvre. Pour faire une trouée, je ne connais pas d’autre moyen que de se mettre en colonne serrée, car de s’éparpiller devant une armée en bataille dans une plaine, de s’égailler, comme ils disaient, on serait bientôt ramassé par la cavalerie. Ils voulaient donc enfoncer notre ligne, et c’est par la gauche qu’ils essayèrent d’abord. Notre aile pliait devant la fureur terrible et la masse de ces gens, qui voulaient passer à tout prix. Mais alors la première division des Mayençais, l’arme au bras, s’avança se mettre en ligne.

De notre côté pas un coup de fusil n’avait encore été tiré ; l’orage s’était porté d’un seul côté, les feux roulants et la canonnade couvraient de fumée les bruyères à perte de vue. Mais tout à coup la masse des brigands, ne pouvant forcer notre gauche, se précipita sur le centre avec les mêmes cris, et le centre, où commandait Chalbos, manqua d’être enfoncé ; la seconde division des Mayençais n’eut que le temps d’aller le soutenir.

Au même instant, la troisième colonne, qui venait de tourner le bois, parut de notre côté, à demi-portée de canon, aussi forte que l’autre ; et voilà ce que je me rappelle de plus épouvantable dans toute ma vie ! Des paysans, des jeunes gens solides, avec leurs longs cheveux, des pères de famille, des vieillards tout blancs ; les chapeaux ronds à larges bords, les chapelets pendus au cou, les gilets rouges couverts de médailles, les cœurs de Jésus brodés sur la veste, et par-dessus la foule, deux ou trois chefs à cheval, en chapeau à plumes blanches ; tout ce ramassis qu’on appelait une colonne, sur dix, vingt, trente hommes de front, et des centaines de profondeur, pêle-mêle, criant : « Vive le roi ! » quelques-uns priant en latin, peut-être des sacristains ou des curés, je n’en sais rien ; les fleurs de lis au bout d’une ou deux grandes perches ; enfin tout cela, qu’on l’appelle comme on voudra, se mit à rouler de notre côté.

Au même moment, Marceau et dix autres officiers supérieurs passaient derrière les rangs, criant :

– Laissez-les approcher ! Laissez-les approcher ! Attention ! Attention au commandement !

Nous, déjà les pièces chargées, la mèche secouée ; moi et les autres pointeurs la vis de pointage à la main, l’œil à la hauteur du point de mire, nous attendions.

– Vive le roi !… vive le roi !… Pater noster, Ave Maria ! – Priez pour nous. – En avant !… En avant !…

Voilà les épouvantables cris qui s’entendaient de vingt mille voix avec le roulement des sabots.

Les premiers feux de bataillon tonnaient sur toute notre ligne ; mais à travers l’épaisse fumée, les autres avançaient toujours, de sorte que dans un instant les rangs qui nous couvraient s’ouvrirent. Les Vendéens étaient à trois cents pas ; le cri de nos officiers : « Feu ! feu ! » partit, et nos huit pièces chargées à mitraille ouvrirent une rue devant nous.

Dieu sait ce qu’il tomba de ces malheureux Vendéens les uns sur les autres en tas, tous massacrés et brisés ; leur colonne massive en fut arrêtée une seconde ; l’étonnement de l’horreur avait saisi ces pauvres diables, qui ne connaissaient encore que l’égaillement ; ils virent que la marche en colonne était autre chose, et cela les troubla. Nous n’eûmes pourtant pas le temps de recharger, car ces hommes étaient des Français, ils se remirent tout de suite et passèrent en courant sur leurs morts. Notre ligne restait ouverte ; et voyant à deux cents pas ce tas de paysans furieux arriver à la baïonnette, je crus que cette fois c’était bien fini, car de se défendre avec nos leviers et nos écouvillons contre une foule pareille, il ne fallait pas y penser.

Heureusement un escadron du 7e chasseurs arriva les prendre en flanc, et nous eûmes là devant nous une véritable boucherie pour nous couvrir. Vous pensez si chacun de nous se dépêchait d’écouvillonner, de charger, de refouler et d’amorcer ; cela se fit dans un clin d’œil ; et comme les chasseurs se retiraient pour nous démasquer, la seconde volée de mitraille mit les autres tellement en déroute, que leur colonne se dispersa comme de la paille. – Un de leurs chefs galopait, criait, se mettait en travers de la déroute ; il aurait fallu dans ce moment pousser une charge à fond ; si Westermann avait été là, c’était une affaire décidée, mais il ne se trouvait pas encore en ligne, et tout ce que nous pûmes faire ce fut encore de recharger, pendant que ce chef, un grand sec, arrêtait son monde et le reformait au milieu des landes et des broussailles.

Alors toute la masse des royalistes se portait de notre côté ; l’artillerie des Mayençais à l’aile gauche les avait encore plus maltraités que la nôtre ; tous les fuyards des deux autres colonnes se ralliaient à celle que nous avions en face, amenant leur artillerie. Bientôt les boulets et la mitraille se croisèrent sur nous, c’était un sifflement horrible ; tous comprenaient que nous allions supporter le plus grand effort des Vendéens, et Kléber, devinant de loin leur mouvement, arriva ventre à terre se placer au milieu de notre division.

Je le vois encore accourir, les plumes de son chapeau renversées par le vent, les grands revers de l’uniforme républicain rabattus sur sa large poitrine, et sa grosse figure charnue tremblotant d’enthousiasme ; je l’entends nous crier de sa grande voix joyeuse, pendant que son cheval se cabre : « Ça va bien, mes amis ! Les brigands ne passeront pas, nous les jetterons dans la Loire ; ils ne reverront plus leur Bocage. Vive la république ! » Et mille cris de « Vive la république » lui répondent. Il riait ; les jeunes officiers derrière lui riaient aussi, mais comme on rit quand tout siffle et ronfle dans l’air, et qu’à chaque seconde à droite et à gauche quelqu’un s’affaisse dans les rangs ; on rit tout de même, mais on aimerait mieux s’avancer en battant la charge, que de rester en place. Lui, Kléber, paraissait de bonne humeur, comme un véritable Alsacien qui revient de la noce. Marceau, la veille, était allé le voir dans sa tente ; il lui rendait sa visite dans une plus belle salle entourée de baïonnettes. En les voyant de loin se tendre la main et se faire des compliments d’un air de bonne humeur au milieu des autres officiers à cheval, on se disait :

« Ça va bien ; nous sommes les plus forts, nous n’avons rien à craindre. »

Un vrai général sait bien ce qu’il fait ; chaque soldat le regarde même d’une demi-lieue ; il prend ou perd confiance sur sa mine, comme un malade sur celle du médecin. Les vrais généraux sont rares !

Dans ce même moment les Vendéens se remettaient en marche ; et je me souviens que cette forte colonne qui réunissait toute la masse qui restait des trois autres, et que tous les principaux chefs, Delbée, Bonchamp, La Rochejaquelein, Stofflet, encourageaient, qu’une forte artillerie soutenait, je me souviens qu’elle s’avançait en silence ; les malheureux ne criaient plus, ils ne priaient plus ; ils marchaient sur tant de morts et de blessés !… le désespoir les avait pris. En recevant notre mitraille, ils en furent ébranlés, et s’arrêtèrent beaucoup plus loin que la première fois, commençant la canonnade et la fusillade, mais sans oser s’avancer. Cela dura depuis cinq heures jusqu’à six, et le chef qui les encourageait depuis le commencement de l’action ayant disparu, tout se mit en déroute.

On le vit, parce qu’ils ne répondaient plus à notre feu depuis un instant. Aussitôt nous partîmes au pas de charge, tambour battant et chantant la Marseillaise :

Allons, enfants de la patrie,

Le jour de gloire est arrivé !

C’était un enthousiasme, une joie qu’on ne peut pas dire. Westermann venait aussi d’arriver, furieux de n’avoir pas été de la bataille ; c’est lui qui balaya le reste de ces misérables, en les poursuivant avec ses hussards comme un loup. La nuit était tout à fait venue ; on croyait tout fini, mais un peu plus loin le combat recommença, le combat des plus désespérés et des plus braves, qui venaient chercher leurs chefs, blessés ou morts, abandonnés dans le premier moment de la déroute ! Ce fut un véritable carnage ; ils étaient trois ou quatre cents au plus, et s’avancèrent jusqu’au milieu de nous ; mais ils ne pouvaient tenir et se retirèrent, emportant ceux qu’ils avaient cherchés.

Quel malheur de voir des gens d’un pareil courage, et l’on doit aussi le dire, de tant de cœur, écouter un Bernier, qui se tire d’embarras en envoyant tant d’êtres crédules à la boucherie, et qui n’a pas honte plus tard de mendier une place de cardinal à celui qui remplace ses anciens maîtres ! Allez vous fier à la religion de gueux pareils et vous faire exterminer dans leur intérêt.

Alors, la défaite des Vendéens étant complète, on fit halte de tous les côtés, l’on bivaqua sur ce champ de bataille, où les royalistes laissaient dix mille hommes, deux fois plus que l’armée de Mayence n’en avait perdu dans cinq mois de siège, et c’étaient des pères de famille en plus grand nombre. Bernier devait être content, et les autres prêtres réfractaires aussi. Leur puissance était grande sur les ignorants ; cette puissance existe toujours, je le sais bien, mais cela ne m’empêchera pas de dire que le dieu du bon sens, de la justice et de la patrie eut alors la victoire sur le dieu de la bêtise et de la trahison, car personne n’osera soutenir que des gens qui se battent pour avoir la corde au cou ne sont pas très bêtes, et que ceux qui appellent les Prussiens et les Anglais en France ne sont pas des traîtres.

C’est clair. Je n’ai jamais compris que depuis soixante ans tant de Français, des fils du peuple, aient célébré la gloire des Vendéens, en nous représentant, nous, soldats de la république, comme des barbares, et nos officiers, presque tous jeunes, comme de vieilles croûtes sans bon sens ni raison. Ceux-là, j’en suis sûr, s’ils n’étaient pas nobles, étaient domestiques dans une maison ou dans les cuisines de ces nobles ; mais tous leurs mensonges n’empêcheront pas les paysans de s’instruire.

Je vous ai raconté notre victoire de Cholet ; c’était une grande victoire, malheureusement elle ne finit pas la guerre. Le général sans-culotte Léchelle, qui n’avait paru nulle part dans la bataille, se donna lui-même toute la gloire de la chose ; il écrivit à la Convention une longue lettre où Léchelle avait tout fait. Alors le mépris commença dans l’armée pour cet imbécile et ce lâche qui s’était caché durant l’action, mais cela n’empêcha pas Léchelle de rester à notre tête, parce qu’il s’appelait lui-même « sans-culotte », et que cela le relevait dans l’esprit d’un grand nombre de braillards dépourvus de bon sens. Il fallait un Léchelle pour nous faire supporter encore une défaite ! Mais tout arrivera dans son temps. Maintenant, je continue.

Les royalistes ont écrit dans leurs livres que nous avions brûlé Cholet. C’est un mensonge. La veille de la bataille, les premiers détachements républicains, arrivant de Montaigu, de Luçon, de Tiffauges, après avoir chassé les Vendéens de la ville, avaient planté l’arbre de la liberté sur la place, ce qui se faisait toujours ; ils avaient pris le drapeau blanc entouré de cierges à l’église, et les bourgeois patriotes s’étaient mêlés avec eux en fraternisant. Plus tard, Stofflet revint se venger des patriotes ; il brûla leurs maisons, et, selon l’habitude des royalistes, ils mirent sur notre compte leurs propres abominations. Tout cela ne nous regarde pas ; les républicains n’ont jamais été féroces comme ces défenseurs du bon Dieu ; s’ils ont fusillé, s’ils ont brûlé, c’est que les autres ne cessaient pas de brûler et de fusiller ; il fallait bien leur montrer que ces barbaries retombaient sur eux, sans cela, jamais la guerre civile n’aurait fini.

Cette même nuit, Westermann, appuyé par les divisions des généraux Beaupuy et Haxo, continua de poursuivre les Vendéens en déroute, et les surprit à Beaupréau. Leurs chefs, abîmés de fatigue, dormaient ; on égorgea les avant-postes ; on entra de force dans le château. Tout fut bousculé ; les chefs se sauvèrent, et le lendemain, 18 octobre 1793, nous apprîmes qu’on avait trouvé dans ce nid de bandits dix pièces de canon, un moulin à poudre, trente barriques de salpêtre, plusieurs tonnes de soufre, des boîtes à mitraille en quantité, du blé, de la farine, trente mille rations de pain, enfin tout ce qu’il fallait pour soutenir un siège. Nos affaires allaient donc de mieux en mieux ; malheureusement Westermann, ses hussards et nous tous, après tant de marches forcées, nous étions fatigués.

Nous fîmes halte durant un jour à Beaupréau, et cela donna le temps aux Vendéens de passer la Loire à plus de quatre-vingt mille hommes : femmes, vieillards, enfants, toute la race passa de l’autre côté sur des bateaux, un grand nombre à la nage avec le bétail, en se tenant à la queue des chevaux et des bœufs, comme il arrive dans les moments de grande presse. Ils s’étaient d’abord rendus maîtres d’une assez forte position sur l’autre rive, Varade, en face de Saint-Florent. Le capitaine républicain qui commandait ce poste avait été surpris la nuit et massacré ; les canons enlevés servirent à protéger le passage de cette masse de monde. Si nous étions arrivés vingt-quatre heures plus tôt, nous les aurions tous exterminés, et la guerre impie était finie. Cela montre qu’après une bataille gagnée il ne faut jamais se reposer si l’on veut profiter des avantages que l’on remporte ; l’occasion perdue ne se retrouve jamais. Faute d’avoir suivi la déroute, nous allions encore en avoir pour deux mois de marches, de contre-marches, d’incendies et de massacres.

À Saint-Florent nous trouvâmes encore des canons, des caissons, des quantités de blé, de farines et de munitions. Mais ce qui nous fit bien plus de plaisir, ce fut de rencontrer en route une foule de prisonniers relâchés par les Vendéens ; trois mille vieux camarades de toutes les armes et de toutes les divisions, qui venaient à notre rencontre par bandes. Bien avant d’arriver au vieux bourg, nous les voyions accourir à travers champs ; ils étaient nus aux trois quarts, avec de vieux morceaux d’uniforme, des restants de chemise, des morceaux de cravate, et des barbes, des cheveux à faire frémir. Ces malheureux, qui depuis quatre, cinq, six mois recevaient à peine de quoi se soutenir, n’avaient plus que la peau et les os. Aussi quel attendrissement quand, au milieu de cette foule maigre, on entendait pousser un cri : « Michel ! Jacques ! Nicolas ! c’est moi ! Tu ne me reconnais donc plus ? » Et l’on avait beau regarder, on ne reconnaissait pas celui qui vous parlait, tant il était changé.

C’est ce qui m’arriva ; les cheveux m’en dressèrent sur la tête, car, en regardant ce troupeau de misérables et pensant en moi-même : « Voilà pourtant comme tu serais si les gueux t’avaient fait prisonnier à Coron, et s’ils ne t’avaient pas tué sur place », tout à coup j’en vis un qui me tendait les bras, un grand de six pieds, qui me criait : « Michel ! Michel ! »

Et seulement au bout d’un instant je reconnus Marc Divès, maigre comme Lazare. Alors, malgré la vermine qu’il devait avoir en cet état, je l’embrassai de bon cœur. Il pleurait.

Oui, ce grand et dur Marc Divès pleurait comme un enfant. En arrivant à Saint-Florent, devant la vieille église, je le conduisis à la cantine de la 13e légère, qui venait aussi d’arriver. Je dis aux Parisiens, à Lisbeth, à Marescot, en entrant sous la tente :

– Tenez, regardez, c’est le grand Marc !…

Et tous arrondissaient les yeux ; les Parisiens n’avaient pas envie de rire ; Lisbeth, les mains croisées, disait :

– Seigneur Dieu ! est-ce possible ?

Tout ce qui se trouvait dans la marmite, les vieux restants de légumes qu’on emporte toujours en campagne, Marc Divès les avala sans même vouloir attendre qu’on les eût réchauffés ; tout lui paraissait bon, fameux. Et puis avec quel air de bonheur il leva le coude, lorsque Marescot lui tendit le bidon ! C’est une des choses les plus attendrissantes que j’aie vues. Enfin, après avoir bien bu, bien mangé, au milieu des camarades qui le regardaient émerveillés, il s’écria :

– Maintenant ça va mieux ! Ah ! gueux de pays ! canaille de gens ! Nous en ont-ils fait supporter depuis Torfou !… Six onces de pain… oui, six onces par jour pour un homme de ma taille. Quand aux coups de bâton, aux coups de pied, aux affronts de toutes sortes, c’était autre chose, ils ne vous les ménageaient pas, et, à la moindre observation : « Ça ne te convient pas », paf ! vous étiez sur le flanc. Aussi, malgré mon indignation, je ne disais rien, j’aimais mieux tout supporter. J’en avais tant vu fusiller pour avoir perdu patience une seconde ! Le pire, c’est que les bandits voulaient nous faire changer d’idées sur la politique ; leur curé Bernier venait nous endoctriner avec des paniers de pain et de vin. Plus d’un se laissait prendre à la tentation et criait « Vive le roi ! » Moi, j’aurais mieux aimé me laisser couper le cou que de me battre contre la république ; et, sans un déserteur de la légion germanique qui se trouvait avec eux, un traître qui m’appelait imbécile, mais qui ne manquait pas de bon cœur tout de même, sans lui j’aurais été fusillé plus de dix fois.

C’est ainsi que nous parlait ce pauvre Divès, d’un air mélancolique et pourtant heureux d’en être réchappé. L’un lui donnait du tabac, l’autre lui prêtait sa pipe. Les sacs, les vieux souliers, les gibernes et les uniformes vides ne manquaient pas depuis trois jours ; il en arrivait des charrettes pleines derrière nous, et les trois mille hommes que nous retrouvâmes en cet endroit furent rhabillés tout de suite un peu mieux qu’ils n’étaient. Toute cette journée, ils allaient par files à la fontaine du village, se laver, se brosser le dos et se tondre les uns les autres comme des caniches ; ils se faisaient aussi la queue. Après cela chacun recevait ses armes et ses habits.

Les royalistes ont encore raconté de belles histoires sur ces prisonniers, en se donnant l’honneur de les avoir relâchés par humanité. D’abord ils ne pouvaient pas les emmener avec eux de l’autre côté de la Loire ; et puis je me rappelle que Marc Divès nous dit qu’ils avaient déjà braqué deux canons pour les mitrailler dans l’église de Saint-Florent, quand les chefs avaient fait comprendre à ces sauvages que nous tenions à Nantes beaucoup de leurs parents, amis et connaissances, qui seraient fusillés par représailles, et que, vu l’état de leurs affaires, nous aurions mille occasions de leur rendre autant et plus de mal qu’ils pouvaient nous en faire. Enfin, je suis bien content qu’il se soit trouvé parmi ces nobles quelques hommes prudents, capables d’arrêter ceux qui voulaient massacrer trois mille pauvres diables sans défense ; tous nos généraux, depuis le premier jusqu’au dernier, auraient fait la même chose.