Les Vendéens, postés à Varade, en face de nous, pouvaient se porter sur Nantes ou sur Angers sans obstacles. Léchelle proposa de les poursuivre en traversant le fleuve à la nage, car nous n’avions pas de bateaux ; il soutenait son plan contre les représentants Carrier, Bourbotte, Merlin de Thionville et contre tous les généraux. Mais lorsque Merlin lui dit qu’il devrait donner le bon exemple, en nageant à la tête de la 1re division, cela le radoucit, et cet homme terrible se laissa persuader de former trois colonnes, dont une irait au secours de Nantes, l’autre au secours d’Angers, et dont la troisième passerait la Loire à Saint-Florent, lorsque les deux autres auraient tourné la position des Vendéens.
Je partis avec celle de Marceau pour Angers.
C’est vers ce temps que nous apprîmes la grande victoire de l’armée du Nord à Wattignies, sur les Autrichiens. C’était la première fois qu’on entendait parler chez nous de Jean-Baptiste Jourdan, un ancien épicier de Limoges, parti comme volontaire avec le 2e bataillon de la Haute-Vienne, et qui maintenant venait de sauver la France, en écrasant le prince de Cobourg devant Maubeuge. Cela seul montrait que les temps étaient bien changés, puisque les ci-devant épiciers devenaient généraux en deux ans, et battaient la noble race des conquérants.
Nous apprîmes aussi que Marie-Antoinette venait d’être guillotinée et que les girondins étaient mis en jugement. Mais ces nouvelles, auprès de la grande victoire dont tout le monde parlait, ne produisirent en quelque sorte aucun effet, les listes d’aristocrates affichées derrière les gazettes vous avaient rendu ces choses familières, et la cruauté de nos ennemis, lorsqu’ils avaient le dessus, vous ôtait toute pitié pour leurs amis.
Nous ne fîmes que traverser Angers, parce que les Vendéens avaient déjà levé le pied de Varade, et qu’ils marchaient sur Laval. L’épouvante était en ville, car les brigands sur leur chemin répandaient le sang en masse ; partout le tocsin sonnait ; des reconnaissances avaient été poussées jusqu’aux environs de la place, et l’adjudant général Savary refoulé de poste en poste avec perte. On savait que le général des royalistes, Bonchamp, venait de mourir, et qu’un jeune homme, La Rochejaquelein, après s’être rendu maître de Château-Gontier, avait laissé fusiller par des soldats ivres, un échevin patriote et le juge de paix de la ville. Qu’on se figure l’inquiétude des honnêtes gens, en apprenant de pareilles barbaries commises sans nécessité. Ceux qui, depuis soixante et dix ans, nous reprochent les guillotinades, devraient bien se rappeler qu’ils n’ont jamais eu de ménagements pour le genre humain quand ils étaient les plus forts.
Partis de là, les Vendéens avaient bousculé six mille hommes en avant de Laval et fusillé tous les patriotes sans miséricorde ; des quantités de nobles bretons venaient les rejoindre. Voilà ce que nous apprîmes en passant à Angers ; et, sans perdre une minute, il fallut se remettre en route pour rallier les deux autres colonnes aux environs de Château-Gontier, sur la Mayenne.
Il faisait un temps abominable ; tout ce jour, avec nos pieds nus, nos pantalons de toile, nos habits usés et déchirés, en marchant dans la boue, la pluie sur le dos, nous sentîmes que la fin des beaux jours était arrivée, et que nous allions bientôt voir l’hiver. Quelle triste chose de tirer les chevaux par la bride, de pousser aux roues dans le brouillard, de crier cent fois : « Hue ! » le ventre creux, et le vent soufflant dans toutes les loques de votre vieil uniforme ! Ah ! malgré soi, l’idée vous vient souvent qu’il vaudrait mieux être mort.
Les deux autres colonnes, arrivées de la veille, bivaquaient autour de Château-Gontier, une vieille petite ville alors dans la désolation. Il faisait nuit lorsque nous arrivâmes. Depuis environ deux heures, l’avant-garde, conduite par Westermann, était aux prises avec l’ennemi. Dans les rues, on écoutait les bourgeois se demander des nouvelles d’un air d’épouvante ; on ne savait rien, l’avant-garde avait six lieues d’avance ; elle était de quinze cents à deux mille hommes. Sur les dix heures du soir, au moment où nous venions de prendre notre ordre de campement, elle revint en déroute, infanterie, cavalerie pêle-mêle. Westermann, le plus brave général de cavalerie, mais aussi le plus imprudent, s’était laissé prendre dans une embuscade, à deux lieues de Laval ; il avait perdu beaucoup de monde, et, sans la nuit, nous aurions peut-être vu les Vendéens arriver à ses trousses.
Cela commençait mal sur la rive droite de la Loire. Et les ordres, les contre-ordres, les allées et les venues autour du quartier général, la mauvaise humeur des officiers en sortant de la tente où Léchelle réglait son plan et se disputait contre les autres généraux, toute cette confusion que le moindre soldat voyait et dont chacun parlait sans gêne autour des feux de bivac, tout cela n’augmentait pas beaucoup notre confiance ; on n’avait pas envie de dormir, et quand les hommes ne dorment pas, quand ils s’inquiètent les uns les autres, c’est mauvais signe.
Personne, pas même les Parisiens, n’avait confiance en Léchelle, mais lui tenait à se relever dans la bonne opinion de l’armée ; il n’écoutait plus les conseils ; il était le maître, et les représentants, excepté Merlin de Thionville, le soutenaient tous. Ces représentants avaient la consigne de se méfier des généraux, et quand on songe à Lafayette, à Dumouriez, à tous ceux qui depuis trois ans avaient essayé de trahir le pays, il faut dire que ce n’était pas étonnant.
L’armée se mit en mouvement après avoir fait la soupe comme on pouvait. J’aurais bien voulu voir ma sœur avant de partir, mais elle était avec la division Beaupuy, qui marchait en tête, et quand nous arrivâmes sur le vieux pont de Château-Gontier, elle avait défilé depuis longtemps. Les Vendéens venaient hardiment à notre rencontre pour livrer bataille, ils se dépêchaient de gagner les hauteurs en avant du gros bourg d’Entrames.
Westermann, qui s’était remis de sa déroute, et le général Danican arrivèrent avant eux et ne manquèrent pas d’occuper ces positions, chose qui tombait sous le bon sens du premier venu ; malheureusement, Léchelle, qui les suivait avec les bataillons de la formation d’Orléans, leur envoya l’ordre d’évacuer les hauteurs et de venir se former en colonne serrée. On pense si cela leur fit de la peine d’être forcés d’obéir à cet animal ; mais comme ils auraient risqué leur tête en lui résistant, ils descendirent tout de suite. Les Vendéens durent bien rire, car aussitôt après ils arrivèrent et nous les vîmes de loin s’allonger sur ces collines en y menant leurs pièces.
Naturellement les divisions de Kléber et de Beaupuy, qui marchaient en première ligne, se déployèrent à droite et à gauche pour les tourner. Alors eux se précipitèrent en masse sur les bataillons de la formation d’Orléans, qui se trouvaient au centre. L’affaire devint générale, et, comme il n’y avait pas de plan arrêté, chaque division se battit pour son propre compte. Mais les Vendéens, cette fois, occupaient les bonnes positions ; leur mitraille se mit à nous faucher d’une manière épouvantable, sans parler des milliers de tirailleurs qui nous entouraient et nous ajustaient à coup sûr.
Pour comble de malheur, les bataillons de la formation d’Orléans, à la deuxième ou troisième décharge, se débandèrent en criant : « Sauve qui peut ! » Léchelle, au lieu de les rallier, partit ventre à terre, en défilant devant nous avec son tas de lâches. Les Vendéens couraient derrière eux, la baïonnette dans les reins ; en arrivant devant nous ils s’arrêtèrent pour nous attaquer en colonne. Alors tout était en feu ; vous dire de quel côté les balles et la mitraille nous venaient, j’en serais bien embarrassé ; au milieu d’une si terrible attaque, on ne pense qu’à charger, à voir un peu dans l’épaisse fumée, le feu de l’ennemi et à tirer. Quand l’un ou l’autre des camarades tombe, on se dépêche de relever l’écouvillon et de faire son service ; c’est tout simple, chacun défend sa propre peau.
Nous restâmes là durant cinq heures, depuis midi jusqu’à la nuit. Marceau était à pied depuis longtemps, son cheval ayant eu la tête emportée. Les rangs s’éclaircissaient de minute en minute. Je voyais toujours le père Sôme près de moi, tout pâle, les dents serrées et son grand nez crochu courbé sur la lèvre ; il pointait ; moi, premier servant de gauche, je me balançais avec le camarade en face, comme une horloge ; on n’avait pas besoin de commander : « À vos postes ! En action ! Écouvillonnez ! Chargez ! Refoulez ! » cela marchait tout seul.
À l’approche de la nuit, la moitié de nos pièces étant démontées, celle où nous étions ayant perdu une roue, et nos caissons étant vides, on se dépêcha d’enclouer les canons qu’on ne pouvait emmener, d’atteler les chevaux aux autres et de se mettre en retraite. Les divisions de Kléber et de Beaupuy, l’une devant nous, l’autre derrière, à droite, tenaient encore. Les Vendéens nous suivaient avec un acharnement extraordinaire. Nous reculions, sans nous sauver comme des lâches ; on chargeait son fusil en marchant et l’on se retournait pour tirer ; et quand on entendait les autres courir, on se resserrait pour les attendre à la baïonnette.
Mais ici je vais vous raconter quelque chose de terrible. Nous marchions en arrière depuis environ une heure ; tout était sombre, et l’on ne se voyait plus qu’à la lueur des feux de file, lorsque, dans ce grand fracas de la bataille, parmi les roulements de la fusillade, les coups de canon qui tonnent, le bruit de la mitraille qui casse tout et les cris de ceux qui tombent, j’entendis des cris bien autrement épouvantables. Nous approchions d’un petit village où la division Beaupuy tenait contre des milliers de Vendéens ; les gueux nous avaient tournés, et ces cris terribles, c’était ma sœur Lisbeth qui les poussait d’une voix qu’on entendait par-dessus le tumulte de la déroute, car alors les deux divisions, en se rapprochant, tout éclaircies par le combat, se mêlaient l’une dans l’autre. Lisbeth criait :
« Lâches !… lâches !… Vive la république !… Vaincre ou mourir ! »
Alors, dans le mouvement de la retraite, je me trouvais hors des rangs sur la droite du bataillon. Je courus du côté des cris, et tout à coup, qu’est-ce que je vis ? Au coin d’une vieille baraque de ce village, la charrette de ma sœur arrêtée, une dizaine de Vendéens autour, et Lisbeth debout sur le timon, qui se défendait comme une furieuse, repoussant à coups de baïonnette ceux qui essayaient de monter dans la voiture et les traitant de lâches. La baraque brûlait ; les Mayençais, tout au fond de la petite rue noire, avaient une chemise pleine de sang au bout d’une perche pour drapeau ; la chemise de Beaupuy, qu’il leur avait donnée comme signe de ralliement et de vengeance. Ils tenaient ferme ! La ruelle était pleine de morts entassés ; les Vendéens arrivaient de tous côtés, criant : « Vive le roi ! » Mais dans tout cela, je ne voyais que ma sœur, et j’arrivai près de la charrette comme un loup, renversant, bousculant tout devant moi. Je criais :
« C’est moi, Lisbeth !… courage !… »
En moins d’un instant, j’avais mis quatre ou cinq de ces Vendéens à terre, sans recevoir une égratignure ; les autres se dispersèrent, croyant peut-être que des camarades me suivaient. Il fallait profiter du temps ; mais voyez ce qu’on peut appeler le cœur d’une mère ; en me reconnaissant, Lisbeth ne pensait plus qu’à sauver son petit, elle me criait :
« Sauve-le, Michel !… Tiens, prends-le ! va-t’en ! Ils reviennent !… Ils vont revenir !… »
Mais je ne voulus pas l’écouter ; j’empoignai le cheval par la bride et je le traînai par-dessus les tas de morts et de blessés, dans la rue en feu. Ces animaux ne veulent pas marcher sur les morts, il faut les traîner. Les Mayençais, un peu plus loin, nous laissèrent entrer dans les rangs, et c’est là que Lisbeth, voyant qu’elle était sauvée et son enfant aussi, criait, les deux mains en l’air :
– Vive la république !… À mort les tyrans !…
Elle ne s’inquiétait pas de Marescot, et serrait son petit Cassius comme une bienheureuse.
Quelques instants après, le bataillon s’étant mis en retraite, Marescot, qui se battait à l’autre bout du village, arriva. Ce pauvre diable croyait sa femme et son enfant perdus ; il était blessé d’un coup de feu et marchait la main cramponnée à l’échelle de la voiture, regardant les êtres qu’il aimait, et me serrant aussi la main pour me remercier.
Quant à savoir ce que nous allions devenir, si nous allions à Château-Gontier ou bien ailleurs, personne n’aurait pu le dire. On repartit en abandonnant canons, munitions, bagages. Les Vendéens reconnaissant qu’ils ne pouvaient enlever ce village assez vite, s’étaient portés plus loin, pendant que tout le reste de leur armée, à près d’une demi-lieue en arrière, vers le pont d’Entrames, s’acharnait sur la division Kléber, qui soutenait seule cette retraite horrible.
J’avais repris le cheval par la bride. Nos compagnies étaient réduites à vingt, trente hommes ; un grand nombre blessés. Il pleuvait ; nous marchions serrés, en nous éloignant le plus vite possible du village et du feu de notre arrière-garde, qui brillait en zigzag sur la plaine sombre. L’idée que Kléber était là nous rendait à tous confiance. Au milieu du bataillon flottait la chemise rouge du brave général Beaupuy. Tout le restant de cette nuit se passa sans être attaqués de nouveau. Les Vendéens en avaient assez. Malgré cela, je dois le dire, nous étions en déroute, et pour la première fois les Mayençais fuyaient devant des paysans, par la faute d’un misérable général, qui lui-même avait donné le signal de la déroute, en se sauvant à toute bride.
Nous arrivâmes à Château-Gontier, le matin au petit jour ; là, je vis avec un véritable attendrissement nos deux pièces sauvées de la débâcle, et le vieux Sôme auprès, qui les nettoyait d’un air de satisfaction. Il m’avait aussi cru dans les morts et me cria :
– C’est toi !… Les brigands ne t’ont pas enlevé la perruque ?
Les cinq ou six canonniers, derniers restants de notre ancienne compagnie Paris-et-Vosges, vinrent regarder dans la voiture le petit Cassius qui riait, gros et joufflu, sans se douter de quelle abominable boucherie nous venions de sortir. Si celui-là n’est pas devenu sourd, c’est bien étonnant, car il peut se vanter d’en avoir entendu du bruit, dans son enfance. Les plus grands princes, auxquels on tire cent un coups de canon pour leur ouvrir les idées en venant au monde, n’ont entendu que de la pauvre musique auprès de lui.
Marceau venait de rallier quinze à dix-huit cents hommes devant Château-Gontier ; il avait fait mettre nos deux pièces en batterie sur le pont, et Kléber étant arrivé le dernier avec les débris de sa colonne, les Vendéens qui le poursuivaient furent arrêtés court. Mais on apprit bientôt qu’ils avaient passé la Mayenne au-dessus de la ville, ce qui nous força de continuer notre retraite jusqu’au Lion-d’Angers.
Pour vous peindre notre état, je n’ai qu’à vous rapporter les paroles de Kléber, indigné de ce que Léchelle et ses héros à cinq cents livres étaient allés s’abriter derrière les murs d’Angers. « Figurez-vous, dit-il, un tas de malheureux mouillés jusqu’aux os, sans tentes, sans paille, sans souliers, sans culotte, quelques-uns sans habits, grelottant de froid, et n’ayant pas un seul ustensile pour faire leur soupe. Figurez-vous les drapeaux entourés de vingt, trente ou cinquante hommes au plus, criant à l’envi : « Les lâches sont à l’abri, et nous périssons ici dans la misère ! »
C’était la triste vérité ; Léchelle n’avait aucun droit d’être général en chef ; il n’était arrivé là qu’en flagornant la canaille et se donnant lui-même le titre de général des sans-culottes. J’appelle canaille cette quantité de fainéants, d’ivrognes, de braillards, d’ambitieux sans talent, de dénonciateurs, toute cette race de gens qui vivent aux dépens des autres et que les plus grands ennemis du peuple appellent des républicains, pour faire croire que les paysans, les ouvriers courageux, les travailleurs économes, sont de la même espèce. Ces gens-là, malheureusement, avaient une grande influence par leurs cris et leurs dénonciations dans les clubs. Tant qu’ils braillaient, on les croyait terribles, mais quand on les avait vus comme nous sur le champ de bataille, ils vous produisaient autant d’effet que ces vieux chapeaux sur un torchon de paille qu’on plante dans les blés pour effrayer les moineaux. Les Vendéens auraient bien voulu n’en avoir à combattre que de pareils.
Arrivés à la petite ville de Lion-d’Angers, nous prîmes position de l’autre côté de la rivière, à droite et à gauche du pont-levis ; Marceau fit garnir le redan de tirailleurs, et les Vendéens s’étant présentés, deux volées de mitraille les tinrent à distance ; ce furent les dernières de cette bataille sanglante.
Les royalistes avaient pris leur revanche de Cholet ; cela montre la différence d’être commandé par un général ou par un âne.
Après cette victoire d’Entrames, les Vendéens crurent avoir tout gagné ; leur général La Rochejaquelein avait la réputation chez eux d’être le plus grand général du monde ; et c’est alors qu’on vit clairement l’idée de ces gens, car aussitôt ils se portèrent en Normandie pour donner la main à Pitt. Mais ce Pitt, que les Anglais regardent comme un de leurs plus grands ministres, ne faisait rien pour rien ; il considérait l’avantage de sa nation avant tout ; il mettait la main sur nos colonies, il étendait le commerce des Anglais sur toutes les mers. Quand donc aurons-nous un ministre dans ce genre ? Pitt voulait donc des gages ; il demandait d’abord aux Vendéens de lui livrer un bon port sur la Manche ; et tout de suite ces braves et honnêtes Français allèrent assiéger Granville, pour le livrer à nos ennemis.
Les gens de Granville, tous marins, pêcheurs de baleine et de morue, de père en fils, ne tenaient pas à se voir livrer aux Anglais ; ils se défendirent ; une bonne garnison et de solides représentants du peuple les soutenaient. Les Vendéens appelaient un Bourbon ; ils attendaient monseigneur le comte d’Artois, l’homme selon Dieu de Valentin. Mais le saint homme craignait les accidents pour lui ; les centaines de mille pauvres malheureux, qui se faisaient massacrer et brûler en l’honneur du droit divin, ne pouvaient le décider à venir exposer sa personne sacrée ; les Vendéens avaient beau regarder la mer, rien ne venait, ni drapeau blanc, ni secours, rien !
Ils perdirent là beaucoup de monde en grimpant aux murs, et finirent par lever le siège.
Ces choses, que je n’ai pas vues moi-même, je les sais pourtant, car alors en Bretagne il n’était question que du siège de Granville, et l’indignation gagnait non seulement les patriotes, mais tous les honnêtes gens. On ne savait lequel était plus honteux, de vouloir livrer son pays à l’étranger, ou d’abandonner lâchement, comme ces Bourbons, ceux qui se sacrifiaient pour le droit divin.
Tandis que cela se passait sur la côte, la colère des Mayençais et de toute l’armée éclatait de plus en plus contre Léchelle. Nous redemandions notre ancien général, le brave Aubert Dubayet, ou bien Kléber. Ces cris déplurent aux représentants du peuple : rien n’effrayait plus en ce temps que l’attachement des troupes pour leurs généraux. Les représentants firent leur rapport à la Convention, qui donna l’ordre de fondre l’armée de Mayence dans les autres corps.
Ainsi finit cette belle armée, cette armée de vrais patriotes, après avoir rendu tant de services à la nation. On ne pouvait lui reprocher que d’aimer trop ceux qu’elle avait toujours vus fermes et hardis à sa tête, au milieu des plus grands périls, et de mépriser les lâches.
Dans ce même temps, une nouvelle trahison venait d’augmenter la méfiance du pays contre les officiers supérieurs : le nommé Viland, commandant à l’île de Noirmoutier, avait livré sa place et son épée à Charette, le seul chef vendéen resté sur la rive gauche de la Loire. Toutes ces trahisons infâmes rendaient les hommes cruels ; ils n’osaient plus se fier à personne, et les guillotinades augmentaient.
Nous partîmes pour Angers, où l’armée devait se réorganiser ; on fondit les divisions, les brigades, les bataillons, et je passai caporal dans notre compagnie d’artillerie. Mais après tant de privations et de souffrances, sans habits, sans solde et souvent sans pain, je tombai malade ; je m’étais remis à cracher le sang, et trois ou quatre jours après ma nomination, un matin, je me réveillai à l’hôpital, où les lits étaient serrés d’un bout de la salle à l’autre. C’était encore la suite du coup que j’avais reçu au port Saint-Père. On se remit à me saigner, et je devins si maigre que je n’osais plus me regarder les bras ni les jambes ; je me criais en moi-même :
« Pauvre Michel ! pauvre Michel ! si tu revois le pays, tu pourras bien, comme dans le temps, brûler un cierge et mettre un ex-voto à la chapelle de la Bonne-Fontaine. »
Mon nouveau bataillon était parti pour Rennes.
Nous étions alors en novembre : le temps des pluies froides dans ces pays de plaine, où les vents de mer amènent sans cesse le brouillard. Aussi, malgré l’entassement des blessés à l’hôpital, malgré l’ennui de voir aller et venir les civières, d’entendre rêvasser les voisins qui battent la chamade et de penser : « Ce sera peut-être bientôt mon tour », malgré tout, en regardant ces grandes pluies fouetter les vitres et se figurant les camarades dehors, n’ayant de sec sur eux que l’intérieur de la giberne, cela vous faisait prendre patience. Et puis on se consolait par la représentation des quarante à cinquante mille Vendéens, hommes, femmes, enfants, repoussés de Granville, forcés d’aller au hasard attraper des vivres, et de manger les vieilles pommes à moitié pourries le long des chemins. C’était une triste consolation sans doute, mais que voulez-vous ? quand des gens ne pensent qu’à vous faire du mal, on ne peut pas leur souhaiter de bien.
Plusieurs des nôtres, arrivés de Granville avec le général Danican, disaient que ces misérables avaient une dysenterie affreuse, et qu’on pouvait suivre leurs traces aux morts qu’ils laissaient en route ; ils racontaient aussi que leurs principaux chefs avaient fait venir une barque sur la côte, pour se sauver en Angleterre, mais que Stofflet, l’ayant appris, était allé les arrêter, en les menaçant d’employer d’autres moyens, s’ils essayaient encore une fois d’abandonner ceux qu’ils avaient mis dans le malheur. C’était vrai, nous l’avons su par la suite ; un simple garde forestier de chez nous, car Stofflet était natif de Lunéville en Lorraine, avait été forcé d’apprendre leur devoir à ces princes de Talmont, à ces d’Autichamp, à tous ces descendants de la noble race : sans Stofflet, ils seraient partis ! Enfin, un peu plus tôt, un peu plus tard, cela devait arriver.
Les deux armées de l’Ouest et des côtes de Brest se réunissaient à Rennes sous les ordres de Rossignol. Les départements de la Sarthe, de la Manche, du Calvados, du Maine, envoyaient encore des milliers de patriotes pour cerner les rebelles, et tout le monde croyait qu’ils ne dureraient plus longtemps, lorsqu’on apprit la grande débâcle d’Antrain.
Les Vendéens repoussés de Granville, revenaient sur Dol, espérant atteindre et repasser la Loire ; Rossignol, aussi bon général que Léchelle, avait voulu leur barrer le passage ; mais, dans la position terrible où se trouvaient ces gens, il leur fallait vaincre ou mourir, et Rossignol avait été complètement battu et rejeté sur Rennes.
Le bruit courait que les brigands redescendaient la Mayenne à marches forcées ; que leur avant-garde avait déjà passé Fougères ; qu’ils seraient sans doute le soir à Laval, et que nous les reverrions le lendemain devant Angers.
Qu’on se fasse une idée de notre surprise ! Le brave général Beaupuy, encore tout faible et malade de sa blessure, fit battre la générale ; cette ville d’Angers, une véritable ville de cloches et de sonneries, bourdonnait à plus d’une lieue. Le tocsin se répandait tout le long de la Loire sur les deux rives. Nous autres, à moitié guéris, nous sortîmes de l’hôpital, redemandant des fusils et des cartouches ; les représentants du peuple Turreau, Bourbotte, Francastel, ordonnaient les mesures de salut public ; une fois maîtres d’Angers, les brigands auraient eu le passage libre par les Ponts de Cé ; ils auraient pu nous envahir ou battre en retraite à volonté dans leur Bocage.
Quel changement ! et toujours par la même défiance des généraux éprouvés à la guerre et la confiance dans des ignorants qui se figuraient tout savoir, sans avoir rien appris. Ah ! combien de fois nous avons été sur la pente de notre ruine, et qu’il a fallu de sacrifices pour sauver la Révolution !
C’était le 5 décembre, il neigeait, tous les gens des faubourgs se sauvaient en ville ; leurs charrettes de meubles, car ils amenaient avec eux armoires, tables, portes, fenêtres, sachant que les Vendéens avaient l’habitude de tout saccager et brûler, ces charrettes à la file encombraient les rues ; le rappel battait sur la place du Gouvernement, où les gardes nationaux se réunissaient en foule. Nous autres, on nous avait distribués tout de suite sur les vieux remparts, depuis la porte Saint-Aubin jusqu’à la Haute-Chaîne ; nous creusions les embrasures des pièces dans le gazon, aussi vite que possible, en les flanquant de fascines et de sacs à terre.
Et c’est là qu’on pouvait reconnaître l’épouvante qu’inspiraient les chouans : tous les bourgeois nous aidaient ; les femmes, les vieux, les jeunes, sans distinction, tous poussaient aux roues des fourgons, des caissons et des pièces, apportant les bombes par leurs oreillons, deux à deux, et formant la chaîne pour se passer les boulets ; chacun s’employait selon ses forces, et les ménagères nous apportaient même la soupe pour nous réchauffer, car il faisait très froid : la plaine était blanche de neige et la rivière charriait des glaçons.
Vers dix heures, rien ne se découvrait encore aux environs, et si des estafettes n’étaient pas venues, d’instant en instant, prévenir la place que l’ennemi s’approchait et que l’armée de Rennes s’avançait à notre secours, on n’aurait pu croire que nous étions menacés. Mais, vers midi, les brigands parurent enfin du côté d’Avrillé, en avant d’un petit bois ; ils fourmillaient le long d’un ruisseau qui descend de ce côté vers la Maine, et bientôt ils envahirent comme un troupeau le faubourg ; la canonnade s’engagea de part et d’autre depuis une heure jusqu’à la nuit. Les gardes nationaux firent une sortie et furent ramenés ; c’est Beaupuy qui les conduisait ; il fut encore blessé. Les Vendéens s’engagèrent alors dans la grande rue du faubourg, mais vous pensez bien que nous n’avions pas oublié notre métier de Mayence, et que les batteries de l’ennemi ne tirèrent pas longtemps contre les nôtres.
Je vous ai déjà tant raconté de sièges et de sorties, que cette entreprise des Vendéens, sans ressources, sans discipline, ni commandement sérieux, ne vous paraîtrait pas grand-chose auprès des autres. Nos obus allumèrent deux ou trois baraques à droite de la porte Saint-Aubin, et les royalistes s’étant avancés jusque sur le pont, ils furent balayés de tous côtés et rejetés dans le faubourg. Un officier municipal fut tué. C’est tout ce que je me rappelle, car après cette nuit où l’on parlait d’un grand assaut le lendemain ils essayèrent encore d’élever une ou deux batteries qui furent démontées, et, le soir, toute leur armée se mit en retraite. On n’en savait rien ; on veillait, la mèche allumée, quand au matin les qui-vive ! des avant-postes, les cris de « Vive la république ! » et l’air de la Marseillaise, nous apprirent que les nôtres étaient arrivés ; et comme on n’entendait ni canonnade ni mousqueterie, on sut aussi que les royalistes avaient pris une autre direction.
Les hussards de Westermann, le 2e bataillon de la Somme et d’autres troupes, après avoir été reconnus par les avant-postes, entrèrent en ville, et l’on fraternisa. Les Vendéens, informés de l’approche d’une forte avant-garde à Châteaubriant, craignant d’être pris entre deux feux, s’étaient dépêchés de lever le siège. On lança de suite quelques hussards à la découverte, et vers onze heures la nouvelle se répandit que les brigands marchaient sur La Flèche et Saumur, en laissant derrière eux des quantités de blessés, de femmes, de vieillards, qui jetaient leurs armes et s’appuyaient sur des bâtons, pensant se faire passer pour de simples mendiants et regagner ainsi le Bocage. C’était la misère de la misère, le commencement de la fin.
Cette alerte m’avait tout à fait remis, d’autant plus que, sur les ordres du représentant Francastel, tous les défenseurs des remparts avaient reçu la veille des souliers neufs, avec une grosse capote de bonne flanelle grise à larges manches, qui nous descendait jusqu’aux mollets. Jamais nous n’avions eu si chaud ; ceux qui venaient du dehors nous regardaient d’un œil d’envie.
Mais ce qui me fit encore plus de plaisir et me remonta bien autrement le cœur, ce fut une lettre de Marguerite. Comme je rentrais à l’hôpital chercher mes effets, car la colonne de Marceau devait suivre l’avant-garde, et je voulais reprendre tout de suite mon poste à la batterie, le portier, qui remplissait les fonctions de vaguemestre, avec sa boîte et son registre sous le bras, criait justement dans la grande salle : « Un tel !… Un tel !… » Les trois quarts ne répondaient pas, mais au nom de Michel Bastien, je dis :
– Le voilà !
– Bon ! fais ta croix, ou signe. Voici ton affaire.
Dieu du ciel ! après trois mois d’une existence où l’on pense chaque jour : « Tu vas y passer comme tant d’autres… C’est pour l’attaque de ce soir… Ce sera pour demain. Personne ne s’inquiète de toi : père et mère, frères et sœurs, et Marguerite et les autres, tout le monde t’oublie ; on ne saura pas seulement où vont rester tes os ; » après des idées semblables, voir qu’on songe encore à vous ! Mes yeux en étaient pleins de larmes, et je courais au hasard, la main sur ma lettre au fond de ma poche, cherchant un endroit écarté pour être seul. C’est dans l’ancien bouchon de maître Adam, où j’allais autrefois avec le père Sôme, que je m’assis enfin près de la fenêtre du coin, en face de la cathédrale, et que je me mis à regarder les cachets l’un après l’autre, me disant : « Ça vient de Phalsbourg… c’est Marguerite qui t’écrit… » et retournant la lettre toute mâchurée de timbres, d’un air d’attendrissement.
Enfin, je l’ouvris.
Ah ! je pourrais vous la raconter dans les moindres détails ; mais si je vous disais les paroles de tendresse et d’amour que m’écrivait Marguerite, plus d’un serait capable d’en rire et penserait :
« Ce vieux muscadin fait le joli cœur et nous rapporte les compliments qu’il a reçus voilà bientôt quatre-vingts ans. »
Marguerite elle-même se moquerait de ma folie.
Laissons donc là ces vanités de la jeunesse. Mais voici des choses capables d’intéresser tout le monde, et que je ne dois pas oublier : Marguerite, dans cette lettre, datée de novembre 1793, me racontait que tout notre pays était en marche ; – que maître Jean, Létumier, Cochard, Raphaël Mangue, enfin tous les patriotes de la ville, du Bois-de-Chêne et de la montagne, sous le commandement d’Élof Collin, venaient de partir la giberne au dos et le fusil sur l’épaule ; qu’on ne trouvait plus dans nos villages que des femmes, des vieillards et des enfants, et que ce grand soulèvement arrivait à la suite d’un combat entre Pirmasens où nous avions perdu beaucoup de monde, ce qui nous avait forcés d’évacuer le camp de Hornbach et même les lignes de Wissembourg.
Elle me disait que l’armée du Rhin avait même reculé jusqu’à Saverne, et l’armée de la Moselle jusqu’à Sarreguemines, sur la route de Metz à Phalsbourg, de sorte que notre pays n’était plus qu’un seul camp, et que, si la grande bataille se livrait, on allait entendre gronder le canon dans nos baraques ; que tout ce qui restait à la maison faisait de la charpie, préparait des bandages et prêtait au moins un lit pour recevoir les blessés ; qu’on avait organisé des ambulances à Metting, Quatre-Vents, Saint-Jean-des-Choux, et frappé des réquisitions sur tous les chevaux, les charrettes, pour le transport des vivres ou des blessés en cas de besoin. Elle me disait que les généraux avaient été cassés et qu’il venait d’en arriver deux autres, des enfants du peuple, Charles Pichegru et Lazare Hoche ; qu’ils s’étaient vus en ville, au milieu du plus grand enthousiasme ; qu’on leur avait fait les honneurs du club de l’Égalité ; qu’ils avaient visité les casernes et les remparts, et puis que l’un était allé prendre son commandement en Alsace et l’autre en Lorraine.
Ce qui m’intéressa beaucoup aussi dans cette lettre, ce fut d’apprendre que Chauvel était venu quelque temps avant au pays, avec Saint-Just et Lebas, pour faire empoigner les autorités civiles et militaires de Strasbourg, en train de livrer la place aux Allemands. Il paraît que la république ne convenait pas à ces aristocrates fédéralistes, qu’ils aimaient mieux être valets de princes et laquais de grands seigneurs, que des hommes libres ; on avait découvert chez eux des cocardes blanches, et dans les guérites des remparts de petits drapeaux avec la couronne et les fleurs de lis. Les postes étaient abandonnés, les blessés pourrissaient dans les hôpitaux ; enfin la trahison devenait chaque jour plus claire. En attendant le jugement, le maire Dietrich et les officiers municipaux avaient été transportés, les uns à Paris, les autres à Metz, à Châlons, à Besançon. Voilà ce que me racontait Marguerite, ajoutant que le pays fourmillait encore une fois de moines, de capucins, de réfractaires, rentrés en Alsace avec les Prussiens et les Autrichiens ; qu’on allait jeter le filet sur tout cela d’un seul coup, et que le règne de la vertu ne pouvait plus tarder de s’établir.
Malgré la joie d’apprendre des nouvelles de Marguerite, de mon père qui se portait toujours bien, et de mon petit frère Étienne, qui n’avait qu’un seul chagrin, celui de ne pouvoir s’engager dans les volontaires comme tambour, on pense bien que l’inquiétude de savoir cent mille Autrichiens et Prussiens à dix lieues de chez nous, et de me dire que sans doute Phalsbourg allait être bombardé, la baraque de mon vieux père brûlée, les champs de maître Jean ravagés, et tous ceux que j’aimais réduits à la misère, on comprend que cela n’augmentait pas ma satisfaction et que j’aurais bien mieux aimé me battre là-bas, pour la défense de nos foyers, que d’exterminer en Vendée de misérables paysans, auxquels on ne pouvait reprocher que leur ignorance, dont ils n’étaient pas même cause.
Oui, cette idée me serra le cœur ; mais ce qui m’indigna le plus, ce fut d’apprendre que notre imbécile de Valentin, engagé comme maréchal ferrant dans un régiment de Condé, avait eu l’insolence d’écrire à maître Jean de se tenir prêt, que la corde était tressée et le nœud coulant arrangé pour l’accrocher quelque part. Jusqu’alors je n’avais regardé Valentin qu’avec une grande pitié, sans le rendre responsable de sa bêtise naturelle, mais je vis d’après ce trait qu’il était devenu méchant, et cela me fit de la peine. Enfin, que dire en pareille circonstance ? La colère de maître Jean avait été terrible ; tout ce qu’il demandait maintenant, c’était de rencontrer son vieux compagnon, pour lui faire passer le goût du pain.
Cette lettre de Marguerite, qui m’avait d’abord fait tant de plaisir, redoubla mon indignation contre les traîtres, je vis bien que nos ennemis ne comptaient plus que sur ces misérables, et qu’il faudrait en venir à l’extermination générale.
Ce même jour, Rossignol arriva dans l’après-midi. C’était un ancien horloger devenu colonel de gendarmerie après l’enlèvement de la Bastille, un homme sec, le nez large, les yeux petits et clignotants ; il portait la grosse écharpe tricolore et le chapeau sans galons des généraux en chef. Westermann poursuivait déjà les Vendéens avec ses hussards ; Rossignol donna l’ordre d’appuyer sa poursuite du côté de Beaugé.
Quinze à dix-huit cents patriotes sortirent par la porte Saint-Aubin, à pied et à cheval ; il faisait un temps abominable, et l’on apprit le lendemain que nos gardes nationales étaient arrivées trop tard ; les royalistes, arrêtés cinq heures en avant de La Flèche par le 4e bataillon de la Sarthe et deux pièces en batterie sur le pont, avaient passé la rivière plus haut et s’étaient rendus maîtres de la place ; mais on sut en même temps qu’ils venaient de l’abandonner et qu’ils marchaient sur Le Mans, Westermann toujours à leurs trousses. Cette armée innombrable de paysans, de femmes, d’enfants, de vieillards, de prêtres, de chanoinesses, etc., ne pouvait subsister longtemps au même endroit ; cela buvait, mangeait et dévorait tout en quelques heures ; bientôt les greniers étaient vides et les caves à sec, il fallait aller voir ailleurs.
Rossignol retourna tout de suite à Châteaubriant et puis à Rennes. Un fort détachement partit alors d’Angers pour rejoindre la division de Marceau sur la route du Mans ; j’en étais ; encore faible, mais bien content de me retrouver en campagne, car rien ne m’a jamais plus ennuyé que de vivre entre les murs d’une caserne ou d’un hôpital. Il tombait de la pluie mêlée de neige ; le même soir, nous trouvâmes la division campée autour d’un bourg appelé la Fontaine-Saint-Martin. L’état-major était au village. On parlait de la nomination de Marceau, par intérim, comme général en chef ; il avait quitté le camp deux ou trois heures avant et poussait au loin une reconnaissance.
Toute cette nuit, nous entendîmes sur notre droite le roulement du canon ; d’autres divisions venaient de faire leur jonction aux environs du Mans : celle de Muller arrivée de Tours, celle de Tilly arrivée de Cherbourg, et le détachement de Westermann, qui suivait les Vendéens pas à pas depuis La Flèche. Les Mayençais, réduits presque à rien, arrivaient de Châteaubriant, derrière nous, sous les ordres de Kléber. La pluie, le vent, la neige nous ennuyaient beaucoup, mais chacun prévoyait une grande affaire et se disait : « Encore un peu de patience, toutes nos misères vont finir ! » Marc Divès et Sôme auraient bien souhaité d’avoir ma grosse capote neuve sur le dos, mais elle me faisait trop de bien, je ne l’aurais pas prêtée pour tout l’or du monde.
Enfin, au petit jour, les qui-vive, les reconnaissances d’avant-postes et le passage de la cavalerie, nous apprirent que Marceau venait de rentrer. On fit la soupe, après la soupe on replia les tentes et l’on se mit en marche pour Le Mans.
Cette nuit-là, deux ou trois petits combats s’étaient livrés entre Westermann et les Vendéens. Les Vendéens avaient eu le dessus.
Ce que je n’ai jamais pu comprendre, c’est que les généraux, toujours en route, toujours à cheval, toujours à recevoir des nouvelles, à confesser les espions, les prisonniers, les déserteurs, les maires de villages, les maîtres de poste ; à faire éplucher les lettres ; à courir en avant pour tout observer, prendre les dispositions, et puis se consulter entre eux, soit en conseil de guerre, soit autrement ; après toutes ces fatigues, et bien d’autres sans doute que je ne connais pas, aient encore le courage et la force de passer des nuits sans dormir et de recommencer le lendemain. Oui, cela me paraît merveilleux, et voilà pourtant comme étaient tous les vrais généraux que j’ai connus : Aubert Dubayet, Kléber, Marceau, Beaupuy ; c’est étonnant !
Nous avions bien cinq à six lieues encore à faire avant d’arriver au Mans. À Foulletourte, nous trouvâmes la division Muller et les représentants du peuple Bourbotte et Prieur. Il était question d’une défaite de Westermann devant Pontlieue, les représentants semblaient indignés. On fit halte, et dans la maison du maire les généraux se réunirent en conseil, et puis on continua son chemin. Westermann avait sabré des centaines de royalistes dans cette direction ; nous en trouvions partout, étendus le long des fossés, sur les fumiers des villages, en plein champ ; quelques-uns des nôtres aussi, la face contre terre. Il ne pleuvait plus, mais le temps était humide et très froid ; les chemins étaient mauvais, surtout pour les canons et les munitions.
Nous n’arrivâmes devant Pontlieue que vers six heures du soir, et tout de suite Westermann, qui nous attendait avec ses hussards et quatre ou cinq cents hommes d’infanterie, après avoir vu Marceau deux minutes, commença l’attaque du pont, car le bourg est bâti de l’autre côté d’une petite rivière qui se jette dans la Sarthe. Plus loin, tout au bout d’une longue rue, pleine de fabriques, se trouve Le Mans, sur une côte en pente rapide.
Les Vendéens s’étaient barricadés dans Pontlieue ; ils avaient même élevé des espèces de redoutes ; mais le temps était si couvert, que nous ne voyions absolument rien de ces choses.
Tout le monde pensait qu’on allait bivaquer en attendant la division Kléber. Les représentants du peuple avaient même mis pied à terre, et tout les bataillons s’arrêtaient, cherchant leur campement, à droite et à gauche de la route, lorsque deux coups de canon, suivis d’une fusillade terrible et de cris : « En avant ! en avant !… Vive la République ! » nous avertirent que ce gueux de Westermann, qui n’avait ni cesse ni repos, faisait encore un de ses coups, et qu’au lieu de nous reposer, il faudrait sans doute le soutenir et se battre toute la nuit. Cela ne pouvait pas manquer. Aussitôt l’affaire engagée, de tous les côtés on cria : « En avant ! en avant !… » Et nous voilà partis dans cette obscurité, fouettant les chevaux, criant, poussant aux roues par-dessus les pavés, jurant et nous indignant.
Les Vendéens avaient entassé de la terre sur le vieux pont ; des deux côtés ils avaient planté des palissades, et, pendant que nous débarrassions tout cela, les balles sifflaient ; nous entendions bien plus loin, du côté de la ville, le ronflement du canon : Westermann et les grenadiers du ci-devant régiment d’Armagnac, non contents d’avoir passé le pont et le faubourg, s’enfonçaient déjà dans Le Mans ; naturellement les Vendéens, qui s’attendaient à quelque chose de semblable, les recevaient à coups de mitraille.
Une fois le pont débarrassé, tout marcha : canons, caissons, infanterie, cavalerie. La division de Cherbourg, qui nous rejoignit en courant, avait l’air encore plus enragée et plus enthousiaste que nous. Elle ne connaissait peut-être pas aussi bien les trous que font les boulets dans un bataillon ; elle allait l’apprendre.
Tout passa.
Si l’ennemi avait eu la force de nous repousser, nous aurions été dans une vilaine position, l’Huisne derrière nous, la Sarthe à gauche, grossie par les pluies, et les royalistes en face ; mais on n’y songeait pas.
Les Vendéens étaient encore à plus de cinquante mille dans Le Mans ; trente mille combattants, et le reste en femmes, en filles nobles, en blessés, en prêtres.
Bien des années se sont passées depuis ce combat, et souvent encore la nuit, en rêvant à ces choses lointaines, il me semble entendre cette grande rumeur de la ville, ces cris sans fin, ces coups de canon qui se suivent en faisant trembler les vieilles rues décrépites, et lançant leurs éclairs rouges jusqu’au-dessus des pignons et des hautes tours sombres. Je vois les reflets du feu courir en zigzags sur la rivière ; les centaines de fenêtres, hautes, basses, éclairées par la fusillade ; les chapeaux ronds, à l’intérieur, se passer les fusils de main en main ; au-dessous, dans la grande rue en pente, nos grenadiers qui courent, et la mitraille qui les refoule ; Westermann en tête, qui galope ; le 6e de hussards avec ses shakos pointus, ses dolmans et ses sabretaches en l’air, qui file ; enfin tout ce fourmillement de monde, au milieu de la nuit noire, à travers les lueurs et le fracas des décharges !
Quand nous arrivâmes au coin de cette rue, on aurait dit que le feu coulait de toutes les lucarnes comme de la bouche d’un four ; un coup de fusil n’attendait pas l’autre, et déjà, le long des murs, les blessés se recoquillaient, retirant leurs jambes et se serrant pour ne pas être écrasés. Nous, avec nos chevaux, nos canons, nos fourgons au galop, nous étions l’épouvante de ces malheureux, car dans des moments pareils on passe ; il faut passer coûte que coûte, et sous les roues pesantes, les hommes se tordent comme des vers. « En avant ! en avant ». Vous n’entendez que ce cri des officiers. Un camarade tombe, vous ne tournez pas seulement la tête.
C’est vers le milieu de la rue, en face d’un entassement de voitures, de charrettes mêlées l’une dans l’autre comme des chevaux de frise, et bordées des deux côtés de tirailleurs vendéens, qu’on nous fit arrêter et tourner nos pièces. Un bataillon de grenadiers de l’Aube nous soutenait ; mais tout descendait sur nous : les tuiles, les cheminées, les balles ! Quand on se rappelle ces terribles moments et qu’on se dit : « J’en suis réchappé malgré tout ! » on est forcé de crier : « C’est Dieu qui m’a sauvé ! »
Nos premiers coups balayèrent les voitures comme de la paille, elles volaient en mille pièces ; et comme les grenadiers enfonçaient en même temps les portes à coups de hache et de pavés, pour débusquer les royalistes ; comme le carnage commençait à l’intérieur des maisons, et que des cris innombrables de « Vive le roi !… – Vive la république !… » partaient de toutes les fenêtres, à tous les étages ; comme on entendait tomber et rouler sur les planchers ceux qui se massacraient ; nos coups de canon seuls tonnaient plus haut que le tumulte, et durant une seconde couvraient les plaintes, les gémissements et les cris du combat.
Encore la grande rue où nous grimpions n’était-elle pas le plus dangereux passage, toutes les ruelles qui descendent dans cette rue sont tellement étroites et roides, que plusieurs ont des escaliers pour y monter, et c’est de là, de toutes ces vieilles baraques vermoulues et penchées, – garnies de petits balcons en forme de hotte et de tourelles, – et qui se touchent presque par le haut, c’est de là que des balles pleuvaient. Ceux qui reçurent l’ordre de dénicher l’ennemi de ces abominables recoins eurent encore bien d’autres périls à courir ; on leur jetait sur la tête meubles, fourneaux, pots de fleurs, armoires ; on les écrasait comme dans des mortiers. Aussi la rage, au bout d’une heure, devint tellement épouvantable, qu’on ne faisait plus grâce à personne, et que les femmes, les vieux, les enfants, étaient hachés sans miséricorde.
Les royalistes du côté de la place, derrière leurs canons, tenaient comme des palissades ; ils nous répondaient coup sur coup dans toutes les directions ; les volets, les enseignes, tout pendait en l’air, à moitié détaché par les boulets. Deux fois nous reçûmes l’ordre d’avancer, de nous approcher encore de cette place ; nous avions perdu beaucoup des nôtres, des grenadiers de l’Aube les remplaçaient et faisaient avec nous le service des pièces. C’est Westermann lui-même qui vint la seconde fois nous crier : « En avant ! mille tonnerres ! » Il était pâle comme un mort, ayant reçu deux blessures et perdu beaucoup de sang ; ses yeux reluisaient. Il avait l’air de ne rien sentir ; seulement, comme il nous criait cela furieux, il tomba d’un coup en faiblesse. On le coucha derrière un rang de pavés ; tous le croyaient mort ; mais, une minute après, il se redressa de lui-même, prit son cheval à la crinière et monta dessus, en partant au galop vers la place. Nous étions aussi en route de ce côté.
Plus je pense à ces choses, plus je me figure que la fureur du carnage rend les hommes fous, et qu’ils ne sentent plus ni les coups, ni les membres cassés, ni la perte du sang, ni la faim, ni les privations de toute sorte. Dans des temps ordinaires, la centième partie de ces maux vous ferait mourir, mais pendant la bataille il faut être tué roide comme un chat, pour s’étendre ; et c’est peut-être à cause de cela que tant d’hommes meurent en rentrant de campagne ; la guerre les soutenait, aussitôt l’extermination finie, la force les abandonne.
L’épouvantable boucherie, les décharges, les attaques, les reculades, durèrent six heures sans relâche ; la grande affaire était de resserrer les Vendéens sur la place, et de les tenir là jusqu’à l’arrivée de Kléber. Marceau fit occuper toutes les rues voisines, mais à chaque maison c’était un nouveau combat. Il avait fallu renouveler trois fois nos caissons.
Vers minuit l’ordre arriva de cesser le feu ; toutes les principales positions étaient enlevées ; les royalistes n’avaient plus que cette place, où s’élevaient d’anciennes halles entourées de piliers.
C’est dans cette vieille bâtisse que se tenaient les femmes, les prêtres, les marquises, les comtesses, au milieu des chevaux et de tout ce qui restait de leur grande débâcle.
Nous eûmes environ deux heures de repos ; tout le monde frémissait de recommencer. Nos pièces étaient enterrées dans les pavés et les morts. Malgré la fatigue on n’avait pas envie de dormir ; mais, comme on ne nous avait pas donné le temps de faire la soupe, chacun avait faim et sortait ses provisions, car la distribution avait eu lieu sept heures avant, à Foulletourte, et l’on était bien content de trouver sa miche de pain bouclée sur le sac. Au bas de la rue, plusieurs camarades avaient aussi trouvé sur les Vendéens des gourdes pleines d’eau-de-vie et dans leurs sacs de toile des oignons et du sel.
Chacun veillait à son poste, regardant de loin les allées et les venues de l’ennemi ; de gros nuages couvraient le ciel, mais de temps en temps la lune donnait et nous découvrait les masses sombres de ces êtres entassés là-bas, et se penchant aux fenêtres cassées tout autour de la place. Plus un seul coup de fusil ne se tirait. Parmi les « Qui vive ? » et le passage de nos patrouilles, une grande rumeur s’élevait d’instant en instant au loin, sur notre droite, au fond de la ville haute ; on aurait dit de grands coups de vent, mais nous avons su le lendemain que c’était le départ de tout ce qui pouvait encore se sauver, sur la route de Laval.
Comme nous n’étions pas maîtres de la Sarthe, Marceau n’avait pu faire occuper cette route.
Entre trois et quatre heures du matin, le bruit courut que Kléber était arrivé. On s’attendait à recommencer l’attaque, mais elle n’eut lieu qu’au petit jour ; on déblaya d’abord en silence toutes les rues derrière nous, pour le passage de la cavalerie. Moi je crois que les autres en avaient assez, et qu’à partir de minuit, au moment où l’on s’était arrêté de lassitude des deux côtés, un grand nombre, abandonnant les femmes et les prêtres, avaient pris la route de Laval sans en prévenir leurs chefs. Je le crois, parce que, sur les cinq heures, comme le jour commençait à blanchir le haut des toits, tout à coup le grand cri : « En avant ! en avant ! » étant parti, la résistance épouvantable à laquelle on s’attendait ne dura pas seulement un quart d’heure. Westermann, à la tête des chasseurs francs de Cassel, passa d’un bout de la rue à l’autre au pas de charge. Les fenêtres se mirent bien encore à tirer ; quelques coups de mitraille enlevèrent encore des rangs entiers ; mais nous arrivâmes sur la place en moins de dix minutes.
Nous autres, nous avions l’ordre de suivre la colonne au galop et de prendre position en face des halles ; mais les halles étaient abandonnées, il ne restait plus là que des pièces démontées, des fourgons vides, des chevaux blessés, et des misérables sans défense, que l’on passa tout de suite par les armes. Toute la place était encombrée de morts, et Westermann, sans s’arrêter, partit avec le 6e hussards sur la route de Laval, à la poursuite des fuyards.
Si je disais que nous n’avons pas massacré ceux qui restaient embusqués dans les maisons ; que nous les avons laissés s’échapper, pour nous fusiller encore plus tard, et que beaucoup de ces femmes furieuses, qui portaient des sacs pour mettre le butin et n’avaient pas honte d’achever les blessés, furent épargnées, si je vous disais cela, je mentirais ! Nous autres canonniers, chargés de veiller à nos pièces et de rester en position en cas d’attaque, nous ne fûmes pas mêlés à tout cela ; mais les camarades de Cherbourg et d’ailleurs, après avoir vu leurs frères hachés et fusillés par centaines, se vengèrent ; des cris partaient de tous les côtés, des cris horribles !… Que voulez-vous ? la guerre, c’est la guerre : le sang, les larmes, l’incendie, le pillage !… Malheur à ceux qui la commencent, et principalement contre leur patrie ; toute cette horreur retombe sur eux ! ils en répondent seuls devant le genre humain et devant l’Être suprême.
Les généraux firent battre la générale. Kléber et Marceau, les représentants Prieur, Turreau, Bourbotte, tous ensemble essayèrent d’arrêter l’extermination ; ils parlèrent de loi, de justice, pour apaiser l’indignation des soldats.
– Écoutez ! nous avions perdu plus de cent mille hommes dans cette misérable guerre de Vendée ; nous avions souffert toutes les misères depuis près d’un an, pendant que les Prussiens, les Autrichiens, les Allemands, les Italiens, les Espagnols, les Anglais, les Hollandais, enfin toute l’Europe attaquait notre pays, nous étions forcés de combattre sans quartier des gens qui auraient dû nous soutenir contre l’étranger, et qui fusillaient la France par derrière !… Qu’on songe à tout cela, et que ceux qui reprochent aux républicains des cruautés se taisent ; dans le fond de leur cœur ils sont forcés de reconnaître que le droit était avec nous, et que nous avons bien fait de remplir notre devoir envers la patrie et nous-mêmes.