14. Où un magicien royal s’enrhume
Un carrosse royal tiré par quatre chevaux reconduisit Sophie à la porte de Magnecour. L’équipage comprenait un cocher, un palefrenier et un valet de pied. Un sergent et dix hommes de la cavalerie royale l’escortaient. Pourquoi cet équipage ? Parce que la princesse Valeria avait grimpé sur les genoux de Sophie. Tandis que le carrosse parcourait à grand bruit le court chemin qui descendait en ville, la robe de Sophie témoignait encore des nombreuses marques d’affection royale de Valeria. Sophie souriait en songeant que Martha n’avait pas tort de vouloir dix enfants après tout, même si dix Valeria risquaient de l’épuiser.
Pendant que cette dernière escaladait ses genoux, Sophie se rappela avoir entendu dire que la sorcière avait menacé l’enfant d’une manière ou d’une autre. Ce fut plus fort qu’elle, et elle chuchota à la petite princesse :
– La sorcière ne te fera pas de mal. Je l’en empêcherai !
Le roi n’avait fait aucun commentaire à ce sujet. Mais il avait commandé un carrosse pour Sophie.
L’équipage s’arrêta très bruyamment à la porte du château camouflé en écurie. Michael en jaillit pour se précipiter vers Sophie, que le valet de pied aidait à descendre.
– Où étais-tu passée ? Je me suis fait un sang de tous les diables ! Et Hurle est complètement bouleversé…
– Cela ne m’étonne pas, dit Sophie avec appréhension.
–… parce que Mme Tarasque est morte, acheva Michael.
Hurle apparut à la porte. Il était pâle, l’air abattu. Il avait en main un rouleau d’où pendait le sceau royal rouge et bleu, que Sophie regarda d’un œil penaud. Le magicien donna une pièce d’or au sergent et ne prononça pas une syllabe jusqu’au départ du carrosse et des cavaliers. Puis il commenta :
– J’ai compté quatre chevaux et dix hommes, à seule fin de raccompagner une vieille dame. Qu’avez-vous donc fait au roi ?
Sophie suivit Hurle et Michael à l’intérieur.
Elle s’attendait à trouver la salle recouverte de vase verte, mais il n’en était rien. Calcifer flambait haut dans la cheminée, avec un grand sourire violet. Sophie s’affala dans le fauteuil.
– Je crois que le roi en a eu assez de m’entendre salir votre nom, expliqua-t-elle. J’y suis allée deux fois, et ça n’a pas marché. En plus, j’ai rencontré la sorcière qui venait d’assassiner Mme Tarasque. Quelle journée !
Hurle, penché sur la cheminée, l’écouta relater le détail de ses mésaventures. Il laissait pendre le rouleau comme s’il songeait à en nourrir Calcifer.
– Vous avez devant vous le nouveau magicien royal, dit-il. Mon nom est tout noir en effet.
Et il se mit à rire, ce qui surprit beaucoup Sophie et Michael.
– Ha ! ha ! Et qu’a-t-elle fait au comte de Catterack ? Je n’aurais jamais dû lui faire approcher le roi !
– Mais j’ai bien sali votre nom ! protesta Sophie.
– Je sais. C’est moi qui ai fait un mauvais calcul. Et dites-moi, comment vais-je pouvoir enterrer la pauvre Mme Tarasque sans que la sorcière le sache ? Tu as une idée, Calcifer ?
La mort de son ancien professeur chagrinait Hurle plus que tout le reste, c’était évident.
Michael, quant à lui, se tourmentait beaucoup plus au sujet de la sorcière. Il avoua le lendemain matin qu’il en avait fait des cauchemars toute la nuit. Il avait rêvé qu’elle pénétrait dans le château par toutes ses entrées à la fois.
– Où est Hurle ? demanda-t-il anxieusement.
Hurle était sorti très tôt en laissant la salle de bains saturée de vapeurs parfumées, comme à son habitude. Il n’avait pas emporté sa guitare et le bouton de la porte était placé sur le repère vert. Calcifer lui-même n’en savait pas plus.
– N’ouvrez la porte à personne, recommanda-t-il. La sorcière connaît toutes les entrées, excepté celle des Havres.
Cela alarma tant Michael qu’il alla chercher quelques planches dans la cour, qu’il coinça contre la porte en les entrecroisant. Puis il se mit enfin à travailler sur le sortilège qu’ils avaient rapporté de chez Mlle Angorianne.
Une demi-heure plus tard, la poignée de la porte tourna brusquement sur le repère noir, et de grands coups ébranlèrent la porte. Michael agrippa le bras de Sophie.
– N’aie pas peur, dit-il d’une voix tremblante, avec moi tu es en sécurité.
La porte tressauta puissamment pendant quelques minutes, puis cela cessa. Michael venait de lâcher Sophie, grandement soulagé, quand se produisit une explosion. Les planches volèrent, Calcifer plongea au fond du foyer et Michael disparut dans le placard à balais, laissant Sophie seule. La porte s’ouvrit violemment et Hurle fit irruption comme un ouragan.
– C’est un peu trop, Sophie ! haleta-t-il. J’habite ici, non ?
Il était trempé. Le costume gris et écarlate était brun et noir, l’eau dégouttait de ses manches et de ses cheveux.
Sophie vérifia le bouton de la porte. Il était resté sur le repère noir. Mlle Angorianne, pensa-t-elle. Il va la voir dans son costume enchanté.
– Où êtes-vous allé ? s’enquit-elle.
Hurle éternua.
– Stationné sous la pluie, dit-il, enroué. Ça ne vous regarde pas, d’ailleurs. Ces planches, c’était en quel honneur ?
– C’est moi, dit Michael en se faufilant hors du placard. La sorcière…
– Dites-moi tous que je ne connais pas mon affaire, tant que vous y êtes ! s’écria Hurle, irrité. Avec les divers sortilèges de fausses pistes que j’ai placés ici, la grande majorité des gens ne nous trouveront jamais. Même à la sorcière il faudrait trois jours. Calcifer, j’ai besoin d’une boisson chaude.
Calcifer avait grimpé sur ses bûches, mais en voyant Hurle s’approcher, il replongea dessous.
– Ne viens pas si près de moi ! siffla-t-il. Tu es trop mouillé.
– Sophie, venez à mon secours, implora Hurle.
Sophie croisa les bras impitoyablement.
– Et Lettie ? demanda-t-elle.
– Je suis trempé jusqu’aux os, gémit Hurle. J’ai besoin de boire quelque chose de chaud.
– Et moi je vous demandais ce qui se passait pour Lettie Chapelier.
– Ah ! la barbe à la fin ! s’exclama le magicien.
Il s’ébroua. L’eau s’égoutta autour de lui en un cercle parfait sur le sol. Il enjamba le cercle et ses cheveux secs brillèrent, son costume reprit ses couleurs.
– Le monde est plein de femmes sans cœur, Michael, dit-il en allant chercher la casserole. Je peux t’en citer trois tout de suite, sans réfléchir.
– Dont Mlle Angorianne, par exemple ? questionna Sophie.
Hurle ne répondit pas. Il ignora ostensiblement Sophie tout le reste de la matinée tandis qu’il discutait avec Michael et Calcifer du déplacement du château. Il allait réellement prendre la fuite, comme elle en avait averti le roi, songeait Sophie en assemblant les triangles du costume bleu et argent. Il fallait qu’il quitte le plus vite possible son costume gris et écarlate, elle le savait.
– Je ne crois pas nécessaire de déplacer l’entrée des Havres, dit Hurle en se mouchant dans un carré de tissu sorti de nulle part, avec un bruit de sirène qui fit vaciller Calcifer. Mais je veux éloigner le château de tous ses relais précédents et fermer l’entrée de Magnecour.
On frappa à la porte. Sophie nota que Hurle avait sursauté et jetait autour de lui des regards aussi nerveux que ceux de Michael. « Espèce de lâche ! » pensa-t-elle avec mépris. Pourquoi avait-elle pris toute cette peine pour lui la veille ?
– Je devais être folle ! marmonna-t-elle au costume bleu et argent.
– Et l’entrée du repère noir ? demanda Michael quand la personne qui frappait à la porte parut s’être découragée.
– Elle reste, dit Hurle qui fit apparaître d’une pichenette un autre mouchoir.
« Évidemment ! pensa Sophie. C’est celle de Mlle Angorianne. Pauvre Lettie ! »
Vers le milieu de la matinée, Hurle fit apparaître les mouchoirs par deux ou trois. Il ne cessait d’éternuer, sa voix s’enroua davantage. Les mouchoirs se matérialisèrent bientôt par demi-douzaines. Leurs cendres s’empilaient auteur de Calcifer.
– Ah ! Pourquoi faut-il que je revienne toujours du pays de Galles avec un rhume ? maugréa Hurle d’une voix rauque en se procurant tout un paquet de mouchoirs.
Sophie émit un grognement.
– Vous disiez quelque chose ? croassa Hurle.
– Non, mais je pensais que les gens qui passent leur temps à esquiver les choses n’ont que les rhumes qu’ils méritent. Ceux qui ont une mission du roi et qui vont faire leur cour sous la pluie à la place ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes.
– Vous ne savez pas tout ce que je fais, madame la moralisatrice. Voulez-vous que je vous en tienne le compte avant de sortir ? Je me suis déjà mis à la recherche du prince Justin, figurez-vous. Faire la cour n’est pas ma seule occupation à l’extérieur.
– Tiens donc ! Et quand l’avez-vous recherché ?
– Oh ! vous, avec vos grandes oreilles et votre nez trop long ! Je l’ai cherché tout de suite après sa disparition, bien entendu. J’étais curieux de savoir ce que le prince Justin venait faire dans ces parages, quand tout le monde savait que Suliman était parti dans le Désert. Je pense que quelqu’un a dû lui vendre un mauvais sortilège pour retrouver le disparu, puisqu’il est venu tout droit dans la vallée du Méandre en acheter un autre à Mme Bonnafé. Ce qui l’a ramené tout naturellement par ici ; il s’est arrêté au château et Michael lui a vendu un sortilège du même genre pour retrouver quelqu’un et un autre de déguisement…
Effaré, Michael plaqua la main sur sa bouche.
– Cet homme en uniforme vert, c’était le prince Justin ?
– Oui. Mais je n’en ai parlé à personne, parce que le roi aurait pu croire que tu avais eu l’idée de lui vendre quelque chose de nul toi aussi. C’était une question de conscience pour moi. Vous entendez, madame la fureteuse ? De conscience. Notez bien ce mot.
Il fit apparaître un autre paquet de mouchoirs en braquant sur Sophie un regard hostile, les yeux rougis et larmoyants. Puis il se leva.
– Je suis malade, annonça-t-il. Je vais me coucher, et peut-être mourir. Enterrez-moi au côté de Mme Tarasque, dit-il d’une voix brisée en se traînant pitoyablement vers l’escalier dont il commença à gravir les marches.
Sophie reprit son ouvrage avec une ardeur renouvelée. Elle tenait l’occasion d’escamoter le costume gris et écarlate avant qu’il ne cause davantage de dégâts dans le cœur de Mlle Angorianne à moins, bien entendu, que Hurle ne se mette au lit avec ses vêtements. Ainsi, c’était en recherchant le prince Justin aux Hauts de Méandre qu’il avait rencontré Lettie. Pauvre Lettie ! songeait Sophie en cousant à tout petits points son cinquante-septième triangle bleu. Il n’en restait plus qu’une quarantaine.
On entendit alors la voix de Hurle appeler aussi fort qu’elle le pouvait :
– À l’aide, quelqu’un ! Je vais mourir abandonné ici !
Sophie pinça les narines. Michael laissa son nouveau sortilège et monta l’escalier en courant. Tout se précipita. Le temps que Sophie assemble une dizaine de triangles, Michael monta et descendit l’escalier à maintes reprises, avec du miel et du citron, un étrange grimoire, une potion pour la toux, une cuillère pour mélanger la potion, des gouttes pour le nez, des pastilles pour la gorge, un gargarisme, une plume et du papier, trois autres livres, une infusion d’écorce de saule. Et l’on ne cessait de frapper à la porte, ce qui faisait sursauter Sophie et mettait Calcifer mal à l’aise. Certaines personnes s’obstinaient à tambouriner pendant cinq minutes, mais comme personne n’ouvrait, elles finissaient par se décourager en pensant, à juste titre, qu’on les ignorait.
Sophie commençait à s’inquiéter sérieusement pour le costume bleu et argent. Il devenait de plus en plus petit. Tant de coutures pour un tel nombre de triangles finissaient par prendre beaucoup de tissu.
Comme Michael dévalait une fois de plus l’escalier parce que Hurle avait envie d’un sandwich au bacon pour déjeuner, Sophie lui demanda s’il existait un moyen d’agrandir un vêtement trop petit.
– Oh ! oui, dit Michael. Ce sera justement l’objet de mon nouveau sortilège quand j’aurai l’occasion d’y travailler. Il veut six tranches de bacon dans son sandwich. Peux-tu demander cela à Calcifer ?
Sophie et Calcifer échangèrent un regard éloquent.
– Je ne pense pas qu’il soit mourant, dit Calcifer.
– Je te donnerai les couennes si tu veux bien baisser la tête, dit Sophie en posant son ouvrage. (Il était plus facile de soudoyer Calcifer que de le malmener.)
Ils déjeunèrent donc de sandwiches au bacon, mais Michael dut remonter en catastrophe au cours de son repas. Hurle voulait qu’il se rende immédiatement à Halle-Neuve acheter quelques objets dont il avait besoin pour déplacer le château, annonça-t-il en redescendant.
– Mais la sorcière… Est-ce bien prudent ? s’inquiéta Sophie.
Michael lécha ses doigts graisseux de bacon et disparut dans le placard à balais. Il en ressortit avec l’une des capes de velours poussiéreuses sur les épaules. Plus exactement, l’individu qui sortit du placard avec la cape sur les épaules était un gaillard costaud à la barbe rousse. Il se léchait les doigts et dit avec la voix de Michael :
– Hurle pense que je ne risque rien ainsi. C’est une fausse piste autant qu’un déguisement. Je me demande si Lettie me reconnaîtra.
Le costaud ouvrit la porte sur le repère vert et sauta du château qui se mouvait au ralenti dans les collines.
La paix s’installa. Calcifer s’offrit une petite sieste. Hurle avait manifestement compris que Sophie ne serait pas aux petits soins pour lui. Le silence régnait à l’étage. Sophie alla prudemment jusqu’au placard à balais. C’était une occasion inespérée d’aller voir Lettie. Celle-ci devait être très malheureuse à l’heure qu’il était. Hurle ne s’était pas rendu près d’elle depuis leur tête-à-tête dans le verger, Sophie en était quasiment certaine. Si elle venait expliquer à Lettie que ses sentiments étaient le fait d’un costume enchanté, cela la réconforterait peut-être. De toute façon, elle devait le lui dire.
Les bottes de sept lieues n’étaient plus dans le placard. Impossible, se dit d’abord Sophie, qui retourna tout ce qu’il contenait. Mais elle n’y trouva que des seaux ordinaires, des balais et l’autre cape de velours.
– Quel fléau que cet homme ! pesta Sophie.
De toute évidence, Hurle avait pris ses dispositions pour qu’elle ne le suive plus nulle part.
Elle remettait tout en place dans le placard quand on frappa à la porte. Sophie sursauta une fois de plus, puis espéra que cette personne s’en irait. Mais elle paraissait plus déterminée que les autres. Elle continuait à frapper ou peut-être plutôt à se lancer contre la porte avec un bruit sourd et régulier. Au bout de cinq minutes, le bruit persistait.
On ne voyait de Calcifer que les flammèches vertes de ses cheveux.
– C’est la sorcière ? lui demanda Sophie.
– Non, fit la voix étouffée sous les bûches. Cela vient de la porte du château. C’est quelqu’un qui court avec nous, et pourtant, nous allons vite.
– C’est l’épouvantail ? interrogea Sophie dont le cœur défaillit à demi.
– Non, c’est un être de chair et de sang, dit Calcifer dont la figure bleue réapparut, intriguée. Je ne suis sûr de rien, sauf qu’on veut entrer à toute force. Je ne crois pas que nous risquions grand-chose.
Le bruit sourd continuait imperturbablement. Et si c’était un cas d’urgence ? Les nerfs à vif, Sophie décida d’ouvrir, au moins pour faire cesser ce bruit. Elle avait gardé en main la seconde cape de velours et la jeta sur ses épaules. Calcifer écarquilla les yeux en la voyant et, pour la première fois depuis qu’elle le connaissait, courba la tête spontanément. De grands éclats de rire lui parvinrent de dessous les flammèches vertes. En quoi cette cape l’avait-elle transformée ? Elle alla ouvrir.
Un immense lévrier efflanqué bondit au milieu de la pièce. Sophie laissa tomber la cape en reculant précipitamment. Les chiens l’avaient toujours rendue nerveuse, et les lévriers n’étaient pas les plus rassurants de tous. Celui-ci, entre la porte et elle, la fixait sauvagement. Sophie eut un regard de regret vers la bruyère et les rochers des collines. Elle se demanda si ce ne serait pas une bonne idée d’appeler Hurle à son secours.
Le chien cambra son dos et se hissa tant bien que mal sur ses maigres pattes de derrière. Cela le rendait presque aussi grand que Sophie. Il étendit ses pattes de devant et se souleva encore vers le haut. Puis, à l’instant où Sophie allait crier pour appeler Hurle au secours, la créature s’étira encore en un effort prodigieux et une silhouette d’homme émergea de sa forme animale. Un homme aux cheveux fauves, au visage triste, en costume brun fripé.
– Viens des Hauts de Méandre ! haleta l’homme-chien. Aime Lettie – m’a envoyé – Lettie pleure – très malheureuse – m’a envoyé ici – m’a dit de rester.
Il commença à se courber, à perdre de sa taille avant d’avoir fini ce qu’il voulait dire. Il modula un cri de désespoir qui était celui d’un chien.
– Ne le dites pas au magicien ! geigna-t-il, et il s’amenuisa encore, retrouvant une fourrure rousse bouclée. Il était redevenu chien. Une autre espèce de chien, un setter roux. L’animal agita sa queue frangée et ne lâcha plus Sophie du regard, un regard triste à faire fondre n’importe qui.
– Oh mon Dieu ! dit Sophie en refermant la porte. Tu as bien des ennuis, mon pauvre ami. C’était toi, ce colley, n’est-ce pas ? Je comprends maintenant ce que voulait dire Mme Bonnafé. Cette sorcière cherche à détruire, oui, à détruire ! Mais pour quelle raison Lettie t’a-t-elle envoyé ici ? Si tu ne veux pas que je dise au magicien Hurle…
À ce nom, le chien gronda faiblement. Puis il remua la queue et regarda Sophie d’un air suppliant.
– D’accord, je ne lui dirai rien, promit Sophie.
Le chien parut rassuré. Il trottina jusqu’au foyer et, après un coup d’œil quelque peu méfiant vers Calcifer, se coucha en rond devant le garde-feu.
– Qu’en penses-tu, Calcifer ? demanda Sophie.
– Ce chien est un humain sous envoûtement, décréta Calcifer.
– Ça, je le sais, mais ne peux-tu rompre l’envoûtement ?
Lettie, supposait Sophie, avait dû entendre dire, comme tant d’autres, que le magicien Hurle avait désormais une sorcière qui travaillait pour lui. Dans l’immédiat, l’important était de rendre au chien sa forme humaine et de le renvoyer aux Hauts de Méandre avant que Hurle ne sorte du lit pour le trouver là.
– Non, je ne peux rien faire, répondit Calcifer. Pour ce genre de choses je dois m’associer à Hurle.
– Alors je vais essayer, moi, décida Sophie.
« Pauvre Lettie, songea-t-elle, qui se ronge le cœur pour Hurle, et dont le seul autre amoureux est un chien la plupart du temps ! » Sophie posa sa main sur la tête soyeuse de l’animal.
– Reprends ta forme humaine, lui dit-elle.
Elle le répéta à plusieurs reprises, avec pour seul effet, apparemment, de plonger le chien dans un sommeil profond. Il ronflait contre ses jambes, agité de mouvements convulsifs.
Entre-temps, des gémissements et des lamentations avaient commencé à se faire entendre de façon insistante à l’étage supérieur. Résolue à tout ignorer, Sophie continua à marmonner ses recommandations au chien. Puis résonna une toux caverneuse qui s’achevait sur une plainte, que Sophie ignora également. Puis une série d’éternuements explosifs firent vibrer la fenêtre et toutes les portes. Il devenait de plus en plus difficile à Sophie de rester sourde, mais elle tint bon. Suivit le bruit de trompette d’un nez qu’on mouchait, qui tenait plutôt du basson s’exprimant dans un tunnel, à la réflexion. La toux recommença, entrecoupée de gémissements. Les éternuements s’y mêlèrent, et le tout monta crescendo jusqu’à un paroxysme où Hurle semblait capable de tousser, gémir, se moucher, éternuer et se lamenter simultanément. Les portes vibraient, les poutres tremblaient au plafond, l’une des bûches de Calcifer roula hors du foyer.
– D’accord, d’accord, bien reçu le message ! s’écria Sophie en remettant la bûche en place. Je sais, la vase verte ne saurait tarder. Calcifer, veille à ce que ce chien reste où il est.
Elle grimpa l’escalier en maugréant à voix haute :
– Ah ! ces magiciens ! On croirait que personne n’a jamais eu de rhume avant eux !
Elle entra dans la chambre, traversa le tapis crasseux.
– Alors, qu’y a-t-il ?
– Je me meurs d’ennui, déclara Hurle d’un ton pathétique. Ou alors je me meurs tout court.
Adossé à ses oreillers douteux, il avait l’air vraiment malade sous sa courtepointe qui devait être en patchwork, mais que la poussière réduisait à une seule teinte grisâtre. Les araignées qu’il semblait tant affectionner filaient activement leurs toiles dans son ciel de lit.
Sophie lui tâta le front.
– Vous avez un peu de fièvre, reconnut-elle.
– Je délire, se plaignit Hurle. Je vois des taches qui passent devant mes yeux.
– Ce sont des araignées, dit Sophie. Pourquoi n’essayez-vous pas de vous soigner avec un sortilège ?
– Parce qu’il n’existe rien pour soigner le rhume, se lamenta Hurle. Tout tourne sans relâche dans ma tête – à moins que ce ne soit le contraire. Je ne cesse de penser à la malédiction de la sorcière. Je n’avais pas compris qu’elle pouvait mettre ainsi mon âme à nu. C’est très désagréable d’être mis à nu, même si les choses vraies jusqu’à présent sont toutes de mon fait. J’attends sans cesse que le reste se réalise.
Sophie repensa au poème si énigmatique.
– Quelles choses ? « Dis-moi où sont les ans passés » ?
– Oh ! cela je le sais, dit Hurle. Mes années et celles des autres, elles sont toutes là, exactement où elles ont toujours été. Je pourrais aller jouer les mauvais anges à mon propre baptême, si je le voulais. Peut-être l’ai-je fait, d’où tous mes ennuis. Non, je n’attends que trois choses : les sirènes, la racine de mandragore et le vent qui pousse un cœur honnête à avancer. Et aussi de voir si j’attrape des cheveux blancs, j’imagine, mais je ne vais pas lever le sortilège pour le voir. Il reste à peu près trois semaines pour qu’il se réalise, et la sorcière m’attrapera immédiatement. La réunion du club de rugby se tient la veille de la Saint-Jean ; voilà au moins une chose que je vivrai. Le reste… s’est passé il y a longtemps.
– Vous parlez de l’étoile filante et de l’impossibilité de trouver une femme fidèle ? Ce n’est pas tellement surprenant, à voir la façon dont vous agissez. Mme Tarasque m’a dit que vous alliez mal tourner. Elle avait raison, n’est-ce pas ?
– Je dois aller à ses funérailles même si cela me tue, dit tristement Hurle. Mme Tarasque m’a toujours porté aux nues, beaucoup trop. C’est mon charme qui l’a aveuglée.
Brusquement ses yeux furent envahis de larmes. Pleurait-il pour de bon ou était-ce seulement un effet de son rhume ? Sophie ne put en décider, mais elle remarqua qu’il se dérobait de nouveau.
– Je parlais de votre façon de laisser tomber les dames dès que vous les avez rendues amoureuses, dit-elle. Pourquoi faites-vous cela ?
Hurle pointa un index tremblant vers son baldaquin.
– Voilà pourquoi j’aime les araignées. Si l’on ne réussit pas la première fois, il faut réessayer encore et encore. Je n’arrête pas d’essayer, dit-il avec une tristesse poignante. Je me suis mis dans cette situation à la suite d’un marché que j’ai fait il y a quelques années, et maintenant je sais que ne serai plus jamais capable d’aimer vraiment quelqu’un.
Il n’y avait plus aucun doute, c’étaient bien des larmes qui ruisselaient des yeux de Hurle. Sophie en fut émue.
– Écoutez, vous n’allez pas pleurer…
Il y eut un trottinement à la porte. Sophie leva les yeux. L’homme-chien se faufilait dans l’entrebâillement en un arc de cercle parfait. Elle attrapa à pleine main sa fourrure rousse pour l’arrêter, persuadée qu’il venait mordre Hurle. Mais non, il venait seulement se frotter contre ses jambes, obligeant Sophie à reculer en trébuchant jusqu’au mur tout écaillé.
– Qu’est-ce que c’est ? s’écria Hurle.
– Mon nouveau chien, dit Sophie qui se retenait à la fourrure bouclée.
Contre le mur, elle pouvait voir par la fenêtre la vue dont jouissait la chambre. Au lieu d’ouvrir sur la cour, elle donnait sur un jardin carré très bien tenu, avec une balançoire métallique au milieu. Le soleil couchant colorait de rouge et de bleu les gouttes de pluie restées accrochées à l’objet. Sous les yeux écarquillés de Sophie, la petite Marie, la nièce de Hurle, arriva en courant dans l’herbe mouillée. Sa mère, Mégane, la suivait en lui criant manifestement quelque chose, sans doute de ne pas s’asseoir sur la balançoire mouillée, mais aucun son de cette scène muette n’était perceptible.
– Est-ce l’endroit qu’on appelle le pays de Galles ? demanda Sophie.
Hurle s’esclaffa en tapant sur sa courtepointe. Un nuage de poussière s’éleva.
– La peste soit de ce chien ! Je m’étais fait le pari que j’arriverais à vous distraire de lorgner par la fenêtre tout le temps que vous seriez là !
– Ah oui ? enragea Sophie, et elle lâcha le chien dans l’espoir qu’il mordrait férocement Hurle.
Mais le chien continua de s’appuyer contre elle, en la poussant maintenant vers la porte.
– Alors toute cette tragédie n’était qu’un jeu, si je comprends bien ? dit-elle. J’aurais dû m’en douter !
Hurle se renfonça dans ses oreillers grisâtres, l’air offensé.
– Parfois, dit-il d’un ton de reproche, vous me rappelez exactement Mégane.
Sophie chassa le chien devant elle.
– Parfois, rétorqua-t-elle, je comprends comment Mégane est devenue ce qu’elle est.
Et elle ferma la porte sur les araignées, la poussière et le jardin, sans la moindre douceur.