1. Où Sophie parle aux chapeaux

 

Dans le pays d’Ingary, où des choses étonnantes comme les bottes de sept lieues et les capes d’invisibilité existent bel et bien, c’est une véritable calamité que d’être l’aîné de trois enfants ; chacun sait que vous serez le premier à échouer, si d’aventure vous décidiez d’aller chercher fortune.

Sophie Chapelier était l’aînée de trois filles. Elle n’avait même pas la chance d’avoir pour père un pauvre bûcheron, ce qui aurait pu lui laisser quelque espoir de réussite. Ses parents étaient des commerçants aisés qui tenaient une boutique de chapeaux pour dames dans la ville prospère de Halle-Neuve. Hélas, sa mère mourut quand Sophie avait deux ans, et sa sœur Lettie un an ; leur père épousa sa plus jeune vendeuse, une ravissante blonde du nom de Fanny, laquelle donna bientôt naissance à la troisième des filles, Martha. Cela aurait dû faire des laiderons de Sophie et Lettie, mais il n’en fut rien. Les fillettes grandirent toutes les trois en beauté, même si on s’accordait à dire que Lettie était la plus jolie. En outre, Fanny traita les trois petites avec la même gentillesse, sans favoriser spécialement Martha.

M. Chapelier était très fier de ses trois filles. Il les avait envoyées dans la meilleure école de la ville, où Sophie se montrait la plus studieuse. Elle lisait beaucoup et comprit très vite que son avenir avait peu de chances d’être excitant, puisqu’elle était l’aînée. Comme sa belle-mère était accaparée en permanence par la chapellerie, il lui revenait la tâche de veiller sur ses cadettes. Ces deux-là se disputaient tant et plus, poussant des cris et se tirant les cheveux, car Lettie ne se résignait nullement à devoir réussir moins bien que sa benjamine.

– C’est pas juste ! clamait-elle. Pourquoi Martha aurait-elle l’avantage simplement parce qu’elle est née la dernière ? Si c’est comme ça, moi j’épouserai un prince !

À quoi Martha rétorquait immanquablement qu’elle serait un jour plus riche que tout le monde sans avoir à épouser qui que ce soit.

Il fallait alors que Sophie les sépare à la force du poignet puis recouse leurs vêtements. Heureusement, elle était très adroite aux travaux d’aiguille. Et bientôt, elle entreprit de confectionner des robes pour ses petites sœurs. Par exemple, à l’occasion de la Fête de Mai précédant le vrai début de cette histoire, elle réalisa pour Lettie un ensemble vieux rose dont Fanny déclara qu’il paraissait sortir de la boutique la plus chère de Magnecour.

C’est à peu près à cette époque qu’on recommença à parler de la sorcière du Désert. On racontait qu’elle en voulait à la vie de la fille du roi et que ce dernier avait envoyé dans le Désert son magicien personnel l’enchanteur Suliman, négocier avec elle. Mais il semblait que l’enchanteur n’avait pas réussi à mener sa mission à bien et qu’en plus la sorcière l’avait fait périr.

Par conséquent, lorsque après quelques mois apparut soudain sur les hauteurs de Halle-Neuve un grand château noir soufflant de sombres nuages de fumée par quatre tourelles grêles, tout le monde fut persuadé que la sorcière avait quitté le Désert pour revenir terroriser le pays, comme elle l’avait fait cinquante ans plus tôt. Les habitants vécurent dès lors dans la peur, personne n’osa plus sortir seul la nuit. Le plus effrayant, c’était que le château ne restait pas en place. Tantôt il faisait une grande tache noire sur les coteaux du nord-est, tantôt il se dressait à l’est au-dessus des rochers, ou encore venait se poser dans la bruyère au pied des collines, à quelques pas de la dernière ferme au nord. On le voyait parfois se déplacer, exhalant par ses tourelles des panaches de fumée gris sale.

Chacun avait la conviction qu’un jour ou l’autre le château descendrait s’installer dans la vallée, et le maire envisagea même d’envoyer chercher de l’aide auprès du roi.

Le château, néanmoins, continua de vagabonder aux alentours des collines, et on apprit qu’il n’appartenait pas à la sorcière mais au magicien Hurle. Ce magicien n’était guère une personne recommandable. Il avait la réputation de collectionner les jeunes filles. Certains disaient qu’il aspirait leur âme, d’autres qu’il dévorait leur cœur. Bref, aucune jeune fille n’était en sécurité s’il la surprenait non accompagnée. Sophie, Lettie et Martha, ainsi que toutes les autres demoiselles de Halle-Neuve, reçurent la consigne de ne jamais sortir seules, ce qui les contraria énormément.

Elles eurent pourtant bientôt d’autres sujets d’accablement. Leur père mourut subitement, l’année même où Sophie fut en âge de quitter l’école pour de bon. Il apparut alors qu’en définitive M. Chapelier était un peu trop fier de ses filles. Le montant de leur scolarité avait criblé de dettes la boutique de chapeaux. Après les funérailles, Fanny réunit les filles dans le petit salon de leur maison, contiguë au magasin, pour leur exposer la situation.

– Vous allez devoir quitter l’école toutes les trois, dit-elle. J’ai tourné et retourné les chiffres dans tous les sens : la seule façon de continuer à faire marcher la boutique tout en subvenant à vos besoins est de vous mettre en apprentissage quelque part. Ce serait peu pratique de vous garder toutes à la boutique et d’ailleurs nous n’en avons pas les moyens. Aussi voici ce que j’ai décidé. D’abord Lettie…

Lettie leva les yeux. Elle resplendissait de beauté et de santé, que son chagrin et ses vêtements noirs ne parvenaient pas à dissimuler.

– Je veux continuer à apprendre, dit-elle.

– C’est ce que tu vas faire, mon petit, répondit Fanny. Je me suis arrangée avec-Savarin, le pâtissier de la place des Halles. Cette maison est réputée pour être aux petits soins avec ses apprentis ; tu y seras sûrement très bien, et tu apprendras en même temps un métier fort utile. Mme Savarin est une bonne cliente et une amie, elle a accepté de te faire une petite place chez eux pour me rendre service.

Lettie eut un rire forcé qui trahissait son manque d’enthousiasme.

– Eh bien, je… merci beaucoup, dit-elle. C’est une chance que j’aime bien cuisiner, non ?

Fanny eut l’air soulagée. Lettie pouvait parfois se montrer intraitable.

– Martha, à présent, poursuivit-elle. Je sais que tu es trop jeune pour t’en aller travailler, ma chérie, alors j’ai pensé à un apprentissage en douceur, plus long et plus calme, quelque chose qui te sera toujours utile quoi que tu décides de faire par la suite. Tu connais ma vieille camarade d’école Annabel Bonnafé ?

Martha, blonde et menue, fixa sur sa mère ses immenses yeux gris avec une expression presque aussi volontaire que celle de Lettie.

– Tu veux dire cette dame qui parle tellement ? Est-ce qu’elle n’est pas sorcière ?

– Si, avec une maison ravissante et des clients partout dans la vallée du Méandre, répondit Fanny avec empressement. Elle n’est pas méchante, Martha. Elle t’apprendra tout ce qu’elle sait et te présentera certainement aux gens importants qu’elle connaît à Magnecour. Quand tu la quitteras, tu seras armée pour t’établir dans la vie.

– Elle est plutôt gentille, concéda Martha. C’est d’accord.

Sophie, qui écoutait attentivement, se dit que Fanny avait tout organisé exactement comme il fallait. En tant que cadette, Lettie était peu portée à se fatiguer outre mesure ; Fanny l’avait donc placée là où elle aurait toutes chances de rencontrer un bel apprenti avec lequel elle vivrait heureuse toute sa vie. Martha, qui rêvait d’un destin fracassant, aurait l’appui de riches amis et de la sorcellerie pour faire fortune. Quant à son propre sort, Sophie n’avait aucun doute sur ce qu’il serait. Ce fut sans surprise qu’elle entendit Fanny expliquer :

– Et toi, ma chère Sophie, étant donné que tu es l’aînée, il semble tout à fait juste que tu me succèdes à la boutique quand je me retirerai. C’est pourquoi j’ai décidé de te former moi-même, pour te permettre d’apprendre le métier. Qu’est-ce que tu en dis ?

Sophie pouvait difficilement se permettre autre chose que de remercier chaleureusement sa belle-mère.

– Très bien, alors tout est arrangé ! conclut celle-ci.

Le lendemain, Sophie aida Martha à boucler sa malle, et le surlendemain matin le groupe la regarda partir. Elle paraissait toute petite dans la charrette du voiturier, bien droite et très inquiète. Pour atteindre les Hauts de Méandre, où habitait Mme Bonnafé, il fallait franchir les collines où se dressait le château vagabond du magicien Hurle. Martha avait quelque raison de se sentir terrifiée.

– Tout va bien se passer, déclara Lettie.

Pour sa part, elle refusa qu’on l’aide à faire ses bagages. Quand la charrette fut hors de vue, elle fourra tous ses effets dans une taie d’oreiller et donna une pièce au valet des voisins pour les transporter en brouette jusque chez Savarin, place des Halles. Puis elle se mit en route, marcha derrière la brouette avec beaucoup plus d’entrain que ne l’aurait imaginé Sophie, comme si elle secouait de ses semelles la poussière de la chapellerie.

Le jeune valet revint avec un mot qu’avait griffonné Lettie, disant qu’elle avait rangé ses affaires dans le dortoir des filles et qu’on semblait bien s’amuser chez Savarin. Une semaine plus tard, le voiturier apporta une lettre de Martha. Elle était bien arrivée, disait-elle, Mme Bonnafé était gentille et mettait du miel partout. Elle entretenait des ruches.

Sophie n’eut pas d’autres nouvelles de ses sœurs pendant un moment. Elle-même avait commencé son apprentissage le jour de leur départ.

À vrai dire, elle connaissait déjà bien le métier de modiste. Depuis qu’elle était toute petite, elle courait partout dans l’immense atelier installé de l’autre côté de la cour. On y mouillait les tissus avant de les mouler sur des formes à chapeaux, puis on leur ajoutait des fleurs, des fruits, toutes sortes de garnitures confectionnées sur place à l’aide de cire et de soie. Les ouvrières de l’atelier ne lui étaient pas inconnues. La plupart étaient déjà là quand son père était jeune garçon. Elle connaissait bien Bessie, la seule vendeuse qui restait encore à la boutique, mais aussi les clientes et le charretier qui apportait de la campagne la paille qui serait tressée à l’atelier. Elle avait déjà rencontré les autres fournisseurs et savait comment traiter le feutre pour les chapeaux d’hiver. En fait, Fanny n’avait pas grand-chose à lui apprendre, sauf peut-être la meilleure façon de manœuvrer une cliente.

– Il faut les amener progressivement à l’article qui convient, expliqua Fanny. Tu leur montres d’abord quelques modèles qui ne conviennent pas parfaitement ; elles feront la différence dès qu’elles coifferont le chapeau qui leur va.

En réalité, Sophie ne vendit guère de chapeaux. Elle passa une journée d’observation à l’atelier, suivie d’une autre où elle accompagna sa belle-mère chez des drapiers et des négociants en soieries ; après quoi, Fanny la préposa à la finition des chapeaux. Assise dans une petite alcôve au fond de la boutique, Sophie cousait des roses aux bonnets et des voilettes aux capotes de velours ; elle posait des ganses de soie et disposait avec art des fruits de cire et des rubans. La jeune fille avait des doigts de fée et elle aimait bien ce travail, mais elle se sentait seule et assez mélancolique. Les modistes de l’atelier étaient un peu trop âgées, et du reste elles la tenaient à l’écart, pensant qu’elle hériterait un jour de l’affaire. Quant à Bessie, elle ne parlait que du fermier qu’elle allait épouser durant la première semaine de mai.

Le plus intéressant, c’était les conversations des clientes. Personne ne peut acheter de chapeau sans babiller. De l’alcôve où elle cousait, Sophie apprenait que le maire ne mangeait jamais de légumes verts, que le château du magicien Hurle avait repris la route des falaises. « … mais cet homme, ma chère, c’est à ne pas croire ce qu’il… » Les clientes se mettaient toujours à chuchoter dès qu’il était question du magicien, mais Sophie réussit à comprendre qu’il avait encore enlevé une fille dans la vallée le mois précédent. « Barbe-Bleue », murmuraient les clientes, avant de retrouver leur voix pour dire que la nouvelle coiffure de Jane Farrier était une vraie honte. Cette fille-là n’attirerait jamais personne, même pas le magicien Hurle, encore moins un homme respectable. Suivait un bref chuchotement apeuré concernant la sorcière du Désert. Sophie commençait à penser que le magicien et la sorcière iraient bien ensemble.

– Ils semblent faits l’un pour l’autre, fit-elle remarquer au chapeau qu’elle était occupée à garnir. Quelqu’un devrait arranger un mariage.

Vers la fin du mois, tous les commérages tournèrent soudain autour de Lettie. D’après ce qui se disait dans la boutique, la pâtisserie Savarin ne désemplissait pas. Du matin au soir, des foules de messieurs achetaient des quantités de gâteaux en demandant à être servis par Lettie. Elle avait reçu dix propositions de mariage, émanant par ordre de qualité du fils du maire au jeune balayeur des rues, et les avait toutes refusées, disant qu’elle était trop jeune pour se décider.

– Je trouve que c’est très raisonnable de sa part, commenta Sophie à l’usage d’un bonnet dont elle plissait la soie couleur feuille morte.

Fanny parut enchantée de ces nouvelles, et il vint à l’esprit de sa belle-fille que l’absence de Lettie l’arrangeait, d’une certaine façon.

– Lettie ne serait pas bien vue par la clientèle, expliqua-t-elle au bonnet de soie plissé en lamelles de champignon. Même toi, affreux galurin, tu serais éblouissant sur sa tête. Dès qu’elles posent les yeux sur Lettie, les autres femmes sombrent dans le désespoir.

Sophie parlait de plus en plus souvent aux chapeaux à mesure que les semaines passaient, puisqu’elle n’avait quasiment personne d’autre à qui se confier. Fanny était absente la plus grande partie de la journée pour la bonne marche de ses affaires, tandis que Bessie passait son temps à servir les clientes et à raconter à tout un chacun les détails de sa future noce. Chaque fois qu’elle terminait un couvre-chef, Sophie le posait sur un porte-chapeau où il avait vaguement l’air d’une tête sans corps, et décrivait à chacun de ses modèles l’allure de la personne qu’il allait accompagner non sans le flatter un peu, puisqu’il faut flatter la clientèle.

– Tu as le charme du mystère, annonça-t-elle à une charlotte qui cachait sa malice sous une grande voilette.

Et, à une large capeline crème ourlée de roses :

– Tu vas faire un mariage d’argent, c’est certain !

À une paille vert pomme piquée d’une plume frisée, elle dit qu’elle avait la jeunesse d’une feuille de printemps. Elle trouvait à ses cloches roses la séduction des fossettes, et de l’esprit à ses capotes à bride de velours. Au bonnet couleur feuille morte plissé en lamelles de champignon, elle déclara :

– Tu as un cœur d’or. Une dame de la haute société va tomber amoureuse de toi au premier coup d’œil.

C’est qu’elle plaignait un peu ce pauvre bonnet, tarabiscoté et sans grâce.

Le lendemain, Jane Farrier entra dans la boutique et acheta le bonnet. Depuis son alcôve, Sophie remarqua sa coiffure plutôt saugrenue, comme si elle s’était pris les cheveux dans un moule à gaufres. C’était bien dommage qu’elle ait choisi ce bonnet, mais tout le monde achetait force chapeaux ces temps-ci. À cause des efforts de vente de Fanny peut-être, ou de l’arrivée du printemps. En tout cas, le commerce des chapeaux connaissait une véritable embellie. Fanny commença à dire d’un air vaguement coupable qu’elle n’aurait sans doute pas dû se presser tellement de placer Martha et Lettie. Au train où allaient les choses, elles auraient pu se débrouiller.

La boutique connut une telle affluence au cours du mois d’avril que Sophie dut revêtir une sage robe grise et prêter main-forte à la vente. Pour répondre à la demande, elle devait se hâter de garnir quelques chapeaux entre chaque cliente ; tous les soirs, elle emportait les modèles à finir à maison et travaillait sous l’abat-jour jusque tard dans la nuit pour avoir des couvre-chefs à vendre le lendemain. Les pailles vert pomme comme celle qu’avait achetée l’épouse du maire étaient très recherchées, ainsi que les cloches roses. Et, la semaine qui précéda la Fête de Mai, quelqu’un demanda un bonnet plissé en lamelles de champignon comme celui qu’arborait Jane Farrier le jour où elle était partie avec le comte de Catterack.

Cette nuit-là, penchée sur son ouvrage, Sophie s’avoua pourtant que sa vie manquait d’animation. Au lieu de parler aux chapeaux, elle les essaya uns après les autres en se regardant dans le miroir. C’était une erreur. La stricte robe grise n’allait pas à Sophie, surtout pas avec ses yeux, rougis à force de coudre ; et la nuance cuivrée de ses cheveux blonds ne s’accommodait pas du rose ni du vert pomme. Quant au bonnet plissé en lamelles de champignon, il lui donnait une mine lugubre.

– On dirait une vieille fille ! soupira-t-elle.

Elle ne prétendait pas s’enfuir avec un comte, comme Jane Farrier, et ne rêvait nullement que la moitié de la ville la demande en mariage, comme Lettie. Elle voulait faire quelque chose de plus intéressant que de garnir des chapeaux, quoi, elle ne le savait pas exactement. Elle se promit que le lendemain, elle trouverait le temps d’aller voir Lettie.

Le lendemain, pourtant, elle n’y alla pas. Soit qu’elle n’en trouvât pas le temps, ou l’énergie, soit que la distance jusqu’à la place des Halles lui semblât infranchissable ou qu’elle se souvînt qu’en y allant seule, elle s’exposait à rencontrer le magicien Hurle ; toujours est-il qu’il lui parut chaque jour plus difficile d’aller voir sa sœur. C’était vraiment incompréhensible. Sophie s’était toujours crue presque aussi volontaire que Lettie, et voilà qu’elle découvrait que pour se décider à agir, il fallait qu’elle y soit acculée.

– C’est absurde ! s’émut-elle. La place des Halles est à deux rues d’ici. Si j’y vais en courant…

Et elle se jura de se rendre chez Savarin le jour de la Fête de Mai, quand la boutique serait fermée.

Entre-temps, une nouvelle rumeur courut dans le magasin. Le roi s’était querellé avec son propre frère, le prince Justin, qui était parti en exil. Nul ne connaissait précisément le sujet de leur querelle, mais le prince avait traversé Halle-Neuve sous un déguisement deux mois auparavant, et personne ne l’avait remarqué. Le comte de Catterack, mandaté par le roi, était à la recherche du prince quand il avait rencontré Jane Farrier. Sophie écouta l’histoire avec une certaine tristesse. Il arrivait des choses intéressantes dans la vie de tous les jours, mais toujours à d’autres qu’elle.

Vint le jour de la Fête de Mai. Dès l’aube, les réjouissances emplirent les rues. Fanny était sortie de bonne heure. Sophie avait encore un ou deux chapeaux à finir, mais elle chantait en travaillant. Après tout, Lettie travaillait aussi. La pâtisserie Savarin était ouverte jusqu’à minuit les jours de fête.

– Je vais m’offrir un de leurs gâteaux à la crème, décida-t-elle. Je n’en ai pas mangé depuis des siècles.

Elle regarda passer devant la vitrine de la chapellerie la foule des promeneurs en costumes de toutes les couleurs, les vendeurs de souvenirs, les passants montés sur des échasses, et se sentit gagnée par l’excitation générale.

Mais quand elle mit enfin un châle gris sur sa robe grise pour sortir, son excitation tomba d’un coup. Tout cela l’accablait. Il y avait trop de monde, d’agitation, de rires et de cris, trop de bruit et de bousculade. Après tous ces mois passés recluse, à coudre sans bouger, Sophie se sentait comme une petite vieille à demi impotente. Elle s’enveloppa plus étroitement de son châle et rasa les murs des maisons pour tenter d’éviter les coups de pied et de coude. Soudain, une salve de détonations éclata au-dessus des têtes, et Sophie faillit s’évanouir. Elle vit le château du magicien Hurle perché sur la plus proche colline, si près qu’il paraissait posé sur les toits de la ville. Des flammes bleues jaillissaient de ses quatre tourelles, en boules de feu qui explosaient haut dans le ciel de façon effrayante. Apparemment, la célébration de la Fête de Mai offensait le magicien, à moins qu’il n’essaie d’y prendre part à sa manière. Terrifiée, Sophie aurait volontiers regagné la maison, mais elle se trouvait alors à mi-chemin de chez Savarin. Elle se mit à courir.

– Qu’est-ce qui m’a fait croire que je voulais une vie d’aventures ? se demanda-t-elle. J’en serais morte de peur ! Sans doute est-ce parce que je suis l’aînée…

Quand elle atteignit la place des Halles, cela devint encore pire, autant que ce fut possible. Presque toutes les auberges de la ville donnaient sur la place. Des grappes de jeunes gens éméchés y faisaient les cent pas, avec des effets de capes et de manches, en laissant cliquer les talons de chaussures à boucles qu’ils n’auraient jamais portées un jour ordinaire. Ils s’interpellaient entre eux et accostaient les filles qui flânaient par deux, attendant qu’on les aborde. Tout cela était parfaitement normal le jour de la Fête de Mai, mais Sophie en fut épouvantée. Quand un jeune homme portant un éblouissant costume bleu et argent la repéra et voulut l’aborder, elle se blottit dans le renfoncement d’une boutique pour tenter de se cacher.

Le jeune homme parut très surpris.

– Ne vous inquiétez pas, petite souris grise, dit-il en riant, avec un rien de compassion, je voulais seulement vous offrir un verre. Pas besoin de vous affoler comme ça.

L’invitation mit Sophie dans un grand embarras. Il faut dire qu’il avait belle allure, un visage osseux aux traits bien dessinés un peu vieux tout de même, avec ses vingt ans largement passés et des cheveux blonds savamment coiffés. Ses manches en entonnoir étaient plus longues que toutes celles de la place, entièrement festonnées et brodées d’incrustations d’argent.

– Oh ! non, non merci, s’il vous plaît, monsieur, balbutia Sophie. Je… je suis en route pour aller voir ma sœur.

– Qu’à cela ne tienne, sourit le distingué jeune homme. Je ne saurais empêcher une jolie dame d’aller voir sa sœur. Vous semblez si effrayée, voulez-vous que je vous accompagne ?

Il le proposa avec une gentillesse qui acheva d’embarrasser Sophie.

– Non… Non merci, monsieur, parvint-elle à articuler avant de s’enfuir.

Le jeune homme était même parfumé. Des effluves de jacinthe escortèrent Sophie dans sa course. Quel homme raffiné ! se dit-elle en se frayant un chemin entre les tables, toutes occupées, de la terrasse de Savarin.

L’intérieur du magasin était aussi bondé et bruyant que la place. Dans le bataillon des vendeuses, Sophie repéra Lettie à l’attroupement de jeunes gens, manifestement des fils de fermiers, accoudés au comptoir pour lui lancer des remarques à tue-tête. Plus jolie que jamais, un peu amincie peut-être, Lettie emballait les gâteaux aussi vite que possible dans des sacs en papier qu’elle fermait prestement d’une torsion. Puis elle se penchait vers le destinataire du sac et annonçait le prix avec un sourire. Dans le brouhaha, Sophie dut jouer des coudes pour s’approcher du comptoir.

Lettie l’aperçut et, après un instant de saisissement, un grand sourire illumina ses yeux.

– Je peux te parler ? s’époumona Sophie. Ailleurs qu’ici !

– Attends une minute ! répondit Lettie sur le même registre.

Elle se tourna vers sa voisine et lui chuchota quelque chose. La vendeuse acquiesça en souriant et vint prendre la place de Lettie.

– C’est moi qui vais m’occuper de vous, annonça-t-elle à l’attroupement. À qui le tour ?

– Mais c’est à Lettie que je veux parler ! hurla l’un des fils de fermiers.

– Voyez avec Carrie, dit Lettie. Moi je veux bavarder avec ma sœur.

Personne ne se dérangea pour autant. Sophie fut rejetée jusqu’au bout du comptoir d’où Lettie lui faisait signe. Elle passa de l’autre côté et Lettie lui prit le poignet pour l’emmener derrière la boutique, dans une réserve remplie d’étagères où s’alignaient des rangées de gâteaux. Elle apporta deux tabourets puis, sur l’une des claies de bois, choisit un gâteau à la crème qu’elle tendit à sa sœur.

– Mange, dit-elle, je crois que tu en as besoin.

Sophie se laissa tomber sur le tabouret. Une délicieuse odeur de pâtisserie lui chatouillait le nez. Elle avait un peu envie de pleurer.

– Oh Lettie ! soupira-t-elle. Si tu savais comme je suis heureuse de te voir !

– Moi aussi, dit Lettie, et je suis contente que tu sois assise. Parce que tu sais, je ne suis pas Lettie. Je suis Martha.