11. Où Hurle se rend dans un pays étrange à la recherche d’un sortilège

Finalement, le néant n’avait que quelques centimètres de profondeur. Ensuite, c’était la lumière grisâtre d’une soirée de bruine. Une allée menait à une barrière de jardin où attendaient Hurle et Michael. Au-delà s’étendait une route toute plate, qui semblait très dure, bordée de chaque côté d’une rangée de maisons. Frissonnant un peu sous la bruine, Sophie chercha derrière eux l’endroit d’où ils venaient et s’aperçut que le château était devenu une maison de brique jaune aux larges fenêtres. Comme toutes les autres maisons, elle était neuve, de plan carré, avec une porte d’entrée en verre cathédrale. Les alentours des habitations paraissaient déserts.

– Quand vous aurez fini de fureter ! l’appela Hurle, son bel habit gris et écarlate tout embué de bruine.

Il faisait osciller au bout de ses doigts un trousseau de clefs étranges, presque toutes plates et jaunes, comme assorties aux maisons. Sophie emprunta l’allée pour les rejoindre.

– Il faut accorder nos vêtements à la mode de cet endroit, dit-il.

Son habit s’estompa comme si la bruine s’était soudain changée en brouillard. Quand il retrouva des contours précis, il était toujours gris et écarlate, mais d’une forme toute différente. Les manches en entonnoir avaient disparu, l’ensemble était plus ample, le tissu avait l’air usé et assez minable.

La jaquette de Michael s’était rembourrée et avait rétréci jusqu’à hauteur de la taille. Il souleva ses pieds chaussés de souliers de toile et contempla d’un air consterné les tubes bleus étroits qui lui enfermaient les jambes. Il se plaignit :

– Je peux à peine plier les genoux !

– Tu t’y habitueras, dit Hurle. Venez, Sophie.

À la surprise de Sophie, le magicien revint sur ses pas en direction de la maison jaune. Le dos de sa jaquette ample portait les deux mots mystérieux de rugby gallois. Michael lui emboîta le pas. Il marchait bizarrement, tout raide, à cause des tubes qui lui emprisonnaient les jambes.

Sophie regarda ses propres vêtements. Au-dessus de ses chaussures informes, sa jupe découvrait deux fois plus de mollet étique que d’habitude. Sinon, il n’y avait pas de grand changement.

Hurle ouvrit la porte de verre ondulé avec l’une de ses clefs. À côté pendait une pancarte de bois sur des chaînes. « Le Gai Vallon », lut Sophie tandis que Hurle la poussait dans une pièce d’entrée très claire, impeccable. Il devait y avoir du monde dans la maison. Des voix très fortes venaient de derrière la première porte. Hurle l’ouvrit, et Sophie s’aperçut que les voix venaient d’images magiques en couleurs se déplaçant sur la façade d’une grande boîte carrée.

– Hubert ! s’exclama une femme occupée à tricoter dans la pièce.

Elle posa son tricot, l’air vaguement contrariée. Avant qu’elle ait eu le temps de se lever, une petite fille qui regardait les images magiques avec beaucoup de sérieux, le menton dans les mains, bondit.

– Oncle Hubert ! hurla-t-elle, et elle sauta sur lui en l’emprisonnant de ses bras et de ses jambes, pas plus haut que la taille.

– Marie ! tonna Hurle en retour. Comment vas-tu, petite sirène ? Tu as été sage ?

La petite fille et lui entamèrent alors une conversation enthousiaste dans une langue étrangère. Ils parlaient très vite et très fort. Sophie voyait qu’il existait une grande complicité entre eux. Mais cette langue… Elle ressemblait beaucoup à la petite chanson de Calcifer qui parlait de casseroles, lui semblait-il, sans qu’elle pût l’affirmer. Entre deux explosions de babillage étranger, Hurle trouva le moyen d’annoncer, à la façon d’un ventriloque :

– Voici ma nièce, Marie, et ma sœur, Mégane Paris. Mégane, je te présente Michael Marin et Sophie… heu…

– Chapelier, dit Sophie.

Mégane leur serra la main à tous les deux avec une sourde désapprobation. Plus âgée que Hurle, elle avait le même visage allongé et anguleux, les cheveux sombres ; ses yeux bleus exprimaient surtout l’anxiété.

– Ça suffit, Marie ! ordonna-t-elle d’une voix qui coupa net la conversation en langue étrangère. Tu comptes rester longtemps, Hubert ?

– Non, je ne fais que passer, répondit Hurle en reposant Marie à terre.

– Gareth n’est pas encore rentré, déclara Mégane avec une intonation qui devait être lourde de sens.

– Quel dommage ! s’exclama Hurle, le sourire faussement chaleureux. Malheureusement, nous ne pouvons pas rester. Je voulais juste te présenter mes amis, et aussi te demander quelque chose. Ça a l’air idiot, mais… Est-ce que Neil n’aurait pas perdu récemment un fragment de son devoir d’anglais, par hasard ?

– Ça alors ! C’est drôle que tu en parles ! s’écria Mégane. Il l’a cherché partout, jeudi dernier ! Il a un nouveau professeur d’anglais, tu sais ; elle est très stricte, et ne s’inquiète pas que de l’orthographe. Ils en ont tous une sainte frousse et ils font leur travail à l’heure. Cela ne fait pas de mal à Neil, il est trop paresseux, ce petit diable ! Alors, jeudi, il a tout remué ici, mais il n’a pu trouver qu’un truc bizarre, un vieil écrit…

– Ah ! dit Hurle. Qu’est-ce qu’il en a fait ?

– Je lui ai dit de l’apporter à cette Mlle Angorianne, son professeur, afin de lui montrer qu’il s’était donné du mal, pour une fois.

– Et il l’a fait ?

– Je ne sais pas. Tu ferais mieux de le lui demander. Il est là-haut dans la chambre de devant, sur cette satanée machine. Mais tu n’en tireras pas deux mots, je te préviens.

– Venez avec moi, dit Hurle à Michael et

Sophie, qui examinaient avec des yeux ronds cette pièce lumineuse, orange et marron.

Main dans la main avec Marie, ils sortirent de la pièce et montèrent à l’étage. Même l’escalier était recouvert d’un tapis rose et vert. La procession conduite par Hurle ne fit donc pratiquement aucun bruit en empruntant le passage rose et vert du premier étage pour entrer dans une chambre au tapis bleu et jaune. Les deux garçons, affalés sur les différentes boîtes magiques posées sur une grande table devant la fenêtre, n’auraient sans doute pas davantage levé les yeux à l’entrée d’une armée avec fanfare, se dit Sophie. La plus grosse boîte magique avait une vitrine de verre comme celle d’en bas, mais elle montrait du texte écrit et des figures autant que des images. Sur toutes les boîtes avaient poussé de longues tiges blanches et souples qui semblaient avoir pris racine dans un mur de la chambre.

– Neil ! appela Hurle.

– Ne le dérangez pas, dit l’autre garçon, sinon il va perdre sa vie.

Voyant que c’était une question de vie ou de mort, Sophie et Michael reculèrent jusqu’à la porte. Mais Hurle, nullement perturbé à l’idée de tuer son neveu, s’avança jusqu’au mur et arracha les racines des boîtes. L’image s’évanouit. Les deux garçons proférèrent des mots que même Martha ne devait pas connaître, estima Sophie. Neil se retourna d’un coup en braillant :

– Marie ! Tu vas me payer ça !

– Cette fois-ci, c’est pas moi ! glapit Marie.

Neil fit un tour complet sur sa chaise et découvrit Hurle, qu’il fusilla d’un regard accusateur.

– Comment ça va, Neil ? demanda aimablement Hurle.

– Qui c’est ? s’enquit l’autre compère.

– Mon oncle nul, dit Neil avec un regard noir, impressionnant sous ses épais sourcils bruns. Qu’est-ce que tu veux ? Remets la prise.

– Quel accueil, dis donc ! sourit Hurle. Je la remettrai quand je t’aurai posé une question et que tu m’auras répondu.

Neil poussa un profond soupir.

– Oncle Hubert, je suis en pleine partie de jeu électronique.

– Un nouveau ?

Les deux garçons se renfrognèrent.

– Non, c’est un jeu que j’ai eu pour Noël. Tu sais bien ce que disent les parents, que c’est une perte de temps et d’argent pour des choses inutiles. Ils m’en donneront pas d’autre avant mon anniversaire.

– Ah ! bon, dit Hurle. Alors ce n’est pas grave que tu sois interrompu si tu le connais déjà, et pour ta peine je vais t’en offrir un nouveau…

– C’est vrai ? crièrent d’une seule voix les deux garçons, et Neil ajouta :

– Est-ce que tu peux m’en avoir un que personne n’a ?

– Oui. Jette d’abord un coup d’œil là-dessus et dis-moi ce que c’est, dit Hurle en étalant le papier gris lustré sous le nez de Neil.

Les deux garçons se penchèrent sur le papier.

– C’est un poème, grimaça Neil, avec l’intonation que prennent en général les gens pour dire : « C’est un rat mort. »

– C’est celui que Mlle Angorianne a donné comme devoir la semaine dernière, ajouta l’autre garçon. Je me souviens de « vent » et « m’apprends ». C’est sur les sous-marins.

Sophie et Michael ouvrirent de grands yeux à cette nouvelle théorie. Comment avaient-ils pu se tromper à ce point ? Neil s’exclama soudain :

– Hé ! C’est mon devoir que j’avais perdu ! Tu l’as trouvé où ? Et cette drôle de page d’écriture, c’était à toi ? Mlle Angorianne a dit que c’était intéressant – coup de pot – et elle l’a emportée chez elle.

– Je te remercie, dit Hurle. Où habite-t-elle ?

– Au-dessus du salon de thé de Mme Phillipe. Rue de Cardiff. Tu me le donneras quand, le nouveau jeu ?

– Quand tu te rappelleras le reste du poème, éluda Hurle.

– C’est pas juste ! s’indigna Neil. Je me rappelle déjà plus ce bout-là, que tu as apporté ! Ça s’appelle jouer avec les sentiments des autres et…

Il s’arrêta en voyant Hurle hilare fouiller sa poche et lui tendre un paquet plat.

– Oh merci ! s’exclama-t-il avec ferveur, et il retourna sans plus de cérémonie à ses boîtes magiques.

Hurle replanta en riant les racines dans le mur avant de faire signe à Michael et Sophie de le suivre. Les deux garçons se lancèrent dans un regain fébrile d’activité mystérieuse, à laquelle Marie participa à sa manière, en observatrice, le pouce dans la bouche.

Hurle descendit quatre à quatre l’escalier rose et vert, tandis que Michael et Sophie s’attardaient sur le seuil de la chambre, intrigués par la signification de ce qu’ils voyaient. Neil lisait à voix haute :

– Tu es dans un château enchanté qui a quatre portes. Chacune ouvre sur une dimension différente. Dans la première dimension, le château se déplace constamment et peut rencontrer un péril à tout moment…

En claudiquant vers l’escalier, Sophie s’interrogea sur l’aspect familier de la chose. Elle trébucha sur Michael, arrêté à mi-descente, l’air embarrassé. En bas des marches, Hurle avait une discussion assez vive avec sa sœur.

– Comment ça, tu as vendu tous mes livres ? disait Hurle. J’avais besoin de l’un d’entre eux en particulier. Ils ne t’appartenaient pas, tu n’avais pas à les vendre.

– Cesse de m’interrompre ! répliqua Mégane, la voix basse et haineuse. Écoute-moi maintenant. Je t’ai déjà averti que je ne suis pas un entrepôt pour tes affaires. Tu nous fais honte, à Gareth et à moi, à te balader habillé comme ça au lieu de t’acheter un vrai costume qui te donnerait l’air respectable, pour une fois. Tu te lies avec des racailles et des bons à rien, tu les amènes dans cette maison ! Tu essaies de m’abaisser à ton niveau, peut-être ? Avec toutes les études que tu as faites, tu n’as même pas de travail décent, tu ne fais que traîner, quel gaspillage ! Tant d’années d’université, tant de sacrifices que d’autres ont faits pour toi, tout ton argent qui file…

Mégane aurait pu rivaliser avec Mme Bonnafé. Un vrai moulin à paroles. Sophie commençait à comprendre pourquoi Hurle avait pris l’habitude de se dérober. Mégane était le genre de personne qui donnait envie de s’esquiver discrètement par la première porte. Malheureusement, Hurle était coincé au bas de l’escalier, Sophie et Michael derrière lui.

–… jamais une seule journée d’un travail honnête, et aucun métier dont je puisse être fière ! Tu ne songes qu’à nous faire honte, à Gareth et à moi, et à venir ici gâter outrageusement Marie, poursuivait Mégane, implacable.

Sophie écarta Michael et descendit les escaliers aussi majestueusement qu’elle le put.

– Venez, Hurle, dit-elle avec superbe. Il faut vraiment que nous nous remettions en route. Pendant que nous restons là, l’argent continue à tomber et vos domestiques sont probablement en train de vendre l’orfèvrerie. Ce fut un vrai plaisir de vous rencontrer, glissa-t-elle à Mégane au bas des marches, mais le temps nous presse. Hurle est tellement surchargé de travail.

Mégane ravala son discours et dévisagea Sophie avec stupéfaction. Celle-ci lui adressa un signe de tête impérial et poussa Hurle vers la porte en verre ondulé. Il se retourna pour demander à sa sœur :

– Ma vieille voiture est-elle toujours dans la remise, ou est-ce que tu l’as vendue aussi ?

– C’est toi qui as le seul jeu de clefs, répondit aigrement Mégane.

Apparemment, il n’y aurait pas d’autre au revoir. La porte claqua derrière eux. Hurle emmena ses compagnons jusqu’à une bâtisse blanche et carrée, au bout de la route noire. Il ne fit aucun commentaire sur sa sœur, mais dit simplement en ouvrant une large porte dans le bâtiment :

– Je suppose que le féroce professeur d’anglais ne manquera pas d’avoir un exemplaire de ce livre.

La suite, Sophie aurait préféré l’oublier. Ils prirent une voiture sans chevaux qui sentait très fort et allait à une vitesse terrifiante, avec des grondements et des trépidations épouvantables, par les rues les plus escarpées que Sophie eût jamais vues. C’était à se demander par quel miracle les maisons alignées de part et d’autre ne glissaient pas en tas au bas de ces rues. Sophie ferma les yeux et s’accrocha à l’un des morceaux déchirés de son siège, en priant simplement pour que ce soit bientôt fini.

Par bonheur, cela ne dura pas. Ils arrivèrent sur une route plus plate avec des maisons serrées de chaque côté et s’arrêtèrent devant une très grande fenêtre entièrement masquée par un rideau blanc. Une pancarte disait : SALON DE THÉ FERMÉ. En dépit de cet avis, Hurle pressa un bouton à une petite porte voisine de la fenêtre et Mlle Angorianne ouvrit.

Ils la dévisagèrent tous les trois avec curiosité. Pour une féroce institutrice, Mlle Angorianne était étonnamment jeune, mince et belle. Une vague de cheveux très noirs encadrait son visage au teint bruni, en forme de cœur. Elle avait de grands yeux sombres, et la seule férocité décelable chez elle était précisément le regard direct et intelligent de ces yeux immenses qui semblaient jauger ses interlocuteurs.

– Quelque chose me laisse penser que vous devez être Hubert Berlu, dit-elle à Hurle.

Elle avait une voix basse et musicale, très assurée, mais un rien amusée.

Hurle resta un instant interloqué avant d’arborer son sourire le plus ravageur. Et ce sourire, songea Sophie, sonnait le glas des beaux rêves de Lettie et Mme Bonnafé. Car Mlle Angorianne était exactement le genre de dame dont il était certain qu’un homme comme Hurle tomberait amoureux dans la minute. Et pas seulement Hurle, d’ailleurs. Michael aussi la contemplait avec une admiration éperdue. Et toutes ces maisons apparemment désertes étaient peuplées de gens qui connaissaient tous Hurle et Mlle Angorianne et observaient avec intérêt la suite des événements, Sophie n’en doutait pas. Elle sentait leurs regards invisibles. C’était la même chose à Halle-Neuve.

– Et vous, vous devez être mademoiselle Angorianne, dit Hurle. Je suis désolé de vous déranger, mais à la suite d’une erreur stupide j’ai emporté la semaine dernière le devoir d’anglais de mon neveu au lieu d’un document important que je possédais. J’ai cru comprendre que Neil vous l’avait remis pour vous prouver qu’il n’avait pas voulu escamoter son travail.

– En effet, dit Mlle Angorianne. Entrez donc, je vais vous le rendre.

Sophie avait la conviction que dans toutes les maisons les yeux s’écarquillaient et les cous se tendaient pour regarder leur groupe franchir la porte de Mlle Angorianne et monter l’escalier menant au minuscule et austère logement de l’institutrice.

– Voulez-vous vous asseoir, madame ? lui proposa fort obligeamment Mlle Angorianne.

Sophie tremblait encore de cette équipée en voiture sans chevaux. Elle ne fut pas mécontente de s’asseoir sur l’une des deux chaises. Ce n’était pas très confortable, car le logis de Mlle Angorianne n’était pas voué au confort mais à l’étude. Si elle ne voyait pas l’utilité de certains objets étranges, Sophie comprenait la raison des murs tapissés de livres, des piles de papiers sur la table, des dossiers empilés sur le plancher. Elle observa que Michael était très intimidé et que Hurle commençait à faire du charme.

– Comment se fait-il que vous me connaissiez, mademoiselle ? modula-t-il de sa voix de séducteur.

– Vous avez donné lieu à bien des bavardages dans cette ville, répondit Mlle Angorianne qui triait activement les papiers posés sur sa table.

– Et que vous ont appris les bavards ? demanda Hurle, langoureusement penché sur la table et essayant de capter le regard de l’institutrice.

– Que vous disparaissiez et réapparaissiez sans qu’on sache comment, par exemple.

– Et quoi d’autre ? insista Hurle qui suivait les mouvements de la jeune femme d’un œil extrêmement éloquent.

Sophie comprit que Lettie avait une chance d’échapper à Hurle : que Mlle Angorianne tombe également amoureuse de lui dans la minute.

Mais Mlle Angorianne n’était pas de ce genre-là.

– On dit beaucoup de choses, répondit-elle, qui ne sont pas toutes à votre honneur.

Et elle regarda Michael puis Sophie d’une façon qui suggérait que ces choses ne convenaient pas à toutes les oreilles. Michael s’empourpra. L’institutrice tendit enfin à Hurle un papier jaunâtre aux bords irréguliers.

– Le voici, dit-elle d’un ton sévère. Savez-vous de quoi il s’agit ?

– Naturellement.

– Alors veuillez me l’expliquer.

Hurle tendit la main vers le document. Il y eut un début de lutte car il essaya par la même occasion de prendre la main de Mlle Angorianne. Ce fut elle qui l’emporta. Elle mit ses mains derrière son dos. Hurle eut un sourire attendri et passa le papier à Michael.

– Explique-lui, toi, dit-il.

Le visage de Michael s’illumina dès qu’il posa les yeux sur le document.

– C’est le sortilège ! Et celui-ci, je peux le faire ! C’est un agrandissement, pas vrai ?

– C’est bien ce que je pensais, conclut Mlle Angorianne d’un ton accusateur. J’aimerais savoir ce que vous faisiez avec une chose pareille.

– Mademoiselle Angorianne, dit Hurle, puisque vous avez entendu tant de choses sur mon compte, vous devez savoir que j’écris ma thèse de doctorat sur les sortilèges et les envoûtements. Vous semblez vouloir me suspecter de pratiquer la magie noire ! Je peux vous l’assurer, je n’ai jamais fabriqué le moindre sortilège de ma vie. (Sophie ne put se retenir d’un pincement de nez indigné devant ce mensonge éhonté.) Je vous l’affirme la main sur le cœur… (Sophie fronça un sourcil irrité.) Je n’utilise ce sortilège qu’à des fins d’étude. Il est très ancien et très rare. C’est pourquoi je tenais à le récupérer.

– Eh bien vous l’avez récupéré, rétorqua sèchement Mlle Angorianne. Avant de partir, pouvez-vous me rendre cette page de devoir ? Les photocopies ne sont pas gratuites.

Hurle ne se fit pas prier. Il sortit la page en question de sa poche mais ne la lui rendit pas encore.

– Voyons ce poème, dit-il. Il m’a trotté dans la tête. C’est idiot, mais je ne peux pas me rappeler la suite. Il est de Walter Raleigh, n’est-ce pas ?

Mlle Angorianne lui décocha un regard de profond mépris.

– Absolument pas. Ce poème est de John Donne et il est très connu, je dois le dire. J’ai ici l’ouvrage dont il est extrait, si vous voulez vous rafraîchir la mémoire.

– J’en serais heureux, dit Hurle.

À la façon dont il regarda Mlle Angorianne se diriger vers sa bibliothèque, Sophie comprit que ce livre était la vraie raison de sa visite en cet étrange pays où vivait sa famille.

Il n’en était pas moins disposé à faire d’une pierre deux coups.

– Mademoiselle, glissa-t-il en étudiant ses formes tandis qu’elle se mettait sur la pointe des pieds pour atteindre l’ouvrage, accepteriez-vous de venir souper avec moi ce soir ?

Mlle Angorianne se retourna, le volumineux ouvrage serré sur sa poitrine, l’air plus sévère que jamais.

– Non, monsieur. J’ignore ce qu’on vous a dit de moi, mais vous devez savoir que je me considère toujours engagée vis-à-vis de Ben Sullivan…

– Jamais entendu parler de lui, marmonna Hurle.

– C’est mon fiancé. Il a disparu il y a quelques années. Souhaitez-vous que je vous lise ce poème à présent ?

– Oh ! oui, s’il vous plaît, implora Hurle sans la moindre honte. Vous avez une si jolie voix.

– Je commencerai à la seconde strophe, puisque vous avez la première entre les mains, annonça l’institutrice.

Elle lisait vraiment bien, sur un ton mélodieux, mais aussi de façon à accorder le rythme de cette strophe à celui de la précédente, ce qui, d’après Sophie, était une erreur d’interprétation.

 

« Si tu es né pour l’impossible

Pour voir des choses invisibles

En dix mille journées le Temps

Fera neiger tes cheveux blancs.

Tu me diras à la rentrée

Les merveilles qu’as rencontrées

Et puis

Qu’ici

Il n’est belle fidèle aussi.

Si tu… 1 »

 

Hurle était devenu affreusement livide. Sophie vit qu’un voile de sueur recouvrait son visage.

– Je vous remercie, dit-il. N’allez pas plus loin, je ne veux pas vous ennuyer davantage. Même la femme bonne est infidèle dans la dernière strophe, n’est-ce pas ? Je m’en souviens à présent. Idiot de ma part… John Donne, bien sûr !

Mlle Angorianne abaissa le livre et dévisagea Hurle, qui se força à sourire.

– Il faut que nous partions. Vous êtes sûre de ne pas changer d’avis pour le souper ?

– Absolument sûre. Vous vous sentez bien, monsieur Berlu ?

– Je me porte comme un charme, répondit Hurle qui poussa ses compagnons vers la sortie puis dans l’horrible voiture sans chevaux. Les observateurs invisibles postés dans les maisons devaient croire que l’institutrice les chassait à coups de sabre, s’ils en jugeaient par la vitesse à laquelle Hurle les entassa dans la voiture et démarra.

– Quel est le problème ? demanda Michael comme l’équipage recommençait à rugir et à cahoter.

Sophie s’accrochait désespérément aux lambeaux de son siège. Hurle ignora la question, aussi Michael attendit-il que l’engin infernal soit enfermé dans sa remise pour la reposer.

– Oh, rien, répondit négligemment Hurle en reprenant le chemin de la maison jaune appelée Le Gai Vallon. La malédiction de la sorcière du Désert m’a rattrapé, voilà tout. Cela devait arriver un jour ou l’autre. (Il parut se livrer à un calcul mental en ouvrant la barrière.) Dix mille, l’entendit murmurer Sophie. Cela m’amène à la Saint-Jean.

– Qu’est-ce qui vous amène à la Saint-Jean ? interrogea Sophie.

– La date où je serai vieux de dix mille jours. Et ce jour-là, madame Je-me-mêle-de-tout, dit Hurle en s’élançant dans le jardin du Gai Vallon, est celui où je devrai retourner à la sorcière du Désert.

Il s’engagea sur le chemin menant à la maison. Sophie et Michael fixaient son dos portant l’énigmatique mention rugby gallois. Ils hésitaient à le suivre.

– Si je me tiens à l’écart des sirènes et si je ne touche pas une seule racine de mandragore… l’entendirent-ils marmonner.

– Est-ce qu’il faut que nous retournions dans cette maison ? questionna Michael.

Et Sophie :

– Que va faire la sorcière ?

– Je tremble d’y penser, répondit Hurle. Non, Michael, tu n’auras pas à y retourner.

Il ouvrit la porte en verre ondulé. A l’intérieur, c’était la salle familière du château. Les flammes assoupies mettaient aux murs une lueur bleuâtre dans le crépuscule. Hurle rejeta ses longues manches en arrière et donna une bûche à Calcifer.

– Elle m’a rattrapé, vieux frère, dit-il.

– Je sais. Je l’ai sentie venir.