7. Où un épouvantail empêche Sophie de quitter le château
Si Sophie ne se mit pas en route pour Halle-Neuve le soir même, ce fut uniquement en raison d’un méchant accès de douleurs. Le temps humide des Havres n’avait rien valu de bon à ses articulations. Sur sa paillasse, endolorie, elle passa la nuit à se ronger d’anxiété pour Martha. Tout n’allait peut-être pas si mal, se raisonnait-elle. Il fallait seulement avertir Martha que le soupirant qu’elle n’était pas sûre d’aimer n’était autre que le magicien Hurle. Cela suffirait à faire fuir Martha. Elle lui dirait aussi que la meilleure façon de décourager Hurle était de lui annoncer qu’elle l’aimait puis, éventuellement, de le menacer par tantes interposées.
Le lendemain matin, les jointures de Sophie craquaient encore.
– Qu’elle soit maudite, cette sorcière du Désert ! marmonna-t-elle à son bâton comme elle s’apprêtait à partir.
Elle entendait Hurle chanter dans la salle de bains comme s’il n’avait jamais eu de crise de rage de sa vie. Elle s’avança vers la porte sur la pointe des pieds, aussi vite que le lui permettaient ses jambes.
Bien entendu, Hurle émergea de la salle de bains avant qu’elle ait eu le temps de gagner la porte. Sophie lui lança un regard peu amène. Sémillant, impeccable, il sentait bon la fleur de pommier. Un rayon de soleil tombé de la fenêtre fit étinceler son habit gris et écarlate, nimbant sa chevelure d’un halo rosé.
– Je trouve que cette couleur convient bien à mes cheveux, finalement, dit-il.
– Tiens ! Vraiment ? grogna Sophie.
– Elle s’accorde avec ce costume, expliqua Hurle. Vous avez le sens de la couture, vous, pas vrai ? Vous lui avez donné encore plus de chic qu’avant.
– Peuh ! maugréa Sophie.
Hurle s’arrêta, la main sur la poignée de la porte.
– Vos douleurs vous tracassent ? demanda-t-il. Ou alors quelque chose vous a contrariée peut-être ?
– Contrariée ? dit Sophie. Pourquoi serais-je contrariée ? Parce que quelqu’un a noyé le château de vase pourrie, rendu tout le monde sourd aux Havres, réduit Calcifer à un tas de cendres et brisé quelques centaines de cœurs ? Pourquoi tout ça devrait-il me contrarier, je vous le demande ?
Hurle se mit à rire.
– Je vous fais mes excuses, dit-il en tournant le bouton vers le repère rouge. Le roi veut me voir aujourd’hui. Je vais sans doute faire le pied de grue au palais jusqu’à ce soir, mais à mon retour je ferai quelque chose pour vos rhumatismes. N’oubliez pas de dire à Michael que j’ai laissé ce sort pour lui sur l’établi.
Il décocha à Sophie son plus brillant sourire et sortit dans l’avenue de Magnecour.
– Si vous croyez m’amadouer comme ça ! ronchonna Sophie comme la porte se fermait.
Mais le sourire l’avait attendrie, malgré tout.
– S’il me fait cet effet-là, à moi, marmonna-t-elle, pas étonnant que cette pauvre Martha ne sache plus où elle en est !
– Pense à me donner une autre bûche avant de partir, lui rappela Calcifer.
Sophie alla chercher la bûche, puis se dirigea vers la porte. À ce moment Michael descendit l’escalier quatre à quatre, dans une grande agitation, et courut vers la sortie, attrapant au passage sur la table ce qui restait d’une miche de pain.
– Ça ne vous dérange pas, Sophie ? J’en rapporterai une fraîche en revenant. J’ai quelque chose de très urgent à faire aujourd’hui, mais je serai de retour dans la soirée. Si le capitaine vient chercher son sortilège contre le vent, il est au bout de l’établi, c’est écrit sur le paquet.
Il tourna le repère vert en bas et sauta sur le coteau battu par les vents, le pain serré contre son cœur.
– À tout à l’heure ! cria-t-il avant de claquer la porte.
Le château poursuivit pesamment sa route.
– Zut ! pesta Sophie. Calcifer, on peut ouvrir la porte de l’extérieur quand il n’y a personne dans le château ?
– Je vous ouvrirai, à toi ou à Michael. Hurle ouvre lui-même.
Personne ne resterait donc à la porte en son absence. Sophie n’était pas sûre du tout de revenir, mais elle ne voulait pas le dire à Calcifer. Elle laissa à Michael le temps de prendre de l’avance et s’apprêta de nouveau à partir. Cette fois Calcifer l’arrêta.
– Si tu dois t’absenter longtemps, dit-il, tu pourrais laisser quelques bûches à ma portée.
– Comment, tu peux soulever une bûche ? s’étonna Sophie, intriguée en dépit de son impatience.
Pour toute réponse, Calcifer avança une flamme bleue en forme de bras, divisée à son extrémité en deux doigts verts. Un bras de longueur moyenne, qui ne paraissait pas si vigoureux.
– Tu vois ? J’arrive presque à sortir de la cheminée ! dit-il avec fierté.
Sophie empila quelques bûches juste devant la grille, de façon que Calcifer pût au moins atteindre celle du haut.
– Tu ne dois pas les brûler sans les mettre sur la grille, hein, recommanda-t-elle, et elle se dirigea derechef vers la porte.
Cette fois, on frappa au battant avant qu’elle y parvienne. Sophie se dit que ce n’était vraiment pas son jour. Ce devait être le capitaine. Elle leva la main dans l’intention de mettre le bouton au bleu.
– Non, c’est la porte du château, l’informa Calcifer. Mais je ne suis pas sûr que…
Alors c’était Michael qui revenait pour une raison ou pour une autre, pensa Sophie en ouvrant la porte.
Une face de navet la lorgna curieusement. Une odeur de moisi frappa ses narines. Un bras en haillons terminé par un bout de bâton tournoya contre le ciel bleu en essayant de la griffer. Un épouvantail. Un tas de chiffons sur des bâtons, mais vivant, et qui voulait entrer.
– Calcifer ! glapit Sophie. Fais marcher le château plus vite !
Les blocs de pierre noire qui entouraient la porte se mirent à grincer et craquer. La lande verte et brune défila soudain à toute vitesse. Le bras de bois de l’épouvantail tapa sur la porte à grands coups avant de racler la muraille du château qui prenait de la vitesse. L’autre bras tournoya avec de grands efforts pour s’accrocher à la pierre. Cet épouvantail était bien déterminé à pénétrer dans la demeure de Hurle.
Sophie claqua la porte. Voilà qui démontre combien il est stupide pour un aîné de tenter d’aller chercher fortune ! se dit-elle. C’était là l’épouvantail qu’elle avait relevé dans la haie quand elle s’était mise en chemin. Elle se souvenait d’avoir un peu plaisanté à ses dépens. Et voici que, comme si cette plaisanterie l’avait animé d’une sorte de hargne, il l’avait suivie jusqu’ici et essayait de lui griffer la figure. Elle courut à la fenêtre voir si la chose s’efforçait toujours d’entrer dans le château.
Mais elle ne vit, naturellement, qu’un jour ensoleillé sur le port des Havres où, par-delà les toits, une douzaine de voiles se hissaient à leurs mâts, sous une nuée de mouettes tournoyant dans le ciel bleu.
– C’est l’inconvénient de se trouver en plusieurs endroits à la fois ! dit Sophie au crâne sur le banc.
Et subitement, elle découvrit le vrai désagrément d’être vieille. Son cœur fit un léger bond, puis se mit à battre à tout rompre, comme s’il voulait sortir de sa poitrine. Elle fut secouée de tremblements, ses genoux flageolèrent. Peut-être allait-elle mourir ? Elle n’eut que la force de se traîner jusqu’au fauteuil devant le feu, s’y affaissa le souffle court, la main pressée sur sa poitrine.
– Quelque chose ne va pas ? questionna Calcifer.
– C’est mon cœur, haleta Sophie. Il y a un épouvantail à la porte !
– Quel rapport entre un épouvantail et ton cœur ?
– C’est qu’il essayait d’entrer. Il m’a fait terriblement peur, et mon cœur… Mais tu ne peux pas comprendre, jeune imbécile de démon ! Toi, tu n’as pas de cœur.
– Mais si, j’en ai un, dit Calcifer aussi fièrement qu’il avait exhibé son bras. Caché quelque part sous les braises, figure-toi. Et ne me traite pas de jeune. J’ai un million d’années de plus que toi, au bas mot ! Je peux réduire la vitesse maintenant ?
– Uniquement si l’épouvantail est parti. Il n’est plus là ?
– Je n’en sais rien, dit Calcifer. Je vois très mal ce qui se passe à l’extérieur, je te l’ai déjà expliqué.
Sophie se traîna à grand-peine jusqu’à la porte.
Elle l’entrouvrit avec mille précautions. Les vallonnements verdoyants, les coteaux violets de bruyère où affleurait la roche passaient à toute allure. Prise de vertige, elle s’agrippa au chambranle pour regarder derrière eux. L’épouvantail était à cinquante pas en arrière. Il sautait d’une touffe de bruyère à l’autre avec une sorte d’opiniâtreté menaçante, le bâton de ses bras écartelés battant au vent pour maintenir son équilibre à flanc de coteau. Elle vit que l’écart se creusait, mais qu’il suivait toujours. Elle referma la porte.
– Il est encore là, dit-elle. Il nous court après. Plus vite, Calcifer.
– Mais cela bouleverse tous mes calculs, expliqua Calcifer. J’avais l’intention de faire le tour des collines de façon à revenir là où Michael nous a quittés juste à temps pour le récupérer ce soir.
– Eh bien, va deux fois plus vite, tu feras deux fois le tour des collines. Mais laisse cette horrible chose derrière nous !
Calcifer grommela et ronchonna d’importance, mais il força l’allure. Pour la première fois, Sophie sentit réellement gronder le château depuis le fauteuil où elle restait blottie, dans l’angoisse de mourir. Elle ne voulait pas mourir tout de suite, pas avant d’avoir parlé à Martha.
Au bout d’un moment, du fait de la vitesse, tout se mit à vibrer à l’intérieur du château. Les flacons tintaient, le crâne claquait des dents sur le banc. Dans la salle de bains, Sophie entendit des objets tomber de leur étagère dans la baignoire, où trempait toujours l’habit bleu et argent de Hurle. Elle commençait à se sentir un peu mieux. Elle se traîna une seconde fois jusqu’à la porte et regarda au-dehors, les cheveux volant au vent. Le sol de la lande filait à toute vitesse sous eux. Les collines semblaient tourner lentement à l’horizon tandis qu’ils fonçaient par monts et par vaux. Le vacarme était assourdissant, des pétarades de fumée les accompagnaient par à-coups. L’épouvantail n’était plus qu’un minuscule point noir au loin. Bientôt, il disparut complètement. Elle en avertit Calcifer.
– Tant mieux, soupira-t-il, je vais pouvoir m’arrêter pour la nuit. Eh bien ! c’était un bel effort.
Le grondement mourut, les objets cessèrent de vibrer. Calcifer s’assoupit comme le font tous les feux, en s’alanguissant parmi les bûches jusqu’à n’être plus que des braises poudrées de cendre blanche, avec un soupçon de bleu et de vert entre les charbons.
Sophie avait recouvré son entrain. Elle alla repêcher un flacon et une demi-douzaine de paquets dans l’eau vaseuse de la baignoire. Ils étaient détrempés. Pas question de les laisser dans cet état après la scène de la veille. Elle les étala sur le sol et, très prudemment, les saupoudra du produit portant la mention pouvoir séchant. Tout fut sec presque instantanément. Voilà qui était encourageant. Elle évacua l’eau du bain et essaya le pouvoir sur le costume de Hurle. Il sécha également. Il avait rétréci et gardait des taches verdâtres, mais enfin, c’était réconfortant pour Sophie de voir qu’en définitive elle pouvait remettre quelque chose d’aplomb.
Elle était si contente qu’elle s’affaira même à préparer le souper. Elle entassa autour du crâne tout ce qui encombrait la table et se mit en devoir de hacher des oignons.
– Toi au moins, tu n’as pas les yeux qui pleurent, mon vieux, dit-elle à son macabre vis-à-vis. Estime-toi heureux.
La porte s’ouvrit à la volée.
L’épouvantail ! Sophie sursauta si violemment qu’elle manqua se couper. Mais c’était Michael. Il entra en trombe, la mine extatique. Il jeta sur les oignons une miche de pain, un pâté en croûte et une boîte à rayures blanches et roses. Puis il saisit la taille frêle de Sophie et l’entraîna dans une valse autour de la pièce.
– C’est fabuleux ! C’est fabuleux ! criait-il.
Sophie sautillait tant bien que mal pour éviter les bottines de Michael.
– Doucement, doucement ! haleta-t-elle en s’appliquant à tenir le couteau de telle manière qu’il ne les blesse ni l’un ni l’autre. Qu’est-ce qui est si fabuleux ?
– Lettie m’aime ! vociféra Michael en l’emmenant d’un seul élan jusqu’à la salle de bains, puis d’un autre élan au coin du feu. Elle n’a jamais vu Hurle, c’était un malentendu !
Il la fit virevolter jusqu’au milieu de la salle.
– Tu ne veux pas me lâcher avant que ce couteau ne tue l’un de nous deux ? glapit Sophie. Et m’expliquer de quoi il s’agit ?
– Yahou ! hurla Michael qui voltigea jusqu’au fauteuil où il laissa choir Sophie hors d’haleine. Cette nuit, j’aurais tellement voulu que tu lui aies teint les cheveux en bleu ! Quand il a dit « Lettie Chapelier », j’ai même pensé le teindre en bleu moi-même. Tu as vu comme il parle des filles. Je savais bien qu’il laisserait tomber celle-là comme les autres, dès qu’il s’en serait fait aimer. Et, à la pensée que c’était ma Lettie, je… Bref, quand il a parlé d’un autre garçon, je me suis dit que c’était moi le garçon ! Alors, aujourd’hui, j’ai foncé à Halle-Neuve pour savoir. Et c’était bien moi ! Hurle doit courtiser une fille du même nom. Quant à Lettie, elle ne l’a jamais vu.
– Voyons, voyons… Une chose à la fois, dit Sophie abasourdie. Nous parlons de la Lettie Chapelier qui travaille à la pâtisserie Savarin, c’est bien ça ?
– Bien sûr que c’est ça ! jubila Michael. Je suis tombé amoureux d’elle dès son arrivée, et je ne pouvais pas en croire mes oreilles quand elle a dit qu’elle m’aimait, moi. Elle a des centaines d’admirateurs. Je n’aurais pas été surpris que Hurle en fasse partie. Ah, comme je suis soulagé ! J’ai rapporté un gâteau de chez Savarin pour fêter ça. Où l’ai-je mis déjà ? Ah oui ! ici.
Il tendit la boîte rayée à Sophie. Des rondelles d’oignon tombèrent sur ses genoux.
– Tu as quel âge, mon petit ? demanda Sophie.
– Quinze ans depuis la Fête de Mai. Calcifer a tiré un feu d’artifice en mon honneur. Tu te rappelles, Calcifer ? Oh ! il dort. Tu penses sûrement que je suis trop jeune pour m’engager ; il me reste trois ans d’apprentissage à faire, et Lettie encore plus. Mais nous nous sommes fiancés, ça nous est égal d’attendre.
Michael avait donc l’âge qui convenait pour Martha, se dit Sophie. Et elle savait maintenant que c’était un garçon gentil et sérieux, avec une carrière de magicien en perspective. Chère petite Martha ! En cette Fête de Mai mémorable, Michael faisait certainement partie du groupe bruyant des adorateurs de Martha qui prenaient d’assaut le comptoir, songea Sophie. Tandis que Hurle était à l’extérieur, sur la place des Halles.
– Tu es certain que ta Lettie t’a dit la vérité au sujet de Hurle ? s’enquit-elle avec anxiété.
– Sûr et certain, affirma Michael. Je sais très bien quand elle ment, parce qu’elle arrête de jouer avec ses pouces.
– Ça, c’est vrai ! gloussa Sophie.
– Comment le sais-tu, d’abord ? s’étonna Michael, surpris.
– C’est qu’elle est ma petite… heu… la petite-fille de ma sœur, mentit précipitamment Sophie. Enfant, elle n’était pas toujours très forte pour dire la vérité. Mais elle est très jeune et… heu… je suppose qu’elle change en mûrissant. Elle pourrait… ne pas être tout à fait la même… dans un an, par exemple.
– Et moi non plus, dit Michael. Les jeunes de notre âge changent tout le temps. Mais peu importe. Elle sera toujours Lettie.
« Façon de parler », pensa Sophie.
– Bon. Supposons qu’elle ait dit la vérité. Mais si elle connaissait Hurle sous un autre nom ?
– Pas de souci, j’y ai pensé ! s’écria Michael. Je lui ai décrit Hurle, tu admettras qu’il est drôlement reconnaissable, non ? Elle ne l’a jamais vu, lui et sa malheureuse guitare. Je n’ai même pas eu besoin de lui dire qu’il ne savait pas en jouer. Elle ne le connaît pas, elle me l’a dit et répété en jouant sans arrêt avec ses pouces.
– Tant mieux ! soupira Sophie en se renfonçant dans son fauteuil.
Elle n’était pourtant pas détendue car, si elle se sentait soulagée au sujet de Martha, elle s’inquiétait pour Lettie. Il n’y avait pas d’autre Lettie Chapelier dans le voisinage que sa sœur, elle en avait la certitude. Et ne pas céder à Hurle ressemblait bien à Lettie, avec son fort caractère. Ce qui tracassait Sophie, c’était que Lettie ait donné à Hurle son vrai nom. Elle n’était peut-être pas sûre de ses sentiments pour lui, mais elle l’aimait assez pour lui confier un secret aussi important.
– Allons, ne t’en fais donc pas tant ! dit gaiement Michael, penché sur le fauteuil. Regarde un peu le gâteau que je t’ai rapporté.
En se disposant à ouvrir la boîte, Sophie s’avisa que Michael avait cessé de la considérer comme un désastre naturel. Il l’aimait bien à présent. Cette découverte lui fit tellement plaisir qu’elle décida de lui raconter toute la vérité au sujet de Lettie et de Martha et d’elle-même aussi. Ce n’était que justice de lui faire savoir dans quel genre de famille il voulait entrer. La boîte s’ouvrit. C’était le gâteau le plus succulent de la maison Savarin, nappé de crème avec des cerises et des copeaux de chocolat.
– Oh ! s’exclama Sophie.
Le bouton carré de la porte tourna tout seul jusqu’au repère rouge et Hurle fit son entrée.
– Magnifique ! s’écria-t-il. Le genre de gâteau que je préfère. D’où vient-il ?
– Je… heu… je l’ai eu chez Savarin, répondit gauchement Michael, tout penaud.
Sophie leva les yeux vers Hurle. Décidément, il était dit que quelque chose l’interromprait toujours au moment de révéler qu’elle était ensorcelée.
– Il vaut le déplacement, jugea Hurle en inspectant le gâteau. On m’a dit que Savarin est meilleur pâtissier que tous ceux de Magnecour. C’est idiot de ma part de ne jamais y avoir mis les pieds. Dis donc, c’est un pâté en croûte que je vois là sur la table ?
Il alla vérifier.
– Oui, pâté en croûte sur lit d’oignons crus. Plus un crâne humain un peu malmené.
Il prit le crâne, extirpa une rondelle d’oignon de son orbite.
– Je vois que Sophie a retrouvé à s’occuper. Tu n’as pas pu la retenir, mon vieux ?
Le crâne grinça des dents. Saisi, Hurle le reposa prestement à sa place.
– Quelque chose ne va pas ? questionna Michael, qui connaissait bien le magicien.
– Oui, dit Hurle. Je vais devoir trouver quelqu’un qui salisse mon nom auprès du roi.
– Le sortilège pour les chariots n’a pas fonctionné ?
– Au contraire, tout a très bien marché, et c’est là le problème, dit Hurle en faisant tourner nerveusement une rondelle d’oignon autour de son index. Le roi cherche à me coincer avec autre chose. Si nous ne sommes pas assez vigilants, Calcifer, il va finir par me nommer magicien royal !
Calcifer ne répondit pas. Hurle se retourna et vit qu’il dormait.
– Réveille-le, Michael. Je dois le consulter. Michael jeta deux bûches sur le feu en l’appelant. Aucune réaction, à part une mince volute de fumée.
– Calcifer ! tonna Hurle, sans plus de succès. Il lança à Michael un regard perplexe et prit le tisonnier, ce que Sophie ne lui avait jamais vu faire.
– Désolé, Calcifer, dit-il en fouillant entre les bûches. Réveille-toi donc !
Une bouffée de fumée noire s’éleva, puis retomba.
– Laisse-moi, grogna Calcifer. Je suis fatigué. Sa voix pâteuse sembla grandement inquiéter Hurle.
– Qu’est-ce qu’il a ? Je ne l’ai jamais vu comme ça !
– Je crois que c’est à cause de l’épouvantail, dit Sophie.
D’un bond, Hurle fut près d’elle.
– Qu’est-ce que vous avez encore fait ? Sous le regard fixe, glacial du magicien, Sophie relata l’épisode.
– Un épouvantail ? Calcifer a accepté de forcer l’allure du château pour un épouvantail ? Ma chère Sophie, soyez gentille de m’expliquer de quelle manière vous avez forcé un démon du feu à se montrer aussi obligeant. J’aimerais vraiment le savoir !
– Je ne l’ai pas forcé, dit Sophie. Ça m’a fait un tel coup qu’il a eu pitié de moi.
– Ça lui a fait un tel coup qu’il a eu pitié d’elle ! railla Hurle. Ma bonne Sophie, Calcifer n’a jamais pitié de personne. Quoi qu’il en soit, j’espère que vous aimez les oignons crus et la tourte froide pour le souper, parce que vous avez quasiment achevé Calcifer.
– Il y a aussi le gâteau, intervint Michael pour ramener la paix.
Le repas ne rendit pas sa bonne humeur à Hurle, qui ne cessa de jeter des coups d’œil inquiets aux bûches du foyer qui ne brûlaient pas. Le pâté en croûte était excellent froid, les oignons savoureux une fois marinés dans le vinaigre ; quant au gâteau, il était tout bonnement sublime. Tandis qu’ils le dégustaient, Michael se risqua à demander au magicien ce que voulait le roi.
– Oh ! il n’a rien précisé pour le moment, répondit Hurle d’un air sombre. Mais il m’a sondé d’une façon inquiétante à propos de son frère. Ils ont eu, semble-t-il, une dispute assez vive, le prince Justin a claqué la porte, et cela fait jaser les gens. Le roi souhaite de toute évidence que je lui propose de rechercher son frère. Et j’ai eu la bêtise de dire que je ne croyais pas à la mort du magicien Suliman, ce qui n’a rien arrangé.
– Vous voulez vous dérober à la mission de rechercher le prince, mais pour quelle raison ? questionna Sophie. Vous ne croyez pas pouvoir le retrouver ?
– Aussi brutale que tyrannique, hein ? ironisa Hurle qui n’avait pas encore pardonné l’incident avec Calcifer. Je préfère me dispenser de cette mission parce que je peux le retrouver, si vous voulez le savoir. Justin était un vieil ami de Suliman, il a annoncé au roi qu’il partait à sa recherche ; la dispute est venue principalement de là, parce qu’il a reproché au roi d’avoir envoyé Suliman dans le Désert. D’autre part, même vous, Sophie, devez savoir qu’il y a là-bas une certaine dame qu’il vaut vraiment mieux éviter. Elle a juré l’année dernière de me faire frire vivant et m’a envoyé une malédiction ; si j’ai pu m’y soustraire jusqu’à présent, c’est que j’ai eu la bonne idée de la fréquenter sous un faux nom.
– Vous voulez dire que vous avez laissé tomber la sorcière du Désert ? chevrota Sophie, presque pétrifiée d’effroi.
Hurle, très digne malgré sa mélancolie, se coupa encore une tranche de gâteau.
– Je ne dirais pas les choses comme ça. J’ai cru un moment avoir un sentiment pour elle, je le reconnais. À certains égards, c’est quelqu’un de triste et de solitaire. Tous les hommes d’Ingary en ont une peur bleue. J’imagine que vous connaissez bien le problème, chère Sophie.
Cette dernière n’eut pas le temps de clamer son indignation car Michael demanda précipitamment :
– Vous croyez qu’il faudrait déplacer le château ? C’est à cette fin que vous l’avez inventé, si je ne me trompe ?
– Cela dépend de Calcifer, répondit Hurle, qui jeta par-dessus son épaule un énième coup d’œil aux bûches qui fumaient à peine. À l’idée que le roi et la sorcière sont tous les deux à mes trousses, je meurs d’envie d’aller installer le château sur un joli roc isolé à mille lieues d’ici, crois-moi.
Michael regrettait visiblement d’avoir proposé cette solution. Il songeait qu’un millier de lieues l’éloigneraient terriblement de Martha, Sophie le lisait dans ses yeux.
– Et qu’adviendra-t-il de votre Lettie Chapelier, demanda-t-elle à Hurle, si vous partez au loin ?
– Je compte bien que tout sera fini d’ici là, répondit Hurle d’un air absent. Si seulement je trouvais le moyen de me débarrasser du roi… Ah ! je sais, s’exclama-t-il en levant sa fourchette garnie d’un morceau fondant de gâteau à la crème, qu’il pointa vers Sophie. C’est vous qui pouvez ternir ma réputation auprès du roi. Vous pouvez vous faire passer pour ma vieille mère et plaider la cause de votre enfant chéri.
Par-dessus la fourchette et la crème, il dédia à Sophie le sourire ravageur qui avait sans nul doute charmé la sorcière du Désert, et peut-être Lettie.
– Si vous êtes capable de brutaliser Calcifer, le roi ne vous posera aucun problème.
Sophie soutint sans répondre le choc de ce sourire. C’était elle, cette fois, qui allait se dérober. Elle allait partir. Dommage, vraiment dommage pour le contrat de Calcifer, mais elle en avait assez de Hurle. Après la vase verte, la gronder pour une chose que Calcifer avait faite en toute liberté, et maintenant jouer ce jeu-là ! Demain, elle s’échapperait vers les Hauts de Méandre et raconterait tout à Lettie.