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Jamais prédiction n’avait été aussi juste. La banque de Venise conservait dans ses archives les numéros des billets de cinq cent mille lires distribués le jour où Bonaventura avait retiré quinze millions en liquide à son guichet, et les billets retrouvés dans le portefeuille de Palmieri figuraient bien parmi eux. Il ne faisait aucun doute, grâce aux empreintes digitales, qu’il s’agissait de ceux de Bonaventura.

Candiani, parlant au nom de Bonaventura, fit remarquer qu’il n’y avait rien d’étrange à cela. Son client n’avait retiré ces fonds que pour rembourser un emprunt personnel en liquide fait à son beau-frère, Paolo Mitri, auquel il les avait donnés dès le lendemain du retrait, autrement dit le jour où il avait été assassiné. Les fragments d’ADN de Mitri retrouvés dans les débris de chair, sous les ongles de Palmieri, étaient également la preuve éclatante de ce qui s’était passé ; Palmieri avait prémédité ce vol en préparant la note qu’on avait retrouvée auprès du corps de Mitri, afin d’attirer les soupçons ailleurs. Et c’était bien lui qui avait tué Mitri, soit accidentellement, soit délibérément, au cours de son cambriolage.

Quant aux appels téléphoniques, Candiani réduisit l’argument à zéro en faisant remarquer que l’usine d’Interfar avait un central téléphonique ne comportant qu’un numéro, si bien que les appels faits de n’importe quelle ligne intérieure transitaient par lui. Autrement dit n’importe qui, n’importe où dans l’usine, aurait pu appeler le portable de Palmieri, tout comme Palmieri pouvait avoir appelé l’usine pour signaler par exemple une livraison retardée.

Quant au coup de fil reçu chez lui depuis le domicile de Mitri le soir du crime, Bonaventura, à qui la mémoire était décidément revenue, se souvint que son beau-frère l’avait appelé pour les inviter à dîner, lui et son épouse, un soir de la semaine suivante. Quand on lui fit observer que l’appel n’avait duré que quinze secondes, Bonaventura se rappela encore – un vrai miracle cette fois – autre chose : son beau-frère avait écourté la communication en disant que quelqu’un sonnait à la porte. Il manifesta son horreur à l’idée qu’il devait s’agir du tueur de Mitri.

Il ne fut pas le seul à inventer un roman pour expliquer sa fuite précipitée, lorsque Brunetti était venu poser ses questions à Interfar. Sandi raconta en effet qu’il avait pris l’interpellation soudaine de son patron, l’avertissant que la police était sur place, comme un ordre de s’enfuir et que Bonaventura était parti le premier vers la cabine du camion. De son côté, Bonaventura soutint que le contremaître avait pointé son arme sur lui, le forçant ainsi à monter dans le camion. Le troisième homme, sans doute victime d’un accès momentané de surdité et de cécité, n’avait rien vu, n’avait rien entendu.

En ce qui concernait les expéditions de produits pharmaceutiques, Candiani eut beaucoup plus de mal à convaincre la justice qu’il n’y avait pas eu de malversations. Sandi répéta au juge d’instruction ce qu’il avait dit à Brunetti, en ajoutant quelques nouveaux détails, et donna les noms et adresses des personnes constituant l’équipe de nuit, celle qui était chargée de la fabrication et du conditionnement des faux médicaments. Ils étaient payés en liquide et il n’existait donc pas de traces bancaires de leurs salaires, mais Sandi put fournir des feuilles de présence où figuraient horaires, noms et signatures des ouvriers. Il donna aussi à la police une liste très complète des expéditions passées, avec les dates, le contenu des colis et leur destination.

Le ministère de la Santé intervint alors. L’usine d’Interfar fut fermée et les lieux mis sous scellés, tandis que des inspecteurs ouvraient et examinaient ce qui avait été saisi : boîtes, fioles, ampoules, tubes. Ils arrivèrent à la conclusion que les médicaments fabriqués dans le corps central de l’usine étaient parfaitement conformes à leur étiquetage ; cependant, toute une partie d’un vaste entrepôt abritait des caisses remplies de substances diverses qui, après analyses, se révélèrent dépourvues de toute valeur thérapeutique. Trois grandes caisses de transport, en particulier, contenaient des bouteilles en plastique de ce qui était, d’après les étiquettes, un sirop contre la toux. À l’examen, on découvrit avec consternation que le produit était un mélange d’antigel et d’eau sucrée, combinaison qui aurait été dangereuse, sinon mortelle, pour quiconque l’aurait ingurgitée.

D’autres caisses contenaient des centaines de boîtes de médicaments dont la date de péremption était dépassée depuis longtemps. Dans d’autres encore, il y avait des paquets de gaze et de pansements dont les emballages s’effritaient rien qu’au toucher, tant ils étaient restés longtemps entreposés on ne savait où ni dans quelles conditions. Sandi put également fournir les factures et les bordereaux qui devaient accompagner ces caisses jusqu’à leur destination finale, c’est-à-dire dans des pays ravagés par la famine, la guerre ou les épidémies, voire les trois à la fois, ainsi que les tarifs auxquels il les vendait à ces agences d’aide internationales tellement désireuses de les distribuer aux malheureux en présence des caméras.

Patta, agissant sur ordre exprès du ministre de la Santé, avait retiré l’affaire à Brunetti ; c’est donc dans les journaux que celui-ci en suivit la progression. Bonaventura reconnut être plus ou moins impliqué dans la vente des faux médicament. Mais il s’employa à souligner que c’était une idée de son beau-frère, que c’était son beau-frère qui avait tout prévu, tout organisé. Quand il avait racheté Interfar, il avait engagé une bonne partie du personnel venu de l’usine que Mitri avait été obligé de vendre : ils avaient apporté avec eux, à l’en croire, les germes de la corruption et Bonaventura, ligoté par l’aide financière que Mitri avait pu lui obtenir via sa sœur, avait été impuissant à arrêter cette dérive délictueuse. Lorsqu’il en avait parlé à Mitri, celui-ci avait menacé de retirer ses fonds personnels et ceux de sa femme de l’entreprise, ce qui n’aurait pas manqué de conduire Bonaventura à la ruine. Victime de sa propre faiblesse et impuissant devant la supériorité financière de Mitri, il n’avait pas eu d’autre choix que de continuer la production et la vente de ces produits frelatés. Vouloir interrompre ce trafic l’aurait mené directement à une banqueroute honteuse.

Brunetti déduisit de ces comptes rendus que, si jamais l’affaire Bonaventura allait jusque devant un tribunal, l’homme s’en tirerait avec une simple amende dont le montant ne serait même pas très élevé ; en effet, à aucun moment les étiquettes du ministère de la Santé n’avaient été falsifiées ou changées. Brunetti n’avait aucune idée des règlements auxquels on contrevenait en vendant des médicaments périmés, en particulier si cette vente avait lieu dans un autre pays. En revanche, la loi relative à la falsification des médicaments était plus claire ; mais, là encore, le problème se compliquait du fait qu’ils n’étaient ni vendus ni distribués en Italie. À ses yeux, de toute façon, tout cela n’avait qu’un intérêt mineur et n’était que pure spéculation. Bonaventura n’avait pas commis un délit, mais un crime, et ce crime était un assassinat : celui de Mitri, mais aussi celui de tous les malheureux qui étaient morts d’avoir pris des médicaments qu’il avait vendus. C’était autrement plus grave que de falsifier des étiquettes.

Mais Brunetti était bien le seul à croire à cette version des faits. Les journaux étaient à présent tout à fait convaincus que Palmieri avait tué Mitri ; ils n’éprouvèrent cependant pas le besoin de présenter la moindre rectification ni le le plus petit erratum quant à l’hypothèse selon laquelle le meurtre aurait été le fait d’un fanatique poussé à l’action par le geste de Paola. Le magistrat instructeur décida d’abandonner les poursuites contre Paola, et l’affaire ne consistua qu’un dossier de plus à aller recueillir la poussière dans les archives de l’État.

Quelques jours après le renvoi de Bonaventura dans ses foyers, simplement placé sous contrôle judiciaire, Brunetti était installé dans son séjour, plongé dans la lecture des campagnes d’Alexandre telles qu’elles sont rapportées par Arrien, lorsque le téléphone sonna. Il releva la tête, attendant de voir si Paola, qui était dans son bureau, n’allait pas décrocher. La sonnerie s’interrompit à la troisième fois, et il retourna à son livre et au désir manifeste d’Alexandre que ses compagnons se prosternent devant lui comme s’il était un dieu. Le charme de ce récit le ramena presque sur-le-champ en ces temps et lieux lointains.

« C’est pour toi, fit la voix de Paola. Une femme.

— Hein ? » Répondit Brunetti, levant les yeux.

Mais il n’était toujours pas complètement revenu chez lui ni dans le moment présent.

« Une femme », répéta Paola, qui se tenait debout dans l’encadrement de la porte.

— Qui ça ? »

Il plaça un ticket de vaporetto usagé dans le livre en guise de marque-page, et posa l’ouvrage à côté de lui.

Au moment où il se levait, Paola lui répondit :

« Aucune idée. Je n’écoute pas tes communications, tu sais », ajouta-t-elle avec un sourire.

Il se pétrifia sur place, plié en deux comme un vieillard perclus de rhumatismes.

« Madré di Dio ! » s’exclama-t-il.

Il finit de se redresser et regarda sa femme, toujours debout près de la porte, avec une expression étrange.

« Qu’est-ce qui t’arrive, Guido ? Tu t’es fait mal au dos ?

— Non, non, je vais très bien. Mais je crois que je le tiens. Je crois que je le tiens. »

Il se dirigea vers les patères de l’entrée et décrocha son manteau.

« Qu’est-ce que tu fais ? lui demanda Paola, intriguée.

— Je sors.

— Mais qu’est-ce que je vais raconter à cette femme ?

— Que je ne suis pas là. »

Trois secondes plus tard, c’était devenu vrai.

La signora Mitri le fit entrer. Elle n’était pas maquillée et les racines de ses cheveux étaient grises. Elle portait une robe marron informe et paraissait encore plus corpulente que la dernière fois qu’il l’avait vue. Lorsqu’il s’approcha d’elle pour lui serrer la main, il crut discerner les effluves ténus de quelque chose de doux, vermouth ou vin de Marsala.

« Vous êtes venu pour me le dire ? » demanda-t-elle lorsqu’ils furent assis dans le salon, se faisant face de part et d’autre d’une table basse sur laquelle traînaient trois verres sales et une bouteille de vermouth.

« Non, signora, j’ai bien peur de ne rien pouvoir vous dire. »

La déception lui fit fermer les yeux et s’étreindre les mains. Au bout de quelques instants, elle le regarda de nouveau et murmura :

« J’avais espéré…

— Avez-vous lu les journaux, signora ? »

Nulle nécessité d’être plus précis. Elle secoua la tête.

« Il y a quelque chose que j’aimerais savoir, reprit-il. Pour cela, il faut que vous m’expliquiez un propos que vous avez tenu, la dernière fois.

— Quoi donc ? demanda-t-elle, d’un ton neutre qui montrait qu’elle n’était pas réellement intéressée.

— Vous avez déclaré, lors de notre dernier entretien, que vous écoutiez les conversations de votre mari. »

Comme elle restait sans réaction, il enchaîna :

« Celles qu’il avait avec d’autres femmes. »

Il se passa alors ce qu’il avait craint : les larmes vinrent aux yeux de la signora Mitri, roulèrent sur ses joues et tombèrent sur sa robe. Elle acquiesça machinalement.

« Pouvez-vous m’expliquer comment vous vous y preniez, signora ? »

Elle le regarda, image même de la confusion.

« Comment écoutiez-vous ces conversations ? »

Elle secoua la tête.

« Quel moyen utilisiez-vous ? C’est important, signora, ajouta-t-il, voyant qu’elle ne répondait toujours pas. J’ai absolument besoin de le savoir. »

Il vit alors qu’elle rougissait. Il avait trop souvent dit à des gens qu’il était comme un prêtre, que tous les secrets qu’on lui confiait étaient en sécurité, pour ne pas savoir que c’était un pur mensonge, et il n’essaya donc pas de la convaincre par cette façon. Au lieu de cela, il attendit.

Finalement, elle se décida à parler.

« C’est le détective… Il a accroché quelque chose au téléphone, dans ma chambre.

— Un magnétophone ? »

Elle acquiesça, plus rouge que jamais.

« Il y est toujours ? »

Nouvel acquiescement.

« Pouvez-vous aller me le chercher, signora ? » Elle ne parut pas avoir entendu la question, aussi la répéta-t-il.

« Pouvez-vous aller le chercher, ou bien me dire où il se trouve ? »

Elle cacha ses yeux d’une main, mais ses larmes continuèrent à couler.

Brunetti attendit. Puis, de son autre main, elle indiqua, par-dessus son épaule, la direction du fond de l’appartement. Aussitôt, avant qu’elle ait le temps de changer d’avis, Brunetti se leva et passa dans le vestibule. De là, il s’engagea dans un couloir, passa d’un côté devant une cuisine, de l’autre devant une salle à manger. Au fond du vestibule, il jeta un coup d’œil dans une première pièce qui contenait des objets manifestement masculins, dont un valet sur lequel un costume était posé. Ouvrant la porte située de l’autre côté du couloir, il se retrouva dans une chambre digne d’un rêve de midinette : du satin froncé à fleurs entourait le bas du lit et de la coiffeuse, et l’un des murs disparaissait entièrement sous les miroirs.

À côté du lit, sur la table de nuit, trônait un téléphone en laiton ouvragé, dont le combiné reposait sur un support en bois ; il comportait un cadran rotatif circulaire, souvenir de temps anciens. Il s’approcha de la table de nuit, elle aussi enjuponnée de frous-frous jusqu’au sol, et repoussa le tissu. Deux fils rejoignaient la prise téléphonique, dans la plinthe ; l’un conduisait au téléphone, l’autre à un magnétophone pas plus grand qu’un baladeur. Il reconnut le modèle, pour l’avoir quelquefois utilisé lui-même pour téléphoner à des suspects : la mise en marche en était déclenchée vocalement, et la clarté de sa restitution était étonnante pour un appareil aussi petit.

Il déconnecta l’appareil de la prise du téléphone et retourna dans le salon. Il retrouva la signora Mitri figée dans la même position, une main sur les yeux. Mais elle leva la tête à son entrée.

Il posa le magnétophone sur la table basse, juste devant elle.

« C’est bien de cet appareil qu’il s’agit, signora ? »

Elle acquiesça.

« Puis-je écouter ce qui est enregistré ? »

Il avait un jour regardé un programme de télévision sur les animaux, où l’on voyait comment les serpents s’y prenaient pour hypnotiser leur proie. La femme avait une manière de dodeliner de la tête et de suivre chacun de ses mouvements qui lui rappela désagréablement cette scène.

Elle avait acquiescé et, toujours dodelinant, elle l’observa lorsqu’il se pencha pour appuyer sur le bouton de rembobinage. Quand le cliquetis lui apprit que c’était fait, il appuya sur « Marche ».

Ils écoutèrent donc ensemble plusieurs voix, dont celle d’un homme qui était mort depuis, s’élever dans la pièce : Mitri discutait avec un vieil ami d’enfance et prenait rendez-vous avec lui pour dîner ; la signora Mitri commandait de nouveaux rideaux ; le signor Mitri appelait une femme et lui disait à quel point il lui tardait de la revoir. À cet instant, la signora Mitri détourna le visage, gagnée par la honte, et se remit à pleurer.

S’ensuivit pendant plusieurs minutes une cascade d’appels téléphoniques du même style, tous plus insignifiants les uns que les autres. Et rien, à présent que la mort l’avait étreint de ses bras glacés, rien ne paraissait plus insignifiant que la concupiscence de Mitri, formulée à voix haute. Puis, soudain, ils entendirent la voix de Bonaventura demandant à son beau-frère s’il n’aurait pas le temps de regarder certains papiers le lendemain soir. Mitri ayant accepté, Bonaventura lui disait qu’il passerait vers 21 heures, à moins qu’il n’envoie un de ses chauffeurs, en lequel il avait toute confiance, avec les documents en question. Puis il l’entendit enfin, cet appel qu’il avait tant espéré trouver en venant ici. L’appel qui répondait à ses prières. Le téléphone sonnait deux fois, et Bonaventura répondait par un « Si ? » nerveux. Puis la voix d’un autre homme, mort lui aussi depuis, s’élevait dans la pièce :

« C’est moi. Ça y est, c’est fait.

— Tu en es sûr ?

— Oui. Je suis encore sur place. »

Le court silence qui suivit trahissait la stupéfaction de Bonaventura devant tant de culot.

« Fiche le camp ! Tout de suite !

— Quand on se voit ?

— Demain. À mon bureau. Je te donnerai le reste. » Puis il y eut un déclic, et la communication fut coupée.

Dans le dernier message enregistré, une voix masculine demandait la police d’un ton angoissé. Brunetti tendit la main et appuya sur le bouton « Arrêt », puis se tourna vers la signora Mitri. Son visage était dénué de toute expression. Ses larmes ne coulaient plus.

« Votre frère ? »

Telle une victime de bombardement, elle était incapable d’autre chose que de hocher la tête, les yeux écarquillés, le regard fixe.

Brunetti se leva, puis se pencha sur la table pour prendre le petit magnétophone, qu’il glissa dans sa poche.

« Les mots me manquent pour vous dire à quel point je suis désolé, signora. »