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La femme s’engagea d’un pas tranquille sur la place déserte. À sa gauche, les vitrines d’une banque, vides derrière leur grille, dormaient de ce sommeil bien protégé caractéristique des petites heures du matin. Arrivée au centre de la place, elle s’arrêta à côté des chaînes qui, au ras du sol, entouraient le monument de Danièle Manin, l’homme qui avait sacrifié sa vie pour la liberté de la ville. Comme ça tombe bien ! se dit-elle.

Elle entendit un bruit sur sa gauche et se tourna, mais ce n’était que l’un des hommes de la Guardia di San Marco et son berger allemand. Langue pendante, le chien paraissait trop jeune et trop amical pour représenter une menace réelle pour les malfaiteurs. Si le vigile trouva bizarre la présence d’une femme d’âge moyen immobile au milieu du campo Manin à 3 h 15 du matin, il n’en laissa rien paraître et continua son manège, consistant à glisser des rectangles de papier orange dans les encadrements de porte et près des serrures des magasins, preuve qu’il avait effectué sa ronde et constaté que tout allait bien.

Après le départ de l’homme et de son chien, la femme quitta le monument pour aller se planter devant une grande vitrine, de l’autre côté de la place. Dans la faible lumière qui venait de la boutique, elle étudia les affiches, les prix des différentes offres spéciales, et constata que les cartes Visa, MasterCard et American Express étaient toutes acceptées. À son épaule gauche, elle portait un sac de plage en toile bleue. Il paraissait contenir quelque chose de lourd. Elle le posa sur le sol, jeta un coup d’œil à l’intérieur et y glissa la main.

Elle n’avait encore rien pu en retirer que des bruits de pas la faisaient sursauter et se pétrifier, comme si elle se sentait prise en faute. Il s’agissait simplement d’un petit groupe, quatre hommes et une femme, qui venaient de descendre du vaporetto n° 1 à l’arrêt du Rialto pour se rendre dans quelque autre partie de la ville. Aucun d’entre eux ne prêta attention à la femme. Le bruit de leurs pas décrût rapidement lorsqu’ils eurent franchi le dos-d’âne du pont conduisant à la calle della Mandola.

Se penchant de nouveau, elle retira du sac un gros caillou, celui-là même qui était resté posé des années durant sur la table de son bureau. Elle l’avait rapporté de vacances passées sur une plage du Maine, plus de dix ans auparavant. De la taille d’un pamplemousse, il se calait parfaitement dans sa main gantée. Elle le regarda, le fit même sauter à plusieurs reprises dans sa paume, comme une joueuse de tennis qui s’apprête à servir. Son regard alla du caillou à la vitrine, de la vitrine au caillou, du caillou à la vitrine.

Elle recula de quelques pas et, à environ deux mètres du magasin, se campa de biais par rapport à la vitrine, qu’elle n’avait pas quittée des yeux. Brandissant le bras droit à hauteur de sa tête, elle tendit le gauche en faisant contrepoids, exactement comme le lui avait montré son fils, un été, lorsqu’il avait essayé de lui apprendre à lancer comme un garçon. Un instant, elle se dit que sa vie, ou du moins une partie de sa vie, allait probablement basculer à cause du geste qu’elle était sur le point de faire, mais elle rejeta cette idée : trop mélo, trop nombriliste.

D’un mouvement ample, elle lança le caillou de toutes ses forces, ne le lâchant qu’au dernier moment ; déséquilibrée par son propre élan, elle trébucha et exécuta un petit entrechat qui lui fit baisser la tête. La vitrine explosa et des fragments de verre atterrirent dans ses cheveux sans la blesser.

Sans doute le caillou avait-il trouvé un défaut caché du verre, car, au lieu d’y faire un petit trou de sa taille, il fracassa un grand pan triangulaire de deux mètres de haut et d’une base presque équivalente. Elle attendit que cesse le bruit de la dégringolade, mais, le calme à peine rétabli, une sirène deux tons se déclencha dans le fond du magasin et vint rompre de son tapage lancinant le silence du petit matin. Elle se redressa et retira machinalement les éclats de verre qui s’étaient accrochés dans son manteau, puis secoua violemment la tête comme si elle sortait de l’eau, pour se libérer de ceux pris dans ses cheveux. Elle alla ramasser son sac, dont elle passa la bandoulière à son épaule, puis, s’apercevant qu’elle avait les jambes en coton, s’assit sur l’une des bornes auxquelles était ancrée la chaîne entourant le monument.

Elle n’avait pas véritablement anticipé de quoi le trou aurait l’air, et elle fut surprise par sa taille : un homme aurait pu passer au travers. Des réseaux de fissures en partaient, courant aux quatre coins de la vitrine. Le verre, tout autour, s’était opacifié et avait pris un aspect laiteux ; mais les éclats effilés qui pointaient vers l’intérieur n’en paraissaient pas moins dangereux.

Derrière elle, des lumières s’allumèrent au dernier étage de l’immeuble qui s’élevait à gauche de la banque, puis dans l’appartement situé juste au-dessus de la sirène, dont le hululement n’avait pas cessé. Le temps passait, mais la femme ne manifestait aucune impatience, comme si les événements ne la concernaient plus. Ce qui devait arriver arriverait, et tôt ou tard la police finirait par débarquer. Seul le vacarme lui était désagréable. La stridence de la sirène deux tons avait rompu la paix nocturne. De toute façon, se raisonna-t-elle, c’était bien de cela qu’il était question : de rompre la paix.

Des volets claquèrent, trois têtes apparurent et disparurent avec la vivacité des coucous de pendule, d’autres lumières s’allumèrent. Impossible de dormir tant que la sirène continuerait à proclamer tapageusement, urbi et orbi, qu’un criminel rôdait dans la ville. Au bout d’environ dix minutes, deux policiers arrivèrent au pas de course sur la place ; l’un d’eux tenait son pistolet à la main. Il se plaça devant la vitrine fracassée et cria :

« Sortez de là ! Police ! »

Rien ne se passa. La sirène hululait toujours.

Le policier renouvela sa sommation, sans obtenir davantage de réaction ; il se tourna alors vers son collègue, lequel haussa les épaules et secoua la tête. Le premier remit le pistolet dans son étui et s’approcha de la vitrine. Au-dessus de lui, une fenêtre s’ouvrit et quelqu’un cria : « Pouvez pas arrêter ce foutu machin ? »

À quoi une autre voix ajouta, d’un ton furieux :

« On voudrait pouvoir dormir un peu ! »

Le second policier s’approcha à son tour et les deux hommes scrutèrent quelques instants l’intérieur du magasin ; puis le premier, d’un coup de pied, fit dégringoler deux dangereuses stalagmites de verre qui s’élevaient depuis la base de la vitrine. C’est par là qu’ils entrèrent dans les lieux, à la queue leu leu. Plusieurs minutes s’écoulèrent, mais rien ne se produisit. Puis les lumières qui s’étaient allumées dans le magasin s’éteignirent en même temps que s’arrêtait la sirène.

Les policiers revinrent dans la salle principale ; l’un d’eux les éclairait d’une lampe torche. Ils regardèrent autour d’eux pour voir si rien ne manquait ou n’avait été détruit, puis retournèrent sur la place par le chemin qu’ils avaient pris pour entrer. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’ils remarquèrent la femme assise sur la borne.

Celui qui était arrivé pistolet à la main se dirigea vers elle.

« Avez-vous vu ce qui s’est passé, signora ?

— Oui.

— Et alors ? Qui c’était ? »

L’autre policier, entendant ces questions, s’approcha à son tour, ravi qu’ils aient si rapidement trouvé un témoin. Voilà qui allait permettre de mener rondement les choses, voilà qui éviterait d’aller sonner aux portes et de poser des questions à des gens qui n’auraient rien vu, mais tiendraient à donner leur version des faits, et tout ça pour ressortir les mains vides, dans le froid humide de l’automne, avant de pouvoir enfin retrouver la chaleur de la Questure et y pondre leur rapport.

« Qui c’était ? Insista le premier policier.

— Quelqu’un a lancé un caillou dans la vitrine, répondit la femme.

— De quoi avait-il l’air ?

— Ce n’était pas un homme.

— Une femme ? » Proposa finement le second policier.

Elle se mordit la lèvre et ne lui demanda pas s’il avait une solution alternative à laquelle elle n’aurait pas pensé. Mais ce n’était pas le moment de plaisanter. Non, pas question de rigoler, pas tant que l’affaire ne serait pas finie.

« Oui, une femme. »

Adressant un regard peu amène à son acolyte, le premier reprit son interrogatoire.

« De quoi avait-elle l’air ?

— La quarantaine, cheveux blonds mi-longs. »

La femme avait un foulard sur la tête, et l’homme ne comprit pas.

« Comment était-elle habillée ?

— Manteau havane, bottes marron. »

Il remarqua alors la couleur de son manteau, puis baissa les yeux et regarda comment elle était chaussée.

« Ce n’est pas une plaisanterie, signora. Nous voulons savoir de quoi elle avait l’air. »

Elle le regarda bien en face et, dans la lumière qui tombait des lampadaires, il découvrit, dans les yeux de cette femme, un éclat qui était celui de quelque passion secrète.

« Je ne plaisante pas. Je vous ai dit ce qu’elle portait.

— Mais… c’est vous que vous décrivez, signora. »

Ce qui, en elle, la mettait en garde contre la tentation du mélo, l’empêcha de répondre : Puisque c’est vous qui le dites ! Elle se contenta d’acquiescer.

« C’est vous qui l’avez fait ? »

Elle acquiesça de nouveau.

Le second flic éprouva le besoin de clarifier les choses.

« C’est vous qui avez jeté ce caillou dans la vitrine ? »

Elle renouvela son hochement de tête.

Sans se concerter, mais sans la quitter des yeux, les deux policiers reculèrent jusqu’à ne plus être à portée d’oreilles de la femme. Ils discutèrent quelques instants à voix basse, têtes rapprochées, puis l’un d’eux sortit un téléphone portable et composa le numéro de la Questure. Au-dessus d’eux, une fenêtre s’ouvrit et une tête en jaillit pour disparaître sur-le-champ, comme un jacquemart qui vient de sonner 1 heure. Puis la fenêtre se referma bruyamment.

Le policier resta plusieurs minutes au téléphone, donnant les informations qu’il détenait et ajoutant avec suffisance qu’ils avaient déjà appréhendé la personne responsable de l’effraction. Lorsque l’officier de service de nuit lui dit de ramener l’homme à la Questure, le policier ne prit pas la peine de le corriger. Il referma le portable et le glissa dans sa poche.

« Danieli m’a demandé de la ramener, expliqua-t-il à son collègue.

— Ce qui veut dire que je dois rester à faire le poireau ici, si je comprends bien ? » Râla l’homme, ne cherchant pas à cacher son agacement.

Il avait l’impression de s’être fait avoir.

« Tu n’as qu’à attendre à l’intérieur. Danieli se charge d’appeler le propriétaire. Je crois qu’il habite quelque part dans le secteur. »

Il ressortit le téléphone de sa poche et le lui tendit.

« Appelle-nous, s’il ne vient pas. »

Faisant un effort pour bien prendre la chose, le second policier prit le téléphone et sourit.

« Bon, je vais l’attendre ici. Mais la prochaine fois, c’est moi qui emmènerai le suspect à la boutique ! »

L’autre lui rendit son sourire et acquiesça. La petite fâcherie terminée, ils s’approchèrent à nouveau de la femme qui, pendant toute cette longue conversation, n’avait pas bougé de sa borne, ni même changé de position, et étudiait la vitrine pulvérisée et les éclats de verre disposés comme un arc-en-ciel monochrome sur le pavé.

« Suivez-moi », lui dit le premier policier.

Elle se leva en silence et prit aussitôt la direction de la petite calle qui s’ouvrait à gauche du magasin qu’elle venait de vandaliser. Aucun des deux policiers ne parut remarquer qu’elle semblait connaître le chemin le plus court pour se rendre à la Questure.

Le trajet prit une dizaine de minutes, pendant lesquelles ils n’échangèrent pas un mot. Si les quelques rares personnes qui croisèrent leur chemin avaient eu la curiosité de les examiner, tandis qu’ils traversaient la vaste piazza San Marco endormie et empruntaient la ruelle étroite qui conduisait vers San Lorenzo et la Questure, elles n’auraient vu qu’une femme séduisante et bien habillée marchant en compagnie d’un policier en uniforme. Spectacle certes un peu curieux à 4 heures du matin, mais peut-être la maison de cette dame avait-elle été cambriolée, ou bien avait-elle été appelée pour identifier un jeune fugueur.

Il n’y avait personne à l’entrée, si bien que le policier dut sonner à plusieurs reprises avant que le flic de service, un jeune à la mine endormie, surgisse de la salle de garde, à droite de la porte. Quand il les aperçut, il s’éclipsa dans la salle pour réapparaître en train d’enfiler sa veste d’uniforme. Il ouvrit la porte et marmonna des excuses.

« On ne m’avait pas averti que tu allais venir, Ruberti. »

Ruberti eut deux gestes de la main : l’un pour signifier à son collègue de ne pas se fatiguer à lui expliquer la situation, l’autre pour le renvoyer vers son lit de camp : il se souvenait d’avoir été lui aussi une jeune recrue morte de sommeil.

Il escorta la femme jusqu’au premier étage, où se situait la salle des officiers de police. Il lui tint la porte avec courtoisie, la laissant entrer la première, puis alla s’asseoir derrière son bureau. Ouvrant le tiroir de droite, il en sortit une pile épaisse d’imprimés, la laissa retomber bruyamment devant lui, puis leva les yeux vers la femme et lui fit signe de s’installer sur le siège lui faisant face.

Tandis qu’elle s’asseyait et déboutonnait son manteau, il remplit les premières lignes du formulaire, inscrivant la date, l’heure, son nom et son rang. Quand il arriva à la question Crime/délit, il réfléchit quelques instants avant d’inscrire « Vandalisme » dans le petit rectangle.

Il releva alors la tête et la regarda – distinguant peut-être pour la première fois clairement ses traits et la manière dont elle était habillée. Il fut alors frappé par quelque chose qui le laissa vraiment perplexe : tout dans cette femme, absolument tout – ses vêtements, sa coiffure, jusqu’à la manière dont elle se tenait assise – trahissait cette assurance qui n’appartient qu’aux gens fortunés, et même très fortunés. Pourvu qu’elle ne soit pas cinglée, pria-t-il en silence.

« Avez-vous votre carte d’identité, signora ? »

Elle acquiesça et fouilla dans son sac. Pas un instant le policier ne songea qu’il pourrait y avoir un danger à la laisser faire, alors qu’il venait de l’arrêter pour avoir commis un acte d’une certaine violence.

Quand la main de la femme ressortit du sac, elle ne tenait cependant qu’un portefeuille. Elle l’ouvrit, en retira la carte d’identité de couleur beige, la déploya, la retourna et la posa sur le bureau, bien en vue de l’homme.

Il jeta un coup d’œil sur la photo, constata qu’il y avait longtemps qu’elle avait dû être prise, à une époque où la femme était au summum de sa beauté. Puis il regarda le nom.

« Paola Brunetti ? » demanda-t-il, incapable de dissimuler sa stupéfaction.

Elle hocha affirmativement la tête.

« Bon Dieu de bon Dieu, vous êtes… vous êtes l’épouse du commissaire ! »