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Il retourna jusqu’au bureau du policier dont il avait déjà emprunté le téléphone et, sans demander la permission à quiconque, rappela la signorina Elettra. Dès qu’elle eut reconnu sa voix, elle l’informa que des techniciens étaient déjà en route pour la morgue de Castelfranco afin de prélever des échantillons, puis elle lui demanda de lui communiquer un numéro de fax. Brunetti posa le combiné et alla à la réception, où le policier de faction le lui écrivit sur un morceau de papier. Après l’avoir donné à la secrétaire et raccroché, il se rappela soudain qu’il n’avait pas encore appelé Paola et composa le numéro de son domicile. Il n’y avait personne, et il dut se contenter de laisser un message sur le répondeur, disant qu’il devait rester encore un peu à Castelfranco, mais qu’il pensait rentrer en fin d’après-midi.
Après quoi il s’assit lourdement, se prenant la tête entre les mains. Quelques minutes plus tard, il entendit une voix qui disait :
« Excusez-moi, commissaire… mais quelque chose est arrivé pour vous. »
Il releva les yeux et vit un jeune policier, debout devant le bureau qu’il avait tacitement réquisitionné. Il lui tendait, de sa main gauche, les feuilles enroulées si caractéristiques des fax. Il y en avait un certain nombre.
Brunetti tenta de lui sourire et prit les documents, qu’il disposa devant lui pour essayer, à l’aide du plat de la main, de les aplatir du mieux possible. Puis il commença à parcourir les colonnes, découvrant avec satisfaction que la signorina Elettra avait placé des astérisques en face des numéros concernés. Après quoi il constitua trois piles : Palmieri, Bonaventura, Mitri.
Au cours des dix jours qui avaient précédé le meurtre de Mitri, on relevait, entre le portable de Palmieri et le téléphone d’Interfar, de nombreuses communications dont l’une durait sept minutes. La veille du crime, à 21 h 27, on avait appelé chez les Mitri depuis chez les Bonaventura ; la conversation avait duré deux minutes. Le soir de l’assassinat, pratiquement à la même heure, un appel de quinze secondes avait eu lieu entre le téléphone de Mitri et celui de Bonaventura. Après quoi il y en avait eu trois entre l’usine et le portable de Palmieri, et un certain nombre entre le domicile de Bonaventura et celui de Mitri.
Il rassembla toutes les feuilles en une seule pile et retourna dans le couloir. Lorsqu’on l’introduisit dans la petite pièce où il avait déjà parlé avec Bonaventura, il trouva celui-ci assis en face d’un homme aux cheveux bruns, lequel avait posé sur la table un petit porte-documents en cuir ; devant lui était ouvert un calepin assorti au porte-documents. Il se tourna, et Brunetti reconnut Piero Candiani, avocat au criminel du barreau de Padoue. Candiani portait des lunettes à monture translucide ; derrière les verres, des yeux sombres trahissaient de façon frappante deux traits plutôt contradictoires, en particulier pour un avocat : intelligence et candeur.
L’homme se leva et tendit la main à Brunetti. Une fois les présentations faites et les formules de politesse échangées, Brunetti adressa un signe de tête à Bonaventura, qui n’avait pas cru bon de se lever.
Candiani tira une chaise pour le nouveau venu et attendit pour s’asseoir que celui-ci ait pris place. Entrant directement dans le vif du sujet, il dit alors, avec un geste négligent de la main vers le plafond :
« Je suppose que notre entretien est enregistré, n’est-ce pas ?
— En effet », admit Brunetti.
Puis, pour gagner du temps, le policier rappela sans plus attendre, d’une voix forte et claire, la date et l’heure ainsi que le nom des trois personnes présentes.
« J’ai cru comprendre que vous aviez déjà parlé à mon client, commença Candiani.
— C’est exact. Je lui ai posé quelques questions sur des envois de produits pharmaceutiques faits par sa société, Interfar, dans divers pays étrangers.
— Ces questions concernaient-elles la réglementation européenne ? demanda Candiani.
— Non.
— Alors quoi ? »
Brunetti jeta un coup d’œil à Bonaventura, qui se tenait les jambes croisées et avait pris une pose désinvolte, le bras sur le dossier de sa chaise.
« Ces expéditions sont adressées à des pays du tiers-monde. »
Candiani écrivit quelque chose dans son calepin, et c’est sans lever la tête qu’il posa sa question suivante :
« Et quelle est la raison de l’intérêt que la police porte à ces envois ?
— Il semblerait que beaucoup d’entre eux contenaient des médicaments qui ne sont plus bons. Autrement dit, ayant dépassé la date de péremption. Dans d’autres cas, ils auraient même contenu des substances sans aucune efficacité, trafiquées pour avoir l’air du produit authentique.
— Je vois, dit Candiani, tournant une page de son carnet. Et quelles preuves détenez-vous de ces allégations ?
— Les aveux d’un complice.
— Un complice ? répéta Candiani, sans dissimuler son scepticisme. Puis-je vous demander qui est ce soi-disant complice ? »
Il avait souligné la prononciation du mot, la seconde fois, pour bien marquer son incrédulité.
« Le contremaître de l’usine. »
Candiani jeta un coup d’œil à son client et Bonaventura haussa les épaules, comme s’il n’y comprenait rien ou ne savait pas. Pinçant les lèvres, il battit rapidement des paupières – ces « allégations », manifestement, ne lui inspiraient que mépris et indifférence.
« Et c’est à ce sujet que vous voulez interroger le signor Bonaventura ?
— Oui.
— C’est tout ce que vous désirez savoir ? demanda Candiani, levant enfin les yeux de son calepin.
— Non. J’aimerais aussi demander au signor Bonaventura ce qu’il sait sur l’assassinat de son beau-frère. »
À ces mots, l’expression de Bonaventura changea et refléta un certain étonnement ; mais il continua de garder le silence.
« Pourquoi ? »
L’avocat avait de nouveau plongé le nez dans son carnet.
« Parce que nous avons commencé à envisager la possibilité qu’il soit impliqué d’une façon ou d’une autre dans la mort du signor Mitri.
— Comment cela, impliqué ?
— C’est précisément ce que j’aimerais que le signor Bonaventura me dise. »
Candiani releva une fois de plus la tête et regarda son client.
« Souhaitez-vous répondre aux questions du commissaire ?
— Je ne suis pas sûr que je le pourrai, répondit Bonaventura, mais je suis parfaitement disposé à lui offrir toute mon aide. »
Candiani se tourna vers Brunetti.
« Si vous voulez interroger mon client, commissaire, je vous propose de commencer tout de suite.
— J’aimerais savoir, demanda aussitôt Brunetti en s’adressant directement à Bonaventura, quels étaient les rapports que vous aviez avec Ruggiero Palmieri ou, pour lui donner le nom sous lequel il était connu dans votre société, Michèle de Luca.
— Le chauffeur ?
— Oui.
— Comme je vous l’ai déjà dit, commissaire, il m’est arrivé de le croiser ici et là à l’usine. Mais c’était un simple chauffeur. Je lui ai peut-être adressé la parole deux ou trois fois, rien de plus. »
Il avait répondu en se gardant de demander à Brunetti pourquoi il lui posait cette question.
« Autrement dit, vous n’avez eu aucun rapport avec lui, en dehors de ces quelques contacts occasionnels sur les lieux de travail dont vous venez de parler ?
— En effet. Je vous le répète, c’était un simple chauffeur.
— Vous ne lui avez jamais donné d’argent ? » Demanda Brunetti, dans l’espoir qu’on relèverait les empreintes digitales de Bonaventura sur les billets trouvés dans le portefeuille de Palmieri.
« Bien sûr que non.
— Si bien que les seules fois où vous l’avez vu, les seules fois où vous lui avez parlé, sont ces rencontres ayant eu lieu par hasard à l’usine ?
— C’est exactement ce que je viens de vous dire. »
Bonaventura ne cherchait plus à cacher son irritation.
Brunetti se tourna alors vers l’avocat.
« Je crois que c’est tout ce que j’ai à demander à votre client, pour le moment. »
Les deux hommes furent manifestement surpris, mais c’est Candiani qui réagit le premier ; il se leva et referma son calepin.
« Dans ce cas, nous pouvons partir, bien entendu ? » dit-il en tirant à lui le porte-documents. Lequel était signé Gucci, remarqua Brunetti.
« Je ne crois pas, dit-il.
— Je vous demande pardon ? »
L’étonnement manifesté par Candiani devait beaucoup à ses nombreuses années d’expérience devant les tribunaux.
« Et pour quelle raison ?
— J’ai tout lieu de penser que la police de Castelfranco va avoir un certain nombre de chefs d’accusation à signifier au signor Bonaventura.
— Tels que ?
— Tentative de fuite au moment d’une arrestation, conspiration pour faire obstruction à une enquête de police, homicide involontaire par véhicule interposé, pour n’en citer que quelques-uns.
— Ce n’était pas moi qui conduisais », fit remarquer Bonaventura, d’un ton qui disait à quel point ces accusations le scandalisaient.
Brunetti regardait Candiani, à ce moment précis, et il vit les paupières inférieures de l’avocat se contracter légèrement, soit sous l’effet de la surprise, soit à cause de quelque sentiment plus rude, il n’aurait su le dire.
L’avocat replaça le calepin dans le porte-documents et referma celui-ci.
« J’aimerais être sûr que c’est ce qu’a décidé la police de Castelfranco, commissaire. »
Puis il ajouta, comme pour atténuer le manque de confiance que semblait impliquer cette remarque :
« Simple formalité, bien entendu.
— Bien entendu », répéta Brunetti, se levant à son tour.
Il alla frapper au carreau en verre de la porte pour appeler le policier qui montait la garde dans le couloir. Laissant Bonaventura se morfondre dans l’austère et morne salle d’interrogatoire, l’avocat et le commissaire allèrent interroger Bonino, qui confirma ce que Brunetti avait dit, à savoir que la police de Castelfranco avait un certain nombre de chefs d’inculpation à signifier à Bonaventura.
Un policier raccompagna Candiani jusqu’à la salle d’interrogatoire pour que l’avocat puisse informer son client de la décision, et Brunetti et Bonino se retrouvèrent seuls.
« Avez-vous tout eu ? » demanda Brunetti.
Bonino acquiesça.
« Le matériel de prise de son est flambant neuf. Il ramasse tout, jusqu’au moindre soupir, jusqu’à une respiration qui s’accélère. Oui, on peut dire qu’on a tout.
— Et avant que j’y entre ?
— Non. Nous ne pouvons enregistrer que lorsqu’un officier de police se trouve dans la pièce. La loi protège les rapports entre un client et son avocat.
— Vraiment ? demanda Brunetti, incapable de cacher sa stupéfaction.
— Vraiment, répéta Bonino. Nous avons perdu une affaire, il y a un an, parce que la défense a pu prouver que nous avions écouté ce que le suspect avait dit à son avocat. Si bien que la Questure a ordonné qu’aucune exception ne soit faite. Aucun branchement tant qu’il n’y a pas un officier de police dans la pièce. »
Brunetti hocha la tête.
« Bien. De toute façon, j’ai l’impression qu’il n’avait encore rien dit à son avocat au sujet de ce qui nous intéresse. Pourrez-vous lui prendre ses empreintes digitales ?
— Pour les billets ? »
Brunetti acquiesça.
« C’est déjà fait, dit Bonino avec un petit sourire. Complètement à son insu. On lui a donné un verre d’eau minérale à un moment donné, ce matin, et on a pu relever trois empreintes excellentes.
— Et alors ?
— D’après notre labo, elles concordent. Au moins deux de ces empreintes apparaissent sur les billets trouvés dans le portefeuille de Palmieri.
— Je vérifierai également à sa banque. Ces billets de cinq cent mille lires sont pratiquement neufs. La plupart des gens refuseraient même de les prendre : trop difficiles à changer. Je ne sais pas s’ils gardent les listes de numéros, mais dans ce cas…
— Il a Candiani, n’oubliez pas, lui fit remarquer Bonino.
— Vous le connaissez ?
— Tout le monde le connaît dans la région.
— Mais nous avons les coups de fil donnés à un homme qu’il niait connaître et nous avons les empreintes, objecta Brunetti.
— Il a toujours Candiani. »