25
« Comment se fait-il qu’elle soit ici ? » demanda Brunetti.
Voyant que délia Corte ne saisissait pas le sens de sa question, il la reformula :
« Je veux dire, comment a-t-elle su qu’il s’était passé quelque chose ici ?
— Ah… elle a expliqué qu’elle se trouvait chez les Bonaventura, que c’est là qu’elle a appris qu’il venait d’être arrêté. »
Une fois de plus, Brunetti avait perdu toute notion du temps, avec tous ces événements, et n’avait pas vu la matinée s’écouler. Il consulta sa montre : il était presque 14 heures. Cela faisait plusieurs heures que la police avait ramené les deux suspects à la Questure, mais il avait été tellement pris par l’action qu’il n’avait pas fait attention au temps qui passait. Il se sentit soudain affamé et crut entendre une sorte de lointaine sonnerie au fond de lui, comme s’il venait de déclencher un faible courant électrique.
Sa première impulsion fut d’aller parler sur-le-champ à la signora Mitri, mais il savait qu’il ne pourrait rien faire de bon tant qu’il n’aurait pas mangé quelque chose et fait taire, d’une manière ou d’une autre, les signaux de détresse que lui adressait son organisme. Était-ce l’âge, ou le stress, qui provoquait ces sensations ? Devait-il se demander s’il ne s’agissait pas d’autre chose, par exemple du spectre de quelque maladie qui se profilerait ?
« Il faut que j’avale quelque chose, dit-il à della Corte, lequel fut trop pris de court par cette réaction pour cacher sa surprise.
— Il y a un bar au coin de la rue. Ils servent des sandwichs. »
Il conduisit Brunetti jusqu’à la porte de la Questure et le lui indiqua, puis retourna à l’intérieur, disant qu’il devait appeler Padoue. Brunetti se rendit donc seul dans l’établissement, où il mangea un sandwich auquel il ne trouva pas de goût et but deux verres d’eau minérale qui n’étanchèrent pas sa soif. Ce léger en-cas eut au moins l’avantage de mettre fin à ses vibrations électriques et de lui permettre de se sentir mieux ; il restait cependant inquiet à l’idée que sa réaction physique était disproportionnée par rapport aux événements du matin.
Il retourna à la Questure, où il se fit communiquer le numéro du portable de Palmieri. Il téléphona alors à la signorina Elettra, à qui il demanda de laisser tomber ce qu’elle était en train de faire et d’établir le plus vite possible la liste des appels émis et reçus par Palmieri au cours des deux dernières semaines, mais aussi ceux des bureaux et des domiciles de Mitri et Bonaventura. Puis il la pria de rester en ligne, pendant qu’il demandait au policier à qui il avait emprunté son téléphone où se trouvait maintenant le corps de Palmieri. On lui confirma qu’il était toujours à la morgue de l’hôpital local, et il donna pour instruction à la jeune secrétaire de joindre le plus rapidement possible Rizzardi, afin qu’il aille recueillir des échantillons de tissu humain ; il voulait les lui faire comparer aux traces trouvées sous les ongles de Mitri.
Ces précautions étant prises, il demanda à voir la signora Mitri. La seule fois où il s’était entretenu avec elle, il était reparti convaincu qu’elle ignorait tout des circonstances de la mort de son mari ; c’est pourquoi il n’avait pas éprouvé le besoin de l’interroger à nouveau. Le fait qu’elle soit venue ici le faisait douter à présent de la sagesse de sa conclusion.
Un policier en uniforme se présenta à la porte et le conduisit le long d’un couloir jusqu’à une pièce voisine du local dans lequel Bonaventura était consigné.
« Son avocat est arrivé, lui dit le policier avec un geste vers la pièce. Et la femme est là.
— Est-ce qu’ils sont arrivés ensemble ?
— Non, monsieur. Il est arrivé un peu après elle, mais ils ne m’ont pas donné l’impression de se connaître. »
Brunetti le remercia et s’avança pour jeter un coup d’œil à travers la glace sans tain. Il y avait bien un homme assis face à Bonaventura, mais il n’en voyait que la nuque et les épaules. Il se déplaça jusqu’à l’autre pièce, et resta un moment devant la glace sans tain, étudiant la femme assise à l’intérieur.
Une fois de plus, il fut frappé par l’aspect massif de sa silhouette. Elle portait aujourd’hui un ensemble en lainage dont la coupe ne faisait strictement aucune concession à la mode. Le genre de tenue que les femmes de son gabarit, de son âge et de sa classe sociale, portaient depuis des décennies, et porteraient encore probablement pendant les prochaines décennies. Elle était très peu maquillée et c’est à peine s’il restait quelques traces de son rouge à lèvres. Ses joues étaient rebondies, comme si elle les gonflait pour amuser un petit enfant.
Elle se tenait les mains croisées sur ses genoux serrés et avait le regard tourné vers le vitrage du haut de la porte. Elle lui paraissait plus âgée que la première fois qu’il l’avait vue, sans qu’il puisse dire en quoi. Ses yeux lui donnèrent l’impression de se fixer sur lui, et Brunetti se sentit déconcerté, comme pris au dépourvu, alors qu’il savait très bien qu’elle ne pouvait le voir. C’est lui qui, le premier, détourna le regard.
Il ouvrit alors la porte et entra.
« Bonjour, signora. »
Il s’approcha d’elle et lui tendit la main.
Elle l’étudia, le visage inexpressif, mais le regard mi-interrogateur, mi-explorateur. Elle ne se leva pas, se contentant de lui donner une poignée de main qui n’était ni molle ni ferme.
Brunetti s’assit en face d’elle.
« Vous êtes venue voir votre frère, signora ? »
Il y avait quelque chose d’enfantin dans le regard de la signora Mitri, et une confusion qui parut authentique à Brunetti. Elle ouvrit la bouche et sa langue pointa un instant avec nervosité ; elle la passa sur ses lèvres, referma la bouche, hésita un instant :
« Je voulais lui demander… commença-t-elle, laissant sa phrase en suspens.
— Que vouliez-vous lui demander, signora ? L’encouragea Brunetti.
— Je ne sais pas si je dois le dire à un policier.
— Et pourquoi donc ?
— Parce que…» Répondit-elle, hésitant à nouveau.
Puis, comme si elle lui avait donné des explications et qu’il les avait comprises, elle ajouta :
« J’ai besoin de savoir.
— Et qu’avez-vous besoin de savoir, signora ? »
Après ce deuxième encouragement, elle se mit à serrer les lèvres d’une façon qui la faisait ressembler à une vieille femme édentée.
« J’ai besoin de savoir s’il l’a fait », dit-elle finalement. Puis, considérant les autres possibilités, elle ajouta :
« Ou s’il l’a fait faire.
— Parlez-vous de la mort de votre mari, signora ? » Elle acquiesça.
À l’intention des micros et des magnétophones qui enregistraient tout ce qui se disait dans cette pièce, Brunetti reformula sa question :
« Pensez-vous que le signor Bonaventura puisse être responsable de la mort de votre mari ?
— Je ne…» Commença-t-elle, puis elle changea d’avis et murmura :
« Oui », dans un souffle.
« Qu’est-ce qui vous fait penser qu’il est compromis dans ce meurtre, signora ?
— Ils se sont disputés, répondit-elle en guise d’explication.
— À quel propos ?
— Les affaires.
— Pourriez-vous être plus précise, signora ? Quelles affaires ? »
Elle secoua la tête à plusieurs reprises, comme si elle tenait à manifester clairement son ignorance.
« Mon mari ne me parlait jamais de ses affaires. Il disait que je n’avais pas besoin d’être au courant. »
De nouveau, Brunetti se demanda combien de fois il avait eu droit à cette parade et combien de fois elle avait été formulée pour ne pas avoir à porter le poids de la culpabilité. Il croyait cependant que cette femme forte, mais manifestement ébranlée, lui disait la vérité ; il lui semblait crédible que son mari n’ait pas jugé utile de lui confier les secrets de sa vie professionnelle. Il se rappela l’homme qu’il avait vu dans le bureau de Patta : élégant, s’exprimant bien, presque avec onctuosité. On avait du mal à l’imaginer marié avec cette espèce de pot à tabac aux cheveux teints, boudiné dans son ensemble en lainage. Il jeta un coup d’œil en direction des pieds de la femme ; elle portait des chaussures sans grâce, équipées d’un talon solide et se terminant en une pointe qui devait lui comprimer les orteils. Sur le gauche, un gros oignon déformait et étirait le cuir, donnant l’impression qu’un œuf était en train d’y pousser. Le mariage serait-il l’ultime mystère ?
« Quand se sont-ils disputés, signora ?
— Oh, ça arrivait tout le temps. Mais surtout pendant le dernier mois. Je crois qu’il s’est passé quelque chose qui a rendu Paolo furieux. Ils ne se sont jamais bien entendus, pas vraiment, mais à cause de la famille et des affaires ils s’étaient plus ou moins fait une raison.
— Quelque chose de particulier s’est-il passé au cours de ce dernier mois ?
— Je crois qu’il y a eu une dispute plus grave que les autres, répondit-elle si doucement que Brunetti pensa de nouveau à ceux qui auraient à écouter l’enregistrement.
— Vous voulez dire une dispute entre eux, entre votre mari et votre frère ?
— Oui. »
Elle hocha la tête à plusieurs reprises.
« Qu’est-ce qui vous permet de le dire, signora ?
— Ça s’est passé dans notre appartement. Deux soirs avant que… avant que ça n’arrive.
— Avant que n’arrive quoi, signora ?
— Avant que mon mari… avant qu’il soit tué.
— Je vois. Et qu’est-ce qui vous fait dire qu’il y a eu une dispute ? Les avez-vous entendus élever la voix ?
— Oh, non », répondit-elle vivement.
Elle regarda Brunetti comme si elle était surprise qu’on puisse parler d’élever la voix dans la maison des Mitri.
« Je le sais à cause du comportement de Paolo quand il est remonté, après.
— A-t-il dit quelque chose ?
— Oui. Qu’il était incompétent.
— Parlait-il de votre frère ?
— Oui.
— Rien d’autre ?
— Si. Il disait que Sandro menait l’usine à la faillite, qu’il allait tout ficher en l’air. »
C’était sans doute, dans la bouche de Mitri, l’expression la plus forte qu’il pouvait se permettre.
« Savez-vous de quelle usine il parlait, signora ?
— J’ai eu l’impression que c’était de celle-ci… celle de Castelfranco.
— Et pour quelle raison votre mari se sentait-il concerné par le sort de cette usine ?
— Il y avait investi de l’argent.
— Le sien ? »
Elle secoua la tête.
« Non.
— L’argent de qui, alors ? »
Elle ne répondit pas tout de suite, comme si elle avait du mal à formuler sa réponse.
« Le mien.
— Vos fonds personnels ?
— Oui. J’ai apporté beaucoup d’argent en me mariant. Mais il est resté à mon nom, vous comprenez. C’était dans le testament de mon père, ajouta-t-elle avec un geste vague de la main. Paolo me conseillait sur la manière de l’utiliser. Et quand Sandro a dit qu’il voulait acheter cette usine, Paolo a été d’accord avec lui, pour une fois ; alors ils m’ont conseillé de faire l’investissement. C’était il y a un an… ou peut-être deux. »
Elle s’interrompit en voyant la réaction de Brunetti devant son imprécision.
« Je suis désolée, mais je ne fais pas très attention à ces choses-là. Paolo m’a demandé de signer des papiers, et le banquier m’a expliqué ce qui se passait. Mais je crois que je n’ai jamais bien compris à quoi allait servir cet argent. »
Elle s’interrompit à nouveau et lissa machinalement sa jupe.
« Il a servi pour l’usine de Sandro, mais, parce qu’il venait de moi, Paolo a toujours considéré qu’elle lui appartenait aussi.
— Avez-vous une idée des sommes que vous avez investies dans cette entreprise, signora ? »
Elle regarda Brunetti comme une écolière prête à éclater en sanglots parce que le nom de la capitale du Canada lui échappe.
« Si vous en avez une idée, bien entendu. Nous n’avons pas besoin de connaître la somme exacte. » Assurément, tout cela pourrait être établi plus tard.
« Trois ou quatre cents millions de lires, je crois.
— Je vois. Merci, signora. Votre mari a-t-il déclaré autre chose ce soir-là, après avoir parlé à votre frère ?
— Eh bien…»
Brunetti eut l’impression qu’elle cherchait vraiment à se le rappeler.
« Il a dit que l’usine perdait de l’argent. À la manière dont il en parlait, j’ai cru comprendre que Paolo y avait aussi mis de l’argent.
— Vous voulez dire, en dehors du vôtre ?
— Oui. Mais en liquide, rien d’officiel. »
Brunetti ne réagissant pas, elle ajouta :
« Je crois que Paolo voulait contrôler plus étroitement ce qui se passait dans l’usine.
— Votre mari vous a-t-il donné une idée de la manière dont il comptait s’y prendre ?
— Oh, non ! protesta-t-elle, manifestement surprise par la question. Il ne me parlait jamais de ce genre de choses. »
Brunetti se demanda de quoi Mitri pouvait bien parler à sa femme, mais il se garda de le demander.
« Il s’est ensuite retiré dans sa chambre et, le lendemain, il n’en a pas parlé. J’ai donc pensé, ou espéré, que les choses s’étaient arrangées entre lui et Sandro. »
Instantanément, Brunetti réagit à ce que venait de mentionner, au passage, la signora Mitri. Faire chambre à part n’est pas le signe le plus évident d’un mariage réussi. C’est d’un ton plus bas qu’il poursuivit :
« Excusez-moi de vous poser cette question, signora, mais pourriez-vous me dire en quels termes vous étiez, votre mari et vous ?
— Termes ?
— Vous venez de dire qu’il s’était “retiré dans sa chambre”, signora, expliqua-t-il de la voix la plus douce possible.
— Ah…»
Cette exclamation retenue lui avait involontairement échappé.
Brunetti attendit quelques instants avant de dire :
« Il n’est plus là, à présent, signora. Je pense que vous pouvez m’en parler. »
Elle leva les yeux vers lui et il vit les larmes qui s’y formaient.
« Il… il y avait d’autres femmes, murmura-t-elle. Pendant des années, il a eu d’autres femmes. Une fois, je l’ai suivi et j’ai attendu devant la maison, sous la pluie… j’ai attendu qu’il ressorte. »
Les larmes coulaient maintenant sur ses joues, mais elle n’y prêtait pas attention. Quelques-unes tombèrent sur le devant de son corsage, où elles laissèrent de longues traces.
« Une autre fois, je l’ai fait suivre par un détective. Et j’ai commencé à écouter ses conversations téléphoniques. Je les enregistrais. Je les réécoutais même parfois, pour l’entendre parler aux autres femmes. Il leur disait les mêmes choses qu’à moi. »
Elle se mit à sangloter et se tut longuement, mais Brunetti s’obligea à ne pas intervenir. Ayant retrouvé son calme, elle continua son récit :
« Je l’aimais de tout mon cœur. Depuis le premier jour où je l’ai vu. Si Sandro a fait ça…»
De nouveau, les larmes roulèrent de ses yeux, mais elle les essuya de la paume de ses mains.
«… Je veux que vous le sachiez, et je veux qu’il soit puni. C’est pourquoi je veux parler à Sandro. »
Elle se tut et baissa la tête.
« Est-ce que vous me raconterez ce qu’il vous aura dit ? demanda-t-elle, contemplant toujours ses mains, qu’elle avait reposées sur ses genoux.
— Je ne pense pas pouvoir tant que tout ne sera pas fini, signora. Mais à ce moment-là, je le ferai.
— Merci. »
Elle releva la tête un instant, puis la baissa de nouveau. Soudain, elle se leva et se dirigea vers la porte. Brunetti réussit à l’atteindre avant elle et à la lui ouvrir, s’effaçant pour la laisser sortir.
« Je vais rentrer chez moi », dit-elle. Sans lui laisser le temps de répondre, elle passa dans le couloir et se dirigea vers la sortie.