5

En poussant la porte du Corral Bar, Dana secoua la neige de son manteau. Une odeur âcre de fumée la prit à la gorge tandis qu’elle retirait son chapeau. Elle promena les yeux dans la salle, cherchant à y repérer son père.

Il était tôt et la brasserie était encore relativement déserte. Quelques habitués sirotaient un verre au bar, cinq ou six autres étaient attablés pour déguster les steaks qui faisaient la réputation de l’endroit.

Dans un coin, le juke-box jouait une chanson country sans parvenir à couvrir le brouhaha des conversations. Le barman discutait avec un couple près de la caisse.

Dana aperçut Angus et Harlan au bout du comptoir, assis côte à côte sur de hauts tabourets devant deux bières. Ils ne remarquèrent pas immédiatement son arrivée parce qu’ils étaient en grande conversation.

Comme elle s’approchait, son père vit son reflet dans le grand miroir mural. Il se redressa aussitôt en chuchotant quelque chose à l’oreille de son frère pour l’avertir de sa présence. Ce dernier se retourna pour adresser un sourire à sa nièce mais les deux hommes semblaient nerveux. Manifestement, elle les dérangeait.

— Dana ! s’exclama Harlan d’un air surpris. Cela fait un moment que je ne t’avais vue.

— Bonjour, oncle Harlan, répondit-elle en serrant son bras tout en dévisageant son père.

Si les deux frères se ressemblaient beaucoup, Angus Cardwell avait un magnétisme que ne possédait pas son cadet. Il avait été un jeune homme au charme ravageur et Dana devinait sans peine pourquoi sa mère était tombée amoureuse de lui.

Angus était toujours très séduisant et aurait été le meilleur parti du canyon sans son penchant immodéré pour l’alcool. Grâce à l’importante somme d’argent qu’il avait reçue de la mère de Dana au moment du divorce, il n’était pas obligé de travailler.

— Comment va ma petite fille ? s’enquit-il en déposant un baiser sonore sur sa joue, l’haleine chargée de bière. Bon anniversaire.

Elle avait toujours été sa petite fille et l’était encore à trente et un ans.

— Bien, merci. Y a-t-il un endroit où nous pourrions discuter au calme ?

Angus et Harlan échangèrent un regard.

— Allons nous installer dans l’arrière-salle, répondit son père. Je suis sûr que Bob ne s’en formalisera pas.

Bob était le propriétaire des lieux et Angus étant sans conteste son meilleur client, il le laissait prendre ses aises.

— Je suppose que je dois vous suivre, renchérit Harlan qui se levait déjà de son siège.

L’arrière-salle servait en partie de bureau, en partie d’entrepôt. Meublée d’une petite table, d’une chaise et d’un canapé-lit, la pièce empestait la fumée de cigarette.

— Alors qu’y a-t-il ? lança Angus.

Son frère et lui avaient apporté leurs bières.

Dana les observa un moment avant de répondre.

— Je suis sûre que vous avez entendu parler de ce qui s’est passé au ranch aujourd’hui.

A leur expression, elle devina que c’était bien le cas.

— Sale affaire, marmonna Angus.

Harlan acquiesça d’un hochement de tête avant de porter le goulot de sa bouteille à ses lèvres.

— A votre avis, comment ces ossements ont-ils atterri au fond de notre puits ? reprit-elle, se demandant ce qu’ils avaient exactement appris par le téléphone arabe.

— Pourquoi nous poser la question à nous ? s’exclama Harlan. Comment saurions-nous quoi que ce soit sur elle ?

Sur elle. Ainsi, ils étaient au courant qu’il s’agissait d’une femme, songea Dana qui n’en revenait pas de la vitesse à laquelle la nouvelle s’était répandue.

Elle n’avait pas voulu avoir l’air de les accuser.

— Je me disais simplement que vous auriez peut-être une idée, vu que vous viviez tous les deux sur la propriété quand cette malheureuse a été tuée.

A l’époque, ses parents partageaient encore le même toit et son oncle travaillait au ranch où il occupait une des chambres d’amis.

De nouveau, les deux hommes échangèrent un regard.

— Quoi ? demanda-t-elle.

— Nous étions justement en train d’en discuter, dit son père.

— Et ?

— Et rien, conclut Angus.

— N’importe qui aurait pu venir au ranch pour faire ça, reprit Harlan. Se garer près de la maison ou passer par-derrière, par un des sentiers forestiers, était à la portée de tout le monde.

Il semblait gêné, comme s’il avait parlé mal à propos. Ou en avait trop dit. Il avala une autre rasade de bière.

— Apparemment, vous avez déjà tout compris, conclut-elle en les observant avec attention. Ce qui signifie que vous avez aussi deviné qui était cette femme, non ? Il semble que le drame remonte à une quinzaine d’années.

— Une quinzaine d’années ?

Cette précision parut surprendre Angus.

— A l’époque, beaucoup d’hommes de passage aidaient au ranch, intervint Harlan. N’importe qui pouvait connaître l’existence de ce puits. Il y en a partout dans le Montana. En général, ils ont été creusés près des maisons. En cherchant un peu, il n’est pas difficile d’en trouver un.

Dana songea au pan de cheminée et aux fondations de l’ancienne ferme visibles de loin. Effectivement, il était assez logique de penser qu’un puits était situé non loin de là.

— Avec tous les saisonniers employés dans le coin, la fille n’était sans doute pas de la région, poursuivit Harlan. Peut-être travaillait-elle dans le canyon durant l’été ou à la station de ski l’hiver.

— Et personne n’aurait remarqué sa disparition ? répliqua Dana, notant que son père buvait sa bouteille et ne parlait pas beaucoup.

Harlan haussa les épaules.

— Encore aurait-il fallu qu’elle ait de la famille. Et que celle-ci sache où elle était. Tu sais comment sont ces gamines qui viennent exercer des boulots d’été. La plupart ne restent que quelques semaines. Peut-être s’agissait-il même d’une fugueuse. Ce ne serait pas la première fois. D’ailleurs, il y a quelques années, on a découvert des ossements dans la vallée et personne n’a jamais su à qui ils appartenaient.

Dana opina du menton, elle se souvenait de l’histoire. Des ouvriers avaient déterré les restes d’un homme mais il avait été impossible d’identifier ce dernier. Allait-il en être de même pour la femme morte dans le puits ?

Elle s’apprêtait à interroger son père au sujet de son calibre.38 mais elle se ravisa au dernier moment.

— Ça va ? s’enquit-elle à la place.

Avec un sourire, Angus lança sa bouteille vide dans la corbeille.

— Ça va, ma petite fille. Mais cela m’ennuie de te voir bouleversée par cette affaire. Que dirais-tu de boire un verre avec nous pour fêter ton anniversaire et de parler d’autre chose ? demanda-t-il en ouvrant la porte du bar.

Les accords du juke-box s’engouffrèrent aussitôt dans la pièce ainsi qu’un nuage de fumée.

Dana croisa son regard. Ses yeux étaient injectés d’alcool et d’autre chose. Quoi qu’il cache, il le garderait pour lui, que cela lui plaise ou non.

— Pas aujourd’hui, répondit-elle. Je sors, ce soir.

— J’ai entendu dire que Hud était de retour, grommela-t-il avec un sourire.

Combien de fois lui avait-elle répété qu’elle ne se remettrait jamais avec Hud ?

— Ce n’est pas avec lui, papa. Lanny m’a invitée au restaurant pour fêter mes trente et un ans.

— Ah bon.

Il n’avait jamais apprécié Lanny Ranklin et elle n’avait jamais compris pourquoi. A plusieurs reprises, elle le lui avait demandé mais il s’était contenté d’un laconique « je ne pense pas que ce soit l’homme qu’il te faut ».

*

Dans les locaux de police de Bozeman, Hud s’assit à une table, tenant entre les mains le dossier du meurtre de Raymond Randolph. A plus d’un titre, la nuit où le juge avait été abattu le hantait. Pour l’essentiel, il n’en avait gardé aucun souvenir. Cette soirée se résumait pour lui à un trou noir. Il ne comptait plus le nombre d’heures passées à tenter de se remémorer ce qu’il avait fait ce soir-là.

Il secoua la tête. Cela faisait partie des questions qu’il tenait absolument à éclaircir maintenant qu’il était de retour dans le Montana.

Curieux que la première affaire dont il ait à s’occuper en tant que shérif du canyon soit liée à cette fameuse nuit. S’agissait-il d’une coïncidence ? Il devait s’interroger là-dessus.

Il ouvrit la grosse chemise cartonnée. Comme il avait quitté la ville juste après la mort du juge, il ignorait tout ou presque du dossier.

A la vue des rapports manuscrits, rédigés sur papier blanc, un frisson le parcourut en reconnaissant l’écriture nette et déliée de son père. Brick Savage n’avait jamais appris à se servir d’un clavier.

Le juge s’était rendu à son congrès annuel, sa femme Katherine, « Kitty », étant alors en visite chez sa sœur à Butte. Pour une raison inconnue, Randolph était rentré tôt chez lui et avait sans doute surpris des cambrioleurs en train de dévaliser sa maison. On lui avait tiré deux fois de suite en plein cœur à l’aide d’un revolver de calibre .38.

Un voisin avait entendu des coups de feu et appelé la police. Un jeune lieutenant dénommé Hudson Savage était de service ce soir-là. Mais comme il n’avait pu être joint, le shérif Brick Savage avait pris l’appel.

Les mains de Hud commencèrent à trembler. Il s’était douté en revenant qu’il lui faudrait de nouveau se confronter à ce qui s’était passé cette nuit-là, mais lire le résumé des événements écrit noir sur blanc le secoua plus qu’il ne voulait l’admettre.

Dans son rapport, Brick expliquait qu’en approchant de la maison du juge, il avait aperçu deux individus s’enfuyant en voiture et leur avait donné la chasse. La course poursuite avait pris fin dans un virage surnommé à juste titre « le virage de la mort », un des plus dangereux du canyon parce qu’il était en épingle à cheveux et débouchait sur un pont.

Le conducteur avait perdu le contrôle de son véhicule et après plusieurs tonneaux, ce dernier s’était écrasé au fond de la vallée, dans la rivière.

Les deux fuyards avaient été tués sur le coup.

Le shérif Brick Savage avait appelé une ambulance, une dépanneuse et le coroner avant de retourner chez les Randolph où il avait constaté des traces d’effraction et découvert le cadavre du juge étendu dans le salon.

Selon la version de Brick, des preuves avaient été retrouvées par la suite dans la voiture accidentée, reliant les deux individus au cambriolage et au meurtre. Les suspects avaient été identifiés comme étant Ty et Mason Kirk, deux frères de la région bien connus des services de police pour de nombreux troubles à l’ordre public.

A l’époque, tout semblait simple et limpide. Mais l’arme du crime ayant servi à assassiner une femme dans un puits une bonne dizaine d’années plus tôt, l’affaire devenait soudain beaucoup plus complexe et obscure.

Fatigué et découragé, Hud photocopia le dossier et remonta dans son monospace. Pourtant, il ne pouvait se décider à regagner son chalet. Pas encore.

Il prit la direction de son bureau de Big Sky. A présent, un voile immaculé recouvrait la campagne. Ses phares éclairaient les sapins plantés de part et d’autre de la route, leurs branches pliant sous le poids de la neige. Un grand silence blanc remplissait la nuit. Les routes étaient si calmes qu’il avait l’impression d’être seul au monde.

Avait-il commis une grave erreur en revenant ici, en acceptant d’occuper les fonctions de shérif, même temporairement ? Quand on lui avait proposé le poste, il avait tout de suite donné son accord, sans hésiter, en pensant que c’était le destin. De toute façon, la lettre anonyme qu’il avait reçue l’avait convaincu de la nécessité de retourner à Big Sky. Mais maintenant, il devait exercer son métier. Et il ne s’agissait pas d’un emploi quelconque mais du métier dont il rêvait depuis toujours…

Devant le bâtiment abritant son bureau, il coupa le moteur et resta un moment assis dans l’habitacle plongé dans l’obscurité, tentant de mettre le doigt sur ce qui le tracassait.

Dans l’affaire du meurtre doublé du cambriolage du juge Randolph, quelque chose clochait, il le sentait au plus profond de lui.

Comme il s’emparait de nouveau du dossier, il éprouva le même malaise que celui qu’il avait ressenti en se penchant au-dessus du puits à la vue des ossements humains.

*

Ce n’était qu’en revenant chez elle après sa visite au bar que Dana remarqua les traces de pas sous le porche. Elle s’arrêta pour les examiner, sans se soucier des flocons qui dansaient autour d’elle.

Quelqu’un était venu ici. Les marques de pneus laissées par son visiteur avaient été effacées par la neige et étaient devenues presque invisibles, voilà pourquoi elle ne les avait pas vues de sa voiture en arrivant. De plus, elle avait autre chose en tête.

Mais maintenant, elle distinguait nettement des empreintes de bottes prouvant que quelqu’un avait marché jusqu’à la porte. Elle consulta sa montre. A cette heure-ci, il ne s’agissait certainement pas de Lanny.

Elle sentit sa gorge se serrer en se rendant compte que l’individu était entré chez elle. Elle n’avait jamais verrouillé le ranch de sa vie. Ce soir pas plus qu’un autre. Dans la campagne du Montana, personne ne fermait sa maison à clé.

Avec précaution, elle actionna la poignée. Malgré ses gants, elle était froide. La porte s’entrebâilla.

Le salon ressemblait à ce à quoi il était quand elle était partie, à l’exception des traces de neige fondue laissées par celui ou celle qui s’était introduit chez elle. Les battements de son cœur s’accélérèrent dans sa poitrine en les suivant jusque dans la cuisine.

C’est alors qu’elle le vit. Un petit paquet joliment emballé sur la table.

Un cadeau d’anniversaire. Son soulagement fut vite remplacé par une sourde colère. Inutile d’être sorcier pour deviner qui le lui avait apporté. Il s’agissait bien sûr de Hud. Il était repassé et, sachant que la maison serait ouverte, il était entré et avait laissé son présent en évidence.

Maudit soit-il ! Pourquoi fallait-il qu’il soit revenu ? Des larmes lui brûlèrent les paupières. Elle refusait de pleurer. Non… elle… ne… pleurerait… pas.

Après la journée qu’elle venait de passer, elle se sentait au bout du rouleau et n’était plus très loin de craquer. En proie à une fureur croissante, elle alluma les lumières, retira son manteau, l’accrocha et s’essuya les yeux. Maudit sois-tu, Hud !

A présent, il lui fallait se préparer pour sortir. Malgré sa lassitude, elle monta l’escalier, se déshabilla et se glissa sous la douche. Comme elle offrait son visage à l’eau chaude, le souvenir du Hud qu’elle avait aimé la submergea soudain et une violente douleur la fit se plier en deux. Incapable de contenir plus longtemps ses larmes, elle éclata en sanglots. Adossée au mur carrelé, elle ne parvenait plus à maîtriser la souffrance qui l’étreignait.

Après un moment, elle se ressaisit, finit sa toilette et sortit de la salle de bains. Elle devait s’occuper du paquet sur la table de la cuisine. Rapidement, elle s’habilla. Ses yeux étaient rouges de larmes, son visage ravagé, et elle chercha des produits de maquillage mais eut bien du mal à dissimuler les traces de son chagrin.

La cloche de l’entrée retentit. Lanny était en avance. Elle avait espéré avoir le temps de se débarrasser du cadeau d’anniversaire de Hud avant son arrivée.

Sans un regard vers la cuisine et le paquet de Hud, elle descendit l’escalier, s’empara de son manteau et ouvrit la porte.

Lanny, qui s’apprêtait visiblement à actionner une nouvelle fois la cloche, se tenait sur le seuil. Grand et mince, il était très séduisant avec ses cheveux bruns et ses yeux noisette. Toutes les femmes en convenaient, et Dana la première.

Mais quand elle le voyait, elle ne sentait jamais son cœur s’affoler, quand ils s’embrassaient, ses jambes ne faiblissaient pas et c’est à peine si elle pensait à lui quand il n’était pas là.

Elle appréciait toutefois sa compagnie lorsqu’ils étaient ensemble, ce qui ne s’était pas produit souvent depuis cinq ans. Elle en portait l’entière responsabilité. Après le départ de Hud, elle avait longtemps tenu Lanny à distance parce qu’elle ne s’estimait pas prête à sortir avec quelqu’un d’autre. Par la suite, elle avait été très occupée.

Elle avait cru qu’avec le temps, elle finirait par éprouver pour lui ce qu’il ressentait pour elle. Elle aurait voulu l’aimer davantage, surtout depuis qu’il lui avait avoué la flamme dont il brûlait pour elle depuis le lycée.

— C’est donc vrai, dit-il en la dévisageant avec intensité.

Elle savait que ses yeux étaient encore rouges, son visage gonflé, et elle avait suffisamment menti pour la journée.

— Mon trente et unième anniversaire n’a pas été facile, reconnut-elle.

— Toute la ville ne parle que de ça. Et d’après la rumeur publique, notre relation est passée à un niveau supérieur. J’ai appris qu’entre nous deux, les choses étaient plus sérieuses que je n’osais l’espérer.

Elle poussa un gémissement. Hud avait dû interroger quelqu’un sur leurs fiançailles et cela avait suffi à déclencher les potins.

— Ce ne sont que des ragots sans fondement.

— J’ai donc pris mes désirs pour la réalité ? s’enquit-il, soudain mal à l’aise.

Comme elle hochait la tête, elle vit la douleur crisper les traits du jeune homme. Pour la première fois, elle fut forcée de s’avouer qu’elle ne tomberait jamais amoureuse de Lanny, et que le temps ne changerait rien à l’affaire. Sans le vouloir, elle avait donné de faux espoirs à Lanny. Elle n’avait pas le droit de continuer à lui faire croire que ses sentiments pour lui avaient une chance d’évoluer.

— J’imagine que, dans le cas contraire, tu t’en serais ouverte à moi…, déclara-t-il. Mais on ne sait jamais.

— Je suis désolée, répéta-t-elle, incapable de trouver autre chose à dire.

Elle n’avait aucune envie de rompre ce soir. Lanny en déduirait qu’elle était retombée dans les bras de Hud et elle ne souhaitait cela à aucun prix. Mais elle devait en finir avec cette histoire. Lorsqu’elle mettrait un terme à leur relation, elle ne pensait pas que Lanny en serait très étonné.

— Tu préfères annuler notre soirée ? s’enquit-il, comme s’il avait deviné ce qui se préparait.

— Non, non. Rien n’a changé, répondit-elle trop vite.

— Et c’est bien le problème, non ?

Elle refusait d’en discuter ici, sur le pas de la porte, et elle s’abstint également de l’inviter à entrer. Il n’était pas question qu’il voie le cadeau que Hud avait laissé sur la table. Cela ne ferait que le blesser davantage et elle tenait à lui épargner toute souffrance supplémentaire.

— Prêt ? lança-t-elle.

Lanny hésita un moment avant de l’entraîner à travers les flocons de neige vers son grand 4x4.

Dans l’habitacle, Dana discuta du temps, de sa mercerie, de Hilde, évitant soigneusement d’aborder les sujets sensibles.

Mais une fois au restaurant, elle se surprit à regarder sans arrêt la porte, elle ne pouvait s’en empêcher. Maintenant qu’elle savait Hud de retour dans le canyon, elle s’attendait à le croiser à tous les coins de rue. Elle ne cessait de penser à lui. Maudit soit-il !

— Hud travaille tard, ce soir, dit Lanny.

Elle tourna vivement la tête vers lui.

— Je ne…

Mais le mensonge qu’elle s’apprêtait à formuler mourut sur ses lèvres.

— Je détesterais tomber sur lui, acheva-t-elle d’un air penaud.

Avec un sourire indulgent, Lanny haussa les épaules.

— Après toutes ces années, apprendre qu’il allait occuper les fonctions de shérif de la ville a dû être un choc pour toi, répondit-il en caressant son verre. T’a-t-il donné la raison de son retour ?

— Non.

D’ailleurs, cette question la préoccupait. Pourquoi Hud était-il revenu après tout ce temps ?

— Il doit penser qu’il a encore des chances avec toi, reprit Lanny en plantant ses yeux dans les siens.

— Non, il n’en a aucune.

Elle s’empara de la carte.

— Quel est le plat du jour ?

Lanny lui prit le menu des mains pour l’obliger à le regarder.

— Sois sincère avec moi, Dana. J’en ai besoin, murmura-t-il à voix basse.

Pourtant, il était inutile de chuchoter. A cause du mauvais temps, la salle était presque vide et les autres clients étaient attablés loin d’eux.

La gorge serrée, elle hocha la tête et il poursuivit.

— Dana, je pensais que tu avais tiré un trait sur Hud, qu’après le mal qu’il t’avait fait, tu ne voudrais plus jamais le revoir. Ai-je eu tort de le croire ou…

Il s’interrompit et à l’expression de son visage, Dana comprit sans avoir à se retourner que Hud venait d’entrer dans le restaurant.

Aussitôt, son cœur s’affola dans sa poitrine. D’un bref coup d’œil, elle s’assura qu’il n’était pas accompagné. Il était seul. Il se dirigea vers le bar et s’installa sur un des hauts tabourets. Mais en les apercevant, il se releva aussitôt.

Sally, la serveuse, s’approcha de lui en souriant.

— Une table, Hud ?

— Non, je prendrai juste un steak sur le pouce, répondit-il, tournant le dos à la salle. J’ai beaucoup de travail, ce soir.

Dana se rappela alors que Lanny le lui avait dit en arrivant. Comment le savait-il ?

— Le travail, répéta Sally en glissant un regard vers Dana. Voulez-vous des frites ou une salade en garniture ? Quand j’étais gosse, mon père me disait toujours que si je ne travaillais pas bien en classe, je finirais par seriner cette phrase à longueur de journées. Il avait raison.

— Ni frites ni salade, merci. Juste un steak.

La tête basse, il s’installa au comptoir. En remarquant sa tristesse, Dana sentit sa gorge se serrer. Elle avait cru qu’elle voulait le faire souffrir, terriblement souffrir — il lui avait fait tant de mal, autrefois. Et la surprendre en train de dîner en amoureux avec Lanny devait l’anéantir. Mais curieusement, alors qu’elle aurait dû s’en réjouir, elle en fut incapable.

Sally parut deviner le malaise de Hud et proposa :

— Si vous préférez, je peux vous faire porter votre assiette à votre bureau.

Aussitôt, il se leva, si visiblement soulagé que le cœur de Dana se brisa.

— J’apprécierais beaucoup, merci.

Il laissa de l’argent sur le comptoir et, sans un regard dans leur direction, remonta le col de sa parka pour affronter la tempête de neige.

Quand il ouvrit la porte, un courant d’air glacé s’engouffra dans le restaurant. Et il s’en alla. Comme ça. Comme cinq ans plus tôt. Dana éprouva la même sensation de vide, la même terrible peine qu’alors.

Les larmes aux yeux, elle se retourna vers Lanny et balbutia d’une voix enrouée :

— Je suis désolée.

— Je t’en prie, cesse de t’excuser. Nous avons passé tous les deux beaucoup trop de temps à nous excuser de ce que nous ressentons.

— Pourquoi ne pas poursuivre ce repas en toute amitié ?

Il sourit mais son regard était triste.

— Bien sûr. Des amis, pourquoi pas ? Deux amis qui dînent ensemble, répondit-il avec amertume.

La colère assombrissait ses prunelles tandis qu’il s’emparait du menu et, gênée, Dana tenta de l’apaiser.

— Lanny…

— C’est ton anniversaire, Dana. Ne disons rien qui pourrait le gâcher.

Elle faillit éclater de rire. Depuis le moment où elle avait ouvert les paupières, ce matin, cette journée était un vrai cauchemar.

Ils passèrent leur commande et attendirent en silence que Sally leur apporte leurs assiettes.

A plus d’un titre, Dana se sentait ignoble. Elle avait hâte d’en finir avec ce dîner mais elle se força à interroger son compagnon sur son travail et réussit à le faire parler un peu.

Mais quand ils quittèrent enfin le restaurant, ils avaient épuisé tous les sujets de conversation. Sur le chemin du retour, Lanny ne desserra pas les dents. Et il ne lui proposa pas de la ramener jusqu’à sa porte.

— Au revoir, Dana.

Il attendit qu’elle sorte de la voiture. Lorsqu’elle croisa ses yeux, elle y vit briller une rage froide.

Il n’y avait plus rien à dire.

— Merci pour le dîner.

Comme il opinait du menton d’un air sombre, elle courut sous la neige jusqu’au porche avant de se retourner pour le regarder s’éloigner.

Ce n’est qu’en entrant dans la maison qu’elle se remémora le cadeau sur la table de la cuisine.

Le paquet était joliment enveloppé de papier rouge et fermé par un ruban doré sur lequel était accroché un petit carton. « Bon anniversaire ! ».

Elle savait très bien ce qu’elle trouverait à l’intérieur — ce qui lui donnait une raison supplémentaire de ne pas y toucher. Pourtant, à sa grande déception, elle ne put s’empêcher de s’en emparer.

Elle sentit le poids des chocolats, le poids de leur amour perdu. Elle avait essayé d’oublier Hud, de tirer un trait sur leur passé, elle avait essayé de toutes ses forces. Pourquoi avait-il fallu qu’il revienne et qu’il lui rappelle tout, y compris à quel point elle l’avait aimé ?

Et combien elle l’aimait encore…

Les souvenirs des jours heureux s’abattirent sur elle comme une pluie d’été, la plongeant dans une indicible nostalgie.

Maudit soit Hud !

Elle fixa la boîte, songeant à ce qu’il y avait à l’intérieur. Il ne s’agissait pas de chocolats ordinaires, elle le savait, mais de truffes onctueuses, les plus délicieuses de la planète. Elles fondaient littéralement dans la bouche, vous faisaient fermer les yeux et gémir. Le plaisir qu’elles vous donnaient était proche de la jouissance sexuelle. Enfin, pas de l’extase qu’elle avait connue avec Hud, que rien ne pouvait égaler.

Faire l’amour avec Hud avait été une expérience unique et elle le détesta un peu plus de le lui remémorer ainsi.

N’ignorant rien de sa gourmandise, Hud lui avait offert ces friandises hors du commun pour son vingt-cinquième anniversaire, le soir où il lui avait demandé de l’épouser.

Elle considéra le paquet, se rappelant la manière odieuse dont il l’avait trahie cinq ans plus tôt. Cela fut la goutte d’eau qui la poussa enfin à réagir.

S’emparant de la boîte, elle la lança dans la poubelle. Cette dernière était pratiquement vide et ne contenait que la carte de vœux de sa sœur. Sans doute était-il un juste retour des choses que la missive de Stacy et le cadeau de Hud se retrouvent ensemble dans le vide-ordures.

Les chocolats heurtèrent le fond de fer blanc et un bref instant, elle hésita à courir les récupérer. Croquer une truffe ou deux ne lui ferait pas de mal et Hud n’avait pas besoin de le savoir…

Non, il comptait bien évidemment là-dessus, sur sa gourmandise. Il espérait qu’elle ne pourrait résister à la tentation comme, à une époque, elle était incapable de lui résister à lui.

Avec colère, elle referma le couvercle de la poubelle. Hud lui avait brisé le cœur de la pire des façons et s’il s’imaginait pouvoir la reconquérir, il se faisait des illusions.

Elle se jeta sur son téléphone pour composer son numéro.

— Allô ?

— Ça n’a pas marché, dit-elle.

Les larmes lui brûlaient les yeux et elle les essuya d’une main rageuse.

— Dana ?

— Ton… cadeau… Celui que tu as laissé dans la cuisine en t’introduisant chez moi en mon absence, comme un voleur. Il n’a pas eu l’effet escompté. J’ai balancé tes chocolats à la poubelle.

— Dana, répéta-t-il d’une voix étrange. Je ne t’ai rien offert…

Elle en eut le souffle coupé. Soudain, la pièce lui parut glaciale, comme si elle avait laissé la porte ouverte.

— Mais alors qui… ?

— Tu n’en as pas mangé, n’est-ce pas ?

— Non.

Si ce n’était pas Hud, qui lui avait apporté ces truffes ?

S’approchant du vide-ordures, elle s’apprêtait à en ressortir la boîte de confiseries quand elle aperçut quelque chose par la fenêtre.

Malgré les flocons de neige qui tombaient à présent en rangs serrés, elle vit une lumière scintiller en haut de la colline, près de l’ancienne ferme. Près du puits.

Reculant, elle coupa l’électricité de la cuisine et distingua nettement un faisceau lumineux balayant les vieilles fondations.

— As-tu toujours des hommes occupés à fouiller la zone autour du vieux puits ? demanda-t-elle.

— Non, pourquoi ?

— Il y a quelqu’un là-haut avec une torche.

Elle entendit Hud s’emparer de ses clés.

— Ne bouge pas, j’arrive.