Bon, ses retrouvailles avec Dana s’étaient plutôt mieux passées qu’il ne l’avait craint, songea Hud avec son sarcasme habituel.
Mais à présent, elle était fiancée à Lanny Rankin.
Qu’avait-il espéré ? Leur histoire remontait à des années. Il était même étonnant qu’elle ne soit pas encore mariée. Mais que trouvait-elle donc à ce Lanny Rankin ?
Il regarda la camionnette disparaître derrière la colline, tendant l’oreille jusqu’à ce que le bruit du moteur s’évanouisse et qu’il n’entende plus que le vent.
Oui, c’est vrai, pourquoi ne l’avait-elle pas épousé ?
Lanny Rankin poursuivait Dana de ses assiduités depuis des lustres, il avait commencé à la courtiser bien avant que Hud ne quitte la ville, cinq ans plus tôt. Alors pourquoi tous deux n’avaient-ils pas encore convolé en justes noces ?
Une lueur d’espoir s’empara de lui.
Dana renâclait-elle à s’engager parce qu’elle était toujours amoureuse de lui — et non de Lanny ?
Et pourquoi ne portait-elle pas sa bague ? Peut-être n’en avait-elle même pas. Peut-être n’était-elle pas fiancée, d’ailleurs — du moins, pas officiellement.
Peut-être se raccrochait-il à de faux espoirs.
Peut-être, mais instinctivement, il était persuadé que si elle avait vraiment eu envie de devenir la femme de Lanny, elle le serait aujourd’hui.
Il vit la camionnette de Warren s’arrêter devant la maison dans un nuage de poussière et Dana en sortir. Elle était toujours aussi belle, toujours aussi mordante, toujours aussi forte et déterminée. Et elle le maudissait toujours.
Cela dit, comment aurait-il pu le lui reprocher ?
Par ailleurs, elle s’apprêtait à vendre le ranch ? Que signifiait cette histoire ? La Dana Cardwell dont il avait gardé le souvenir ne l’aurait cédé pour rien au monde. Songeait-elle à quitter la région après la vente ? Ou pire, après avoir épousé Lanny ?
Elle disparut à l’intérieur de la maison. Ce domaine était toute sa vie, elle avait toujours déclaré vouloir y mourir et y être enterrée, auprès de sa mère et de ses ancêtres.
Il avait aimé cet aspect de sa personnalité, la fierté qu’elle éprouvait pour ses aïeux, sa détermination à transmettre leur mode de vie à ses enfants, à leurs enfants.
Une vague de regret lui souleva le cœur. Il s’en voulait tant de ce qu’il lui avait fait subir et de ce qu’il s’était infligé du même coup à lui-même. Passer cinq ans à tenter d’y trouver un sens n’avait rien résolu.
« Tout ça, c’est de l’histoire ancienne », aurait dit son père. Mais ce dernier avait toujours été dénué de scrupules, ce qui lui simplifiait évidemment l’existence, songea Hud, maudissant le simple souvenir de Brick Savage. Il repensa à toutes ces années perdues à s’évertuer à le contenter — et à celles perdues à le haïr.
Avec un soupir écœuré, il se détourna, bien décidé à se consacrer corps et âme à la seule activité capable de lui apporter une certaine paix : son travail.
Il appela Rupert Milligan, le coroner. En l’attendant, il photographia et filma le puits sous tous les angles, s’efforçant de ne pas s’interroger a priori sur ces ossements ou sur la manière dont ils avaient atterri là, pour ne pas se perdre en conjectures.
Une demi-heure plus tard, Rupert arriva. Il était en costume cravate, tenue réservée aux mariages et aux enterrements dans le Montana.
— Je participais à un colloque médical, si vous voulez tout savoir, dit-il en se dirigeant vers le puits, et en s’emparant au passage de la lampe de Hud.
Rupert Milligan était vieux comme Mathusalem et en imposait dans le pays. Bâti comme un taureau, il avait les cheveux blancs, une grosse voix, et il détestait perdre son temps à discuter de sujets futiles. Depuis quelques années, il avait pris sa retraite de médecin de campagne mais exerçait toujours les fonctions de coroner. Il se passionnait pour les meurtres mystérieux et les expertises médico-légales. Rupert adorait les affaires complexes et tandis que Hud cherchait encore à se persuader que les ossements n’étaient pas humains, il était sûr que Rupert espérait le contraire.
Ce dernier braqua le faisceau lumineux dans le puits, balayant les parois avant d’inspecter le fond. Comme il s’attardait longuement sur un point précis, Hud comprit qu’il avait repéré le crâne.
— Il s’agit bien des restes d’un corps humain mais je suppose que je ne vous apprends rien, conclut-il avec bonne humeur en se redressant.
Hud opina du menton.
Rupert était déjà prêt à passer à l’action.
— Sortons-les de là.
Hud lui aurait bien proposé de descendre à sa place mais il savait que le vieil homme en mourait d’envie. Rupert n’avait besoin de lui que pour le renseigner en détail sur le dossier et pour l’aider à remonter les ossements.
Hud le suivit jusqu’à sa camionnette, où le coroner retira sa veste pour enfiler une combinaison.
— Vous voulez parier sur ce qu’on va trouver ? lança-t-il en souriant.
En autres traits de caractère, aussi nombreux que variés, Rupert avait la particularité de jouer pour de l’argent. A sa décharge, il perdait rarement.
— Ces ossements gisent peut-être là depuis une cinquantaine d’années ou plus, répliqua Hud, sachant que si c’était le cas, il y avait de fortes chances qu’ils ne parviennent jamais à les identifier et encore moins à savoir comment ils avaient atterri là.
Rupert secoua la tête tout en contournant le véhicule pour ouvrir la portière arrière.
— Certainement pas. Ils y sont depuis une date beaucoup plus récente.
Le coroner était venu équipé. A l’arrière de sa camionnette se trouvaient un système de poulie et une grande caisse contenant une housse mortuaire, des gants en latex, une ribambelle de récipients en plastique de toutes tailles, une caméra vidéo et une petite pelle.
Il tendit à Hud la poulie puis fourra tout ce dont il avait besoin dans un sac à dos qu’il balança sur son épaule avant de fixer une lampe frontale sur ses cheveux blancs.
— Le puits est à sec, il a dû rester fermé la plupart du temps, vu que les ossements n’ont pas été blanchis par le soleil, reprit Rupert en repartant vers le trou, Hud sur les talons. La profondeur et l’étroitesse de la cavité ont empêché la plupart des prédateurs de s’approcher du cadavre. En revanche, les insectes s’en sont donné à cœur joie.
Il jeta un autre coup d’œil à l’intérieur de l’excavation.
— Si vous m’accordez une marge d’erreur de cinq ans, je vous parie cinquante dollars que le corps est là-dedans depuis moins de vingt ans, déclara-t-il avec son assurance habituelle, qui reposait sur des années d’expérience.
Vingt ans plus tôt, Hud allait sur ses seize printemps et Rupert avait sans doute la cinquantaine. Hud eut un léger choc en se rendant compte que Rupert n’était pas beaucoup plus vieux que son propre père. Il avait du mal à imaginer Brick Savage avec les cheveux blancs. Il le voyait toujours dans la fleur de l’âge, un homme aux larges épaules qui aurait pu être acteur. Ou même mannequin tant il était beau garçon.
— Et je vous parie le double que ces ossements n’ont pas atterri ici par hasard, reprit Rupert.
— Une chance que je ne sois pas joueur, répondit Hud distraitement.
Il venait de se rappeler que, vingt ans plus tôt, son père était shérif.
*
— Ne me dis pas que tu as fait ça ! s’exclama Dana en entrant dans l’Atelier de Couture.
Des gloussements lui parvenaient depuis l’arrière-boutique.
Hilde, sa meilleure amie et associée au sein de la mercerie, l’embrassa en souriant.
— C’est ton anniversaire, ma vieille ! Ça se fête.
— Passé trente ans, il vaudrait mieux s’en abstenir, rétorqua-t-elle.
— Et rater la vue de trente et une bougies sur un beau gâteau ? Tu veux rire !
— Au secours !
Mais Hilde l’entraînait déjà vers le fond du magasin.
— Allez, ce n’est qu’un mauvais moment à passer, inutile de faire cette tête ! On jurerait que tu viens de croiser un spectre. Mais tu trembles ! s’exclama-t-elle. Trêve de plaisanterie, quelque chose ne va pas, Dana ?
Même si elle se le reprochait, Dana était encore bouleversée par le fait d’avoir revu Hud. Elle avait espéré pouvoir se remettre rapidement au travail pour oublier les événements de la matinée. Elle refusait de songer plus longtemps à la macabre découverte de Warren, de s’interroger sur l’identité de la personne qui gisait au fond de son puits depuis Dieu sait quand. Et elle n’avait aucune envie qu’on lui souhaite son anniversaire, cela ne faisait que lui rappeler que Hud s’était souvenu de cette date.
— Hud est revenu, dit-elle très vite.
Hilde s’arrêta si brusquement que Dana faillit lui rentrer dedans.
La surprise évidente de sa meilleure amie la réconforta. Elle s’était demandé si tout le monde était au courant du retour de Hud et le lui avait caché pour lui épargner un regain de souffrance. Elle détestait être protégée et elle aurait mille fois préféré le savoir. Si elle l’avait appris plus tôt, elle aurait pu se préparer à ces retrouvailles. Cela dit, rien n’aurait pu la préparer au choc de revoir Hud après cinq longues années.
— Hud est revenu dans le canyon ! répéta Hilde, l’air bouleversée.
Le canyon Gallatin, un long corridor venteux au creux duquel serpentait une rivière, était depuis des décennies le royaume des éleveurs et du bétail. Longtemps, les rares vacanciers à fréquenter la région y possédaient des chalets qui se fondaient dans le paysage. L’expansion de la station de ski au pied de Lone Mountain, près de Big Sky, avait radicalement modifié la composition de la population. Mais le « canyon » abritait toujours sa propre communauté.
Dana hocha la tête.
— Hud est le nouveau shérif, il a été nommé à titre temporaire, expliqua-t-elle, la gorge sèche.
— Venez ! cria Margo depuis l’arrière de la boutique. Les bougies diminuent à vue d’œil.
— Hud ? De retour ici ? Tu parles d’un cadeau d’anniversaire ! grommela Hilde en l’embrassant de nouveau. Je suis désolée, j’imagine ce que cela t’a fait de le revoir.
— J’ai toujours envie de le tuer.
— Pas le jour de tes trente et un ans quand même ! Lanny est-il au courant ? ajouta-t-elle soudain en fronçant les sourcils.
— Pourquoi me parler de Lanny ? Ce n’est qu’un ami.
— Le sait-il ? s’enquit sa compagne avec un sourire.
— Absolument.
Avec un soupir, Dana se remémora le soir où Lanny lui avait demandé sa main et où elle avait refusé. Depuis lors, plus rien n’était pareil entre eux.
— J’ai fait une grosse bêtise. J’ai raconté à Hud que j’étais fiancée à Lanny.
— Tu es folle !
— Je ne sais pas ce qui m’a pris.
Margo les appela de nouveau.
— La cire se répand ! Ça va être immangeable !
— Finissons-en avec cet anniversaire, décida Dana en entraînant Hilde dans l’arrière-boutique où une dizaine de ses amies s’étaient rassemblées autour d’un gâteau qui semblait en feu.
— Vite, fais un vœu ! s’écria Margo.
Dana ferma un instant les paupières pour le formuler puis, bravant la chaleur des trente et une bougies, souffla aussi fort qu’elle le put pour les éteindre toutes tandis que l’assistance l’applaudissait en entonnant le refrain traditionnel.
— Dis-moi que tu n’as pas souhaité la mort de Hud, murmura Hilde à son oreille.
— Pour que mon vœu ne se réalise pas ? Pas question !
*
Hud regarda Rupert descendre en rappel au fond du puits. Sa lampe frontale jetait une lueur sinistre sur les parois de pierre et tout en suivant le coroner des yeux, Hud s’efforçait de ne pas penser à ce qui les attendait en bas. Quelle que soit la personne dont ils allaient remonter les restes, Brick avait dû enquêter sur sa disparition. Sans doute avait-il même connu la victime. Rupert et lui-même aussi, d’ailleurs.
Comme Rupert bloquait la poulie au-dessus des ossements pour les photographier et les filmer de plus près, Hud détourna la tête, essayant de se focaliser sur la situation présente. A coup sûr, cette enquête l’obligerait à s’entretenir avec son père et cette perspective lui donnait la nausée. La dernière fois qu’il avait parlé avec Brick, plus de cinq ans auparavant, ils avaient été à deux doigts de se battre. Depuis lors, ils avaient définitivement coupé les ponts. Hud avait cru ne revoir son géniteur que sur son lit de mort.
Lorsqu’il avait décidé de revenir dans la région, il s’était persuadé qu’il aurait peu de chances de croiser son père à tous les coins de rues. En effet, il avait appris par la rumeur publique que Brick avait déménagé et vivait à présent à Hebgen Lake, près de Yellowstone, à une bonne cinquantaine de kilomètres de là.
Le vent semblait plus frais maintenant et Hud remarqua de gros nuages noirs qui s’approchaient des montagnes. Il offrit son visage aux rayons du soleil pâle, sachant qu’il ne tarderait pas à reneiger. Après tout, il fallait s’y attendre en janvier dans le Montana.
La corde grinça sur la poulie et il se pencha au-dessus du puits pour voir Rupert se poser doucement au fond, sa lampe frontale braquée sur les ossements.
Aucun prédateur n’avait eu la possibilité de les emporter ou de les éparpiller dans la nature, les parois étant à la verticale. Après avoir enfilé une paire de gants en latex, le coroner ouvrit la housse mortuaire et commença à la remplir avec soin.
— Vous avez bien fait de ne pas parier avec moi ! lança-t-il. A mon avis, ce squelette gît ici depuis une quinzaine d’années.
Examinant les os du bassin, il poursuivit :
— Il s’agit d’une femme. Blanche.
Puis Rupert ramassa le crâne et le tourna lentement entre ses mains.
— Qu’est-ce que vous dites de ça ? cria-t-il en relevant la tête. Vous avez un meurtre sur les bras, fiston, annonça-t-il d’un ton solennel. La perforation qui orne l’occipital ne laisse planer aucun doute. Le projectile est entré de ce côté, a traversé le cerveau avant de se loger dans la mastoïde, derrière l’oreille gauche. La balle a été déformée par l’impact mais il y aura assez de stries pour déterminer l’arme du crime. Je pencherais pour un calibre .38.
— Si nous arrivons à remettre la main sur ce revolver après tout ce temps, nous aurons de la chance.
Hud marmonna un juron. Un meurtre. Et perpétré sur le ranch Cardwell.
Du fond du puits, Rupert l’appela.
— Allez me chercher un des récipients dans mon coffre que je l’emballe séparément.
Hud retourna près de la camionnette et revint pour lui descendre l’objet demandé. Quelques instants plus tard, Rupert actionna la poulie pour le remonter et Hud put à son tour manipuler le crâne de la victime. Quelques cheveux y étaient encore collés. Bien que couverts de poussière, ils étaient visiblement roux. Hud les regarda, tentant d’imaginer le visage de l’inconnue assassinée.
— Vous croyez qu’elle était jeune, non ? dit-il à Rupert.
A l’aide de sa lampe, Rupert scruta attentivement un des ossements.
— D’après les marques de croissance, je dirais qu’elle avait entre vingt-huit et trente-cinq ans.
S’emparant d’un tibia, il l’examina avec soin.
— Voilà qui est intéressant. La structure osseuse montre des travées qui prouvent que le squelette a été soumis à d’importantes tensions musculaires. Cette femme passait beaucoup de temps debout. Sans doute était-elle coiffeuse, commerçante, infirmière, serveuse ou quelque chose comme ça.
Il plaça l’os dans la housse en épais plastique noir avant d’en ramasser un autre, plus petit.
— On retrouve les mêmes travées dans les bras, ce qui tendrait à établir qu’elle portait souvent quelque chose de lourd. Je parierais qu’elle était serveuse ou infirmière.
Peu de coroners se risquaient à faire ce genre de suppositions avec si peu d’éléments en main. La plupart préféraient s’en remettre à l’équipe de médecins légistes du laboratoire criminel de l’Etat. Mais Rupert Milligan n’était pas comme ses confrères. Et il se trompait rarement.
— Avez-vous une idée de son poids et de sa taille ? s’enquit Hud, sentant un frisson lui parcourir l’échine.
Son père avait toujours eu un faible pour les serveuses. En réalité, il courait après tous les jupons du voisinage.
Rupert étudia le sol où avaient reposé les ossements.
— Je dirais qu’elle mesurait entre un mètre soixante et un mètre soixante-dix pour un poids compris entre cinquante-cinq et soixante-cinq kilos.
Ces fourchettes englobaient beaucoup de femmes, songea Hud tout en emportant le récipient contenant le crâne vers le coffre de Rupert, où il le rangea avec soin. Toutes les dents étaient intactes. Avec un peu de chance, ils pourraient identifier la victime grâce aux dossiers archivés par les dentistes de la région, si toutefois celle-ci avait été du coin.
Il tenta de se rappeler si son père avait évoqué le cas d’une disparition, quinze ans plus tôt. Rodrick — Brick — Savage aimait beaucoup se vanter, en particulier à propos d’affaires qu’il avait résolues.
Mais celle-ci n’en avait donc pas fait partie. Et quinze ans plus tôt, Hud avait quitté le Montana pour suivre des cours à l’université. Il se demanda si Dana avait fait allusion à une femme disparue dans une de ses lettres. A l’époque, elle lui écrivait chaque semaine, mais quand il ne s’agissait pas de mots d’amour, elle lui narrait surtout ce qui se passait au ranch.
Laissant le crâne dans la camionnette, il revint vers le puits. A présent, Rupert fouillait la terre au fond de la cavité. Comme sa pelle heurtait quelque chose, il la lâcha pour continuer à la main.
Lorsqu’il brandit une chaussure rouge à talon aiguille, Hud sentit un poids tomber sur sa poitrine.
*
Après le goûter d’anniversaire et entre deux clientes, Dana, passant outre les ordres de Hud, raconta à Hilde ce que Warren avait découvert dans le vieux puits désaffecté près de l’ancienne ferme.
Dana était certaine que la nouvelle circulait déjà dans tout le canyon. Pourtant, elle attendrait pour en parler, préférant ne rien dire à personne, sauf à Hilde, sa meilleure amie.
— Il pense vraiment qu’il s’agit des restes d’un corps humain ? s’enquit Hilde en frissonnant. Qui cela peut-il être ?
— Sans doute un de mes ancêtres.
Hilde parut sceptique.
— Tu crois que ces ossements dorment là depuis si longtemps ?
— C’est horrible de songer que quelqu’un est tombé dans ce trou, n’a pas réussi à en sortir et y est mort, murmura Dana.
Son amie hocha la tête en guise d’assentiment.
— C’est curieux que vous ne les découvriez que maintenant.
Comme une pensée subite la traversait, ses yeux s’éclairèrent.
— Penses-tu que l’enquête va retarder la vente du ranch ?
— Peut-être mais elle ne l’empêchera pas, et à la fin, la propriété sera vendue, crois-moi.
Préférant changer de sujet, Dana poursuivit :
— Merci d’avoir organisé cette petite fête pour mes trente et un ans. J’adore le sac que tu m’as confectionné.
— Je t’en prie. Je suis désolée que cette journée n’ait pas été à la hauteur de l’événement. Pourquoi ne retournerais-tu pas chez toi ? Je peux m’occuper seule de la mercerie. Après tout, c’est ton anniversaire.
Dana gémit.
— Imaginer toutes les horreurs qui peuvent se produire d’ici à la fin de la journée me glace.
— Je retrouve bien là ton naturel optimiste.
Dana sourit malgré elle.
— D’accord, je vais rentrer.
Elle regarda au-dehors. En quelques heures, le ciel s’était assombri. L’enseigne accrochée au-dessus de la porte se balançait au gré du vent et quand elle sortit, elle sentit le froid s’engouffrer dans la boutique.
Sur la route, elle s’aperçut que le haut des montagnes avait disparu sous un voile de nuages. Des flocons voltigeaient dans l’air, se heurtant au pare-brise. Apparemment, le météorologue ne s’était pas trompé en annonçant de la neige avant la nuit.
Dana s’estimait chanceuse de pouvoir regagner le ranch avant que les routes ne soient transformées en patinoire.
*
Du fond du puits, Rupert demanda à Hud de remonter la housse mortuaire. Elle était lourde à cause du poids de la terre récupérée autour des ossements. Plus tard, celle-ci serait passée au peigne fin par le labo qui y chercherait des indices pour orienter l’enquête.
Comme il posait le sac de plastique noir près de la margelle, Hud remarqua que le temps avait changé. Des flocons de neige dansaient autour de lui, le mitraillant en rafales et l’aveuglant par moments. Tout en regardant Rupert finir sa tâche, il tira sur le col de sa parka pour se protéger du froid.
L’escarpin à talon aiguille rouge avait déclenché une réminiscence en lui. Il ne s’agissait pas d’un véritable souvenir puisqu’il ne parvenait pas à se rappeler quand — ni même si — il avait réellement vu une rousse en robe rouge portant des chaussures assorties à hauts talons. Peut-être avait-il seulement gardé à la mémoire une photographie ou un extrait de film.
Mais un bref instant, il avait eu un flash, l’image d’une femme vêtue de rouge. Elle tournoyait en riant, ses longs cheveux auburn volant autour de sa tête, lui cachant le visage.
Cette vision aussi soudaine que fugitive l’avait profondément secoué. Avait-il connu la victime ?
Le canyon était un village, ou du moins l’avait-il été jusqu’à ces dernières années, jusqu’à ce que les touristes le dénaturent en y bâtissant des immeubles pour dévaler par milliers les pistes de ski l’hiver et pratiquer de la randonnée en montagne l’été.
Mais si cette femme avait fait partie des habitants du coin, Hud aurait forcément entendu parler de sa disparition. Il était plus probable qu’elle avait travaillé à la station de ski ou chez un des commerçants ou restaurateurs locaux, par exemple. Son absence était peut-être même passée inaperçue, les saisonniers ne faisant que passer.
Focalisé sur sa tâche, Rupert continuait à fouiller la terre.
— Je vais avoir besoin d’une autre housse, cria-t-il.
A présent, le vent devenait mordant et Hud resserra les pans de sa parka contre lui. La neige tombait si dru qu’il ne voyait plus les montagnes du canyon. Après cinq ans à exercer des fonctions dans la police de Los Angeles, il avait oublié ce qu’était l’hiver dans le Montana, songea-t-il.
Les flocons tournoyaient autour de lui tandis qu’il descendait le sac en épais plastique réclamé au fond du puits. Il regarda Rupert y déposer ce qui ressemblait à un vêtement rouge très poussiéreux. Dans son souvenir aussi, la femme portait une robe écarlate, songea Hud, en proie à un profond malaise.