Sur le chemin du retour, Dana s’arrêta chez Hilde, pour arriver le plus tard possible à la réunion de famille. Elle tentait d’oublier Hud, leur baiser, tout ce qu’ils s’étaient dit, et elle ne voulait plus songer non plus à l’individu qui épiait sa boutique du trottoir d’en face. Qui l’épiait, elle.
— Quelqu’un essaie de me faire peur, dit-elle à Hilde après lui avoir raconté sa mésaventure. Ou pire.
— Je partage l’avis de Hud. Dans ce contexte, tu ne devrais pas rester seule. Pourquoi ne viendrais-tu pas vivre quelque temps chez moi ?
— Merci, mais Hud m’a dit qu’il passerait dans la soirée. Et je pense sincèrement que tout cela est l’œuvre d’un de mes frères ou de ma sœur. Ils sont prêts à tout pour m’éloigner du ranch et avoir ainsi le champ libre pour tenter de remettre la main sur le testament de maman.
— Ne l’as-tu pas toi-même cherché en vain ?
— S’ils fouillent la maison, ils perdront leur temps, je le sais. Mais j’ai beau le leur répéter, ils ne me croient pas.
— Es-tu certaine qu’ils ne l’ont pas déjà retrouvé ?
— J’espère que non parce que alors, ils l’ont détruit. Mais si c’était le cas, à quoi rimeraient les menaces dont je fais l’objet ?
— L’épisode de ta poupée pendue dans le puits m’a donné la chair de poule. Je ne serais pas étonnée que Jordan soit derrière cette macabre mise en scène.
Dana secoua la tête.
— Il n’était pas en ville, ce soir-là.
Elle repensa à la figurine de chiffon que son père lui avait offerte. Pourquoi avoir choisi justement celle-ci ?
— J’ai l’impression que l’auteur de cette mauvaise plaisanterie voulait que je remarque la lumière sur la colline, que j’aille là-haut mener ma petite enquête. Et j’y serais montée si je n’avais pas été au téléphone avec Hud.
— A-t-il découvert qui t’avait apporté ces chocolats ?
— Non. Il les fait analyser pour savoir s’ils étaient empoisonnés.
Hilde frissonna.
— Dana, quelqu’un est entré chez toi pour prendre cette poupée et te laisser ces confiseries. Cette personne connaît forcément la maison. Pas seulement la maison, d’ailleurs. Elle te connaît bien, toi aussi.
— Voilà pourquoi il s’agit sans doute d’un de mes frères et sœur, dit Dana en enfilant son manteau. Hud et moi, nous nous sommes embrassés, ajouta-t-elle.
Les yeux de Hilde s’écarquillèrent.
— Et ?
— Et c’était… merveilleux, répondit-elle avec un gémissement. Hilde, j’ai envie de le croire. Il est persuadé qu’il a été victime d’une machination, il y a cinq ans, que quelqu’un qui n’était pas Stacy nous a tendu un piège pour nous forcer à rompre et qu’il ne s’est rien passé entre ma sœur et lui.
— Ne t’ai-je pas demandé cent fois d’envisager cette possibilité ? Tu es la seule femme qu’il ait jamais aimée, tu le sais. Pourquoi ne peux-tu pas lui pardonner ?
— Te montrerais-tu aussi magnanime si tu trouvais ton fiancé dans le lit de ta sœur ?
Hilde parut hésiter.
— Ce serait difficile mais imagine ce qu’il doit éprouver s’il pense vraiment que rien ne s’est passé. As-tu au moins interrogé Stacy à ce sujet ?
Dana secoua la tête.
— A quoi bon ? Tu aurais dû voir l’expression peinte sur son visage quand je les ai surpris dans son lit. Depuis lors, je ne supporte plus d’être dans la même pièce qu’elle, et encore moins de lui parler. De toute façon, qu’aurais-je pu lui demander ? « C’était comment, avec Hud ? »
— Vu la situation, la réunion de famille prévue au ranch n’est peut-être pas une si mauvaise idée. A ta place, je coincerais ma sœur à part pour exiger des explications.
Sur le chemin du retour, Dana repensa aux paroles de Hilde. Combien de personnes étaient-elles au courant des truffes que Hud lui offrait chaque année pour son anniversaire ? Sa famille déjà — même si aucun de ses frères et sœur n’avait semblé s’en soucier. Tous les trois savaient aussi où était rangée sa vieille poupée et que la maison n’était jamais fermée à clé. Mais beaucoup d’autres gens aussi.
Stacy, Clay et Jordan étaient les suspects les plus plausibles. Mais elle n’imaginait aucun d’eux affronter le blizzard avec une lampe de poche pour l’effrayer et la pousser à fuir le ranch.
Cependant, s’il ne s’agissait pas d’un membre de sa fratrie tentant d’accélérer la vente de la propriété, qui était derrière ces agissements ?
Le meurtrier de Ginger Adams ?
Jordan avait toujours eu un sale caractère et pouvait se montrer violent lorsqu’on contrecarrait ses projets, Hud le lui avait rappelé.
Et surtout, son frère avait menti sur sa relation avec Ginger. Apparemment, il avait si mal digéré qu’elle le quitte qu’il l’avait frappée et lui avait cassé le bras. Et toute cette violence s’était déchaînée peu de temps avant que la jeune serveuse ne soit assassinée.
Avec un frisson, Dana se souvint que Jordan savait lui aussi où se trouvait le revolver de leur père. Et que l’arme avait disparu.
Mais cela n’expliquait pas l’incident de la veille au soir sur la colline. Sauf si, contrairement à ce qu’il avait prétendu, son frère n’était pas à New York quand il lui avait téléphoné…
Comme elle entrait dans la cour du ranch, elle vit une voiture garée devant le perron, revêtue d’un emblème de location. Jordan était déjà là. Visiblement, il était arrivé tôt. Les lampes étaient allumées dans la maison et elle aperçut une silhouette au second étage, dans la pièce qui avait été la chambre de leur mère.
*
Lorsqu’il poussa la porte des locaux de police, Hud lança avec agressivité au lieutenant Liza Stone, qui l’attendait :
— Qu’aviez-vous à me dire qui justifiait que je vienne, toutes affaires cessantes ? Désolé, ajouta-t-il, conscient de son manque de professionnalisme.
— Oh ! je vous ai dérangé ! répliqua-t-elle avec un sourire en coin, en essuyant du bout du pouce le rouge à lèvres qui ornait la joue de Hud.
Devant son hilarité, Hud se sentit ridicule mais, reprenant son sérieux, elle poursuivit, les yeux brillant d’excitation, en lui tendant un petit sac en plastique :
— J’ai pensé que vous auriez hâte de voir ceci.
La pochette contenait un revolver.
— Où… ?
— J’étais en train de dresser la liste des détenteurs de calibre .38, comme vous m’en aviez chargée, lorsque Angus Cardwell est passé. Je me suis dit que je n’avais rien à perdre à lui demander s’il en possédait un. Il m’a expliqué qu’il en avait eu un mais qu’il l’avait perdu. Alors je lui ai proposé, si cela ne l’ennuyait pas, de jeter un œil dans sa camionnette. Ne vous inquiétez pas, ajouta-t-elle avec un rire, je lui ai fait signer une autorisation. Et voilà que — surprise ! — son .38 y était ! Je l’ai trouvé sous le siège, au milieu de vieux papiers.
— Joli travail, lieutenant.
— Demain, c’est mon jour de congé, reprit-elle très vite. Accepteriez-vous que j’en profite pour apporter cette arme au laboratoire d’analyse criminelle ?
— Vous avez envie de passer votre journée de repos sur les routes ? s’enquit-il, amusé.
L’enthousiasme de Liza lui rappelait le sien à ses débuts dans la police.
— Vous voulez que je vous dise ? Le suspense m’est insupportable, j’ai hâte de savoir. Vous auriez dû voir la tête d’Angus quand j’ai brandi son revolver. Ne vous en faites pas, j’ai veillé à ne pas laisser mes propres empreintes dessus. J’ai cru qu’Angus allait tourner de l’œil. Je ne plaisante pas. Il s’est accroché au capot, on aurait juré qu’il venait de croiser un fantôme.
— Il faudra sans doute un peu de temps au labo pour effectuer les tests balistiques, répondit Hud, tout en songeant à la réaction d’Angus.
— Je peux être très persuasive lorsque la situation l’exige, répliqua Liza avec un sourire. C’est le seul avantage d’être une femme dans la police.
Il se mit à rire. Liza était adorable avec ses boucles noires, ses grands yeux verts et ses taches de rousseur.
— Appelez-moi dès que vous aurez les résultats.
— Bien sûr. Je laisse le .38 dans le coffre. Je passerai le prendre demain matin.
— Une chose encore. Avant de terminer votre service, pourriez-vous recueillir les empreintes des principaux suspects ?
Elle sourit.
— Donnez-moi leur liste.
S’emparant d’une feuille, il griffonna à la hâte les noms de Jordan Cardwell, Clay Cardwell, Angus Cardwell, Stacy Cardwell, Harlan Cardwell. Il n’ajouta pas celui de Dana, sachant qu’il pouvait l’obtenir par lui-même.
Elle prit le feuillet et le parcourut en hochant la tête.
— Ce sont tous des Cardwell…
Il regretta alors de ne pas avoir écrit le nom de Dana.
Liza se dirigea vers la porte.
— Oh ! j’allais oublier ! J’ai trouvé une carte dans le sac poubelle contenant la boîte de chocolats quand je l’ai apporté au labo, ce matin. Je l’ai mise sur votre bureau. Et je vous ai également laissé le fax des compagnies aériennes vous donnant la liste des passagers sur différents vols que vous leur aviez réclamée.
— Merci.
Hud entra dans la pièce voisine pour prendre connaissance du fax. En le parcourant des yeux, son cœur s’accéléra dans sa poitrine.
Jordan Cardwell était arrivé la veille dans le Montana et non le jour même comme il l’avait prétendu. Il avait atterri en début de matinée. Lorsqu’il avait appelé sa sœur pour l’avertir de sa venue, il était sans doute déjà dans le canyon. Peut-être même au ranch.
Hud s’intéressa ensuite à la carte d’anniversaire que Liza avait récupérée. Pourquoi Dana l’avait-elle jetée à la poubelle ? Comme il l’ouvrait, il découvrit le nom de Stacy. Et son cœur s’arrêta de battre.
Il reconnaissait le tracé sinueux du graphisme, l’irrégularité des lettres, la fermeture de certains caractères… Rapidement, il sortit la lettre anonyme qu’il avait reçue en Californie. Les deux écritures correspondaient.
Ainsi, c’était Stacy qui avait voulu qu’il revienne…
*
Jordan avait dû entendre la voiture de Dana approcher car les lumières s’éteignirent à l’étage, et quand elle sortit de son véhicule, elle vit son frère se précipiter dans le salon.
Lorsqu’elle entra dans la maison, il était assis devant la cheminée, un verre à la main.
— Enfin ! lança-t-il. Je croyais que tu finissais ton travail à 18 heures ?
— Cela ne te regarde en rien mais j’ai dû passer chez quelqu’un en revenant. D’ailleurs, Stacy m’a dit que tu avais fixé la réunion de famille à 19 heures, ajouta-t-elle en retirant son manteau. N’es-tu pas un peu en avance ?
— J’avais envie de bavarder en tête à tête avec toi avant l’arrivée des autres.
Il tentait de lui faire croire qu’il était resté à l’attendre dans son fauteuil… alors qu’il avait passé son temps à fouiner à l’étage. Dana avait toujours su que Jordan était un menteur et qu’il avait beaucoup d’autres défauts, mais elle commençait à se demander s’il n’était pas également un meurtrier.
— Bavarder avec moi ? répéta-t-elle, incapable de dissimuler son sarcasme. Et de quoi voulais-tu m’entretenir ? De ce que tu faisais dans la chambre de maman, peut-être ?
Comprenant qu’il avait été découvert, il serra les mâchoires sans répondre et elle poursuivit, refusant d’entendre la petite voix qui lui conseillait d’être prudente :
— Alors je vais te le dire, Jordan. Tu cherchais son testament. Celui dont tu refuses de reconnaître l’existence et que j’aurais soi-disant inventé de toutes pièces pour retarder la vente du ranch.
— J’en suis toujours persuadé.
A ces mots, elle sentit sa colère croître d’un cran.
— Tu es tellement prêt à tout pour toucher de l’argent que je me demande même si tu n’es pas l’auteur de la sordide mise en scène d’hier soir en haut de la colline. Ou plutôt du guet-apens.
Jordan la dévisagea d’un air éberlué.
— De quoi parles-tu ?
— Quelqu’un a tenté de m’attirer près du vieux puits, à la nuit tombée. Pour me faire la peau. Ou pour me pousser à fuir le ranch, ce qui te donnerait le champ libre pour fouiller la maison. Hud a failli être tué.
— Je ne comprends pas un mot de ce que tu me racontes. Je ne suis arrivé qu’aujourd’hui, l’as-tu déjà oublié ?
— Et si c’était un autre de tes mensonges ?
Jordan vida son verre d’un trait, le posa violemment sur la table et se leva d’un bond.
— J’en ai assez ! cria-t-il en la saisissant avec brutalité par les épaules. Que cela te plaise ou non, le domaine va être vendu. Alors tu vas cesser d’utiliser tous les recours juridiques imaginables pour retarder l’inéluctable, compris ?
Elle tenta de se libérer mais il poursuivit :
— Il n’y a pas de testament. Ou s’il existe, tu ne peux pas le produire. Tu n’as donc pas le choix, Dana. Soit tu arrêtes très vite de me mettre des bâtons dans les roues, soit tu vas finir par regretter d’être née, espèce de…
La porte d’entrée claqua, interrompant la fin de sa phrase. Jordan lâcha Dana et se tourna vers Stacy qui demanda :
— Que se passe-t-il ?
— Rien, répliqua-t-il d’un ton maussade. Nous vous attendions. Où est Clay, d’ailleurs ? Et qu’apportes-tu ?
Dana n’aurait jamais cru qu’elle serait un jour soulagée de voir sa sœur. Elle fut également surprise de sa réaction. Stacy ne s’était jamais opposée à Jordan mais, à présent, elle était manifestement en colère contre lui. A cause de la scène dont elle venait d’être témoin ?
Encore secouée par la violence de Jordan, Dana prit le moule des mains de Stacy pour le regretter instantanément.
Il s’agissait d’un gâteau fait maison sur lequel était écrit : « Bon anniversaire, Dana ! ». Stacy s’était-elle lancée dans la pâtisserie ?
Dana eut beau s’interdire d’en être touchée, elle le fut pourtant. Puis elle entendit une autre voiture arriver.
— C’est sans doute Clay, dit Stacy en regardant Jordan.
Il passa devant ses sœurs pour aller ouvrir la porte.
Stacy retira ses gants et son manteau tout en promenant les yeux sur le salon comme si elle ne l’avait pas vu depuis longtemps. C’était effectivement le cas et Dana eut l’impression que sa sœur éprouvait une certaine nostalgie à se retrouver là.
— J’aurais préféré que tu t’abstiennes de ce genre de chose, reprit Dana en désignant le fondant au chocolat.
— Ce n’est rien, répondit Stacy en baissant la tête.
Dana l’observa un moment, se demandant si elle essayait ainsi de s’attirer ses bonnes grâces pour pouvoir ensuite la pousser à accepter la mise en vente de la propriété. Plus elle y pensait, plus Dana était certaine que le gâteau était une idée de Jordan.
Jordan revint, Clay sur les talons.
— Bonjour, Dana, dit Clay.
Il parut hésiter à l’embrasser avant d’y renoncer. Il semblait ne pas savoir où mettre ses grandes mains et finit par les enfoncer dans ses poches.
— Et bon anniversaire.
Faisait-il partie du complot ? Cela dit, il avait l’air de s’être brutalement rappelé ses trente et un ans en voyant le fondant.
— Bonsoir, Clay.
Grand et maigre, son cadet était le type même de l’homme dégingandé. Avec ses cheveux coupés très court, presque à ras, son jean et son T-shirt, il était beau et séduisant.
Jordan le considéra avec mépris. Il avait toujours pris Clay pour un faible.
Stacy sortit le service en porcelaine de leur mère et admira un instant les assiettes avant de les poser sur la nappe. Mais peut-être s’interrogeait-elle seulement sur leur valeur marchande, songea Dana.
Mary aurait dû être ici, pensa-t-elle en les regardant s’installer autour de la table. Jordan s’assit à la place que leur mère occupait autrefois. Manifestement, il se considérait à présent comme le chef de famille.
Comme Stacy s’emparait du gâteau pour le couper en quatre, Dana remarqua que ses mains tremblaient. Elle servit chacun avant de demander :
— Pour respecter la tradition, nous pourrions chanter…
— Non, non, la coupa Dana. Cela ira comme ça.
Stacy eut l’air blessée mais poursuivit :
— J’espère qu’il est bon, je n’en confectionne pas souvent.
— Il est délicieux, assura Dana, touchée malgré elle par l’attention de sa sœur.
Entre deux bouchées, elle observait son frère aîné. Qu’aurait-il fait si Stacy n’était pas arrivée ?
Jordan finit rapidement sa part et lança :
— Pouvons-nous maintenant passer aux choses sérieuses ?
Stacy le regarda avec colère.
— Tu es odieux ! jeta-t-elle en se levant pour porter les assiettes dans l’évier.
— Laisse la vaisselle, je m’en occuperai plus tard ! cria Dana en se mettant à son tour sur pied. Allons dans le salon, ajouta-t-elle.
En file indienne, ils se rendirent dans la salle voisine. Clay s’assit dans un coin, Stacy près de la cheminée. Jordan se dirigea vers le bar et se servit un bourbon.
— Tu nous tues, Dana, dit-il après avoir avalé la moitié de son verre. J’en ai assez de verser des fortunes à mon avocat pour te contrer. Tu sais bien que tu n’as aucune chance et qu’à la fin, tu devras céder. Alors pourquoi t’acharner ?
Dana promena les yeux sur ses frères et sœur.
— Je n’arrive pas à croire que vous soyez du même sang que moi ou maman. Si elle voyait ce que vous mijotez…
— Ne la mêle pas à cette histoire ! rugit Jordan. Si elle voulait que tu hérites seule de ce ranch, elle n’avait qu’à prendre ses dispositions.
— Elle les a prises, ne fais pas semblant de l’ignorer, rétorqua Dana, s’efforçant de ne pas perdre son sang-froid. Avant de rédiger ses dernières volontés, maman a parlé à chacun d’entre vous et vous a expliqué comment vous seriez dédommagés.
— Montre-nous ce document !
— Tu sais bien que je ne le retrouve pas.
— Alors renonce à cette lutte stérile ! Tu ne peux pas l’emporter et tu en es parfaitement consciente. En nous obligeant à solliciter l’avis d’un tribunal, tu ne fais qu’aggraver la situation. Et comme si cela ne suffisait pas, maintenant, nous avons un cadavre sur les bras.
— Le corps de cette malheureuse Ginger gît là depuis dix-sept ans. Il aurait été découvert tôt ou tard.
— Pas si Warren avait comblé le puits comme il était censé le faire ! rugit Jordan.
Dana le regarda avec suspicion.
— Tu lui avais demandé de le boucher ?
— Je lui avais demandé de préparer le domaine à être vendu. Combler le puits était son idée. Comment aurais-je pu deviner qu’il allait y trouver des ossements ?
Vraiment ?
— Il faut cesser de nous disputer, dit Clay.
Jordan leva les yeux au ciel.
— Non, il faut mettre le ranch en vente et espérer que cette enquête sera vite bouclée. En attendant, Dana, tu pourrais te comporter autrement avec le shérif.
A ces mots, Dana eut l’impression de recevoir une gifle.
— Es-tu en train de me suggérer de…
— Ton attitude odieuse nous rend tous suspects.
— Et tu crois que si je me montrais plus aimable envers Hud, tu apparaîtrais moins coupable à ses yeux ?
— Je vous en prie, arrêtez ! cria Stacy, au bord des larmes.
— Quand la propriété sera vendue, je m’en irai, déclara soudain Clay.
Tout le monde se tourna vers lui et il en parut embarrassé.
— On m’a proposé d’acheter un petit théâtre à Los Angeles.
— Tu quitterais le Montana ? lança Dana.
Elle se rendit compte qu’elle ne connaissait pas du tout son jeune frère.
Clay afficha un sourire en coin.
— C’est toi qui adores le Montana, Dana. Pas moi. Je serais parti il y a des années si j’en avais eu la possibilité. Et maintenant que tous les gens en ville parlent de nous comme si nous étions des assassins… Savais-tu qu’un lieutenant de police m’a appelé pour prendre mes empreintes ?
— Cesse de geindre, Clay. Elle me les a demandées à moi aussi.
D’un geste du menton, Stacy fit comprendre qu’elle avait subi le même traitement.
— Qu’espériez-vous ? lança Dana, lasse de les entendre crier au scandale comme s’ils ignoraient la gravité des événements. Les restes d’une femme ont été retrouvés sur notre propriété. Nous la connaissions tous. Elle a brisé le mariage de nos parents…
— Maman l’a peut-être tuée avant de jeter son corps dans le puits, l’interrompit Jordan.
A ces mots, un silence de mort tomba dans la pièce.
— Ne me regarde pas comme ça, Dana, dit-il. Tu sais que maman était capable de tout quand elle avait décidé quelque chose.
— J’en ai assez entendu, déclara Dana en se levant pour gagner la cuisine.
— Comme d’habitude, tu préfères te défiler. C’est plus simple que d’affronter la réalité, sans doute !
Bouillant de colère, elle se tourna pour le dévisager.
— Il me reste un mois à passer ici avant que la justice ne rende sa décision à propos de la vente du domaine et j’ai bien l’intention d’en profiter jusqu’au bout. Et si cela ne vous plaît pas, tant pis pour vous. Je me bats pour sauver le ranch que notre mère aimait. Mais vous vous en moquez, vous ne vous intéressez qu’à l’argent. Votre cupidité est telle que vous êtes prêts à tout pour gonfler votre compte en banque, même à détruire une propriété qui appartient à notre famille depuis des générations.
Jordan voulut protester mais elle l’en empêcha d’un geste.
— Et pour ce qu’il en est de l’enquête, je crois sincèrement que chacun de vous trois aurait pu assassiner cette malheureuse.
Clay et Stacy se récrièrent mais Jordan se contenta de regarder sa sœur avec mépris.
— Tu commets une grave erreur, Dana. J’espère que tu n’auras pas à la regretter ta vie durant.
Tournant les talons, elle se dirigea vers la cuisine, les menaces de Jordan résonnant encore à ses oreilles.
*
Au moment où il s’apprêtait à quitter son bureau, Hud reçut un appel du laboratoire criminel.
— Nous avons trouvé plusieurs séries d’empreintes sur la boîte de chocolats et la poupée, annonça le Dr Cross. J’ai décidé de m’en occuper moi-même puisqu’elles sont liées à votre affaire. Une affaire intéressante, au demeurant.
— Avez-vous vu à qui elles appartenaient ?
— Aucune ne correspond à celles enregistrées dans nos fichiers. Plusieurs apparaissent sur la poupée, toutes différentes. Et une seule sur la boîte de chocolats.
Hud sentit son cœur s’accélérer.
— Une de mes lieutenants vous apportera demain celles des suspects à comparer avec celles que vous avez mises en lumière. Et les chocolats eux-mêmes ?
— Nos analyses n’ont permis de déceler aucune trace de drogue ou de poison. Ce sont de simples truffes.
Soulagé, Hud poussa un soupir.
— Merci d’avoir travaillé si vite, dit-il avant de raccrocher.
Il se rendit compte qu’il avait oublié de demander à Liza un relevé d’empreintes. Celles de Lanny Rankin.
Il décida de les recueillir lui-même dès ce soir.
S’emparant de son téléphone, il se mit en devoir d’appeler tous les bars du coin. Le barman du deuxième lui confirma que Lanny était chez lui.
— Essayez de le retenir, c’est moi qui paie, lui ordonna Hud. J’arrive.
Dana ne fut pas étonnée d’entendre derrière elle des talons claquer sur le carrelage de la cuisine et de reconnaître le parfum de sa sœur. Debout devant l’évier, lui tournant le dos, elle ferma les yeux, se préparant à un nouvel assaut. Manifestement, Jordan et Clay avaient envoyé Stacy en émissaire pour la convaincre de revenir sur sa décision.
— Dana, commença calmement Stacy. J’ai quelque chose à te dire.
Dana avait prévu de lui demander de but en blanc ce qui s’était exactement passé entre Hud et elle, cinq ans plus tôt, mais elle ne se sentait pas d’humeur à entendre la réponse ce soir.
— Tu ne peux pas continuer à m’ignorer, poursuivit Stacy. Je suis quand même ta sœur…
— Ne me le rappelle pas, rétorqua Dana en se tournant enfin vers elle.
Des larmes brillaient dans les yeux de Stacy mais elle se mordait la lèvre pour les retenir, se rendant compte sans doute qu’elles mettraient Dana en colère.
— Je dois t’avouer la vérité, Dana.
— Je te l’ai dit, je ne veux pas l’entendre. Vous perdez votre temps, je ne renoncerai pas, tu peux aller l’annoncer à Jordan.
— Je ne suis pas venue te trouver pour te parler du ranch, répliqua Stacy, étonnée que Dana ait compris autre chose. Mais de Hud.
Dana sentit son visage s’empourprer.
— Alors je préfère encore discuter de la vente du domaine.
Comme elle s’apprêtait à quitter la pièce, sa sœur la retint par le poignet.
— J’ai menti.
Les yeux rivés sur le visage de Stacy, Dana se pétrifia.
Sa sœur hocha lentement la tête, en larmes.
— Je n’ai pas couché avec lui, chuchota-t-elle en regardant derrière elle comme si elle craignait que ses frères puissent l’entendre.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Une nouvelle ruse pour me pousser à vendre ?
Le visage ruisselant de pleurs, Stacy secoua la tête.
— Cela n’a rien à voir avec le ranch. Quel que soit le prix à payer, j’ai décidé de te dire la vérité. Je ne voulais pas le faire.
Dana sentit son cœur s’accélérer dans sa poitrine.
— De quoi parles-tu ? lança-t-elle, se remémorant la certitude de Hud que Stacy n’avait pas agi seule.
Stacy prit son bras.
— Je n’avais pas le choix.
— On a toujours le choix, rétorqua Dana. Que s’est-il passé, cette nuit-là ?
L’air terrifié, Stacy la lâcha et jeta un nouveau coup d’œil inquiet autour elle.
— Ne bouge pas, lui ordonna Dana.
Elle gagna le salon.
— Partez, ordonna-t-elle à ses frères.
Clay se leva aussitôt mais Jordan ne bougea pas.
— Nous n’en avons pas fini, dit-il avec colère. Et je ne m’en irai pas tant que cette histoire ne sera pas réglée. D’une façon ou d’une autre.
— J’ai besoin de m’entretenir avec Stacy, rétorqua Dana, pour qu’il comprenne qu’elle devait mettre à plat les problèmes avec sa sœur avant de renoncer au ranch.
Clay quitta immédiatement la pièce tandis que Jordan se mettait sur pied à contrecœur. Quand Clay ouvrit la porte, il s’immobilisa et Dana comprit pourquoi en voyant la camionnette d’Angus dans la cour.
— Je serai dehors avec papa, dit Jordan en entraînant son frère à l’extérieur.
Que venait faire leur père ici ? se demanda Dana en se hâtant vers la cuisine. Ses frères et sa sœur lui avaient sans doute demandé d’intervenir pour la pousser à vendre le ranch. Les rats !
Elle entendit Jordan discuter avec Angus. Elle avait l’impression qu’ils se disputaient.
A quel sujet ? s’interrogea-t-elle. Elle le saurait bien assez tôt. Mais dans l’immédiat, elle attendait les explications de sa sœur.
Assise devant la table, la tête entre les mains, Stacy leva les yeux vers elle.
— Je suis désolée.
— Ne recommence pas.
Dana ne s’installa pas à côté d’elle, préférant rester debout, les bras croisés, pour s’interdire de trembler. Ou de l’étrangler.
— Raconte-moi tout et cette fois, ne me mens pas.
Stacy fondit en larmes.
— Je t’ai dit que je n’avais pas couché avec Hud, cela ne te suffit-il pas ?
— Non, j’ai besoin de savoir comment il est arrivé dans ton lit. T’a-t-il ramassée au bar ? Ou est-ce toi qui as été le chercher ?
A présent, sa sœur sanglotait.
— C’est moi.
— Comment ?
Hud jurait qu’il n’avait bu qu’une bière. Mais des clients du bar, elle s’en souvenait, avaient déclaré qu’il était ivre mort quand il était parti avec Stacy.
— Je l’ai drogué.
Dana regarda sa sœur d’un air incrédule.
— Tu l’as drogué !
— Je devais le faire ! Et avant que le somnifère ne l’abrutisse complètement, je l’ai traîné jusqu’à ma voiture.
Maintenant, Dana entendait les éclats de voix dans le salon. Les trois hommes avaient sans doute décidé de s’expliquer au chaud, mais elle n’en avait cure. Stacy reconnaissait avoir drogué Hud et l’avoir forcé à monter dans son véhicule.
— Je l’ai emmené chez moi, poursuivit Stacy d’une voix hachée. Je pensais que c’était tout ce que j’avais à faire. Je ne voulais pas briser votre couple, je te le jure. Mais si j’avais refusé…
Elle pleurait de plus belle. Dans la pièce voisine, Angus et Jordan hurlaient, à présent.
Mais Stacy poursuivait son récit.
— J’ignorais qu’une partie du plan consistait à faire croire que nous avions couché ensemble. Je ne l’ai compris que le lendemain, quand tu es entrée dans ma chambre. Je ne cherchais pas à te blesser.
Dana se remémora l’étonnement peint sur le visage de Hud et de Stacy, ce matin-là. A l’époque, elle avait cru que c’était parce qu’elle les prenait la main dans le sac.
— Pourquoi m’en parler maintenant ? Pourquoi ne pas me l’avoir avoué il y a cinq ans au lieu de tout gâcher ?
— Je ne pouvais pas, j’avais trop peur. J’ai toujours peur mais je ne peux plus vivre avec ce poids sur la conscience.
Elle leva les yeux pour les planter dans ceux de sa sœur. Elle ne feignait pas sa terreur ni son angoisse, constata Dana.
— Je me suis détestée d’avoir fait ce que j’ai fait. Ce qui va m’arriver n’a plus d’importance. Je devais te révéler la vérité.
— Que veux-tu dire par « ce qui va m’arriver n’a plus d’importance » ?
Stacy secoua la tête.
— Autrefois, je craignais d’être incarcérée mais l’enfer dans lequel je me débats depuis cinq ans est pire que la prison. Je n’ai pas ta force, je ne les supporte plus.
Les ?
— En prison ? répéta Dana.
En un éclair, elle revit le visage de Stacy ce matin-là. Sa sœur avait alors eu l’air terrifiée. Ou piégée ?
— Es-tu en train d’insinuer que quelqu’un menaçait de t’emprisonner si tu ne droguais pas Hud ?
La porte de la cuisine s’ouvrit et Clay apparut, paniqué, le souffle court.
— C’est papa. Il vient de faire une crise cardiaque !