ÉTAT D'AGITATION

 

 

 

Pierre LaRoque était adossé contre le dôme central. Les bras autour des genoux, il fixait sur le pont un regard vide. Il se demanda, malheureux, si Millie voudrait bien lui faire une piqûre qui produirait de l'effet jusqu'à la sortie de la chromosphère.

Mais hélas, cela n'aurait pas été en accord avec son nouveau rôle de prophète. Il frissonna. Durant toute sa carrière, il ne s'était jamais rendu compte de ce que cela signifiait de n'avoir qu'à commenter les événements, et non à les façonner. C'était une malédiction que le Solaire lui avait lancée, pas une bénédiction.

Il se demanda sombrement si la créature l'avait choisi par caprice ironique... par plaisanterie. Ou avait-elle, de quelque mystérieuse façon, implanté au fond de lui des mots qui surgiraient de sa bouche à son retour sur Terre, pour l'indigner et l'embarrasser ?

À moins que je ne sois simplement censé exprimer mes propres opinions, comme je l'ai toujours fait ? Il se balançait lentement, misérable. Imposer ses idées aux autres par la force de sa personnalité était une chose. S'adresser à eux drapé d'un manteau de prophète en était tout à fait une autre.

Les autres s'étaient rassemblés près du Poste de Commande pour discuter de la prochaine mesure à prendre. Il les entendait parler et il aurait aimé qu'ils s'en aillent. Sans lever les yeux, il sentit qu'ils se retournaient pour le regarder.

LaRoque aurait préféré être mort.

 

« Je dis que nous devrions le supprimer », suggéra Donaldson. Il roulait les r de façon prononcée, maintenant. Jacob, à proximité, déplora cette mode des langages ethniques. « Cet homme causera des problèmes sans fin si on le lâche sur Terre », termina l'ingénieur.

Martine se mordit la lèvre un instant. « Non, ça ne serait pas sage. Mieux vaut demander des instructions à la Terre quand nous aurons regagné Hermès. La Confédération peut décider de l'isoler d'urgence, mais je ne pense pas qu'elle approuverait son élimination radicale.

- Je suis surpris de vous entendre réagir de la sorte à la proposition de Donaldson, dit Jacob. On penserait plutôt que vous auriez été consternée par cette idée. »

Martine haussa les épaules. « Il doit être clair pour tout le monde, à présent, que je représente une faction de l'Assemblée Confédérale. Pierre est mon ami, mais si j'avais le sentiment que mon devoir envers la Terre était de le supprimer, je le ferais moi-même. » Elle arborait une mine sévère.

Jacob n'était pas aussi surpris qu'il aurait pu l'être. Si le chef mécanicien éprouvait le besoin d'afficher la désinvolture pour surmonter le choc de cette dernière heure, beaucoup d'autres avaient renoncé à tout faux-semblant. Martine était disposée à envisager l'inconcevable. Non loin de là, LaRoque n'essayait plus de paraître autre chose qu'effrayé, et se balançait lentement, apparemment oublieux d'eux tous.

Donaldson leva l'index.

« Avez-vous remarqué que le Solaire n'a rien dit sur le message laser ? Ça lui est passé au travers, et il n'a pas eu l'air d'y faire attention. Pourtant, avant, l'autre Fantôme...

- Le jeune.

- Le jeune, lui, avait nettement réagi. »

Jacob se gratta le lobe de l'oreille. « il n'y a pas de fin à ces mystères. Pourquoi la créature adulte a-t-elle toujours évité de se trouver dans l'alignement de nos instruments périphériques ? A-t-elle quelque chose à cacher ? Pourquoi ces gestes menaçants lors des plongées précédentes, alors qu'elle pouvait communiquer depuis que le Dr Martine avait amené son casque-psi à bord, il y a des mois de cela ?

- Peut-être votre laser-P lui a-t-il fourni un élément nécessaire », suggéra un membre de l'équipage, un Oriental du nom de Chen, que Jacob avait rencontré pour la première fois au départ de cette plongée. « Une autre hypothèse serait qu'elle attendait de pouvoir parler à quelqu'un d'un statut convenable. »

Martine renifla.

« C'est la théorie sur laquelle nous travaillions lors de la dernière plongée, et ça n'a pas marché. Bubbacub a simulé un contact et, malgré tous ses talents, Fagin a échoué... oh, vous voulez parler de Pierre... »

Il s'établit un silence à couper au couteau.

«Jacob, je regrette vraiment que nous n'ayons pas trouvé de projecteur, fit Donaldson avec un sourire sarcastique. Ça aurait résolu tous nos problèmes. »

Jacob lui retourna un sourire dénué d'humour. « Le Deus ex machina, chef? Vous savez bien qu'il ne faut pas compter sur des faveurs spéciales de l'Univers.

- Autant nous résigner, dit Martine. Peut-être ne verrons-nous plus jamais de Fantôme adulte. Sur Terre, on était très sceptique sur ces histoires de "formes anthropomorphes". Ils n'ont que la parole d'une vingtaine de sophontes qui les ont vues, plus quelques photos floues. Cela finira peut-être par être mis sur le compte de l'hystérie, malgré mes tests. » Elle baissa les yeux, lugubre.

Jacob avait conscience qu'Hélène deSilva se tenait près de lui. Elle était restée étrangement silencieuse depuis qu'elle les avait convoqués, quelques minutes plus tôt.

« Eh bien, au moins, cette fois, le Projet lui-même n'est pas menacé, dit Jacob. La recherche solonomique peut se poursuivre, ainsi que les études sur les troupeaux de tores. Le Solaire a dit qu'ils ne s'y opposeraient pas.

- Ouais, ajouta Donaldson. Mais lui ?» fit-il en désignant LaRoque.

 

« Nous devons prendre une décision. Nous dérivons vers le bas du troupeau en ce moment. Est-ce que nous remontons et continuons à fureter aux alentours? Peut-être les Solaires diffèrent-ils autant entre eux que les humains. Peut-être celui que nous avons rencontré était-il un grincheux, suggéra Jacob.

- Je n'avais pas pensé à ça, commenta Martine.

- Mettons le Laser Paramétrique sur automatique et ajoutons un passage codé à la bande de communication. On l'émettra en direction du troupeau tout en remontant tranquillement en spirale, en comptant sur la faible chance d'attirer un Solaire adulte plus amical.

- Si c'est le cas, j'espère qu'il ne me flanquera pas la même frousse que le précédent », marmonna Donaldson.

Hélène deSilva se frotta les épaules comme pour réprimer un frisson. « Quelqu'un a-t-il autre chose à ajouter ? Alors je vais conclure la partie de cette discussion pour humains seulement en interdisant toute action précipitée concernant M. LaRoque. Contentez-vous tous de garder les yeux sur lui, par précaution.

» La séance est levée. Réfléchissez à ce que nous pourrons faire par la suite. Que quelqu'un veuille bien demander à Fagin et Culla de nous rejoindre devant les distributeurs dans vingt minutes. C'est tout. »

Jacob sentit une main sur son bras. Hélène était à côté de lui.

« Vous allez bien ? lui demanda-t-il.

- Oui... très bien. » Elle sourit sans grande conviction. « J'ai seulement... Jacob, voulez-vous venir dans mon bureau, s'il vous plaît ?

- Bien sûr, après vous. »

Hélène secoua la tête. Elle enfonça les doigts dans son bras et l'entraîna rapidement vers le renfoncement de la taille d'un placard dans le flanc du dôme, qui faisait office de bureau du commandant. À l'intérieur, elle dégagea un espace sur le minuscule bureau et lui fit signe de s'asseoir. Puis elle ferma la porte et s'y adossa lourdement.

« Oh, mon Dieu, soupira-t-elle.

- Hélène... » Jacob fit un pas en avant, puis s'arrêta. Elle levait vers lui des yeux d'un bleu resplendissant.

« Jacob. » Elle faisait un effort acharné pour rester calme. «Pouvez-vous me promettre de me faire une faveur pendant quelques instants et de ne plus en parler par la suite ? Je ne peux pas vous dire de quoi il s'agit avant que vous n'ayez accepté. » Ses yeux lui lancèrent un appel silencieux.

Jacob n'eut pas besoin de réfléchir. « Bien sûr, Hélène. Vous pouvez me demander n'importe quoi. Mais dites-moi ce que...

- Alors, s'il vous plaît, serrez-moi simplement entre vos bras. » Sa voix s'éteignit dans un cri. Elle se jeta contre sa poitrine, les bras croisés devant elle. Muet de surprise, Jacob l'entoura de ses bras et la serra étroitement.

Lentement, il la berça d'avant en arrière tandis que de violents tremblements la traversaient. « Chchchut... Ce n'est rien... » Il lui murmura des mots absurdes et rassurants. Les cheveux d'Hélène lui caressaient la joue et son odeur paraissait remplir la minuscule pièce. Cela lui montait à la tête.

Pendant un certain temps, ils demeurèrent ainsi en silence. Elle remuait doucement la tête sur son épaule.

Les tremblements s'atténuèrent. Peu à peu son corps se détendit. Il massa d'une main les muscles raidis de son dos et ils se relâchèrent l'un après l'autre.

Jacob se demanda qui des deux faisait une faveur à l'autre. Il ne s'était pas senti aussi apaisé, aussi calme, depuis Ifni savait combien de temps. Il était ému qu'elle lui témoignât autant de confiance.

Plus que cela, il était heureux. Il y avait une petite voix amère au fond de lui qui maugréait en ce moment, mais il ne l'écoutait pas. Ce qu'il était en train de faire lui semblait plus naturel que respirer.

Au bout de quelques instants, Hélène releva la tête. Quand elle parla, sa voix était étranglée.

« Je n'ai jamais eu si peur de toute ma vie, dit-elle. Je veux que vous compreniez que je n'étais pas obligée de faire ça. J'aurais pu rester la Dame de Fer toute ma vie... mais vous étiez là, disponible... Il fallait que je le fasse. Je suis désolée. »

Jacob remarqua qu'Hélène ne faisait aucun effort pour reculer. Il laissa ses bras autour d'elle.

« Pas de problème, dit-il à voix basse. Un jour, plus tard, je vous dirai combien c'était agréable. Ne soyez pas tracassée parce que vous avez eu peur. J'étais pratiquement mort de frousse quand j'ai vu ces lettres. La curiosité et l'engourdissement sont mes mécanismes de défense à moi. Vous avez vu comment les autres réagissaient. Vous aviez davantage de responsabilités, c'est tout. »

Hélène ne répondit pas. Elle leva les mains et les posa sur ses épaules, sans se détacher de lui.

« De toute façon, reprit Jacob en lui lissant les cheveux, vous avez dû être plus effrayée que ça bien des fois, au cours de vos Sauts. »

Hélène se raidit et s'écarta de lui.

« Mr Demwa, vous êtes insupportable ! Vous et vos constantes allusions à mes Sauts ! Croyez-vous que j'aie déjà eu aussi peur que ça ? Quel âge croyez-vous donc que j'ai ? »

Jacob sourit. Elle ne s'était pas suffisamment éloignée pour se dégager de son étreinte. Elle n'était manifestement pas disposée à le faire.

« Ma foi, en termes relatifs... commença-t-il.

- Merde pour la relativité ! J'ai vingt-cinq ans ! Je me suis peut-être promenée dans le ciel plus que vous mais j'ai sacrément moins d'expérience que vous de l'univers réel... et ce que je ressens à l'intérieur n'est pas inscrit dans mon dossier de carrière ! C'est effrayant de devoir être parfaite et forte et responsable de la vie des gens... pour moi, du moins, au contraire de vous, l'ex-héros, le crétin insensible et imperturbable, toujours calme, exactement comme le capitaine Beloc sur le Calypso quand nous avons forcé cette idiotie de blocus à J8 et... et maintenant je vais commettre quelque chose de tout à fait illégal et vous ordonner de m'embrasser, puisque vous ne semblez pas vouloir le faire de vous-même! »

Elle lui jeta un regard de défi. Quand Jacob l'attira contre lui en riant, elle résista un instant. Puis elle glissa ses bras autour de son cou et pressa ses lèvres contre les siennes.

Jacob la sentit confusément trembler de nouveau. Mais cette fois, c'était différent. Difficile de dire à quel point c'était différent, puisqu'il était occupé pour le moment. Et de délicieuse manière.

Soudain, douloureusement, il se rendit compte que cela faisait bien longtemps qu'il... deux très longues années. II chassa cette pensée. Tania était morte, et Hélène était merveilleusement vivante. Il la serra plus fort et répondit à sa passion de la seule façon possible.

 

« Excellente thérapie, docteur, plaisanta-t-elle tandis qu'il essayait de remettre sa chevelure en ordre. Je me sens formidablement bien, mais je dois reconnaître que vous, vous avez l'air de sortir d'une essoreuse.

- Qu'est-ce... euh, qu'est-ce que c'est, une "essoreuse" ? Peu importe, je ne veux pas d'explications de vos anachronismes. Regardez-vous ! Vous êtes fière de vous ! Je me sens comme une barre d'acier qu'on aurait fondue pour la plier en trois !

- Parfaitement. »

Jacob ne parvint pas à réprimer un sourire. «Taisez-vous et un peu de respect pour vos aînés. Combien de temps nous reste-t-il, au fait ?»

Hélène jeta un coup d'œil à sa bague. « À peu près deux minutes. Cette réunion tombe vraiment au mauvais moment. Vous commenciez seulement à devenir intéressant. Qui diable a choisi une heure aussi peu indiquée ?

- Vous.

- Ah, oui. Effectivement. La prochaine fois je vous laisserai au moins une demi-heure, et nous examinerons la question plus en détail. »

Jacob hocha la tête, incertain. Il était parfois difficile de dire dans quelle mesure cette fille plaisantait.

Avant d'ouvrir la porte, Hélène leva la tête gravement et l'embrassa.

« Merci, Jacob. »

Il lui caressa la joue de la main gauche. Elle la pressa brièvement contre son visage. Il ne restait plus rien à dire quand il retira sa main.

Hélène tira le verrou et passa la tête au-dehors. Personne en vue, sauf le pilote. Tous les autres devaient s'être regroupés devant les distributeurs pour la deuxième conférence.

«Allons-y, dit-elle. Je pourrais dévorer un cheval ! »

Jacob frémit. S'il devait devenir plus intime avec Hélène, il valait mieux qu'il se prépare à faire travailler son imagination. Un cheval, en vérité !

Mais il resta quand même légèrement en arrière pour la regarder marcher. C'était tellement fascinant qu'il ne remarqua pas le tore qui passait en tournoyant, les flancs blasonnés de fulgurances stellaires, entouré d'un halo d'un blanc aussi éclatant que le duvet de la gorge d'une colombe.

 

 

 

ÉMISSION SPONTANÉE

 

 

 

Culla était en train de sortir un liquitube du feuillage de Fagin quand ils arrivèrent. Un de ses bras était pris dans les branches feuillues du Kanten. Le Pring tenait un second liquitube dans son autre main.

« Heureux de vous revoir, fit Fagin de sa voix flûtée. Le Pring Culla m'aidait à prendre mon supplément alimentaire. Je crains que, ce faisant, il n'ait négligé le sien.

Pas de problème, Monchieur », dit Culla. Il retira lentement le tube.

Jacob se plaça derrière le Pring pour regarder. C'était une occasion d'en apprendre plus sur le fonctionnement de Fagin. Le Kanten lui avait dit un jour que son espèce n'avait aucun tabou en ce qui concernait la pudeur, il ne verrait donc certainement aucun inconvénient à ce que Jacob regarde par-dessus le bras de Culla pour voir quelle sorte d'orifice utilisait l'extraterrestre semi-végétal.

Il était donc dans cette posture quand soudain Culla extirpa le tube d'une forte saccade. Son coude heurta douloureusement l'arcade sourcilière de Jacob, qui tomba à la renverse.

Culla émit de vigoureux claquements de dents. Les liquitubes tombèrent de ses mains qui pendaient mollement contre ses flancs. Hélène eut du mal à réprimer un éclat de rire. Jacob se releva en hâte. La grimace signifiant: « Je vous revaudrai ça! » qu'il décocha à Hélène la fit seulement tousser plus fort.

« Ce n'est rien, Culla, dit-il. Il n'y a pas de mal. C'est ma faute. Et puis, il me reste un œil valide. » Il résista à l'envie de frotter l'emplacement douloureux.

Culla posa sur lui des yeux brillants. Le claquement cessa.

« Vous êtes fort aimable, Ami Jacob, dit-il enfin. Dans une chituachion client-aîné normale, j'étais le fautif, par mon inadvertanche. Merchi de me pardonner.

-Tut tut, mon ami. » Jacob écarta ces excuses d'un geste. En fait il sentait une vilaine bosse qui commençait à se former. Pourtant, il valait mieux changer de sujet pour éviter de causer à Culla davantage d'embarras.

« En parlant d'yeux de rechange, j'ai lu que votre espèce, et la plupart de celles de Pring, avaient seulement un œil avant que les Pilas n'arrivent et démarrent leur programme génétique.

- Oui, Jacob. Les Pilas nous ont donné deux yeux pour des raisons echthétiques. Dans la Galakchie, la plupart des bipèdes chont pourvus de deux yeux. Ils ne voulaient pas que nous choyons... la risée des autres raches jeunes. »

Jacob fronça les sourcils. Il y avait quelque chose...il savait que Mr Hyde savait déjà de quoi il s'agissait, mais le gardait pour lui, toujours maussade.

Bon sang, c'est mon inconscient! Rien à faire. Oh, bon.

« Mais Culla, j'ai lu aussi que votre espèce était arboricole... et même brachiatile si je me souviens bien... »

« Qu'est-ce que ça veut dire'? » murmura Donaldson à l'adresse de deSilva. « Ça veut dire qu'ils se balançaient de branche en branche, répondit-elle. Maintenant, chut !

Mais s'ils n'avaient qu'un œil, comment vos ancêtres pouvaient-ils y voir assez bien pour ne pas manquer leur but, quand ils voulaient saisir l'autre branche ? »

Avant même d'avoir terminé sa phrase, Jacob éprouva une réelle jubilation. C'était ça, la question que Mr Hyde gardait pour lui! Ainsi, ce petit démon ne pouvait pas bloquer complètement l'intuition inconsciente ! Hélène avait déjà sur lui un effet bénéfique. Il écouta à peine la réponse de Culla.

« Je croyais que vous le chaviez, Ami Jacob. J'ai entendu le commandant deChilva ekchpliquer pendant notre première plongée que j'avais des réchepteurs différents des vôtres. Mes yeux peuvent détecter la phase auchi bien que l'intenchité.

- Oui », fit Jacob, qui commençait à s'amuser. Il devrait surveiller Fagin. Le vieux Kanten l'avertirait s'il abordait un domaine que Culla risquait de juger scabreux.

« Oui, mais la lumière du soleil, surtout dans une forêt, devait forcément être incohérente... à phase aléatoire. Mais les dauphins utilisent un système semblable au vôtre dans leur sonar, observant la phase et tout ça. Mais ils produisent leur propre champ de phase cohérente en émettant des petits cris à intervalles réguliers. »

Jacob fit un pas en arrière, et s'offrit une pause théâtrale. Son pied se posa sur un des liquitubes que Culla avait laissés tomber. Il le ramassa distraitement.

« Donc, si les yeux de vos ancêtres ne faisaient que retenir la phase, rien de tout ça ne pouvait marcher sans une source de lumière cohérente dans votre environnement. » Jacob commençait à s'emballer. « Des lasers naturels ? Vos forêts possèdent-elles une source naturelle de lumière laser ?

- Bon sang, voilà qui serait intéressant! » commenta Donaldson.

Culla acquiesça. « Oui, Jacob. Nous appelons cha les plantes... », ici ses crocs se joignirent en un rythme compliqué, «... Ch'est incroyable que vous ayez pu déduire leur exichtenche à partir de chi peu d'indiches. Je dois vous félichiter. Je vous montrerai une photo de ches plantes à notre retour. »

Jacob aperçut Hélène qui lui souriait d'un air possessif. (Dans sa tête il perçut un grondement lointain. Il l'ignora.) « Oui, j'aimerais la voir, Culla. »

Le liquitube lui poissait la main. Il y avait dans l'air comme une odeur de foin fraîchement coupé.

« Tenez, Culla. » Il lui tendit le tube. « Je crois que vous avez laissé tomber ça. » Puis son bras demeura en suspens. Il fixa le tube un instant, puis éclata de rire.

« Millie, venez ici ! brailla-t-il. Regardez ça! » Il montra le tube au Dr Martine en désignant l'étiquette.

« 3-enzyle d'acétone alpha - 4-solution alcaloïde d'hydroxycoumarine? » Elle parut hésiter un instant puis ouvrit la bouche toute grande. « Mais c'est de la Bellicine ! Ainsi, c'est l'un des suppléments alimentaires de Culla ! Mais alors, comment diable a-t-on pu en retrouver dans la pharmacie de Dwayne ?»

Jacob eut un sourire lugubre. « J'ai bien peur d'être responsable de ce malentendu. J'avais pris par distraction l'une des pilules que Culla ajoutait à sa boisson, à bord du Bradbury. J'étais tellement endormi que je l'ai complètement oublié. Elle devait se trouver dans la poche où j'ai fourré ensuite les échantillons prélevés chez le Dr Kepler. Et le tout est parti pour le labo du Dr Laird.

» C'est par une fantastique coïncidence que l'un des suppléments alimentaires de Culla se trouve être identique à un ancien poison terrestre, mais Bon Dieu, ça m'a fait tourner en bourrique ! Je croyais que Bubbacub en donnait à Kepler pour le déséquilibrer, mais cette théorie ne m'a jamais satisfait. » Il haussa les épaules.

« Eh bien, moi, en tout cas, je suis soulagée que cette affaire soit éclaircie ! dit Martine en riant. Je n'aimais pas ce que certains pensaient de moi! »

C'était une découverte de faible importance. Mais d'une certaine manière, l'éclaircissement de ce petit mystère si agaçant avait modifié l'humeur des personnes présentes. Elles se mirent à discuter avec animation.

Animation qui retomba quand passa Pierre LaRoque, riant tout bas. Le Dr Martine alla lui demander de se joindre à eux, mais le petit homme se contenta de secouer la tête, puis reprit sa marche lente autour du pont.

 

Hélène se tenait à côté de Jacob. Elle effleura la main qui tenait toujours le liquitube.

«En parlant de coïncidences, avez-vous bien examiné la formule du supplément ?» Elle se tut et leva les yeux. Culla s'approcha d'eux et s'inclina.

« Chi vous avez terminé à présent, Jacob. Je vais vous débarracher de ctie tube poicheux.

- Quoi ? Oh, bien sûr. Culla. Tenez. Que disiez-vous, Hélène ? »

Même quand son visage était grave, il était difficile de ne pas être frappé par sa beauté. Quand on « tombe » amoureux, on a beaucoup de mal, au début, à écouter ce que dit la personne aimée.

«.., disais seulement que j'avais noté une coïncidence intéressante quand le Dr Martine a lu cette formule chimique à voix haute. Vous vous rappelez, tout à l'heure, quand nous parlions des lasers à colorants organiques ? Eh bien... »

La voix d'Hélène se perdit. Jacob voyait ses lèvres remuer, mais tout ce qu'il put discerner fut un mot: « ... coumarine... »

Une émeute souterraine avait éclaté. Sa névrose jusque-là canalisée s'était mutinée. Mr Hyde essayait de l'empêcher d'écouter Hélène. En fait, comprit-il tout à coup, sa moitié avait cessé de payer sa dîme habituelle d'intuition depuis qu'Hélène avait laissé entendre, dans leur conversation au bord du pont, qu'elle désirait que ce soit lui qui lui donne les gènes qu'elle emmènerait vers les étoiles quand le Calypso partirait pour un nouveau Saut.

Hyde déteste Hélène ! comprit-il, bouleversé. La première fille qui pourrait commencer à remplacer ce que j'ai perdu (une trépidation, pareille à une migraine, menaçait de lui rompre le crâne), et Hyde la déteste ! (La migraine disparut comme elle était survenue.)

Bien plus, cette partie de son inconscient lui dissimulait des choses. Elle avait vu toutes les pièces du puzzle mais ne les avait pas laissées apparaître en surface. C'était une violation du pacte. C'était intolérable, et il n'arrivait pas à comprendre pourquoi !

« Jacob, est-ce que ça va? » La voix d'Hélène lui parvenait de nouveau. Elle le regardait d'un air intrigué. Par-dessus son épaule, il aperçut Culla, qui les regardait, à côté des distributeurs.

«Hélène, dit-il brusquement. Écoutez, j'ai laissé une petite boîte de pilules près du Poste de Pilotage. C'est pour soigner ces migraines qui me prennent parfois... pourriez-vous aller me les chercher, s'il vous plaît ? » Il porta une main à son front et fit la grimace.

« Mais... oui, bien sûr. » Hélène lui toucha le bras: « Pourquoi ne venez-vous pas avec moi ? Vous pourriez vous étendre. Nous bavarderions...

« Non. » Il la prit par les épaules et la fit doucement pivoter dans la bonne direction. « S'il vous plaît, allez-y. Je vous attends ici. » Il réprima furieusement la panique qui le gagnait devant le temps qu'elle mettait à s'en aller.

« D'accord, je reviens tout de suite », dit Hélène. Quand elle s'éloigna, Jacob poussa un soupir de soulagement. La plupart des personnes présentes avaient leurs lunettes accrochées à leur ceinture, selon le règlement. Le si efficace et compétent commandant deSilva avait laissé les siennes sur sa couchette.

 

Quand elle eut fait une dizaine de mètres, Hélène commença à s'interroger.

Jacob n'a jamais laissé de pilules près du Poste de Pilotage. Je m'en serais rendu compte. Il voulait se débarrasser de moi ! Mais pourquoi ?

Elle tourna la tête. Jacob s'éloignait d'un distributeur, un rouleau aux protéines à la main. Il sourit à Martine et fit un signe de tête à Chen, puis passa devant Fagin pour se rendre sur le pont ouvert. Derrière lui, Culla observait le groupe avec des yeux brillants, près de l'écoutille de la boucle de gravité.

Jacob ne paraissait souffrir d'aucune migraine! Hélène était blessée et perplexe.

Eh bien, s'il voulait m'éloigner, parfait. Je vais faire semblant de chercher ses maudites pilules !

Elle allait repartir quand, soudain, Jacob trébucha sur l'une des racines de Fagin et s'étala sur le pont. Le rouleau aux protéines alla atterrir près du Laser Paramétrique. Avant qu'elle ait pu réagir, Jacob s'était relevé, avec un sourire penaud. Il alla ramasser la boulette nutritive. Il se pencha et son épaule heurta le cylindre du laser.

Une lumière bleue inonda instantanément le pont. Des sonneries d'alarme hululèrent. Hélène se couvrit instinctivement les yeux de son bras et voulut saisir les lunettes à sa ceinture.

Elles n'y étaient pas !

Sa couchette se trouvait à trois mètres. Elle se représentait exactement où elle était, et où elle avait stupidement laissé les lunettes. Elle se retourna et plongea vers elles, se redressant d'un seul mouvement, le bandeau protecteur sur les yeux.

Il y avait des taches lumineuses partout. Le laser, qui n'était plus aligné à la radiale du vaisseau, faisait rebondir son rayon sur la surface intérieure concave de la coque. Le « code de contact » modulé flamboya sur le pont et le dôme.

Des corps se tordaient sur le pont près des distributeurs. Personne ne s'était approché du laser pour l'éteindre. Où étaient Jacob et Donaldson ? Avaient-ils été aveuglés dès le premier instant ?

Plusieurs formes luttaient près de l'écoutille de la boucle de gravité. Dans la lumière clignotante et sépulcrale elle constata qu'il s'agissait de Jacob Demwa et du chef mécanicien... et de Cuita. Ils... Jacob essayait de passer un sac sur la tête de l'extraterrestre !

Elle n'avait pas le temps de réfléchir. Entre intervenir dans la mystérieuse bagarre et éliminer un danger possible pour le vaisseau, Hélène n'avait pas à choisir. Elle courut vers le laser, courbant la tête sous les traînées lumineuses qui s'entrecroisaient, et arracha la prise.

Les clignotements lumineux s'arrêtèrent brusquement, à l'exception d'un seul, qui coïncida avec un cri de douleur et un bruit de chute, du côté de l'écoutille. Les sonneries d'alarme se turent et soudain on n'entendit plus que des gémissements.

« Capitaine, qu'est-ce que c'est? Que se passet-il ? » La voix du pilote retentit sur l'intercom. Hélène s'empara du micro d'une couchette voisine.

« Hughes, dit-elle vivement. Quelle est la situation du vaisseau ?

- Situation inchangée, capitaine. Mais c'est une bonne chose que j'aie eu mes lunettes sur moi ! Que diable s'est-il passé ?

- Le laser-P s'est déréglé. Continuez dans la même direction. Maintenez le vaisseau à petite distance du troupeau. Je vous rappellerai bientôt » Elle lâcha le micro et releva la tête pour crier. « Chen ! Dubrowsky ! Au rapport! » Elle scruta la pénombre autour d'elle.

«Par ici, capitaine!» C'était la voix de Chen. Hélène jura et arracha ses lunettes. Chen était près de l'écoutille, agenouillé à côté d'une forme étendue sur le pont.

« C'est Dubrowsky, dit-il. Il est mort. Grillé par le laser.»

 

Le Dr Martine était blottie derrière le tronc épais de Fagin. Le Kanten siffla doucement quand Hélène se précipita vers eux.

« Vous êtes sains et saufs, tous les deux ? »

Fagin émit une longue note qui ressemblait vaguement à un « Oui » inarticulé. Martine hocha la tête d'une manière saccadée, mais resta cramponnée au tronc de Fagin. Ses lunettes étaient posées de travers. Hélène les lui ôta.

« Venez, docteur. Vous avez des patients. » Elle tira Martine par le bras. « Chen ! Allez dans mon bureau et prenez la trousse de premiers secours ! En quatrième vitesse ! »

Martine fit mine de se relever, puis s'effondra de nouveau en secouant la tête.

Hélène serra les dents et releva l'autre femme d'un seul coup, en la tirant violemment par le bras. Martine se redressa, titubante.

Hélène lui administra une gifle. « Réveillez-vous, docteur ! Vous allez m'aider à secourir ces hommes ou bien je vous jure que je vous ferai avaler vos dents ! » Elle prit Martine par le bras et la conduisit jusqu'à l'endroit où gisaient Donaldson et Jacob Demwa.

Jacob gémit et commença à remuer. Hélène sentit son coeur bondir quand il enleva le bras qui dissimulait son visage. Les brûlures étaient superficielles et elles n'avaient pas touché les yeux. Jacob portait ses lunettes.

Elle tira Martine jusqu'à Donaldson et la fit s'asseoir. Le chef mécanicien était gravement brûlé sur le côté gauche du visage. Le verre gauche de ses lunettes était brisé.

Chen arriva en courant, la trousse à la main.

Le Dr Martine se détourna de Donaldson en frissonnant. Puis elle leva la tête et vit la trousse médicale entre les mains du technicien. Elle lui fit signe de la lui donner.

« Aurez-vous besoin d'aide, docteur ? » demanda Hélène.

Martine étala les instruments sur le pont. Elle secoua la tête sans relever les yeux.

« Non. Taisez-vous. »

Hélène appela Chen. « Allez à la recherche de LaRoque et de Culla. Venez me faire votre rapport quand vous les aurez trouvés. » L'homme s'éloigna au pas de course.

Jacob poussa une nouvelle plainte et tenta de se redresser sur les coudes. Hélène prit une serviette à la fontaine d'eau potable et l'humecta. Elle s'agenouilla près de Jacob et lui souleva les épaules, afin de prendre sa tête sur ses genoux.

Il tressaillit quand elle lava délicatement ses blessures.

«Oh... » gémit-il en portant une main au sommet de son crâne. « J'aurais dû me méfier. Ses ancêtres se balançaient dans les arbres. Il devait donc fatalement avoir une force de chimpanzé. Et il paraît si faible !

- Pouvez-vous me raconter ce qui s'est passé ?» demanda-t-elle d'une voix douce.

Jacob grogna tout en passant une main sous son dos. Il tira à plusieurs reprises sur quelque chose. Enfin il ramena un grand sac - celui qui avait contenu les lunettes. Il le regarda, puis le jeta loin de lui.

« J'ai l'impression qu'on m'a décapé la tête à la sableuse », dit-il. Il se hissa en position assise, ballotta un moment, la tête entre les mains, puis laissa retomber celles-ci.

« Culla ne serait pas, par hasard, étendu inconscient quelque part dans le coin, n'est-ce pas ? J'espérais m'être transformé en brute combattante après qu'il m'eut assommé, mais je suppose que je suis tout bonnement tombé dans les pommes.

- Je ne sais pas où est Culla, dit Hélène. Mais que... ? »

La voix de Chen résonna sur l'intercom.

« Capitaine ? J'ai trouvé LaRoque. Il se trouve aux degrés deux-quarante. 11 va bien. En fait, il ne savait même pas qu'il s'était passé quelque chose ! »

Jacob alla près du Dr Martine et se mit à lui parler sur un ton pressant. Hélène se releva et se rendit à l'intercom, près des distributeurs.

« Avez-vous vu Culla ?

- Non, capitaine, pas la moindre trace. Il doit être du côté pile. » Puis Chen baissa la voix. « J'ai eu l'impression qu'il y avait une bagarre. Savez-vous ce qui s'est passé ?

- Je vous contacterai dès que je saurai quelque chose. En attendant, allez relever Hughes. » Jacob la rejoignit.

« Donaldson s'en tirera, mais ü lui faudra un nouvel œil. Écoutez, Hélène, il faut que je retrouve Culla. Prêtez-moi un de vos hommes, voulez-vous ? Ensuite, vous feriez bien de nous sortir d'ici le plus vite possible. »

Elle pirouetta vivement sur elle-même. « Vous venez de tuer un de mes hommes ! Donaldson est aveuglé, et maintenant vous voudriez que je vous envoie quelqu'un d'autre pour vous aider à tourmenter un peu plus ce pauvre Culla ? Qu'est-ce que c'est que cette folie?

- Je n'ai tué personne, Hélène.

- Je vous ai vu, espèce de crétin maladroit! Vous avez heurté le laser-P et il s'est détraqué ! Et vous aussi ! Pourquoi avez-vous attaqué Culla ?

  Hélène... » Jacob grimaça. Il porta une main à sa tête. « Je n'ai pas le temps de vous expliquer. Il faut partir d'ici. Impossible de prévoir ce qu'il va faire en bas maintenant que nous savons.

- Expliquez-vous d'abord !

- Je... J'ai heurté le laser exprès... Je... »

La combinaison spatiale d'Hélène la moulait si étroitement que Jacob n'aurait jamais pensé qu'elle pouvait détenir le petit pistolet paralysant qui était apparu dans sa main. «Continuez, Jacob, dit-elle d'une voix égale.

- ... Il m'observait. Je savais que si je lui laissais voir que j'avais compris, il nous aveuglerait tous en un instant. Je vous ai éloignée pour vous mettre à l'abri, puis je suis allé chercher le sac. J'ai bousculé le laser pour l'embrouiller... de la lumière laser dans tous les coins...

- Et c'est ainsi que vous avez tué et mutilé mes hommes ! »

Jacob se ressaisit. « Écoutez, espèce de petite idiote! » Il la dominait de toute sa taille. « J'avais baissé la puissance du laser ! Il pouvait aveugler, mais certainement pas brûler !

» À présent, si vous ne me croyez pas, estourbissez-moi ! Ligotez-moi ! Mais faites-nous vite sortir d'ici, avant que Culla ne nous tue tous !

- Culla...

- Ses yeux, bon sang ! La coumarine ! Son "supplément alimentaire" est un colorant utilisé pour les lasers ! C'est lui qui a tué Dubrowsky quand celui-ci a voulu nous aider, Donaldson et moi !

» Cette histoire de plante laser sur sa planète natale était un mensonge ! Les Prings ont leur propre source de lumière cohérente ! C'est lui, depuis le début, qui projetait les Fantômes Solaires "adultes" ! Et... mon Dieu! » Jacob donna un coup de poing dans le vide.

«.., si son projecteur est assez subtil pour produire de faux "Fantômes" à l'intérieur d'un Vaisseau Solaire, il doit être capable d'agir sur les entrées optiques de ces ordinateurs conçus par la Bibliothèque ! C'est lui qui les a programmés de façon à classer LaRoque parmi les Surveillés. Et... et j'étais à côté de lui quand il a programmé l'autodestruction du vaisseau de Jeff ! Il introduisait des ordres tandis que j'admirais les jolies lumières! »

Hélène recula en secouant la tête. Jacob fit un pas vers elle, impressionnant avec sa forte carrure et ses poings serrés, mais sur son visage on ne lisait que le regret.

« Pourquoi Culla était-il toujours le premier à détecter les Fantômes humanoïdes ? Pourquoi n'en a-t-on jamais vu pendant qu'il se trouvait sur Terre avec Kepler ? Pourquoi n'ai-je pas pensé plus tôt aux raisons que pouvait avoir Culla de se soumettre à la lecture rétinienne, au moment de l'enquête !»

Les mots se bousculaient. Le front d'Hélène se plissait sous l'effort qu'elle faisait pour comprendre.

Jacob l'implora des yeux. « Hélène, il faut me croire. »

Elle hésita, puis s'écria: « Oh, merde! » avant de se jeter sur l'intercom.

« Chéri ! Sortez-nous d'ici tout de suite ! Ne vous occupez pas des avertissements habituels de sécurité, mettez simplement la poussée maximale et lancez le compresseur temporel ! Je veux voir du ciel noir dans deux secondes!

- Bien, capitaine », répondit l'homme.

Le vaisseau sursauta violemment quand les champs de compensation furent temporairement neutralisés, et Jacob et Hélène vacillèrent. Le commandant se raccrocha à l'intercom.

« Que tout le monde garde ses lunettes sur les yeux à partir de maintenant. Sanglez-vous tous dans vos couchettes aussi vite que vous le pouvez. Hughes, au rapport, près de l'écoutille, en quatrième vitesse! »

Dehors, les tores commençaient à défiler plus vite. À chaque fois qu'une bête disparaissait à leur vue, sous le pont, ses pourtours s'illuminaient brièvement, comme pour leur dire adieu.

 

«J'aurais dû comprendre, moi aussi, dit Hélène d'une voix consternée. Au lieu de ça, j'ai éteint le laser-P et l'ai probablement aidé à s'échapper. »

Jacob l'embrassa rapidement, mais avec assez de force pour qu'elle en garde les lèvres cuisantes.

« Vous ne saviez pas. J'aurais agi de même, à votre place.»

Elle lui effleura les lèvres et fixa le corps de Dubrowsky, derrière lui. «Vous m'avez éloignée parce que...

- Capitaine, interrompit la voix de Chen. J'ai du mal à désengager le compresseur temporel de l'automatique. Pouvez-vous envoyer Hughes pour m'aider ? Et nous venons également de perdre la liaison maser avec Hermès. »

Jacob haussa les épaules. « D'abord la liaison maser pour nous empêcher de divulguer la nouvelle, puis le compresseur temporel, puis la propulsion, et enfin la stase. Je suppose que la dernière mesure consiste à faire sauter les écrans, si les autres ne suffisent pas. Mais elles le devraient. »

Hélène rouvrit l'intercom. « Négatif, Chen. J'ai besoin de Hughes tout de suite ! Faites ce que vous pouvez tout seul. » Elle coupa la communication. « Je viens avec vous.

- Non, vous ne venez pas », dit-il. Il remit ses lunettes et ramassa le sac. « Si Culla passe à la mesure numéro trois, nous sommes cuits, littéralement. Mais si je peux l'arrêter à mi-chemin, vous êtes la seule qui aurait une chance de nous sortir de là. À présent, donnez-moi ce pistolet, s'il vous plaît, ça pourrait m'être utile. »

Hélène le lui tendit. À ce stade, discuter aurait été ridicule. Jacob avait pris les choses en main. Elle était incapable de penser par elle-même.

Le vibrato tranquille du vaisseau changea de rythme, devint un bourdonnement grave et irrégulier.

Hélène répondit au regard interrogateur de Jacob. « C'est le compresseur temporel. Il a déjà commencé à nous ralentir. Il ne nous reste pas beaucoup de temps, de plus d'une manière. »

 

 

 

PRIS AU PIÈGE

 

 

 

Jacob était tapi contre l'écoutille, prêt à battre en retraite à la vue du grand extraterrestre efflanqué. Jusqu'à présent, tout allait bien. Culla n'était pas allé dans la boucle de gravité.

L'unique voie d'accès au côté pile du vaisseau aurait été un bon endroit pour tendre une embuscade. Mais Jacob n'était pas particulièrement surpris de ne pas y trouver Culla, pour deux raisons.

La première était une raison tactique. L'arme de Culla opérait sur une ligne de mire. La boucle formait des circonvolutions rapprochées, de sorte que les humains pouvaient s'approcher à quelques mètres sans être repérés. Un objet jeté dans la boucle accomplirait une grande partie du trajet sans perdre sa vélocité. Jacob en était certain, à présent. Hughes et lui avaient lancé plusieurs couteaux pris dans la cuisine du vaisseau quand ils étaient entrés dans la boucle. Ils les avaient retrouvés près de la sortie donnant sur le côté pile, dans une flaque d'ammoniaque provenant des liquitubes qu'ils avaient projetés devant eux en s'avançant dans le passage en colimaçon.

Culla aurait pu les attendre derrière la porte, mais il y avait une autre raison qui l'obligeait à laisser ses arrières sans défense. Il n'avait que peu de temps avant que le vaisseau n'atteigne une orbite élevée. Une fois dans l'espace libre, les humains seraient à l'abri des cahots dus aux tempêtes de la chromosphère, et la solide coque réfléchissante du vaisseau pouvait dévier la chaleur du Soleil suffisamment pour les maintenir en vie jusqu'à l'ai-rivée des secours.

Donc, Culla devait en finir rapidement avec eux - et avec lui-même. Jacob était convaincu que le Pring se trouvait près du dispositif d'entrée de l'ordinateur, à quatre-vingt-dix degrés à droite derrière le dôme, et qu'il reprogrammait peu à peu, grâce à ses yeux lasers, les systèmes de sécurité du vaisseau.

Pourquoi agissait-il ainsi, c'était une question qui devrait attendre.

Hughes ramassa les couteaux. Avec le sac, quelques liquitubes, et le petit paralyseur d'Hélène, ils constituaient tout leur arsenal.

Selon la manière classique, pour éviter que tous ne périssent, l'un des deux hommes devait se sacrifier afin que l'autre puisse liquider Culla.

Hughes et lui pouvaient calculer soigneusement leur approche, de manière à surprendre Culla au même moment, de deux directions différentes. Ou bien l'un d'eux pouvait se mettre devant et l'autre pointer le paralyseur par-dessus son épaule.

Mais aucun de ces plans ne marcherait. Leur adversaire pouvait littéralement tuer un homme rien qu'en le regardant. Contrairement aux projections de prétendus Fantômes « adultes », émises de façon continue, les éclairs meurtriers lancés par Culla étaient des décharges. Jacob aurait aimé se rappeler combien il en avait tiré durant le combat... ou à quelle fréquence. Ça n'avait probablement pas d'importance. Culla avait deux yeux, et deux ennemis. Une décharge pour chacun suffirait sans doute.

Bien pis, ils ne pouvaient être sûrs que sa capacité à former des images holographiques ne permettrait pas à Culla de les localiser, dès qu'ils poseraient le pied sur le sol, aux reflets sur la paroi. Il ne pouvait probablement pas les blesser avec des reflets, mais c'était une maigre consolation.

S'il n'y avait pas eu cette fichue atténuation, pendant que le rayon rebondissait à l'intérieur du vaisseau, ils auraient pu essayer de neutraliser l'extraterrestre à l'aide du laser-P, en balayant tout le vaisseau tandis que les humains et Fagin s'entasseraient dans la boucle de gravité.

Jacob jura et se demanda ce qu'ils fabriquaient avec le laser. À côté de lui, Hughes murmura quelques mots dans un intercom mural. Il se tourna vers Jacob. « Ils sont prêts ! » dit-il.

Grâce à leurs lunettes, la douleur leur fut épargnée quand le dôme à l'extérieur s'embrasa de lumière. Mais il leur fallut quand même quelques instants pour chasser les larmes et s'adapter à la luminosité.

Le commandant deSilva avait, sans doute avec l'aide du Dr Martine, tiré le laser jusqu'au bord du pont supérieur. Si elle avait bien calculé, le rayon devait frapper la paroi du dôme du côté pile, juste à l'emplacement de l'entrée de l'ordinateur. Malheureusement, la complexité du trajet de A en B, à travers l'étroite brèche sur le bord du pont, impliquait que le rayon ne blesserait sans doute pas Culla.

Mais il l'effraya néanmoins. À l'instant où le rayon apparut, tandis que Jacob fermait les yeux de toutes ses forces, ils entendirent un soudain claquement de dents et des mouvements en provenance de l'extrême droite.

Quand sa vision s'éclaircit, Jacob aperçut un fin réseau de lignes lumineuses suspendues dans l'air. Le passage du rayon laser laissait une trace dans la poussière en suspension. C'était une bonne chose. Cela les aiderait à l'éviter.

« Intercom sur maximum ?» demanda-t-il rapidement.

Hughes leva les pouces.

« Bon, allons-y ! »

Le laser-P émettait au hasard des couleurs dans la bande bleu-vert. Ils espéraient que cela brouillerait les reflets sur la paroi interne.

Il réunit ses jambes et compta: « Un, deux. Partez ! »

Jacob s'élança à découvert et plongea derrière l'une des imposantes machines enregistreuses sur le bord du pont. Il entendit Hughes heurter le sol avec bruit, deux machines plus loin sur sa droite.

Quand il regarda dans sa direction, l'homme fit un signe de la main. « Rien par ici! » chuchota-t-il d'une voix rauque. Jacob observa les alentours à l'aide d'un miroir pris dans la trousse médicale, et tout taché de graisse. Hughes avait un autre miroir, donné par Martine.

Culla n'était pas en vue.

À eux deux, lui et son partenaire pouvaient surveiller environ les trois cinquièmes du pont. L'entrée de l'ordinateur se trouvait de l'autre côté du dôme, là où il était impossible à Hughes de le voir. Jacob devrait faire tout le tour, bondissant d'un appareil à l'autre.

La coque du vaisseau offrait des taches lumineuses, reflets du rayon laser. Les couleurs changeaient sans cesse. À part cela, ils étaient entourés par les miasmes roses et rouges de la chromosphère. Ils avaient dépassé le grand filament quelques minutes auparavant, ainsi que le troupeau de tores, qui était maintenant à une centaine de kilomètres en dessous d'eux.

En dessous, c'était en fait juste au-dessus de la tête de Jacob. La photosphère, avec la Grande Tache en son centre, formait un plafond immense et plat, infini et flamboyant au-dessus de lui, d'où pendaient des spicules, pareils à des stalactites.

Il joignit les jambes et détala, plié en deux et le dos offert à toute attaque éventuelle.

II sauta par-dessus le sillon lumineux tracé par le laser dans les particules de poussière flottante, et plongea derrière la machine suivante. Il sortit vivement le miroir pour inspecter le territoire qui s'offrait maintenant à lui.

Pas de Culla en vue.

Pas de Hughes non plus. Il siffla deux notes brèves, selon le code convenu. La voie est libre. Il entendit une note - la réponse de son compagnon.

La fois d'après, il dut plonger sous le rayon. Pendant toute la durée de ce bref trajet, il eut la chair de poule, s'attendant à tout moment à sentir un éclair lui brûler le flanc.

Il se blottit en trébuchant derrière la machine et s'y cramponna pour garder l'équilibre, la respiration haletante. Ça n'allait pas ! Il n'aurait pas dû être déjà aussi fatigué. Quelque chose clochait.

Jacob déglutit puis se mit à faire glisser le miroir le long du rebord gauche de la machine.

Une douleur lui transperça le bout des doigts et il lâcha le miroir en poussant un cri. Il faillit se fourrer les doigts dans la bouche, mais s'arrêta net, la bouche ouverte sous l'effet de la souffrance.

Machinalement, il entra dans une légère transe destinée à soulager la douleur. Les tisonniers rougis commencèrent à s'éteindre, tandis que ses doigts paraissaient plus lointains. Puis l'influx analgésique cessa. C'était comme des lutteurs tirant chacun à un bout d'une corde. Il ne pouvait avoir qu'une action limitée ; une pression contraire résistait à l'hypnose avec la même force, quelle que fût la puissance de sa concentration.

Encore un tour de Hyde. Eh bien, il n'avait pas le temps de marchander avec lui... quelles que soient ses exigences. Il regarda sa main, à présent que la douleur était tout juste supportable. L'index et l'annulaire étaient sérieusement brûlés. Les autres doigts étaient moins endommagés.

Il parvint à émettre un bref sifflement codé à l'adresse de Hughes. Il était temps de mettre son plan à exécution, le seul plan qui ait une chance véritable de réussir.

Leur seule chance était de rentrer dans l'espace. Le compresseur temporel était bloqué sur automatique - première mesure prise par Culla, après la liaison maser - et le temps subjectif devait être très proche du temps réel qu'il leur faudrait pour quitter la chromosphère.

Puisque attaquer Culla se révélerait certainement vain, le meilleur moyen de retarder le meurtre collectif, et le suicide de Culla, était encore de lui parler.

Jacob inspira plusieurs fois tout en se rencognant contre l'holo-enregistreur, l'ouïe aux aguets. Culla faisait toujours du bruit en se déplaçant. C'était son meilleur espoir contre une attaque ouverte du Pring. Si Culla faisait trop de bruit en terrain découvert, Jacob aurait peut-être une chance de se servir du paralyseur qu'il serrait dans sa main valide. Il était doté d'un large faisceau et il ne serait pas nécessaire de viser avec précision.

« Culla ! hurla-t-il. Ne croyez-vous pas que ça suffit comme ça ? Pourquoi ne sortez-vous pas, maintenant, afin que nous discutions un peu! »

Il écouta. Il y eut un léger bourdonnement, comme si les crocs de Culla grinçaient doucement derrière les épaisses lèvres préhensiles. Durant le combat, en haut, la moitié du problème auquel ils s'étaient affrontés, Donaldson et lui, avait été d'éviter les dents à l'éclatante blancheur.

« Culla ! répéta-t-il. Je sais que c'est stupide de juger un extraterrestre selon des critères qui ne sont pas les siens, mais je vous prenais vraiment pour un ami. Vous nous devez une explication ! Parlez-nous ! Si vous agissez sur ordre de Bubbacub, vous pouvez vous rendre, et je vous jure que nous dirons tous que vous avez opposé une résistance acharnée !»

Le grincement s'accentua. Des pas traînants se firent entendre. Un, deux, trois... mais ce fut tout. Pas assez pour pouvoir le localiser.

 

« Jacob, je chuis désolé. » La voix feutrée de Culla monta de l'autre côté du pont.

« Il faut que vous chachiez, avant que nous ne mourions tous, mais d'abord je vous demande d'éteindre che laser. Cha me fait mal !

- Culla, ma main aussi me fait mal. »

Le Pring prit une voix navrée. « Je chuis tellement, tellement désolé, Jacob. Ch'il vous plaît, comprenezle, vous êtes mon ami. Ch'est en partie pour votre echpèche que je fais chechi.

» Ches crimes chont néchéchaires, Jacob. Je chuis heureux que la mort choit proche, car elle abolira le chouvenir. »

Jacob était ébahi par la sophistique de l'extraterrestre. Il ne s'était pas attendu à ces pleurnicheries prétentieuses de la part de Culla, quels qu'aient été ses motifs. Il s'apprêtait à émettre une réponse quand la voix d'Hélène deSilva résonna sur l'intercom.

 « Jacob ? M'entendez-vous'? La propulsion se détériore. Nous perdons de la vitesse. »

La menace était contenue dans ce qu'elle ne disait pas. Si on n'agissait pas rapidement, ils allaient entamer la longue chute vers la photosphère, une chute dont ils ne reviendraient pas.

Une fois sous l'emprise des cellules de convection, le vaisseau serait attiré vers le bas, vers le noyau stellaire. S'il restait encore quelque chose du vaisseau d'ici là.

« Vous voyez, Jacob, dit Culla, me retarder ne chervirait à rien. Tout est déjà accompli. Je vais rechter pour m'achurer que vous ne puichiez y remédier.

» Mais ch'il vous plaît, parlons juchqu'au bout. Je ne veux pas que nous mourions en ennemis. »

Jacob contempla, au-dehors, l'atmosphère rougeâtre et embrumée du Soleil. Des panaches de gaz enflammé flottaient encore au-dessous du vaisseau (au-dessus, pour lui), mais c'était peut-être une fonction du mouvement des gaz dans cette zone en ce moment. À coup sûr, ils avançaient plus lentement. Peut-être le vaisseau était-il déjà en train de tomber.

«Vous avez été très achtuchieux en découvrant mon talent, et ma chupercherie, Jacob. Vous avez achochié beaucoup d'indiches obchcurs pour trouver la réponche ! Établir un rapport avec le paché de ma rache était un trait de génie !

» Dites-moi, bien que j'aie évité les détecteurs périphériques, avec mes fantômes, n'avez-vous pas été décontenanché par le fait qu'ils apparaichaient parfois du côté tache alors que je me trouvais du côté pile ? »

Jacob essaya de réfléchir. Il sentait contre sa joue le flanc froid du pistolet paralysant. C'était agréable, mais ça ne lui apportait aucune idée. Et il devait consacrer une partie de son attention à sa discussion avec Culla.

«Je n'ai jamais pris la peine d'y penser, Culla. Je suppose que vous vous penchiez et que vous émettiez simplement à travers le champ de suspension du pont transparent. Cela expliquerait pourquoi l'image paraissait déformée. En fait, elle était reflétée obliquement sur la coque. »

Et c'était effectivement un indice valable. Jacob se demanda comment il avait pu lui échapper.

Et cette vive lumière bleue, pendant sa transe profonde, à Baja ! Elle était apparue juste avant qu'il ne s'éveillât et découvrît Culla devant lui ! L'E.T. avait dû prendre un hologramme de lui ! Drôle de façon de faire connaissance, et de ne jamais oublier le visage de quelqu'un !

« Culla, dit-il lentement. Je ne suis pas rancunier ni quoi que ce soit, mais étiez-vous responsable de ma conduite loufoque, à la fin de la dernière plongée ?»

Il y eut un silence. Puis Culla répondit. Son chuintement était de plus en plus accentué.

« Oui, Jacob. Je regrette, mais vous deveniez trop curieux. J'echpérais vous dichcréditer. J'ai échoué.

  Mais comment... ?

- J'ai écouté che que disait le Dr Martine au chujet des effets de la lumière vive chur les humains, Jacob! »

Le Pring hurlait presque. C'était la première fois, à la connaissance de Jacob, que Culla interrompait quelqu'un. « Je les ai ekchpérimentés chur le Dr Kepler pendant des mois ! Puis chur LaRoque et Jeff...enchuite sur vous. J'ai utilisé un faicheau étroit, diffracté. Perchonne ne pouvait le voir, mais il a embrouillé vos penchées !

» Je ne chavais pas che que vous feriez. Mais je chavais que che cherait quelque chose d'embarrachant. Encore une fois, je regrette. Ch'était néchéchaire ! »

 

Ils avaient indiscutablement cessé de monter. Le grand filament qu'ils avaient dépassé seulement quelques minutes plus tôt se dressait au-dessus de la tête de Jacob. De longs serpentins se contorsionnaient, tendus vers le vaisseau comme des doigts avides.

Jacob essayait de trouver une solution, mais un puissant barrage endiguait son imagination. Très bien ! J'abandonne !

Il demanda à sa névrose de lui soumettre ses conditions. Que diable cette maudite chose attendait-elle de lui ?

Il secoua la tête. Il devrait invoquer la clause d'urgence. Hyde devrait sortir et s'intégrer à lui, comme dans l'abominable vieux temps. Comme la fois où il avait traqué LaRoque, sur Mercure, et celle où il avait forcé le Labo Photo. Il s'apprêta à entrer en transe.

«Eh bien, Culla. Dites-moi pourquoi vous avez fait tout ça ! »

Non que cela eût de l'importance. Peut-être Hughes écoutait-il. Peut-être Hélène enregistraitelle. Jacob avait trop à faire pour s'en soucier.

Résistance ! Parmi les coordonnées non linéaires et non orthogonales de la pensée, il tria les sentiments et les gestalts comme au travers d'un tamis. Dans la mesure où les vieux systèmes automatiques fonctionnaient encore, il les mit à l'œuvre.

Lentement, le trompe-l’œil, le camouflage tomba et il fut face à face avec son autre moitié.

Les remparts, impossibles à escalader lors des précédents sièges, étaient encore plus formidables à présent. Les parapets d'argile avaient été remplacés par de la pierre. L'abattis était fait d'aiguilles acérées et minces, de trente kilomètres de long. En haut de la plus haute tour ondulait un drapeau. Sur la banderole on lisait « Loyauté ». Il flottait au-dessus de deux pieux, sur chacun desquels une tête était empalée.

Il reconnut tout de suite l'une des têtes. C'était la sienne. Le sang qui dégoulinait du cou tranché luisait encore. L'expression du visage était celle du remords.

L'autre tête lui donna le frisson. C'était celle d'Hélène. Le visage était raviné et grêlé, et il vit les yeux clignoter faiblement. La tête était encore vivante.

Mais pourquoi ! Pourquoi cette rage contre Hélène ? Et pourquoi ces allusions au suicide... cette réticence à se joindre à lui pour créer ce quasi-übermensch qu'il avait été jadis ?

 

Si Culla décidait d'attaquer maintenant, il serait sans défense. Ses oreilles étaient emplies par les sifflements du vent. Il y eut un rugissement de réacteurs puis le bruit d'une chute... quelqu'un qui l'appelait dans sa chute.

Et, pour la première fois, il put discerner ses mots.

 

«Jake ! Attention à la première marche... !»

 

Était-ce tout? Alors, pourquoi autant d'embarras? Pourquoi tous ces mois passés à essayer d'extirper ce qui se révélait être le dernier trait d'ironie de Tania ?

Bien sûr. Sa névrose lui laissait voir, maintenant que la mort était proche, que cette phrase mystérieuse n'était qu'une fausse piste de plus. Hyde lui cachait autre chose. Et c'était...

La culpabilité.

Il savait qu'il la portait en lui comme un fardeau depuis les événements de l'Aiguille Vanille, mais il ne s'était jamais rendu compte de son poids. Il comprenait à présent tout ce qu'avait de malsain le compromis Jekyll-Hyde dans lequel il vivait. Au lieu de guérir petit à petit du trauma d'une perte douloureuse, il avait emprisonné une entité artificielle, qui avait grandi en se nourrissant de lui et de sa honte d'avoir laissé Tania se tuer... la honte de sa suprême arrogance à lui qui, en ce jour insensé, à trente mille mètres d'altitude, avait cru pouvoir faire deux choses à la fois.

Ce n'avait été qu'une autre forme d'arrogance... la conviction qu'il pouvait passer outre le cycle humain normal de la douleur et de la guérison, de la transcendance, qui était le lot de milliards de ses semblables quand ils subissaient une perte. Ça, et le réconfort du contact avec les autres.

Et maintenant il était pris au piège. La signification de la banderole sur les remparts était claire désormais. Dans sa démence il avait cru expier une partie de sa faute en démontrant sa loyauté à l'égard de celle à qui il avait failli. Pas une loyauté déclarée, mais une loyauté enfouie... une loyauté malsaine basée sur l'introversion... tout en demeurant toujours convaincu qu'il allait bien, puisqu'il avait des maîtresses !

Pas étonnant que Hyde détestât Hélène. Ni qu'il désirât également la mort de Jacob Demwa !

Tania ne t'aurait jamais aimé, lui dit-il. Mais Hyde n'écoutait pas. Il suivait sa propre logique et n'avait que faire de la sienne.

Bon sang, elle aurait aimé Hélène !

Inutile. Le barrage tenait bon. Il ouvrit les yeux.

Le rouge de la chromosphère s'était intensifié. Ils étaient dans le filament, à présent. Un éclair de couleur, qu'il perçut même à travers ses lunettes, lui fit tourner les yeux vers la gauche.

 

C'était un tore. Ils étaient de nouveau au milieu du troupeau.

Sous son regard, d'autres défilèrent, leur pourtour festonné de motifs éclatants. Ils tournoyaient comme des électrons en folie, oublieux du danger représenté par le vaisseau.

« Jacob, vous n'avez rien dit. » La voix monotone et chuintante de Culla s'était fondue à l'arrière-plan. En entendant son nom, Jacob redevint attentif.

« Vous avez chûrement une opinion chur mes motifs. Ne voyez-vous pas qu'il chortira de chechi le plus grand bien... non cheulement pour mon echpèche mais pour la vôtre, et pour vos clients auchi !»

Jacob s'ébroua vigoureusement pour s'éclaircir les idées. Il devait lutter contre la somnolence provoquée par Hyde ! Le seul point positif, c'était que sa main ne lui faisait plus mal.

« Culla, je dois réfléchir un moment à tout cela. Pourrions-nous nous retirer dans un coin tranquille pour discuter'? Je pourrais vous amener de la nourriture et peut-être parviendrons-nous à un accord. »

Il y eut un silence. Puis Culla répondit lentement.

« Vous êtes très achtuchieux, Jacob. Je chuis tenté mais je vois maintenant qu'il est préférable que vous et votre ami rechtiez tranquilles. En fait, je vais m'en achurer. Chi l'un de vous bouge, je le "verrai". »

Hébété, Jacob se demanda ce qu'il y avait de si astucieux à offrir de la nourriture à l'extraterrestre. Pourquoi cette idée lui était-elle subitement venue à l'esprit ?

Ils tombaient de plus en plus vite. Au-dessus d'eux, le troupeau de tores s'étirait jusqu'au mur menaçant de la photosphère. Le plus proche les dépassa en faisant chatoyer ses bleus et ses verts. Les couleurs pâlissaient avec la distance. Les bêtes les plus éloignées ressemblaient à de minuscules et ternes alliances, chacune d'elles en équilibre sur un rayon de lumière verte tremblotante.

Il se fit un mouvement parmi les magnétovores les plus proches. Les uns après les autres, ils s'écartèrent et « descendirent », selon la perspective intervertie de Jacob. Un éclair vert emplit le vaisseau quand le laser d'une queue le balaya. Le fait qu'il ne fût pas détruit signifiait que les écrans automatiques fonctionnaient toujours.

Dehors, une forme voletante passa à toute allure devant Jacob, apparaissant au-dessus de sa tête pour disparaître sous le pont à ses pieds. Puis surgit une autre apparition onduleuse, qui s'attarda un moment près de lui, le corps luisant de couleurs irisées. Puis elle fila vers le haut, hors de sa vue.

Les Fantômes Solaires se rassemblaient. Peut-être la chute du vaisseau avait-elle fini par soulever leur curiosité.

Ils avaient dépassé à présent le gros du troupeau. Il y avait un groupe de magnétovores plus imposants juste au-dessus d'eux, dans leur ligne de descente. De minuscules bergers lumineux dansaient autour de ce groupe. Jacob espéra qu'ils s'écarteraient. Il aurait été absurde d'entraîner d'autres créatures avec eux. La traînée incandescente du Laser Réfrigérant les frôla dangereusement.

Jacob rassembla ses esprits. Il n'y avait rien d'autre à faire. Hughes et lui allaient devoir tenter d'attaquer Culla de front. Il siffla un code, deux brèves et deux longues. Il y eut une pause, puis une réponse. Son compagnon était prêt.

Il attendrait le premier bruit. Ils avaient convenu que, lorsqu'ils seraient assez près, pour avoir la moindre chance de succès, ils devraient attaquer dès qu'un bruit se produirait, avant que Culla n'ait été alerté. Puisque Hughes avait davantage de chemin à faire, il était vraisemblable qu'il serait le premier à bouger.

Il se ramassa sur lui-même et se força à se concentrer uniquement sur l'attaque. Le paralyseur était niché dans la paume mouillée de sueur de sa main gauche. Il ignora les tremblements perturbateurs qui se manifestaient dans un recoin isolé de son esprit.

Un bruit, pareil à celui d'une chute, lui arriva de la droite. Jacob sortit de derrière la machine, en appuyant au même moment sur la détente du paralyseur.

Aucune décharge lumineuse ne l'accueillit. Culla n'était pas là. Et il avait gaspillé une des précieuses charges du paralyseur.

Il s'élança aussi vite qu'il le put. S'il pouvait surprendre l'extraterrestre le dos tourné, pendant qu'il s'occupait de Hughes...

L'éclairage se modifiait. Tandis qu'il courait, la rouge luminosité de la photosphère fut rapidement remplacée par une lueur bleu-vert. Jacob jeta un bref regard au-dessus de lui. La lueur provenait des tores. Les immenses bêtes solaires accouraient par-dessous le vaisseau, et la collision paraissait inévitable.

Des sonneries d'alarme retentirent, et la voix d'Hélène deSilva se fit entendre, sonore, pour une mise en garde. La lueur bleue se fit plus vive, et Jacob plongea par-dessus une trace laissée par le laser-P dans l'air poussiéreux, pour atterrir à deux mètres de Culla.

Juste derrière le Pring, Hughes était agenouillé, levant devant lui des mains sanglantes, ses couteaux éparpillés sur le sol. Il levait vers Culla un regard morne, dans l'attente du coup de grâce.

Jacob brandit le paralyseur au moment où Culla pirouettait, alerté par le bruit. Pendant un instant très bref, Jacob crut que c'était gagné, tandis qu'il appuyait sur la détente.

Puis toute sa main gauche ne fut plus que douleur. Un spasme la secoua, et elle laissa échapper le paralyseur. Un instant, le pont parut vaciller, puis sa vision s'éclaircit et il vit Culla devant lui, les yeux ternes. Les crocs du Pring étaient à présent entièrement découverts, et s'agitaient derrière les « lèvres » préhensiles.

« Je chuis désolé, Jacob » Le chuintement était si fort que Jacob pouvait à peine discerner les mots. « Il faut qu'il en choit ainchi. »

L'E.T. avait l'intention de l'achever à l'aide de ses crocs ! Jacob recula en trébuchant, saisi de peur et de dégoût. Culla le suivit, en faisant lentement claquer ses crocs, au rythme de ses pas.

Une énorme vague de résignation submergea Jacob, le sentiment de sa défaite et de sa mort imminente. Il ralentit sa fuite. Le battement dans sa tête ne signifiait presque rien d'autre que l'imminence de sa fin.

« Non! » hurla-t-il d'une voix rauque. Il se rua en avant, tête baissée, sur Culla.

À cet instant la voix d'Hélène résonna de nouveau et le bleu recouvrit tout. Il y eut un vrombissement lointain, puis une force irrésistible les souleva du sol, les projetant en l'air, au-dessus du pont animé d'une violente secousse.