L'établi était nu; chacun des outils qui l'encombraient habituellement pendait, inutile, à son crochet sur le mur. Les outils étaient propres. Le dessus éraflé et troué de l'établi brillait sous une couche de cire fraîche.
Le tas d'instruments en partie démontés que Jacob avait repoussés gisaient sur le sol, accusateurs - autant que le chef-mécanicien, qui, désœuvré, l'avait observé d'un air soupçonneux quand il s'était approprié l'établi. Jacob ne s'en souciait pas. Malgré, ou peut-être à cause du fiasco à bord du Vaisseau Solaire, personne n'avait objecté quand il avait décidé de poursuivre ses recherches personnelles. L'établi spacieux lui convenait parfaitement, et nul ne s'en servait pour le moment. De plus, il y avait ainsi moins de possibilités que Millie Martine ne le découvre.
Dans une abside de l'immense Caverne des Vaisseaux Solaires, Jacob apercevait une tranche du gigantesque vaisseau argenté, que la paroi rocheuse ne lui dissimulait qu'en partie. Loin au-dessus de lui, la courbe du mur se perdait dans une brume de condensation.
Il était assis sur un haut tabouret face à l'établi. Jacob traça des tableaux sur deux feuilles de papier et les posa sur la table. Les feuillets roses portaient chacun une question à laquelle il fallait répondre par oui ou par non, et qui représentaient deux réalités morphologiques possibles.
Sur celui de gauche on lisait: B. A RAISON AU SUJET DES FANTÔMES, OUI (I) /NON (II).
L'autre feuillet était encore plus pénible à regarder: J'AI CRAQUÉ, OUI (III) /NON (IV).
Jacob ne pouvait laisser personne influencer son jugement sur ces questions. C'est pourquoi il avait évité Martine et les autres depuis le retour sur Mercure. À part une visite de politesse au Dr Kepler, en convalescence, il s'était transformé en ermite.
La question de gauche concernait le travail de Jacob, bien qu'il ne pût exclure un lien avec la question de droite.
La question de droite était difficile. Il lui faudrait mettre toute émotion de côté s'il voulait arriver à la réponse correcte.
Il plaça une feuille portant le chiffre romain I juste en dessous de la question de gauche, prenant pour option que l'histoire de Bubbacub était exacte.
CASE I: HISTOIRE DE B. VRAIE.
L'hypothèse était plausible. D'abord, il y avait une logique irréfutable dans les explications du Pil sur le comportement du Fantôme Solaire. On savait depuis le début que ces créatures utilisaient un pouvoir psi quelconque. Les apparitions anthropomorphes menaçantes impliquaient une connaissance de l'homme, et une certaine animosité. C'était « seulement » un chimpanzé qui avait été tué, et seul Bubbacub pouvait communiquer avec les Solaires. Tout cela concordait avec l'histoire de LaRoque - celle que les créatures étaient censées avoir implantée dans son esprit.
L'exploit le plus impressionnant de Bubbacub, qui s'était déroulé à bord du vaisseau pendant que Jacob était inconscient, était son utilisation de la relique lethani. C'était la preuve que Bubbacub était bien en contact avec les Fantômes.
Mettre un Fantôme en fuite à l'aide d'une décharge de lumière paraissait plausible (encore que Jacob se demandât comment un être flottant dans la chromosphère étincelante pouvait détecter quoi que ce soit provenant de l'intérieur obscur d'un Vaisseau Solaire), mais la dispersion de tout le troupeau de magnétovores et des bergers suggérait que le Pil avait dû recourir à une force puissante (psi ? ).
Chacun de ces éléments devrait être réexaminé au cours de l'analyse morphologique. Mais à première vue, Jacob devait reconnaître que la case I paraissait juste.
La II était un vrai casse-tête, car elle présentait la proposition contraire.
CASE II: HISTOIRE DE B. FAUSSE -(II A) IL SE TROMPE / (Il B) IL MENT.
La Il A n'inspirait aucune idée à Jacob. Bubbacub semblait trop sûr de lui, trop confiant. Bien sûr, il se pouvait qu'il eût été trompé par les Fantômes eux-mêmes... Jacob griffonna une note en ce sens et la mit en Il A. C'était en réalité une possibilité très importante, mais Jacob ne voyait aucun moyen de la prouver ou de la réfuter, sinon en effectuant de nouvelles plongées. Et la situation politique rendait la chose impossible.
Bubbacub, soutenu par Martine, avait affirmé qu'une nouvelle expédition serait dénuée de sens et probablement fatale, sans lui et sa relique lethani. Assez bizarrement, le Dr Kepler n'avait pas opposé de résistance. En fait, c'était sur son ordre que le vaisseau avait été mis en cale sèche, la maintenance habituelle suspendue, et même la synthèse des données arrêtée pendant qu'il conférait avec la Terre.
Les motivations de Kepler intriguaient Jacob. Pendant plusieurs minutes, il fixa une feuille qui disait: QUESTION SECONDAIRE – KEPLER ? Finalement il la jeta sur la pile d'outils. Jacob était déçu par l'individu. Il se tourna vers la feuille II B.
Il était effroyable de penser que Bubbacub mentait. Jacob ne pouvait plus simuler l'affection envers le petit conservateur de la Bibliothèque Annexe. Cela le rendait partial. Il avait envie que la II B soit vraie.
Bubbacub possédait assurément un motif pour mentir. L'incapacité de la Bibliothèque à fournir des références sur les formes de vie solaires l'avait plongé dans l'embarras. Le Pil n'appréciait pas non plus qu'une race « louveteau » se livre à des recherches totalement indépendantes. Ces deux problèmes seraient éliminés si le Projet Plongée Solaire était abandonné dans des circonstances qui mettraient en valeur la supériorité de la science ancienne.
Mais l'hypothèse d'un mensonge de Bubbacub entraînait une ribambelle de problèmes. D'abord, dans quelle mesure mentait-il ? Manifestement, le coup de la relique était authentique. Mais où pouvait-on placer la limite ?
Et si Bubbacub mentait, il fallait qu'il fût sacrément sûr de ne pas se faire prendre. Les Instituts Galactiques, et surtout la Bibliothèque, s'appuyaient sur leur réputation de totale honnêteté. Si Bubbacub était découvert, on le ferait frire tout vivant.
La case II B était substantielle. Cela paraissait sans espoir mais, d'une manière ou d'une autre, Jacob devrait prouver la véracité de la II B, sinon c'en était fait du Projet Plongée Solaire.
Ce serait compliqué. Toute théorie impliquant que Bubbacub mentait devrait expliquer la mort de Jeffrey, la situation et le comportement anormaux de LaRoque, l'attitude menaçante du Fantôme Solaire...
Jacob gribouilla une note et la jeta sur la feuille II B.
ADDITIF: DEUX TYPES DE FANTÔMES SOLAIRES? Il se rappela que personne n'avait jamais réellement vu un Fantôme « normal » se transformer en la variété semi-transparente qui se livrait à la pantomime intimidante.
Une autre pensée lui vint.
ADDITIF: THÉORIE DE CULLA SELON LAQUELLE LES POUVOIRS PSI DES SOLAIRES EXPLIQUENT NON SEULEMENT COMPORTEMENT LR MAIS AUSSI AUTRES COMPORTEMENTS ANORMAUX.
En écrivant cela, Jacob pensait à Martine et à Kepler. Mais après réflexion, il recopia soigneusement cette note et jeta le deuxième exemplaire sur la feuille intitulée J'AI CRAQUÉ - NON (IV).
Affronter la question portant sur sa propre santé mentale demandait du courage. Méthodiquement il apposa la proposition selon laquelle quelque chose clochait, sous la feuille III. 1. «LUMIÈRE» AVEUGLANTE À BAJA. La transe dans laquelle il était entré avant la réunion au Centre d'Information avait été sa dernière transe profonde. Il en était sorti à cause d'une espèce d'artefact psychologique - un « bleu » qui avait transpercé son état hypnotique comme un projecteur. Mais quel qu'eût été l'avertissement envoyé par son subconscient, il avait été interrompu par l'arrivée de Culla.
2. USAGE INCONTRÔLÉ DE MR HYDE. Jacob savait que la division de son esprit en deux parties, l'une normale, l'autre anormale, était au mieux une solution temporaire à un problème de long terme. Quelques centaines d'années auparavant, on aurait posé un diagnostic de schizophrénie, dans un cas comme le sien. Mais l'hypnose était censée permettre à ses moitiés de se réunir paisiblement sous la direction de sa personnalité dominante. Sa moitié brutale ne devait logiquement faire surface ou prendre les commandes qu'en cas de nécessité... quand Jacob devait redevenir le touche-à-tout dur, froid et suprêmement confiant en lui qu'il avait été jadis.
Avant cela, Jacob n'avait éprouvé aucune inquiétude, pas même de l'embarras, devant les exploits de son double. Par exemple, il était assez logique de chaparder des échantillons de la pharmacie du Dr Kepler, à bord du Bradbury, étant donné ce qu'il avait pu constater, bien que d'autres moyens eussent été préférables pour parvenir aux mêmes fins.
Mais certaines des choses qu'il avait dites au Dr Martine à bord du Vaisseau Solaire... elles impliquaient une suspicion profondément ancrée dans son subconscient, ou bien de graves problèmes intérieurs.
3. CONDUITE À BORD DU VAISSEAU: TENTATIVE SUICIDE ? Cette phrase lui fit moins de mal qu'il ne l'avait pensé, quand il l'écrivit. L'épisode déconcertait Jacob. Mais, étrangement, il en éprouvait plus de colère que de honte, comme si quelqu'un d'autre l'avait tourné en ridicule.
Bien sûr, cela pouvait signifier n'importe quoi, y compris l'autojustification frénétique, mais il n'avait pas cette impression. Quand il sondait ce raisonnement, Jacob ne ressentait aucune résistance intérieure. Seulement la négation.
Le numéro trois pouvait traduire un délabrement mental généralisé. Ou bien ce pouvait être un cas isolé de désorientation, comme l’avait diagnostiqué le Dr Martine (qui depuis leur retour le traquait dans toute la base pour le convaincre d'entreprendre une thérapie). Ou bien cela avait pu être déclenché par quelque chose d'extérieur, comme il l'avait déjà envisagé.
Jacob se recula de l'établi. Cela prendrait du temps. La seule façon d'arriver à quelque chose, c'était de faire de fréquentes pauses et de laisser les idées remonter de son inconscient, ce même inconscient qu'il était en train de fouiller.
Ou plutôt, ce n'était pas la seule façon, mais jusqu'à ce qu'il ait résolu la question de sa propre santé mentale, il s'en tiendrait à celle-ci.
Jacob recula et entama une série de gestes lents selon la technique de relaxation connue sous le nom de tai-chi-chuan. Les vertèbres de son dos craquaient, à cause de la position inconfortable qu'il avait occupée sur le tabouret. Il s'étira et laissa l'énergie revenir lentement dans les parties de son corps qui s'étaient endormies.
Le léger gilet qu'il portait lui entravait les épaules. Il arrêta les mouvements et l'ôta.
Il y avait un porte-manteau près du bureau du chef mécanicien, au fond de l'atelier, près de la fontaine à eau. Jacob se dirigea vers lui, légèrement, sur la pointe des pieds, alerte et revigoré par le tai-chi.
Le chef mécanicien hocha la tête en bougonnant quand Jacob passa près de lui ; l'homme était visiblement mécontent. Il était assis à son bureau, dans la pièce aux murs couverts de mousse de caoutchouc, arborant une expression que Jacob avait rencontrée maintes fois depuis son retour, particulièrement chez les techniciens de bas échelon. Ce souvenir creva la bulle qui entourait Jacob.
En se penchant sur la fontaine, Jacob entendit un bruit métallique. Il leva la tête quand le bruit se répéta : cela provenait du vaisseau. D'où il était, il voyait la moitié de l'appareil. Quand il tourna le coin de la paroi, le reste lui apparut.
Lentement, la porte triangulaire du vaisseau descendit. Culla et Bubbacub attendaient en bas, tenant à eux deux un long engin cylindrique. Jacob se tapit derrière le mur. Que fabriquaient ces deux-là ?
Il entendit la passerelle se déplier, puis le Pil et le Pring hissant la machine à bord du vaisseau.
Jacob s'adossa à la paroi rocheuse et secoua la tête. C'en était trop. Un mystère de plus, et il craquerait pour de bon... enfin, s'il ne l'avait pas déjà fait.
Un bruit de compresseur, ou d'aspirateur, se fit entendre à l'intérieur du vaisseau. Des bruits de ferraille et quelques jurons couines en pil suggéraient qu'ils traînaient la machine à travers tout le vaisseau.
Jacob céda à la tentation. Bubbacub et Culla étaient à l'intérieur du vaisseau, et il n'y avait personne d'autre en vue.
En tout cas, si on le surprenait en train d'espionner, il n'y perdrait que ce qui lui restait de réputation.
Il gravit la passerelle élastique en quelques bonds puissants. En haut de la rampe, il s'aplatit au sol et regarda au-dedans.
La machine était bel et bien un aspirateur. Bubbacub le tirait, tournant le dos à Jacob, tandis que Culla manipulait la tête de succion longue et rigide au bout du tube flexible. Le Pring secouait lentement la tête, en claquant légèrement des dents. Bubbacub lança une série de brefs jappements à l'adresse de son client et le claquement s'amplifia, mais Culla s'activa.
C'était extrêmement bizarre et troublant. Culla, à ce qu'il semblait, passait à l'aspirateur l'espace compris entre le pont et la paroi incurvée du vaisseau! Mais il n'y avait rien à cet endroit, sinon les champs de force qui maintenaient le pont en place !
Culla et Bubbacub disparurent derrière le dôme central. D'un instant à l'autre, ils allaient resurgir de l'autre côté, face à lui cette fois. Jacob se laissa glisser de quelques dizaines de centimètres sur la rampe, puis descendit le reste normalement. Il regagna l'abside et se réinstalla sur le tabouret devant les bouts de papier.
Si seulement il avait eu le temps ! Si le dôme central avait été plus grand, ou si Bubbacub avait travaillé plus lentement, il aurait peut-être trouvé un moyen pour s'introduire dans l'espace du champ de force et prélever un échantillon de ce qu'ils ramassaient - quoi que ce fût. Jacob frémit à cette pensée, mais cela aurait valu la peine d'essayer.
Ou même, une photo de Bubbacub et Culla en pleine action ! Mais où se procurer un appareil, dans les quelques minutes qui restaient ?
Impossible de prouver que Bubbacub préparait un mauvais coup, mais Jacob décida que la théorie Il B avait reçu un sacré coup de pouce. Sur un morceau de papier, il écrivit: POUSSIÈRE OU QUOI QUE CE SOIT DE B... HALLUCINOGÈNE DIFFUSÉ À L'INTÉRIEUR DU VAISSEAU? Il le lança sur la pile II B, puis se rua vers le bureau du chef mécanicien.
L'homme grommela quand Jacob lui demanda de venir avec lui. Il proclama qu'il devait rester près du téléphone et dit qu'il ne voyait pas où on pourrait trouver un appareil photo de type courant. Jacob pensa qu'il mentait, mais il n'avait pas le temps de discuter. Il devait trouver un téléphone.
II y en avait un sur le mur non loin de l'endroit d'où il avait observé Culla et Bubbacub. Mais en décrochant le combiné, il se demanda qui il pouvait appeler, et ce qu'il pouvait lui dire.
Allô, docteur Kepler ? C'est moi, Jacob Demwa, vous vous souvenez? Le type qui a tenté de se tuer sur un de vos Vaisseaux Solaires? Ouais... Eh bien je voudrais que vous veniez ici, et que vous regardiez le Pil Bubbacub faire son nettoyage de printemps...
Non, ça n'allait pas. D'ici que quelqu'un descende, Culla et Bubbacub seraient partis, et son appel s'ajouterait à la liste de ses extravagances publiques.
Cette dernière pensée frappa Jacob.
Se peut-il que j'aie tout imaginé ? On n'entendait plus l'aspirateur à présent. Rien que le silence. Et tout ça était si fichtrement symbolique, au demeurant...
De l'autre côté du mur retentirent des cris aigus, des jurons en pil, et le fracas d'une machine sur le sol. Jacob ferma les yeux. C'était un bruit superbe. Il risqua un coup d'œil.
Bubbacub se tenait au pied de la rampe, brandissant une extrémité de l'aspirateur, les soies autour de ses yeux tout hérissées et le poil dressé en collerette autour de son cou. Le Pil dardait un regard furibond sur Culla, qui tripotait le dispositif de fermeture du sac à poussière. Une poudre rouge s'échappait de l'ouverture.
Bubbacub émit un reniflement dégoûté lorsque Culla ramassa de pleines poignées de poudre pour en faire un petit tas, qu'il aspira une fois l'appareil remonté. Mais Jacob était persuadé qu'une pincée de la poudre était allée dans la poche de la tunique argentée de Culla.
Bubbacub piétina ce qui restait de poudre sur le sol, jusqu'à ce qu'on ne la distingue plus du sol. Puis, après un coup d'œil furtif autour de lui, coup d'œil qui obligea Jacob à rejeter la tête derrière le mur, il aboya un ordre bref et entraîna Culla en direction des ascenseurs.
En regagnant l'établi, Jacob découvrit le chef mécanicien en train de parcourir les feuillets épars de son analyse morphologique. À son approche, l'homme leva la tête.
« Que s'est-il passé ?» Du menton, il désigna le vaisseau.
« Oh, rien », répondit Jacob. Il se mordit doucement l'intérieur de la joue pendant un moment. « Simplement quelques E.T. en train de tripatouiller le vaisseau.
- Le vaisseau'? » Le chef mécanicien se redressa vivement. « C'est de ça que vous parliez, tout à l'heure? Pourquoi diable ne l'avez-vous pas dit?
- Hé, attendez! » Jacob retint l'homme par le bras, alors qu'il faisait mine de se précipiter vers le vaisseau. « Il est trop tard, ils sont partis. De plus, pour découvrir ce qu'ils manigancent, il ne suffit pas de les surprendre en train de se livrer à un acte bizarre. La bizarrerie est la spécialité des E.T., de toute façon. »
L'ingénieur regarda Jacob comme s'il le voyait pour la première fois. « Mouais, dit-il lentement. Ça se tient. Mais peut-être feriez-vous mieux, maintenant, de me dire ce que vous avez vu. »
Jacob haussa les épaules et raconta toute l'histoire, depuis le moment où il avait entendu s'ouvrir l'écoutille, jusqu'à la comédie de la poudre renversée.
« Je ne pige pas, dit le chef mécanicien en se grattant la tête.
- Eh bien, ne vous inquiétez pas. Comme je l'ai dit, il faudrait davantage d'indices pour mettre ce casse-tête en place.»
Jacob se rassit sur le tabouret et se mit à griffonner sur différents morceaux de papier.
C. PRIS ÉCHANTILLON POUDRE... POURQUOI? DANGEREUX DE LUI DEMANDER DE PARTAGER ?
C. COMPLICE VOLONTAIRE ? DEPUIS COMBIEN DE TEMPS ? OBTENIR ÉCHANTILLON !!!
« Hé, qu'est-ce que vous faites, au juste'? demanda le chef mécanicien.
- Je cherche des indices. »
Après un instant de silence, l'homme tapota les feuillets à droite de l'établi. « Bon Dieu, je n'aurais pas autant de sang-froid si je pensais que je suis en train de devenir cinglé ! Qu'est-ce que ça vous a fait ? Je veux dire, quand vous avez perdu les pédales et essayé de boire ce poison ? »
Jacob releva les yeux de ses feuillets. Il y avait une image. Un gestalt. L'odeur d'ammoniaque emplissait ses narines et ses tempes le martelaient. C'était comme s'il avait passé des heures sous une lampe d'interrogatoire.
Il se rappelait nettement cette image. La dernière chose qu'il avait vue avant de s'écrouler, c'était le visage de Bubbacub. Les petits yeux noirs le fixaient sous le rebord du casque-psi. Seul de tous les passagers, le Pil l'avait observé d'un regard impassible quand il s'était élancé et était tombé à terre, inanimé, à quelques pas de lui.
Cette pensée glaça Jacob. Il commença à la coucher sur papier, mais s'arrêta. C'était trop énorme. Il inscrivit une brève note en baragouin trinaire de dauphin, et la jeta sur la pile IV.
« Excusez-moi, dit-il en levant les yeux vers l'ingénieur, vous disiez quelque chose ? »
L'ingénieur secoua la tête.
« Oh, ça ne me regardait pas, de toute manière. Je n'aurais pas dû fourrer mon nez là-dedans. J'étais simplement curieux de savoir ce que vous faisiez ici. »
Il se tut un instant.
« Vous essayez de sauver le Projet, n'est-ce pas ? demanda-t-il enfin.
- Oui
- Alors vous devez être le seul de ces gros bonnets à le faire, dit-il d'un ton amer. Désolé de m'être montré si désagréable envers vous. Je vais vous laisser travailler. » Il commença à s'éloigner.
- Jacob réfléchit un instant. «Aimeriez-vous m'aider? » questionna-t-il.
L'homme se retourna. « De quoi avez-vous besoin ? »
Jacob sourit. « Eh bien, pour commencer, d'un balai et d'un ramasse-poussière.
- Je vous ramène ça tout de suite !» Le chef mécanicien partit à pas pressés.
Jacob tambourina un moment sur la table. Puis il ramassa les feuillets épars et les fourra dans sa poche.
« Le directeur a dit que personne ne devait entrer ici, vous savez. »
Jacob releva la tête. « Bon sang, chef, fit-il avec un sourire féroce, je ne le savais pas ! C'est simplement par hygiène que j'essaie de crocheter cette serrure !»
L'autre dansa d'un pied sur l'autre, en marmonnant qu'il ne se serait jamais attendu à se trouver mêlé à un cambriolage.
Jacob se laissa aller en arrière. La pièce vacilla et il saisit le pied de la table en plastique à côté de lui pour garder son équilibre. Dans la lumière sourde du Laboratoire Photo, il était difficile d'y voir clair, surtout quand on venait d'effectuer pendant vingt minutes un travail de précision avec des outils minuscules.
«Je vous l'ai déjà dit, Donaldson, fit-il d'une voix lente. Nous n'avons pas le choix. Qu'avons-nous à présenter ? Un peu de poussière et une théorie tirée par les cheveux ? Servez-vous de votre tête. Nous sommes coincés. On ne nous laissera pas nous approcher des preuves parce que nous n'avons pas la preuve que nous en avons besoin !»
Jacob se frotta les muscles de la nuque. « Non, nous allons devoir nous débrouiller tout seuls... enfin, si vous souhaitez rester... »
Le chef mécanicien grommela. « Vous savez bien que je resterai, dit-il d'un ton offensé.
- Bon, bon. » Jacob hocha la tête. « Mes excuses. À présent, voulez-vous me passer ce petit outil, là-bas ? Non, celui avec le crochet au bout. C'est ça.
» Maintenant, si vous alliez devant la porte, pour monter la garde ? Donnez-moi le temps de tout remettre en ordre si quelqu'un arrive. Et faites attention au traquenard. »
Donaldson s'éloigna de quelques mètres, mais continua d'observer Jacob, qui s'était remis au travail. Il s'appuya contre le montant froid de la porte et essuya la transpiration qui mouillait ses joues et son front.
Demwa paraissait rationnel, raisonnable, mais le cheminement extravagant suivi par son imagination au cours des dernières heures donnait le vertige à Donaldson.
Le pire, c'est que tout se tenait si bien. C'était passionnant, cette chasse aux indices. Et ce qu'il avait découvert avant de retrouver Demwa ici corroborait l'histoire. Mais c'était aussi plutôt terrifiant. Il restait toujours une chance pour que ce type soit bel et bien fou, malgré la logique de ses arguments.
Donaldson soupira. Il se détourna de Jacob qui agitait sa tête broussailleuse et du bruit presque imperceptible des outils raclant le métal, et se dirigea lentement vers la porte du Labo Photo.
Ça n'avait pas vraiment d'importance. Il y avait quelque chose de pourri sous la surface de Mercure. Si quelqu'un n'agissait pas rapidement, il n'y aurait plus de Vaisseaux Solaires.
Une simple serrure à gorge pour clé cannelée. Rien de plus facile. En fait, Jacob n'avait pu s'empêcher de remarquer qu'il y avait peu de serrures modernes sur Mercure. Des systèmes électroniques auraient exigé un blindage sur cette planète où le flux magnétique effleurait la surface nue, sans protection. Le blindage n'aurait pas été tellement coûteux, mais pourtant, quelqu'un avait dû juger cette dépense ridicule pour de simples serrures. D'ailleurs, qui aurait eu l'idée de forcer le Labo Photo Intérieur ? Et qui aurait su comment s'y prendre?
Jacob, lui, savait. Mais ça n'avait pas l'air de lui servir à grand-chose. Quelque chose n'allait pas. Les outils ne lui disaient rien. Il ne sentait aucune continuité entre ses mains et le métal.
À ce train-là, cela risquait de prendre toute la nuit.
Laisse-moi faire.
Jacob grinça des dents et retira lentement le crochet de la serrure. Il le posa à terre.
Arrête de te prendre pour une personne, se dit-il. Tu n'es qu'un ensemble d'habitudes asociales que j'ai mis sous verrou hypnotique pour un moment. Si tu continues à te conduire comme une personnalité distincte, ça va nous mener... me mener à la schizophrénie totale !
Écoutez-le an peu.
Jacob sourit.
Je ne devrais pas être ici. J'aurais dû rester chez moi pendant les trois années complètes pour terminer mon nettoyage mental bien au calme. Les comportements que je voulais... que j'avais besoin d'enfouir sont maintenant exigés par ma tâche.
Alors pourquoi ne pas t'en servir ?
Lorsque cet arrangement mental avait été instauré, il n'était pas censé être rigide. C'est pour le coup qu'un tel refoulement lui aurait vraiment valu des ennuis ! L'amoralité, le sang-froid et la science de son autre Moi affleuraient constamment en lui, mais il les maîtrisait entièrement, d'habitude. Il avait voulu pouvoir recourir à ces qualités en cas d'urgence.
C'était d'avoir cherché à les refouler, ces derniers temps, qui était peut-être à l'origine d'une partie de ses problèmes. Sa moitié inquiétante devait dormir pendant qu'il se remettait du traumatisme de la mort de Tania... dormir, et non être amputée.
Alors laisse-moi faire.
Jacob s'empara d'un autre crochet et le fit rouler entre ses doigts. L'acier était lisse et frais au toucher.
La ferme ! Tu n'es pas une personne, seulement un talent malheureusement lié à une névrose... comme une cantatrice qui ne pourrait se servir de sa voix qu'en se mettant toute nue sur scène.
Parfait. Sers-toi donc de ce talent. La porte aurait pli être ouverte depuis longtemps.
Jacob posa soigneusement ses outils et s'inclina jusqu'à ce que son front touche la porte. Dois-je le faire ? Et si j'avais effectivement craqué à bord du Vaisseau Solaire ? Ma théorie est peut-être fausse. Et puis cet éclair bleu à Baja. Puis-je prendre le risque d'ouvrir si quelque chose s'est détraqué là-dedans ?
Affaibli par l'indécision, il sentit la transe le gagner. Avec effort, il réussit à la stopper, puis, en haussant mentalement les épaules, la laissa suivre son cours. Quand il eut compté jusqu'à sept, un barrage de peur l'arrêta. C'était un barrage familier. Il avait l'impression d'être au bord d'un précipice. Il l'écarta consciencieusement et continua.
À douze, il ordonna : Ceci Devra Être Temporaire. Il reçut un assentiment.
Le compte à rebours s'effectua en un instant. Il ouvrit les yeux. Une démangeaison courut le long de ses bras et arriva dans ses doigts, soupçonneuse, comme un chien reniflant un lieu fréquenté autrefois.
Jusqu'ici, tout va bien, pensa Jacob. Je ne me sens pas moins moral. Pas moins « Moi ». Mes mains ne me donnent pas l'impression d'être contrôlées par une force étrangère... seulement d'être plus vivantes.
Les outils n'étaient plus froids lorsqu'il les ramassa. Ils étaient chauds, comme des extensions de sa propre main. Le crochet glissa sensuellement dans la serrure et caressa les gorges tandis que la barre de force coulissait. Une succession de minuscules déclics coururent sur le métal comme un message télégraphique. Puis la porte s'ouvrit.
« Vous y êtes arrivé! » La surprise de Donaldson le blessa quelque peu.
« Bien sûr », se contenta-t-il de répondre. Il fut rassuré de voir combien il lui était facile de réprimer la réponse insultante qui lui était venue à l'esprit. Jusque-là, tout allait bien. Le génie n'était pas si mauvais que ça. Jacob ouvrit la porte toute grande et entra.
Des classeurs à tiroirs tapissaient le mur gauche de l'étroite pièce. Le long de l'autre mur une table basse supportait une rangée de machines à photo-analyse. Au fond, une porte ouverte donnait sur la chambre noire chimique, peu souvent utilisée.
Jacob commença par passer en revue les classeurs, se baissant pour regarder les étiquettes. Donaldson s'occupait de la table. Il ne se passa pas longtemps avant que le chef mécanicien ne s'exclame : « Je les ai trouvées! » Il désignait une boîte ouverte, à côté d'une visionneuse, au milieu de la table.
Chaque bobine était logée dans une niche rembourrée, et portait une date et un code indiquant l'appareil qui avait effectué l'enregistrement. Une douzaine de loges au moins étaient vides.
Jacob brandit plusieurs cassettes dans la lumière. Puis il se tourna vers Donaldson.
« Quelqu'un est passé avant nous et a volé toutes les cassettes que nous cherchions.
- Volé ?... Mais comment? »
Jacob haussa les épaules. «Peut-être de la même manière que nous, en forçant la porte. Ou peut-être avait-il une clé. Tout ce que nous savons, c'est qu'il manque la dernière bobine de chaque appareil. »
Ils demeurèrent un moment silencieux et moroses.
« Alors, nous n'avons absolument aucune preuve, releva Donaldson.
- À moins de retrouver les bobines manquantes.
- Vous voulez dire que nous devrions forcer également la porte de Bubbacub?... Je ne sais pas. Si vous voulez mon avis, ces pièces ont été brûlées à l'heure qu'il est. Pourquoi les garderait-il ?
» Non, je propose que nous filions discrètement d'ici et que nous laissions le Dr Kepler ou deSilva découvrir par eux-mêmes cette disparition. Ce n'est pas grand-chose, mais ils peuvent considérer cela comme une faible preuve de ce que nous avançons. »
Jacob hésita. Puis il acquiesça.
« Montrez-moi vos mains », dit-il.
Donaldson lui présenta ses paumes. La légère pellicule de plastiflex était intacte. On ne pourrait donc probablement pas relever de trace de leur passage.
« Bien, dit-il. Remettons tout en place, de façon aussi exacte que possible. Ne dérangez aucun objet auquel vous n'avez pas encore touché. Puis nous partirons. »
Donaldson se mit en devoir d'obéir, mais on entendit un fracas en provenance du Labo Extérieur. Le bruit était amorti par la porte.
Le piège installé par Jacob devant la porte du couloir avait fonctionné. Quelqu'un se trouvait dans le Labo Extérieur. Ils ne pouvaient plus sortir !
Les deux hommes se ruèrent dans la chambre noire. À peine avaient-ils franchi la porte qu'ils entendirent une clé tourner dans la serrure.
Jacob entendit la porte du Labo Intérieur s'ouvrir dans un soupir, lentement, par-dessus le rugissement subjectif de sa propre respiration. Il tapota les poches de sa combinaison. La moitié de sa panoplie de cambrioleur était restée sur les classeurs.
Mais, heureusement, pas son miroir de dentiste. Il était toujours dans sa poche de poitrine.
Les pas de l'intrus résonnaient doucement dans la pièce, à quelques mètres de là. Jacob évalua prudemment ses chances puis sortit lentement le miroir. Il s'agenouilla et passa l'extrémité ronde et luisante de l'instrument par l'entrebâillement, quelques centimètres au-dessus du sol.
Le Dr Martine était penchée au-dessus d'un classeur, examinant un trousseau de clés. Une seule fois, elle jeta un regard furtif en direction de la porte d'entrée. Elle paraissait agitée, encore que cela fût difficile à dire d'après l'image reflétée sur le minuscule miroir, tressautant sur le sol à deux mètres de ses pieds.
Jacob sentit Donaldson se pencher au-dessus de lui, pour regarder dans la pièce. Irrité, il voulut lui faire signe de reculer, mais Donaldson perdit l'équilibre. Sa main gauche, cherchant un support, atterrit violemment sur le dos de Jacob.
«Ouf!» L'air s'exhala des poumons de Jacob quand le chef mécanicien l'écrasa de tout son poids. Il grinça des dents en recevant tout l'impact sur son bras gauche tendu. Il réussit à empêcher qu'ils ne s'effondrent tous deux, mais le miroir lui échappa et tomba sur le sol avec un petit cliquetis.
Donaldson recula, se coula dans l'obscurité, le souffle rauque - dans une tentative pathétique pour ne pas faire de bruit. Jacob eut un sourire narquois. Il aurait fallu être sourd pour ne pas entendre ce remue-ménage.
« Qui... qui est là ? »
Jacob se releva et s'épousseta lentement. Il jeta un bref regard de dédain sur Donaldson, qui, la mine lugubre, évitait ses yeux.
Des pas rapides s'éloignèrent vers le Labo Extérieur. Jacob sortit.
« Attendez une minute, Millie. »
Le Dr Martine se figea sur le seuil. Elle courba les épaules et se retourna lentement, la peur peinte sur son visage, jusqu'à ce qu'elle ait reconnu Jacob. Puis ses traits sombres et patriciens virèrent au rouge foncé.
« Que diable faites-vous ici ?
- Je vous observais, ma chère Millie. Un passe-temps agréable, d'ordinaire, mais tout particulièrement intéressant aujourd'hui.
- Vous m'espionniez ! » haleta-t-elle.
Jacob s'avança, en espérant que Donaldson aurait assez de bon sens pour demeurer caché. « Pas seulement vous, ma chère. Tout le monde. Il y a du louche sur Mercure, pas de doute. Personne n'accorde ses violons, mais tout le monde brouille les pistes ! J'ai le sentiment que vous en savez plus que vous ne le dites.
- Je ne sais pas de quoi vous parlez, répondit froidement Martine. Mais ça n'a rien de surprenant. Vous n'êtes pas en pleine possession de votre bon sens et vous avez besoin d'aide... » Elle commença à reculer.
« Peut-être, acquiesça gravement Jacob. Mais peut-être est-ce vous qui aurez besoin d'aide pour expliquer votre présence ici. »
Martine se raidit: « Ma clé vient de Dwayne Kepler. Et vous ?
- Avez-vous eu cette clé avec son accord ?»
Martine rougit et ne répondit pas.
« II manque plusieurs bobines sur celles prises au cours de la dernière plongée... toutes couvrant la période au cours de laquelle Bubbacub s'est livré à son petit tour avec la relique lethani. Vous ne sauriez pas où elles se trouvent, par hasard ?»
Martine dévisagea Jacob.
« Vous plaisantez ! Mais qui... ? Non... » Elle secoua lentement la tête, perplexe.
« Est-ce vous qui les avez prises ?
- Non!
- Alors, qui ?
- Je ne sais pas. Comment le saurais-je ? De quel droit m'interrogez-vous...
- Je pourrais appeler Hélène deSilva tout de suite, gronda Jacob d'un ton menaçant. Je dirais que je viens d'arriver et que j'ai trouvé cette porte ouverte, et vous ici, avec la clé portant vos empreintes dans votre sacoche. Elle inspecterait les lieux, constaterait la disparition des bobines, et vous seriez faite. Vous couvrez quelqu'un, et j'ai personnellement des preuves de l'identité de cette personne. Si vous ne déballez pas sur-le-champ tout ce que vous savez, je vous jure que vous allez plonger, avec ou sans votre ami. Vous savez aussi bien que moi que tout le personnel de la base a une furieuse envie de passer quelqu'un à la casserole.»
Martine chancela. Elle porta la main à sa tête.
« Je ne... je ne sais pas... »
Jacob la poussa vers une chaise. Puis il ferma la porte à clé.
Hé, du calme, dit une partie de lui-même. Il ferma les yeux pendant un instant et compta jusqu'à dix. Lentement, la brutale démangeaison dans ses mains reflua.
Martine se couvrait le visage de ses mains. Jacob aperçut Donaldson, qui passait la tête par la porte de la chambre noire. Il fit un geste brusque et le chef mécanicien rentra prestement la tête.
Jacob ouvrit le classeur que la femme était en train d'examiner.
Aha ! Nous y voici.
Il prit la sténo-caméra et la porta jusqu'à la table, introduisit la fiche de lecture dans l'une des visionneuses et mit les deux appareils en marche.
La plus grande partie était sans intérêt : des notes de LaRoque sur les événements survenus entre le débarquement sur Mercure et le matin où il avait emmené la caméra dans la Caverne des Vaisseaux Solaires, juste avant cette fatale visite du vaisseau de Jeffrey. Jacob ignora la partie audio. LaRoque avait tendance à être encore plus verbeux dans les notes qu'il prenait pour lui-même que dans ce qu'il publiait. Mais soudain, la partie visuelle changea de nature, juste après une vue panoramique de l'extérieur du vaisseau.
Pendant un instant, il resta interloqué, tandis que les images défilaient. Puis il partit d'un rire sonore.
Millie Martine fut tellement surprise qu'elle releva ses yeux rougis par le désarroi. Jacob lui fit un signe de tête bienveillant.
« Saviez-vous ce que vous étiez venue chercher ici ?
- Oui », fit-elle d'une voix enrouée. Elle hocha lentement la tête. « Je voulais rendre sa caméra à Pierre, afin qu'il puisse écrire son histoire. Je pensais qu'après la cruauté dont les Solaires ont fait preuve envers lui... la façon dont ils se sont servis de lui...
- Il est toujours emprisonné, n'est-ce pas ?
- Oui. Ils estiment que c'est plus sûr. Il a déjà été manipulé par les Solaires, voyez-vous. Ils pourraient recommencer.
- Et de qui venait cette idée de lui rendre la caméra ?
- De lui-même, bien entendu. Il voulait ses enregistrements et j'ai pensé que ça ne pouvait pas être dangereux...
- De le laisser une arme entre les mains ?
- Non ! Le paralyseur aurait été mis hors ser... service. Bubb... » Ses yeux s'écarquillèrent et sa voix s'éteignit.
« Allez-y, dites-le. Je sais déjà. »
Martine baissa les yeux.
« Bubbacub a dit qu'il me retrouverait dans l'appartement de Pierre et qu'il mettrait le paralyseur hors service, par faveur spéciale et pour prouver qu'il n'avait pas de rancune. »
Jacob soupira. « Il ne manquait plus que ça, marmonna-t-il.
- Que... ?
- Faites-moi voir vos mains. » Comme elle hésitait, il eut un geste péremptoire. Ses longs doigts minces tremblaient tandis qu'il les examinait.
« Qu'y a-t-il ? »
Jacob ignora l'interrogation. Il arpentait lentement l'étroite pièce.
Il était séduit par la perfection du piège. S'il fonctionnait, il ne resterait pas un humain sur Mercure dont la réputation ne serait pas ternie. Lui-même n'aurait pas pu faire mieux. La seule question qui se posait à présent, c'était: Quand devait-il se déclencher ?
Il se tourna vers la chambre noire. De nouveau, la tête de Donaldson disparut.
« Ça va, chef. Sortez de là. Vous allez aider le Dr Martine à enlever les empreintes qu'elle a laissées ici. »
Martine poussa une exclamation à l'apparition du mécanicien corpulent, qui lui adressa un sourire penaud.
« Qu'allez-vous faire ? » demanda l'homme.
Au lieu de répondre, Jacob forma un numéro sur le cadran du parlophone à côté de la porte.
« Allô, Fagin ? Oui. Je suis prêt pour la "scène du trois" à présent. Oh ouais... ? Eh bien, n'en sois pas trop sûr pour le moment. Ça dépendra de la chance que je vais avoir dans les prochaines minutes.
» Veux-tu s'il te plaît demander au groupe principal de descendre dans l'appartement de LaRoque d'ici cinq minutes ? Oui, tout de suite, et insiste, je t'en prie. Ne t'occupe pas du Dr Martine, elle est ici. »
Martine, occupée à essuyer la poignée d'un tiroir, releva la tête, stupéfaite par le ton de la voix de Jacob Demwa.
« C'est ça, poursuivit Jacob. Et s'il te plaît, invite Bubbacub et Kepler en premier. Convaincs-les comme tu sais si bien le faire. Je dois me dépêcher. Oui, merci.
- Alors ? demanda Donaldson tandis qu'ils sortaient.
- Alors, maintenant, vous deux, les apprentis, vous accédez au titre de cambrioleurs de première classe. Et que ça saute! Le Dr Kepler va bientôt quitter ses appartements et vous feriez bien de ne pas trop tarder à le rejoindre à la réunion. »
Martine s'arrêta net. « Vous plaisantez. Vous n'espérez pas sérieusement que je vais vous aider à mettre à sac l'appartement de Dwayne ?
- Pourquoi pas ? grogna Donaldson. Vous lui avez bien donné de la mort-aux-rats! Vous avez volé ses clés pour pénétrer dans le Labo Photo. »
Martine dilata ses narines. « Je ne lui ai pas donné de mort-aux-rats! Qui vous a raconté ça ? »
Jacob soupira. « La Bellicine. C'était utilisé pour tuer les rats, dans l'ancien temps. Avant que les rats ne finissent par être immunisés contre elle et pratiquement contre tout.
- Je vous l'ai déjà dit, je n'ai jamais entendu parler de cette Bellicine ! D'abord le docteur, puis vous, sur le vaisseau. Pourquoi tout le monde me prend-il pour une empoisonneuse ?
- Ce n'est pas mon opinion. Mais je crois que vous feriez mieux de coopérer si vous voulez nous aider à éclaircir tout ça. Bon, vous avez les clés de l'appartement de Kepler, n'est-ce pas ? »
Martine se mordit la lèvre, puis acquiesça.
Jacob dit à Donaldson ce qu'il devait chercher et ce qu'il devrait en faire quand il l'aurait trouvé. Puis il partit en courant en direction de l'appartement de l'E.T.
« Comment, c'est Jacob qui a demandé cette réunion, et il n'est même pas ici ? interrogea Hélène deSilva depuis le seuil de la pièce.
- Je ne m'inquiéterais pas, à votre place, commandant deSilva. Il va arriver. À ma connaissance, Mr Demwa n'a jamais organisé de réunion qui ne vaille pas la peine qu'on y assiste.
-En vérité! » s'esclaffa LaRoque, assis à une extrémité du vaste sofa, les pieds calés sur un pouf. Il parlait d'un ton sarcastique, en serrant le tuyau de sa pipe entre ses lèvres, et à travers un nuage de fumée. «Et pourquoi pas? Que pouvons-nous faire d'autre ici? La "recherche" est terminée, les études sont à l'eau. La Tour d'Ivoire s'est effondrée sous sa propre arrogance, et c'est le mois des longs couteaux. Que Demwa prenne son temps. Quoi qu'il ait à nous dire, ce sera toujours plus amusant que de contempler tous ces visages graves !»
Dwayne Kepler fit la grimace, à l'autre bout du sofa. Il se tenait aussi loin de LaRoque que cela lui était possible. Nerveusement, il repoussa la couverture qu'un auximed venait de disposer sur ses genoux. L'auximed leva les yeux vers le médecin, qui se contenta de hausser les épaules.
« Taisez-vous, LaRoque », dit Kepler.
LaRoque répondit par un ricanement et sortit un instrument avec lequel il fourragea dans sa pipe. « Je continue à penser que je devrais avoir un appareil d'enregistrement. Connaissant Demwa, il peut s'agir de quelque chose d'historique. »
Bubbacub émit un reniflement de dédain et se détourna. Il ne faisait que marcher de long en large. Contrairement à son habitude, il ne s'était pas approché des coussins dispersés autour de la pièce au sol couvert de tapis. Le Pil s'arrêta devant Culla, qui se tenait contre le mur, et remua ses quatre doigts symétriques en un geste compliqué. Culla hocha la tête.
« Je chuis chargé de dire qu'il ch'est produit chuffisamment de tragédies à cause des appareils enregichtreurs de Monchieur LaRoque. Le Pil Bubbacub m'a également fait chavoir qu'il ne rechtera pas cinq minutes de pluch. »
Kepler ignora cette déclaration. Méthodiquement, il se frottait le cou, comme s'il recherchait la cause d'une démangeaison. Il avait beaucoup maigri au cours des dernières semaines.
LaRoque haussa les épaules une seule fois, à la manière française. Fagin se taisait. Même les clochettes argentées à l'extrémité de ses branches bleu-vert demeuraient immobiles.
« Entrez et asseyez-vous, Hélène, dit le médecin. Je suis sûr que les autres ne tarderont pas à arriver. » Il lui lança un regard compatissant. Entrer dans cette pièce, c'était comme avancer dans une flaque d'eau très froide et pas très propre.
Elle se trouva un siège aussi écarté des autres que possible. Malheureuse, elle se demanda ce que leur réservait Jacob Demwa.
J'espère que ce n'est pas toujours pour la même chose, pensa-t-elle. Si les personnes réunies ici avaient quelque chose en commun, c'était le fait qu'elles ne voulaient même plus entendre les mots «Plongée Solaire ». Ils sont sur le point de se sauter mutuellement à la gorge, mais il n'en demeure pas moins cette conspiration du silence.
Elle secoua la tête. Je suis contente que cette mission touche à sa fin. Peut-être les choses iront-elles mieux d'ici cinquante ans.
Elle ne fondait pas trop d'espoir là-dessus. Déjà, on ne pouvait plus entendre les airs des Beatles, sinon joués par un orchestre symphonique, comble de la monstruosité. Et le bon jazz n'existait plus en dehors des sonothèques.
Pourquoi suis-je donc partie ?
Mildred Martine et le chef mécanicien Donaldson firent leur entrée. Aux yeux d'Hélène, leurs efforts pour avoir l'air nonchalant étaient pathétiques, mais personne d'autre ne sembla le remarquer.
Intéressant. Je me demande ce que ces deux-là ont en commun ?
Ils firent le tour de la pièce du regard, puis se faufilèrent dans un coin derrière l'unique sofa, où Kepler, LaRoque et l'énorme tension qui existait entre eux occupaient toute la place. LaRoque leva la tête vers Martine et sourit. Était-ce un sourire de connivence ? Martine évita son regard et LaRoque parut déçu. Il se remit à la tâche d'allumer sa pipe.
«J'en ai as-sez !» finit par annoncer Bubbacub, en se dirigeant vers la porte. Mais avant qu'il n'y soit parvenu, la porte s'ouvrit, comme d'elle-même. Puis Jacob Demwa apparut sur le seuil, un sac en toile blanche sur l'épaule. Il entra dans la pièce en sifflotant tout bas. Hélène cligna des yeux, incrédule. Cet air ressemblait affreusement à Petit Papa Noël. Mais ce n'était sûrement...
Jacob fit voltiger le sac à travers les airs. Il atterrit sur la table basse avec un bruit qui fit bondir le Dr Martine sur sa chaise. La mine de Kepler se rembrunit davantage et il agrippa le bras du sofa.
Hélène ne put se retenir. Cet air anachronique et naïf, ce fracas, et l'attitude de Jacob brisèrent la tension, à la manière d'une tarte à la crème jetée au visage de quelqu'un qu'on n'aime pas particulièrement. Elle se mit à rire.
Jacob fit un clin d’œil « Ho! ho !
- Est-ce un jeu? demanda Bubbacub. Vous me fai-tes per-dre mon temps ! Jus-ti-fiez-vous !»
Jacob sourit. « Mais certainement, Pli Bubbacub. J'espère que vous serez édifié par ma démonstration. Mais d'abord, voudriez-vous vous asseoir, s'il vous plaît ? »
Bubbacub fit claquer ses mâchoires. Les petits yeux noirs parurent s'enflammer un instant, puis il renifla et se jeta sur le coussin le plus proche.
Jacob étudia les visages de son auditoire. Les expressions étaient pour la plupart perplexes ou hostiles, sauf celle de LaRoque, qui gardait une réserve pompeuse, et d'Hélène, qui lui adressait un sourire incertain. Et de Fagin, bien sûr. Pour la millième fois, il regretta que le Kanten n'ait pas d'yeux.
« Quand le Dr Kepler m'a invité à venir sur Mercure, commença-t-il, j'avais des doutes sur le Projet Plongée Solaire, mais, dans l'ensemble, j'approuvais l'idée. Après cette première entrevue, je m'attendais à participer à l'un des événements les plus passionnants depuis le Contact... un problème complexe portant sur les relations inter-espèces avec nos voisins les plus proches et les plus étrangers, les Fantômes Solaires.
» Au lieu de cela, le problème des Solaires semble s'être estompé derrière un réseau compliqué d'intrigues interstellaires et de meurtre. »
Kepler leva vers lui un regard triste. « Jacob, je vous en prie. Nous savons tous que vous avez subi un choc. Millie pense que nous devrions être gentils avec vous et je suis d'accord. Mais il y a des limites. »
Jacob ouvrit les mains. « Si être gentil consiste à me passer mes caprices, alors s'il vous plaît, faites-le. J'en ai assez qu'on m'ignore. Si vous ne m'écoutez pas, je suis sûr que les autorités terriennes, elles, m'écouteront. »
Le sourire de Kepler se figea. Il se renfonça dans son siège. « Allez-y, dans ce cas. Je vous écouterai. »
Jacob se campa sur la large carpette au centre de la pièce.
« Premièrement : Pierre LaRoque n'a pas cessé de nier avoir tué Jeffrey ou avoir utilisé son paralyseur pour saboter le vaisseau. Il nie avoir jamais été un Surveillé et soutient que les renseignements fournis par la Terre ont été trafiqués.
» Pourtant, depuis notre retour du Soleil, il s'est obstinément refusé à passer un test-S, qui pourrait faire beaucoup pour prouver son innocence. Je suppose qu'il s'attend à ce que les résultats du test soient également truqués.
- C'est vrai, opina LaRoque. Un mensonge de plus.
- Même si le Dr Laird, le Dr Martine et moi-même en assurions conjointement le contrôle ? »
LaRoque grogna. « Cela pourrait nuire à mon procès, surtout si je décide de porter plainte.
- Pourquoi passer en procès'? Vous n'aviez aucun motif de tuer Jeffrey quand vous avez ôté la plaque d'accès au Compresseur Temporel...
- Ce que je nie avoir fait !
... et seul un Surveillé tuerait quelqu'un dans un accès de haine. Alors pourquoi rester en détention ?
- Peut-être qu'il se trouve bien ici », commenta l'auximed. Hélène fronça les sourcils. La discipline était tombée bien bas, ces temps-ci, de même que le moral.
« Il refuse le test parce qu'il sait qu'il échouerait ! vociféra Kepler.
- C'est pour-quoi les So-laires l'ont choi-si pour commettre leur meur-tre, ajouta Bubbacub. C'est ce qu'ils m'ont dit.
- Et moi, suis-je un Surveillé ? Certaines personnes semblent penser que ce sont les Fantômes qui m'ont poussé à tenter de me suicider.
- Vous étiez dans un état de ten-sion. C'est ce qu'affir-me le Doc-teur Mar-tine. Oui ? » Bubbacub se tourna vers Martine. Celle-ci crispa les mains au point que les jointures en devinrent blanches, mais elle ne dit rien.
« Nous reviendrons sur ce point dans quelques semblai minutes, dit Jacob. Mais avant de commencer j'aime- vapeur rais avoir un entretien privé avec le Dr Kepler et Jacob M. LaRoque. »
Le Dr Laird et son assistant s'éloignèrent poliment. Bubbacub prit une mine courroucée, mais les imita.
Jacob passa derrière le sofa. Tandis qu'il se penchait vers les deux hommes, il mit une main derrière son dos. Donaldson y déposa un petit objet que Jacob serra dans sa paume.
Jacob regarda alternativement Kepler et LaRoque.
« Je crois que tous les deux, vous devriez cesser ce jeu. Surtout vous, docteur Kepler. »
Kepler siffla. « De quoi diable parlez-vous?
- Je crois que vous détenez une chose qui appartient à M. LaRoque. Peu importe qu'il se la soit procurée illégalement. Il en a le plus grand besoin. Assez besoin pour subir une accusation dont il sait bien qu'elle ne tiendra pas. Peut-être assez pour modifier le ton des articles qu'il écrira certainement sur tout ceci.
» Mais je pense que le marché ne tient plus. « Voyez-vous, c'est moi qui détient cet objet, à présent.
- Ma caméra! » chuchota LaRoque d'une voix âpre. Ses yeux brillèrent.
« Une caméra vraiment toute petite. Un petit spectographe sonique au complet. Oui, c'est moi qui l'ai. J'ai également les copies de vos enregistrements, qui étaient cachées dans l'appartement du Dr Kepler.
- Es-espèce de tr-traître, bégaya Kepler. Je vous prenais pour un ami...
- La ferme, salopard! jeta LaRoque en hurlant presque. C'est vous qui êtes un traître! » Le mépris semblait déborder du petit journaliste comme de la vapeur trop longtemps contenue.
Jacob posa une main sur le dos de chaque homme.
« Vous allez tous les deux vous lancer sur une orbite sans retour si vous ne baissez pas la voix ! LaRoque pourrait être accusé d'espionnage et Kepler de chantage et de complicité d'espionnage !
» En fait, puisque la preuve de l'espionnage de LaRoque est aussi une preuve indirecte qu'il n'aurait pas eu le temps de saboter le vaisseau de Jeffrey, les soupçons immédiats devraient retomber sur la dernière personne à avoir inspecté les générateurs du vaisseau. Oh, je ne crois pas que vous ayez commis une telle chose, docteur Kepler. Mais je ferais attention, à votre place ! »
LaRoque se tut. Kepler mordilla le bout de sa moustache.
« Que voulez-vous ?» dit-il enfin.
Jacob tenta de résister, mais le côté refoulé était maintenant beaucoup trop éveillé. Il ne put s'empêcher de lancer un trait sarcastique.
« Ma foi, je n'en sais encore trop rien. Peut-être vais-je réfléchir à quelque chose. Mais ne laissez pas votre imagination s'emballer. J'ai des amis sur Terre qui sont au courant de tout »
Ce n'était pas vrai. Mais Mr Hyde croyait en la prudence.
Hélène deSilva tendait l'oreille pour essayer de surprendre la conversation des trois hommes. Si elle avait été de ceux qui croyait à la possession, elle aurait eu la certitude que ces visages familiers étaient animés par des esprits intrus. Le doux Dr Kepler, devenu taciturne et renfermé depuis leur retour du Soleil, marmonnait comme un sage coléreux dont on refusait les ordres. LaRoque -réfléchi, prudent- se comportait comme si tout son univers s'articulait sur une évaluation circonspecte des affaires.
Et Jacob Demwa... elle avait pu entrevoir en lui un certain charisme sous sa prudence tranquille et parfois insipide. Cela l'avait attirée, en même temps que frustrée tant ces apparitions étaient fugitives. Mais en ce moment, en ce moment, ce charisme irradiait. Il captivait comme une flamme.
Jacob se redressa et annonça: « Pour l'instant, le Dr Kepler a bien voulu abandonner toutes les charges contre M. LaRoque. »
Bubbacub se leva de son coussin. « Vous êtes fou. Si les hu-mains ap-prou-vent le meurtre de leurs clients, c'est leur pro-blème. Mais les So-laires peuvent l'inciter à nuire une nou-velle fois !
- Les Solaires ne l'ont jamais incité à faire quoi que ce soit », dit lentement Jacob.
Bubbacub répondit sèchement: « Comme je l'ai déjà dit, vous êtes fou. J'ai par-lé aux So-laires. Ils n'ont pas men-ti.
- Comme vous voudrez, fit Jacob en s'inclinant. Mais j'aimerais néanmoins poursuivre mon petit exposé. »
Bubbacub renifla bruyamment et se rejeta sur le coussin. «Fou! lança-t-il.
- D'abord, dit Jacob, j'aimerais remercier le Dr Kepler pour nous avoir gracieusement autorisés, le chef Donaldson, le Dr Martine et moi-même, à visiter le Labo Photo et à examiner les films pris au cours de la dernière plongée. »
À la mention du nom de Martine, l'expression de Bubbacub se modifia. C'est donc ça, le chagrin, chez un Pil, pensa Jacob. Il plaignait le petit extraterrestre. Ç'avait été un plan magnifique, et il était à présent entièrement déjoué.
Jacob raconta une version retouchée de leur découverte dans le Labo Photo - la disparition des bobines portant sur le dernier tiers de la mission. Le seul autre bruit qu'on entendait dans la pièce était le tintement des branches de Fagin.
« Pendant un moment, je me suis demandé où pouvaient être ces bobines. J'avais une idée sur l'identité du voleur, mais je ne savais pas s'il les avait détruites ou s'il avait pris le risque de les cacher. Finalement, j'ai décidé de parier sur le fait qu'un collectionneur de données ne jette jamais rien. J'ai fouillé les appartements d'un certain sophonte et j'ai retrouvé les bobines manquantes.
- Vous avez osé ! siffla Bubbacub. Si vous aviez des maî-tres con-ve-nables, je vous fe-rais fouetter ! Vous a-vez o-sé ! »
Hélène s'ébroua sous l'effet de la surprise. « Vous voulez dire que vous reconnaissez avoir pris les bandes enregistrées lors de la plongée, Pil Bubbacub ? Pourquoi ? »
Jacob sourit. « Oh, cela sera éclairci bientôt. En fait, de la façon dont l'affaire progressait, j'étais persuadé que ça serait plus compliqué que ça. Mais en réalité, c'est tout ce qu'il y a de plus simple. Voyez-vous, ces bandes démontrent clairement que le Pil Bubbacub a menti. »
Un grondement sourd monta de la gorge de Bubbacub. Le petit extraterrestre gardait une immobilité forcée, comme s'il ne répondait plus de ses gestes.
« Eh bien, où sont ces bandes'? » demanda deSilva. Jacob s'empara du sac.
« Je dois quand même rendre au diable ce qui lui revient. C'est par pure chance que je me suis dit que les bobines logeraient parfaitement dans une bonbonne de gaz vide. » Il sortit un objet et le brandit devant lui.
« La relique lethani !» haleta deSilva. Un trille de surprise échappa à Fagin. Mildred Martine se leva, en portant la main à sa gorge.
« Oui, la relique lethani. Je suis sûr que Bubbacub comptait sur une réaction de ce genre, dans le cas improbable où son appartement aurait été fouillé. Naturellement, nul ne songerait à porter la main sur un objet vénéré, quasi sacré, appartenant à une race ancienne et puissante; surtout quand l'objet ne ressemble à rien d'autre qu'à un fragment de météorite de roche et de verre !»
Il le fit tourner entre ses mains. « À présent, regardez! »
La relique s'ouvrit d'une torsion. Une sorte de boîte reposait dans l'une des moitiés. Jacob posa l'autre moitié et tira sur le haut de la boîte. Quelque chose à l'intérieur cliqueta doucement. La boîte s'ouvrit brusquement et une douzaine de petits objets noirs s'en échappèrent et roulèrent sur le sol. Culla fit claquer ses crocs.
« Les bobines! fit LaRoque avec un hochement satisfait, tout en fourrageant dans sa pipe.
- Oui, confirma Jacob. Et sur la face externe de cette "relique" vous trouverez le bouton qui a libéré le contenu précédent de cette bonbonne. Il semble en subsister quelques traces à l'intérieur. Je parierais n'importe quoi qu'il s'agit de la même substance que celle que le chef Donaldson et moi avons présentée hier au Dr Kepler, sans parvenir à le convaincre... » Jacob s'interrompit. Puis il haussa les épaules.
«,.. Des traces d'une monomolécule instable qui, sous le contrôle expert d'un certain sophonte, a produit cette "déflagration lumineuse" en se déposant sur la surface interne de l'hémisphère supérieur de la coque du vaisseau... »
DeSilva se leva. Jacob dut élever la voix pour dominer le claquement de plus en plus fort des dents de Culla.
«.., et pour occulter effectivement toute la lumière bleue et verte - seule longueur d'onde nous permettant de différencier les Fantômes Solaires de leur environnement !
- Les bobines ! s'écria deSilva. Elles devraient montrer...
- Elles montrent bel et bien des tores et des Fantômes... par centaines. Chose intéressante, il n'y a aucune forme anthropoïde, mais peut-être ne les ont-ils pas revêtues parce que nos empreintes psi indiquaient que nous ne les voyions plus.
» Mais, oh, quelle panique dans le troupeau quand nous avons foncé droit dessus sans même un "Avec votre permission...", tous les tores et les Fantômes "normaux" s'égaillant en tous sens pour nous éviter... tout cela parce que nous ne pouvions pas voir que nous nous trouvions au beau milieu d'eux !
- Espèce de cinglé d'E.T. !» brailla LaRoque. Il montra le poing à Bubbacub. Le Pil répondit par un sifflement, mais demeura immobile, croisant et décroisant les doigts tout en regardant Jacob.
« Cette mon molécule était conçue pour se désintégrer juste au moment où nous quitterions la chromosphère. Elle est retombée en une fine couche de poussière sur le champ de force à la lisière du pont, où personne ne la remarquerait jusqu'à ce que Bubbacub puisse revenir avec Culla, pour passer l'aspirateur. C'est exact, n'est-ce pas, Culla ?»
Culla acquiesça, d'un air misérable.
Jacob était vaguement heureux de voir que la sympathie lui venait aussi aisément que la colère amorale, précédemment. Une partie de lui-même commençait à s'inquiéter. Il eut un sourire rassurant.
« Ce n'est rien, Culla. Je n'ai aucune preuve indiquant que vous soyez impliqué d'une autre manière. Je vous ai observés tous les deux, quand vous avez passé l'aspirateur, et il était assez manifeste que vous agissiez sous la contrainte. »
Le Pring leva les yeux. Ils étaient flamboyants. Il hocha de nouveau la tête et le claquement montant de ses lèvres épaisses se calma peu à peu. Fagin se rapprocha du mince E.T.
Donaldson se redressa, après avoir ramassé les bobines.
«Je pense que nous ferions mieux de procéder à l'arrestation. »
Hélène était déjà près du téléphone. «Je m'en charge tout de suite », dit-elle à voix basse.
Martine se glissa jusqu'à Jacob et chuchota: « Jacob, c'est le problème des Affaires Extérieures maintenant. Nous devrions nous en remettre à eux, désormais. »
Jacob secoua la tête. « Non. Pas encore. Il reste deux ou trois choses à éclaircir. »
DeSilva posa le téléphone. « Ils seront ici bientôt. En attendant, pourquoi ne continueriez-vous pas, Jacob ? Avez-vous autre chose à nous apprendre ?
- Oui. Deux choses. La première, c'est ceci. »
Du sac posé sur la table, il sortit le casque-psi de Bubbacub. « Je suggère que nous gardions ça en dépôt. Je ne sais pas si quelqu'un d'autre s'en souvient, mais Bubbacub le portait et me fixait quand j'ai perdu les pédales, à bord du vaisseau. Être forcé à faire des choses malgré moi me rend furieux, Bubbacub. Vous n'auriez pas dû faire ça. »
Bubbacub fit un geste que Jacob n'essaya pas d'interpréter.
« Enfin, il y a la question de la mort du chimpanzé, Jeffrey. En fait, c'est la plus facile à résoudre.
» Bubbacub savait pratiquement tout ce qu'il y a à savoir sur les Techniques Galactiques utilisées à bord du Vaisseau Solaire ; la propulsion, le système électronique, celui des communications... autant d'aspects que les scientifiques terriens n'ont même pas effleurés.
» Le fait que Bubbacub travaillait sur le pylône de communications laser et maser, dédaignant la conférence du Dr Kepler, quand le vaisseau de Jeff, en majeure partie contrôlé à distance, a implosé, ne constitue qu'une preuve indirecte. Cela ne convaincrait pas un tribunal, mais cela n'a pas d'importance puisque les Pilas ont le privilège d'exterritorialité et que tout ce que nous pourrions faire, c'est le déporter.
» Autre chose qui sera difficile à prouver, c'est l'hypothèse selon laquelle Bubbacub aurait implanté une fausse fiche dans le Système d'Identification Spatial... un système relié directement à l'Annexe de La Paz... établissant à tort que LaRoque était un Surveillé. Pourtant, il est évident que c'est ce qu'il a fait. Il a superbement brouillé les pistes. Tout le monde étant convaincu que LaRoque était le coupable, personne n'a pris la peine de réexaminer en détail la télémétrie de la plongée de Jeffrey. En ce moment même, je crois me rappeler que le vaisseau de Jeff a commencé à se détraquer pratiquement au moment où il a déclenché ses caméras rapprochées, ce qui était un parfait système à retardement, si c'est bien la technique utilisée par Bubbacub. De toute façon, nous ne le saurons sans doute jamais. La télémétrie doit avoir été escamotée ou détruite à l'heure qu'il est. »
Fagin intervint de sa voix flûtée. « Jacob, Culla te demande d'arrêter. Il te prie de ne pas embarrasser davantage le Pil Bubbacub. Cela ne servirait à rien. »
Trois hommes armés apparurent sur le seuil. Ils regardèrent le commandant deSilva, d'un air d'attente. Elle leur fit signe de patienter.
« Un petit moment, dit Jacob. Nous n'avons pas abordé la partie la plus importante, les motifs de Bubbacub. Pourquoi un sophonte important, représentant une prestigieuse institution galactique, se livrerait-il au vol, à la falsification de documents, à l'agression psychique et au meurtre ?
» Bubbacub, pour commencer, en avait personnellement contre Jeffrey et LaRoque. Jeffrey représentait pour lui une abomination, une espèce élevée à l'intelligence depuis cent ans à peine, et qui osait pourtant répondre d'une manière impertinente. L’"arrogance" de Jeff et son amitié avec Culla contribuaient à la colère de Bubbacub.
» Mais je crois qu'il détestait par-dessus tout ce que représentent les chimpanzés. Avec les dauphins, ils conféraient un statut immédiat à la grossière et vulgaire race humaine. Les Pilas avaient dû se battre pendant un demi-million d'années pour arriver à leur position actuelle. Je suppose que Bubbacub nous en veut d'avoir eu la tâche si "facile".
» Quant à LaRoque, ma foi, je dirais que Bubbacub ne l'aimait pas, tout simplement. Trop expansif, trop arrogant, je suppose... »
LaRoque émit un reniflement audible.
« Et peut-être s'est-il senti insulté quand il a suggéré que les Soros pouvaient avoir jadis été nos patrons. La "crème" de la Société Galactique voit d'un mauvais œil les espèces qui abandonnent leurs clients.
- Mais ce ne sont là que des raisons personnelles, objecta Hélène. N'en avez-vous pas de meilleures à donner?
- Jacob, commença Fagin. Je t'en prie...
- Bien sûr, Bubbacub avait une autre raison, fit Jacob. Il voulait mettre fin au Projet Plongée Solaire d'une manière qui discréditerait le concept de la recherche indépendante et rehausserait le prestige de la Bibliothèque. Il a voulu faire croire que lui, Pil, était capable d'établir un contact alors que les humains ne l'étaient pas, et a concocté toute une histoire pour démontrer que le Projet était une opération loupée. Puis il a fabriqué un faux rapport de la Bibliothèque confirmant ses déclarations au sujet des Solaires, s'assurant ainsi qu'il n'y aurait plus de plongées !
» Ce fut l'impuissance de la Bibliothèque à fournir des explications qui irrita sans doute le plus Bubbacub. Et c'est d'avoir falsifié ce message qui vaudra les plus graves ennuis à Bubbacub, quand il regagnera sa planète. Pour ça, ils le puniront plus sévèrement que nous ne pourrions le faire pour le meurtre de Jeff. »
Bubbacub se leva lentement. Il lissa soigneusement sa fourrure puis fit claquer l'une contre l'autre ses mains à quatre doigts.
« Vous êtes très ma-lin, dit-il à Jacob. Mais sémanti-que-ment, vo-tre ana-lyse est mau-vaise... vous visez trop haut. Écha-faudez trop de choses sur des brou-tilles. Les hu-mains se-ront tou-jours pe-tits. Je ne par-le-rai pas plus long-temps votre jar-gon terrien. »
Là-dessus, il ôta le vodor de son cou et le jeta d'un geste méprisant sur la table.
« Je suis désolée, Pil Bubbacub, dit deSilva. Mais il semble que nous allons être obligés de vous mettre en détention jusqu'à ce que la Terre nous ait envoyé des instructions. »
Jacob s'attendait plus ou moins à voir le Pil hocher la tête ou hausser les épaules, mais l'extraterrestre fit un autre geste, qui exprimait d'une certaine façon la même indifférence. Il se détourna et sortit d'un pas raide, petite silhouette trapue et fière marchant devant ses imposants gardiens humains.
Hélène deSilva ramassa le bas de la « relique lethani ». Elle la soupesa soigneusement entre ses mains, pensive. Puis ses lèvres se pincèrent, et elle jeta l'objet de toutes ses forces contre la porte.
« Meurtrier ! proféra-t-elle.
- J'ai compris la leçon, dit lentement Martine. Ne faites jamais confiance à quelqu'un de plus de trente millions d'années. »
Jacob était comme hébété. Son exaltation se dissipait trop vite. Comme une drogue, elle laissait derrière elle une impression de vide - le retour à la raison, mais aussi la perte de sa totalité. Bientôt il commencerait à se demander s'il avait bien fait de tout dévoiler d'un seul coup, dans une démonstration de logique déductive qui tenait de l'orgie.
La réflexion de Martine l'incita à relever les yeux.
« À personne ? » interrogea-t-il.
Fagin poussait Culla vers un siège. Jacob les rejoignit.
« Je suis navré, Fagin, dit-il. J'aurais dû te prévenir, discuter avec toi d'abord. Il risque d'y avoir des... complications dans cette affaire, des répercussions auxquelles je n'ai pas réfléchi. » Il porta une main à son front.
Fagin siffla doucement.
« Tu as libéré ce que tu refoulais, Jacob. Je ne comprends pas pourquoi tu étais si réticent à faire usage de tes talents, ces derniers temps, mais, dans ces circonstances, la justice réclamait toute ton énergie. C'est une bonne chose que tu sois revenu sur ta décision.
» Ne t'inquiète pas outre mesure pour cette affaire. La Vérité était plus importante que le dommage causé par un léger excès d'ardeur, ou par l'utilisation de connaissances endormies depuis trop longtemps. »
Jacob eut envie de dire à Fagin à quel point il se trompait. Les « talents » qu'il avait libérés étaient bien davantage que cela. C'était une force meurtrière au-dedans de lui. Il craignait d'avoir fait plus de mal que de bien.
« Que va-t-il se passer, à ton avis ? demanda-t-il d'un ton las.
- Eh bien, je crois que l'humanité va se découvrir un ennemi puissant. Ton gouvernement va protester. La manière dont il le fera aura une immense importance, mais cela ne changera rien aux faits essentiels. Officiellement, les Pilas désavoueront les actes regrettables commis par Bubbacub. Mais ils sont irritables et orgueilleux, si tu veux bien excuser cette description pénible mais nécessairement désobligeante d'une race sœur.
» Ce n'est qu'un des résultats de cette chaîne d'événements. Mais ne t'en inquiète pas trop. Ce n'est pas toi qui as fait ça. Tu as seulement fait prendre conscience du danger à l'humanité. Ça devait fatalement se produire. Cela s'est toujours produit chez les races de jeunes-loups.
- Mais pourquoi ?
- Cela, mon estimé ami, c'est l'une des choses que je suis venu découvrir ici. Même si cela n'est pas d'un grand réconfort, note, je t'en prie, que beaucoup aimeraient voir survivre l'humanité. Certains d'entre nous... y tiennent énormément »
Jacob pressa son visage contre l'oculaire bordé de caoutchouc du Lecteur Rétinien, et vit à nouveau le point bleu danser et chatoyer, seul sur un fond noir. À présent, il essayait de ne pas concentrer son regard sur lui, ignorant cette tentante promesse de communion, et attendant la troisième image tachistoscopique.
Elle apparut soudain, emplissant tout son champ visuel : une image en trois dimensions d'une terne couleur sépia. Le gestalt qu'il obtint dans ce premier instant flou fut une scène pastorale. Il y avait une femme au premier plan, plantureuse et bien nourrie, ses jupes à la mode ancienne volant au vent.
Des nuages noirs menaçaient à l'horizon, au-dessus des bâtiments de ferme sur la colline. Il y avait sur la gauche des gens... en train de danser? Non, de se battre. C'étaient des soldats. On lisait sur leurs visages l'excitation et... la peur? La femme, elle, avait peur. Elle courait, les bras levés, tandis que deux hommes en armure du dix-septième siècle la poursuivaient, brandissant leur fusil à mèche à la baïonnette affûtée. Leur...
La scène s'effaça et le point bleu reparut. Jacob ferma les yeux et se décolla de l'oculaire.
« C'est ça », dit le Dr Martine. Elle était penchée sur un pupitre d'ordinateur, le Dr Laird à côté d'elle. « Nous aurons vos résultats dans une minute, Jacob.
- Vous êtes sûre que cela suffit? Il n'y en a eu que trois. » En réalité, il était soulagé.
« Non, nous en avons pris cinq pour Pierre, mais c'était une contre-vérification. Pour vous, il s'agit d'un simple contrôle. Si vous vous asseyiez et vous relaxiez un peu, maintenant, pendant que nous terminons ? »
Jacob se dirigea vers un fauteuil proche, passant son poignet gauche sur son front pour essuyer une fine pellicule de transpiration. Le test avait été un calvaire de trente secondes.
La première image avait été un visage d'homme, rongé et creusé par le souci, histoire de toute une vie qu'il avait contemplée pendant deux ou peut-être trois secondes, avant qu'elle ne disparaisse, aussi imprimée dans sa mémoire que pouvait l'être une chose éphémère.
La deuxième avait été un mélange confus de formes abstraites, sautillant comme des parasites statiques... un peu comme l'enchevêtrement de motifs sur le pourtour d'un tore solaire, mais sans leur éclat ni leur logique.
La troisième, la scène sépia, ressemblait à une estampe de la guerre de Trente Ans. Elle était d'une violence explicite, se rappela Jacob, tout à fait le genre de chose à laquelle on s'attendait dans un test-S.
Après la scène dramatique qui s'était déroulée en bas, Jacob ne tenait pas à entrer en transe, même légère, pour se calmer les nerfs. Et il s'apercevait qu'il ne pouvait pas se relaxer autrement. Il se leva et s'approcha du pupitre. De l'autre côté du dôme, près de la paroi de stase, LaRoque se promenait, désœuvré, en contemplant les longues ombres et les rochers boursouflés du pôle Nord de Mercure.
« Puis-je voir les données brutes? demanda Jacob à Martine.
- Bien sûr. Laquelle aimeriez-vous voir ?
- La dernière.»
Martine tapota son clavier. Une feuille émergea d'une fente sous l'écran. Elle l'arracha et la lui tendit.
C'était la « scène pastorale ». Bien entendu, à présent, il avait identifié son contenu réel, mais tout le but de l'opération consistait à déterminer ses réactions à l'image dans les premières secondes où elle lui apparaissait, avant que la réflexion consciente n'entre en jeu.
En diagonale de l'image courait une ligne brisée. À chaque sommet était inscrit un petit chiffre. La ligne montrait le cheminement de son attention durant cette première et brève vision, tel qu'avait pu le détecter le Lecteur Rétinien, en observant les mouvements de son œil.
Le numéro un, au commencement du tracé d'attention, se trouvait à proximité du centre. Jusqu'au numéro six, la ligne de focalisation se contentait d'errer. Puis elle s'arrêtait net au-dessus du renflement généreux présenté par le sein de la femme en fuite. À cet endroit, le chiffre sept était entouré d'un cercle.
Puis les nombres se regroupaient, non seulement de sept à seize, mais aussi de trente à trente-cinq et de quatre-vingt-deux à quatre-vingt-six.
À vingt, les nombres passaient brusquement des pieds de la femme aux nuages au-dessus de la ferme. Puis ils se déplaçaient rapidement sur les personnages et les objets représentés, parfois entourés d'un cercle ou d'un carré pour indiquer le degré de dilatation de l'œil, la profondeur de focalisation, et les modifications de sa pression sanguine mesurée par les veines minuscules de sa rétine. Apparemment, le Lecteur qu'il avait conçu pour ce test, à partir du tachistoscope de Martine et de pièces hétéroclites, fonctionnait parfaitement.
Jacob savait fort bien qu'il ne devait pas éprouver d'embarras ni d'inquiétude devant sa réaction réflexe à la vue du sein de la femme. S'il avait été du sexe féminin, il aurait eu une réaction différente, se serait attardé plutôt sur la femme, mais en se concentrant sur les cheveux, les vêtements et le visage.
Ce qui le préoccupait davantage, c'était sa réaction à la scène globale. Sur la gauche, près des combattants, il y avait un nombre marqué d'un astérisque. Cela représentait le point à partir duquel il s'était aperçu que l'image était violente, et non pastorale. Il hocha la tête, satisfait. C'était un nombre relativement bas et le tracé repartait tout de suite plus loin, l'espace de cinq pulsations, avant de revenir à la même place. Ce qui exprimait une solide aversion, suivie d'une curiosité franche, et non dissimulée.
À première vue, il semblait qu'il ait réussi le test. Mais il n'en avait jamais vraiment douté.
« Je me demande si quelqu'un découvrira jamais le moyen de frauder un test-S, dit-il, en rendant le feuillet à Martine.
- Un jour, peut-être, répondit-elle en rassemblant son matériel. Mais le conditionnement qu'implique la modification des réactions d'un homme à des stimuli instantanés... à une image si rapide que seul l'inconscient a le temps de réagir... comporterait trop d'effets secondaires, de nouveaux schémas qui apparaîtraient forcément dans ce test.
» L'analyse finale est très simple: l'esprit du sujet atteint-il un score égal ou supérieur à zéro, ce qui lui donne accès au statut de Citoyen, ou s'adonne-t-il aux plaisirs écœurants d'une somme négative. C'est cela, plus que n'importe quel indice de violence, qui est l'essence même du test. »
Martine se tourna vers le Dr Laird. « C'est juste, n'est-ce pas, docteur ? »
Laird haussa les épaules. « C'est vous l'expert. » Martine avait réussi à revenir progressivement dans ses bonnes grâces, mais il ne lui avait pas tout à fait pardonné d'avoir prescrit des médicaments à Kepler sans le consulter.
Après la dénonciation des forfaits de Bubbacub, il était devenu manifeste qu'elle n'avait jamais prescrit de Bellicine à Kepler. Jacob s'était rappelé cette habitude qu'avait Bubbacub, à bord du Bradbury, de s'endormir sur des vêtements négligemment abandonnés sur des coussins ou des sièges. Le Pil avait dû se servir de ce subterfuge pour glisser dans la pharmacie portative de Kepler une drogue qui provoquerait une détérioration de sa personnalité.
Cela se tenait. Kepler avait bel et bien été éliminé de la dernière plongée. Avec sa perspicacité, il aurait pu découvrir la supercherie de Bubbacub - le coup de la « relique lethani ». Et son comportement excentrique aurait aussi contribué, à la longue, à discréditer le Projet.
Tout concordait mais, pour Jacob, toutes ces déductions étaient aussi dénuées de saveur qu'un repas de flocons de protéines. Elles étaient convaincantes, mais insipides. Un plein bol de suppositions.
Certains des crimes de Bubbacub avaient été prouvés. Le reste demeurerait à l'état de spéculations, puisque le conservateur de la Bibliothèque Annexe jouissait de l'immunité diplomatique.
Pierre LaRoque les rejoignit. L'attitude du Français était humble. « Quel est le verdict, docteur ?
- Il est tout à fait clair que M. LaRoque n'est pas une personnalité d'une violence asociale, et qu'il ne mérite pas d'être placé sous Surveillance, répondit lentement Laird. En fait, il révèle plutôt un indice élevé de conscience sociale. C'est peut-être une partie de son problème. Il sublime apparemment quelque chose et il serait bien avisé de consulter un spécialiste à la clinique de son quartier quand il rentrera chez lui. » Laird regarda gravement LaRoque. Celui-ci se contenta d'acquiescer avec soumission.
« Et les contrôles ? » demanda Jacob. Il avait été le dernier à passer le test. Le Dr Kepler, Hélène deSilva et trois techniciens choisis au hasard étaient aussi passés devant la machine. Hélène n'avait pas attaché d'importance au test et avait emmené les techniciens avec elle en quittant les lieux, pour superviser en hâte les dernières vérifications précédant le lancement du Vaisseau Solaire. Kepler avait fait grise mine lorsque le Dr Laird lui avait communiqué en privé ses résultats, et avait décampé, offusqué.
Laird se pinça l'arête du nez, juste en dessous des sourcils.
« Oh, il n'y a pas un seul Surveillé dans toute la bande, ainsi que nous nous y attendions après votre démonstration de l'autre jour. Mais il y a certains problèmes, certaines choses que je ne comprends pas, et qui s'agitent dans les esprits de certaines personnes. Vous savez, ce n'est pas facile pour un rebouteux de campagne comme moi de devoir revenir à son programme d'internat pour sonder les âmes. Il y a une demi-douzaine de nuances qui m'auraient échappé si le Dr Martine ne m'avait pas aidé. Déjà, j'ai suffisamment de mal à interpréter ces zones d'ombre, surtout chez des hommes que je connais et que j'admire.
- Rien de grave, j'espère.
- Si c'était le cas, vous ne feriez pas partie de cette plongée de dernière minute ordonnée par Hélène! Je n'oblige pas Dwayne Kepler à rester au sol parce qu'il a un rhume ! »
Laird secoua la tête et s'excusa. « Pardonnez-moi, je ne suis pas habitué à ce genre de choses. Il n'y a pas lieu de s'inquiéter, Jacob. Il y avait d'étranges ambiguïtés dans vos tests mais, fondamentalement, vous êtes aussi sain que possible. Résolument positif et réaliste.
» Cependant, certaines choses me laissent perplexe. Je n'entrerai pas dans des détails qui pourraient vous inquiéter plus qu'ils n'en valent la peine, au cours de cette plongée. Mais je souhaiterais qu'Hélène et vous-même veniez me voir séparément dès votre retour. »
Jacob remercia le médecin et se dirigea en sa compagnie vers les ascenseurs, ainsi que Martine et LaRoque.
Loin au-dessus d'eux, le Pylône de Communications perçait le Dôme de Stase. Tout autour d'eux, derrière les hommes et les machines de la salle, les rochers boursouflés de Mercure étincelaient, ou bien brillaient sourdement. Le Soleil était une boule jaune incandescente au-dessus d'une chaîne de collines basses.
Quand l'ascenseur arriva, Martine et Laird pénétrèrent dans la cabine, mais Jacob en fut empêché par la pression de la main de LaRoque sur son bras ; la porte se referma, et ils restèrent seuls.
Pierre LaRoque murmura :
« Je veux ma caméra !
- Bien sûr, LaRoque. Le commandant deSilva a désarmé le paralyseur et vous pourrez la prendre quand vous voudrez, à présent que vous êtes dégagé de tout soupçon.
- Et l'enregistrement ?
- Je l'ai. Et je n'ai pas l'intention de le lâcher.
- Vous n'avez pas le droit...
- Laissez tomber, LaRoque, grogna Jacob. Pourquoi ne cessez-vous pas cette comédie, et n'accordez vous pas à d'autres que vous le bénéfice de l'intelligence! Je veux savoir pourquoi vous preniez des images soniques de l'Oscillateur de Stase sur le vaisseau de Jeffrey ! Et je veux aussi savoir qui vous a mis dans la tête que mon oncle s'y intéresserait!
- Je vous dois beaucoup, Demwa », dit LaRoque d'une voix lente. Son épais accent avait presque disparu. « Mais il faut que je sache si vos vues politiques sont identiques à celles de votre oncle, avant de vous répondre.
- Des oncles, j'en ai des tas, LaRoque. Oncle Jeremey fait partie de l'Assemblée Confédérale, mais je sais que vous ne travailleriez pas pour lui ! Oncle Juan est très attaché aux théories et encore plus à la légalité... je pencherais pour l'Oncle James, l'idiot de la famille. Oh, je suis d'accord avec lui sur un tas de choses, même certaines de celles que ma famille désapprouve. Mais s'il est impliqué dans une affaire d'espionnage, un complot quelconque, je ne vais certes pas contribuer à l'enfoncer davantage... surtout dans un complot aussi maladroit que le vôtre.
» Vous n'êtes peut-être ni un meurtrier ni un Surveillé, LaRoque, mais vous êtes un espion ! Le seul problème, c'est de deviner pour le compte de qui vous espionnez. Je mets ce mystère de côté jusqu'à mon retour sur Terre.
» À ce moment-là, peut-être, vous pourrez me rendre visite ; James et vous pourrez toujours essayer de me persuader de ne pas vous dénoncer. Cela vous paraît-il assez équitable ? »
LaRoque acquiesça sèchement.
« Je peux attendre, Demwa. Mais n'allez pas perdre ces enregistrements, hein ? J'ai vécu un enfer pour me les procurer. Je veux garder une chance de vous convaincre de me les rendre. »
Jacob regardait le Soleil.
« LaRoque, épargnez-moi vos gémissements. Vous n'êtes pas allé en Enfer... pas encore. »
Il tourna les talons et marcha vers l'ascenseur. Il lui restait assez de temps pour passer quelques heures sous la machine à dormir. Il ne voulait plus voir personne jusqu'à l'heure du départ.