Cela s'appelait Projet Icare, et c'était le quatrième programme spatial à porter ce nom, et le premier pour lequel il fût vraiment approprié. Longtemps avant la naissance des parents de Jacob - avant le Renversement et le Pacte, avant la Ligue des Puissances Satellites, avant même le plein épanouissement de la vieille Bureaucratie - grand-maman NASA avait décidé qu'il serait intéressant d'envoyer des sondes non récupérables dans le Soleil, pour voir ce qui arriverait.
Elle avait ainsi découvert que les sondes faisaient une chose bizarre à proximité du Soleil. Elles s'enflammaient.
Dans cet « Été Indien » de l'Amérique, rien n'était tenu pour impossible. Les Américains construisaient des cités dans l'espace - ils devaient pouvoir mettre au point des sondes plus durables !
On construisit des coques avec des matériaux pouvant résister à des tensions incroyables, dont la surface réfléchissait pratiquement tout. Des champs magnétiques déviaient les plasmas diffus mais formidablement ardents de la couronne et de la chromosphère loin de ces coques. De puissants lasers de communication perçaient l'atmosphère solaire d'un double faisceau d'ordres et de données.
Malgré tout, les vaisseaux robots continuaient à flamber. Malgré la qualité des miroirs et de l'isolation, malgré la répartition uniforme de la chaleur par les superconducteurs, les lois de la thermodynamique tenaient bon. La chaleur passera d'une haute température à une zone où la température est plus basse, tôt ou tard.
Les physiciens solaires auraient pu continuer, résignés, à brûler des sondes en échange de quelques informations volatiles, si Tina Merchant n'avait pas proposé une autre solution.
« Pourquoi ne pas réfrigérer ? avait-elle demandé. Vous avez toute l'énergie voulue. Vous pouvez alimenter des réfrigérateurs qui pousseront la chaleur d'un côté à l'autre de la sonde. »
Ses collègues avaient répondu que, avec les superconducteurs, ce n'était pas un problème de répartir la chaleur.
« Qui vous parle de la répartir ? avait répliqué la Belle de Cambridge. Il faudrait enlever la chaleur excessive de la partie du vaisseau où se trouvent les instruments, et la refouler vers une partie où il n'y a pas d'instruments.
- Et cette partie s'enflammera ! avait objecté un collègue.
- Oui, mais nous pourrions faire une série de "déversoirs à chaleur", avait suggéré un autre ingénieur, un peu plus intelligent. Et ensuite nous pourrions les larguer, un par un...
- Non, non, vous ne comprenez pas tout à fait. » La triple lauréate du Prix Nobel avait marché jusqu'au tableau noir et tracé un cercle, puis un autre à l'intérieur.
« Voici! » Elle avait indiqué le cercle intérieur. « Vous refoulez la chaleur là-dedans jusqu'à ce que cela devienne, pour un court instant, plus chaud que le plasma ambiant, à l'extérieur du vaisseau. Puis, avant que cela ait pu causer des dégâts, vous l'éjectez dans la chromosphère.
- Et comment, avait demandé un physicien en renom, comptez-vous vous y prendre ?»
Tina Merchant avait souri comme si elle se voyait déjà décerner le Prix d'Astronautique. « Ma foi, vous me surprenez, tous ! avait-elle dit. Vous avez à bord un laser de communication d'une température lumineuse de plusieurs millions de degrés ! Servez-vous-en! »
Était venue l'ère de la Bathysphère Solaire. Portées à la fois par leur flottabilité et la poussée de leurs lasers réfrigérants, les sondes avaient tenu pendant des jours, des semaines, enregistrant les subtiles variations dans le Soleil dont dépendait le climat terrestre.
Cette ère avait pris fin avec le Contact. Mais bientôt un nouveau type de Vaisseau Solaire avait vu le jour.
Jacob songea à Tina Merchant. Il se demanda si la grande dame aurait été fière, ou simplement stupéfaite, de se trouver sur le pont d'un Vaisseau Solaire et de naviguer tranquillement à travers les pires tempêtes de l'astre irascible. Elle aurait peut-être répondu: « Bien sûr! » Mais comment aurait-elle pu savoir qu'une science extraterrestre avait dû s'ajouter à la sienne pour que des hommes puissent ainsi voguer sur ces orages ?
Mélange qui n'inspirait guère confiance à Jacob.
Il savait, bien entendu, que quelques douzaines de descentes avaient déjà été effectuées avec succès à bord de ce vaisseau. Il n'y avait aucune raison de penser que ce voyage comportait un danger.
N'était qu'un autre vaisseau, réplique exacte de celui-ci, à échelle réduite, avait mystérieusement failli, trois jours auparavant.
Le vaisseau de Jeff n'était sans doute plus à présent qu'un nuage de fragments de cermet en train de se dissoudre et de gaz ionisés, dispersé sur plusieurs millions de kilomètres cubes dans le maelström solaire. Jacob tenta d'imaginer les tempêtes de la chromosphère telles que le savant-chimpanzé avait pu les voir dans les derniers instants de sa vie, sans la protection des champs d'espace-temps.
Il ferma les yeux et les frotta doucement. Il avait fixé le Soleil, en ne cillant pas assez souvent.
De la position qu'il occupait, sur une couchette d'observation à ras du pont, il apercevait presque l'hémisphère entier du Soleil. La moitié du ciel était remplie par une boule duveteuse aux douces et changeantes nuances de rouges, de noirs et de blancs. Dans la lumière hydrogène, tout prenait des teintes pourpres ; l'arc délicat d'une protubérance se détachant sur l'espace au limbe de l'astre: les rubans sombres et sinueux des filaments ; et les taches solaires noirâtres et enfoncées, avec leurs profondeurs d'ombre et leurs coulées de pénombre.
La topographie du Soleil était d'une variété et d'une texture quasi-infinies. Depuis les vacillements trop rapides pour être observés jusqu'aux lents tournoiements majestueux, tout n'était que mouvement.
Même si les caractéristiques essentielles ne changeaient guère d'une heure à l'autre, Jacob pouvait à présent discerner d'innombrables mouvements secondaires. Les plus rapides étaient les pulsations des forêts de « spicules » hautes et minces bordant le pourtour d'énormes cellules tachetées. Ces pulsations ne duraient que quelques secondes. Chaque spicule, il le savait, couvrait des milliers de kilomètres carrés.
Jacob avait passé un certain temps devant le télescope de la face « pile » du pont, à observer les épis tremblotants de plasma surchauffé jaillir de la photosphère comme des fontaines vivaces pour libérer de la pesanteur du Soleil d'énormes vagues de son et de matière qui devenaient couronne et vent solaires.
Derrière les palissades de spicules, les immenses cellules de granulation palpitaient à un rythme complexe tandis que la chaleur, en dessous, terminait un voyage long d'un million d'années pour s'échapper soudain sous forme de lumière.
Celle-ci, à son tour, s'agglomérait en cellules gigantesques, dont les oscillations étaient des modes fondamentaux du Soleil presque parfaitement sphérique - le tintement d'une cloche stellaire.
Par-dessus tout cela, comme une mer vaste et profonde roulant sur le fond océanique, affluait la chromosphère.
L'analogie était peut-être exagérée, mais on pouvait regarder les zones turbulentes au-dessus des spicules comme des récifs coralliens, et les rangées de filaments duveteux et altiers qui partout traçaient le parcours des champs magnétiques comme des bancs de varech, ondulant doucement au gré de la marée. Peu importait que chacun de ces arcs roses eût plusieurs fois la taille de la Terre!
Une fois de plus, Jacob se força à détacher les yeux de la sphère bouillonnante. Je ne vais plus être bon à rien si je continue à la fixer comme ça, se dit-il. Je me demande comment les autres y résistent?
D'où il était, il pouvait voir tout le plateau d'observation, à l'exception d'une petite partie de l'autre côté du dôme central.
Une ouverture se dessina dans le flanc du dôme et la lumière se déversa sur le pont. Un homme s'y découpa en silhouette, suivi d'une femme de grande taille. Jacob n'eut pas besoin d'attendre que sa vue se soit adaptée pour reconnaître le commandant deSilva.
Hélène lui sourit et vint s'asseoir près de sa couchette, jambes croisées.
« Bonjour, Mr Demwa. J'espère que vous avez bien dormi. Nous allons avoir une journée chargée. »
Jacob rit. « Comme si le jour et la nuit existaient ici ! Vous n'avez pas besoin d'entretenir la fiction, comme par exemple en nous fournissant ce lever de soleil. » Il indiqua d'un mouvement de tête le Soleil qui recouvrait la moitié du ciel.
« La rotation du vaisseau, en créant huit heures de nuit, donne aux "rampants" une chance de dormir, souligna-t-elle.
- Ce n'était pas la peine de vous inquiéter, dit Jacob. Je peux roupiller n'importe quand. C'est mon talent le plus précieux. »
Le sourire d'Hélène s'élargit. « Il n'y a pas de dérangement. Mais, maintenant que vous en parlez, ça a toujours été une tradition, chez les Hélionautes, de mettre le vaisseau en rotation avant la descente finale et de baptiser cela la nuit.
- Vous avez déjà des traditions? Au bout de deux ans ?
- Oh, cette tradition-là est bien plus ancienne ! Elle remonte à l'époque où personne ne pouvait imaginer une autre façon de visiter le Soleil qu'en... » Elle s'interrompit.
Jacob poussa un rugissement.
« Qu'en y allant la nuit, quand il fait moins chaud !
- Vous avez trouvé !
- Élémentaire, mon cher Watson. »
Ce fut au tour d'Hélène de rugir. « En fait, nous tentons de créer une tradition parmi ceux qui sont descendus vers Hélios. Nous avons constitué le club des Mangeurs de Feu. Vous subirez l'initiation à notre retour sur Mercure. Malheureusement, je ne peux pas vous dire en quoi elle consiste... mais j'espère que vous savez nager!
- Je ne vois pas où je pourrais me cacher, commandant. Je serai fier de devenir un Mangeur de Feu.
- Bien ! Et n'oubliez pas, vous devez toujours me raconter comment vous avez sauvé l'Aiguille Vanille. Je ne vous ai jamais dit à quel point j'étais contente de revoir cette vieille monstruosité, en revenant avec le Calypso, et je veux entendre l'histoire de la bouche du héros. »
Le regard de Jacob se fit lointain. L'espace d'un instant, il crut entendre le vent siffler, et quelqu'un l'appeler... une voix criant des mots incompréhensibles, et quelqu'un qui tombait... Il se secoua.
« Oh, je vous la réserve. C'est beaucoup trop personnel pour être évoqué dans une de ces réunions où l'on échange des anecdotes. Quelqu'un d'autre participait à ce sauvetage, quelqu'un dont vous aimerez peut-être que je vous parle. »
Il y avait, dans l'expression d'Hélène deSilva, quelque chose comme de la compassion, qui suggérait qu'elle savait ce qui lui était arrivé en Équateur et qu'elle lui laissait l'initiative d'en parler.
« Je suis impatiente de vous écouter. Et j'ai fini par trouver une histoire à vous raconter. Au sujet des "oiseaux-chanteurs" d'Omnivarium. Il semble que la planète soit tellement silencieuse que les colons humains doivent faire attention que les oiseaux n'aillent pas imiter chacun de leurs bruits. Cela a un effet intéressant sur le comportement sexuel des colons, surtout chez les femmes, selon qu'elles désirent faire connaître les "capacités" de leur partenaire suivant la vieille tradition, ou qu'elles préfèrent rester discrètes!
» Mais je dois maintenant retourner à mes fonctions. Et je ne veux pas vous livrer toute l'histoire. Je vous informerai quand nous atteindrons la première turbulence. »
Jacob se leva en même temps qu'elle et la regarda s'éloigner vers le Poste de Commande. À mi-chemin de la chromosphère, le lieu était sans doute bizarre pour se laisser captiver par une démarche féminine, mais il n'avait pas la moindre envie de détourner les yeux avant qu'elle ait disparu. Il admira la souplesse que les membres du corps interstellaire savaient donner à leurs extrémités.
Bon sang, elle devait probablement le faire exprès ! Dans la mesure où cela ne nuisait pas à son travail, Hélène deSilva faisait de la libido son passe-temps.
Mais il y avait quelque chose d'étrange dans son comportement envers lui. Elle paraissait lui accorder plus de confiance que cela n'était justifié par sa modeste contribution sur Mercure et leurs quelques conversations amicales. Peut-être avait-elle une idée derrière la tête. Dans ce cas, il ne voyait pas laquelle.
D'un autre côté, peut-être les gens étaient-ils plus sociables quand ils avaient quitté la Terre pour faire le Grand Saut avec le Calypso. Une personne élevée dans une colonie O'Neil, dans une période d'introspection due à l'absurdité politique, était peut-être plus disposée à se fier à ses instincts qu'un enfant de la Confédération, individualiste à l'extrême.
Il se demanda ce que Fagin avait pu lui raconter sur lui.
Jacob se rendit au dôme central, dont la paroi externe comportait une petite avancée en forme de boîte.
Quand il en ressortit, Jacob paraissait mieux réveillé. De l'autre côté du dôme, devant les distributeurs de boissons et de nourriture, il trouva le Dr Martine flanquée des deux bipèdes extraterrestres. Elle lui sourit, et les yeux de Culla s'éclairèrent d'une lueur amicale. Même Bubbacub grommela un bonjour par l'entremise de son vodor.
Il appuya sur des boutons pour se procurer un jus d'orange et une omelette.
« Vous savez, Jacob, vous vous êtes couché trop tôt hier soir. Le Pil Bubbacub nous a raconté des histoires inouïes après votre départ. Elles étaient vraiment renversantes ! »
Jacob s'inclina légèrement devant Bubbacub.
« Je vous fais mes excuses, Pil Bubbacub. J'étais très fatigué, sinon j'aurais été ravi d'en apprendre davantage sur les superbes Galactiques, et plus particulièrement sur les glorieux Pilas. Je suis sûr qu'il y a une mine inépuisable d'histoires à ce sujet. »
Martine se raidit à côté de lui, mais Bubbacub manifesta son plaisir en se rengorgeant. Jacob savait qu'il aurait été dangereux d'insulter le petit extraterrestre. Mais, maintenant, il savait que l'ambassadeur ne ressentirait pas comme une insulte une accusation déguisée de fatuité. Jacob n'avait pu résister à cette allusion inoffensive.
Martine insista pour qu'il déjeune en leur compagnie ; les couchettes avaient été relevées à cette fin. Deux des quatre membres de l'équipage de deSilva mangeaient non loin de là.
« Quelqu'un a-t-il vu Fagin ?» demanda Jacob.
Le Dr Martine secoua la tête. « Non, je crois bien qu'il est du côté "pile" depuis plus de douze heures. Je ne sais pas pourquoi il ne vient pas nous rejoindre. »
Cela ne ressemblait pas à Fagin de se montrer aussi taciturne. Quand Jacob s'était rendu dans l'hémisphère des instruments pour se servir du télescope, et y avait découvert le Kanten, celui-ci lui avait à peine dit un mot. À présent, le commandant avait interdit cette partie du vaisseau à tous, excepté Fagin, qui l'occupait seul.
Si je n'ai pas de nouvelles de Fagin d'ici le repas de midi, j'exigerai une explication, se dit Jacob.
À côté de lui, Martine et Bubbacub bavardaient. De temps en temps Culla disait un ou deux mots, sans jamais se départir du respect le plus onctueux. Le Pring semblait toujours avoir un liquitube entre ses lèvres énormes. Il sirotait à petits coups, engloutissant méthodiquement le contenu de plusieurs tubes tandis que Jacob avalait son repas.
Bubbacub se lança dans un récit sur un de ses Ancêtres, un membre de la race Soro qui avait, un million d'années auparavant, pris part à l'un des rares contacts pacifiques entre la civilisation floue des espèces respirant l'oxygène et la mystérieuse civilisation parallèle des espèces respirant l'hydrogène qui se partageaient la Galaxie.
Pendant des éons, il n'y avait eu que peu ou pas de compréhension entre l'hydrogène et l'oxygène. Chaque fois qu'un conflit surgissait entre eux deux, une planète mourait. Parfois davantage. Il était heureux qu'ils n'aient pratiquement rien en commun, de sorte que les conflits étaient rares.
L'histoire était longue et embrouillée, mais Jacob s'avoua que Bubbacub était un maître dans l'art de conter. Il pouvait être charmant et spirituel, tant qu'il était le centre d'attention.
Jacob laissa son imagination vagabonder tandis que le Pil décrivait avec verve ce dont une poignée d'hommes seulement avaient pu faire l'expérience : l'étrangeté et la beauté infinies des étoiles, et la variété des choses qu'on trouvait sur une multitude de planètes. Il commençait à envier Hélène deSilva.
Bubbacub défendait avec ardeur la cause de la Bibliothèque. C'était le véhicule de la connaissance et de la tradition, le facteur d'unité entre tous ceux qui respiraient l'oxygène. Elle assurait la continuité et plus que cela car, sans la Bibliothèque, il n'y aurait eu aucun pont entre les espèces. Les guerres n'auraient pas été menées avec retenue, mais jusqu'à l'extinction. Les planètes auraient été ruinées par une exploitation abusive.
La Bibliothèque, et les autres Instituts plus ou moins liés, contribuaient à prévenir les génocides parmi leurs membres.
Le récit de Bubbacub atteignit son point culminant et il laissa un silence planer sur son auditoire impressionné. Enfin, il demanda avec bonne humeur à Jacob s'il ne leur ferait pas l'honneur de leur narrer quelque chose à son tour.
Jacob fut pris au dépourvu. À l'échelle humaine, peut-être, il avait mené une vie intéressante, mais sûrement pas remarquable! ... Que pourrait-il bien leur raconter ? Apparemment, la règle voulait que ce soit une expérience personnelle ou une aventure survenue à un Ancêtre.
Transpirant sur son siège, Jacob envisagea de parler d'un personnage historique ; peut-être Marco Polo, ou Mark Twain. Mais cela n'intéresserait probablement guère Martine.
Il y avait aussi le rôle joué par son grand-père Alvarez dans le Renversement. Mais cette histoire avait une lourde résonance politique et Bubbacub trouverait sa morale hautement subversive. Sa meilleure histoire avait trait à son aventure sur l'Aiguille Vanille, mais elle était trop personnelle, trop chargée de souvenirs douloureux pour être partagée dans les circonstances présentes. D'ailleurs, il en avait promis l'exclusivité à Hélène deSilva.
Dommage que LaRoque ne fût pas présent. L'intarissable petit homme aurait sans doute pu parler jusqu'à ce que les feux en dessous d'eux se soient éteints.
Une pensée malicieuse vint à l'esprit de Jacob. Il existait bel et bien un personnage historique qui était un de ses ascendants directs, et dont l'histoire était peut-être assez significative. L'amusant, c'était qu'elle pouvait être interprétée à deux niveaux. Il se demanda jusqu'à quel point il pourrait être explicite sans que certains de ses auditeurs ne saisissent son intention.
« Eh bien, justement, commença-t-il lentement, il y a un homme, dans l'histoire de la Terre, dont j'aimerais parler. C'est un personnage intéressant car il a vécu un contact entre une culture et une technologie "primitives" et une autre qui les dominait en tout point. Naturellement, cette introduction vous évoque à tous quelque chose de familier. Depuis le Contact, les historiens ne parlent pratiquement plus que de ça.
» Le destin de l'Amérindien est le symbole de notre époque. Les vieux films du vingtième siècle glorifiant le "Noble Homme Rouge" ne déclenchent plus aujourd'hui que les rires. Comme Millie nous l'a rappelé, sur Mercure, et comme nul ne l'ignore sur Terre, l'Homme Rouge est celui qui a résisté le moins bien au choc culturel, qui s'est le moins bien adapté à l'arrivée des Européens. Son orgueil tant vanté l'a empêché d'étudier les habitudes efficaces de l'homme blanc avant qu'il ne soit trop tard, à l'inverse de la "cooptation" réussie du Japon à la fin du dix-neuvième siècle... exemple que la faction "S'Adapter pour Survivre" ressert à qui veut l'entendre, ces temps-ci. »
Il les tenait. Les humains l'écoutaient en silence. Les yeux de Culla étaient lumineux. Même Bubbacub, d'habitude peu attentif, gardait ses petits yeux en vrille rivés sur Jacob. Martine avait tressailli quand il avait parlé de la faction A.S. Une indication.
Si LaRoque était ici, il n'apprécierait guère mes propos, pensa Jacob. Mais la contrariété de LaRoque ne serait rien comparée à celle des Alvarez, s'ils l'avaient entendu parler de la sorte !
« Bien sûr, l'échec des Amérindiens à s'adapter ne leur incombe pas à eux seuls, reprit Jacob. De nombreux érudits pensent que les civilisations de l'hémisphère ouest se trouvaient dans une phase de marasme qui coïncida malheureusement avec l'arrivée des Européens. De fait, les pauvres Mayas venaient de connaître une guerre civile qui les avait poussés à fuir leurs cités pour gagner la campagne, abandonnant leurs princes et leurs prêtres en même temps. Quand Colomb débarqua, les temples étaient pratiquement désertés. Bien sûr, la population avait doublé, la richesse et le commerce quadruplé durant l’ "Âge d'Or des Mayas", mais ce n'est pas à cela qu'on mesure une civilisation. »
Attention, mon gars. Ne pousse pas l'ironie trop loin.
Jacob remarqua qu'un des membres de l'équipe, un type nommé Dubrowsky, s'était détaché du groupe. Seul Jacob pouvait voir le sourire sardonique éclairant le visage de l'homme. Tous les autres semblaient l'écouter avec un intérêt exempt de toute méfiance, encore qu'il fût difficile de le savoir, dans le cas de Culla et Bubbacub.
« Donc, mon ancêtre était un Amérindien. Il s'appelait Se-quo-yi, et il était membre de la nation cherokee.
» À l'époque, les Cherokees vivaient pour la plupart dans l'État de Géorgie. Comme cela se trouvait sur la Côte Est de l'Amérique, ils eurent encore moins de temps que les autres pour se préparer à la rencontre avec l'homme blanc. Pourtant, ils essayèrent, à leur façon. Leur tentative fut loin d'être aussi grandiose ni aussi réussie que celle des Japonais, mais ils essayèrent.
» Ils furent prompts à imiter les techniques employées par leurs nouveaux voisins. Les huttes en bois remplacèrent les wigwams et les outils de fer firent bientôt partie intégrante de la vie des Cherokees. Ils n'ignorèrent bien vite plus rien sur la poudre à fusil ni sur les méthodes européennes d'agriculture. Malgré une forte opposition en son sein, la tribu se lança même à un moment dans le commerce des esclaves.
» Cela se passait après leur défaite dans deux guerres successives. Ils avaient commis l'erreur de soutenir les Français en 1765, puis la Couronne pendant la première Révolution Américaine. Malgré cela, ils constituaient une petite république de taille honorable dans la première partie du dix-neuvième siècle, et cela était dû en partie au fait que plusieurs jeunes Cherokees avaient acquis suffisamment du savoir de l'homme blanc pour devenir juristes. Avec leurs cousins Iroquois au nord, ils se débrouillaient plutôt bien au jeu des traités.
» Pendant un certain temps.
» C'est ici que mon ancêtre fait son entrée. Se-quo-yi n'aimait aucune des solutions qui s'offraient à son peuple : ou bien demeurer de nobles sauvages et se faire exterminer, ou bien adopter entièrement les coutumes des colons et disparaître en tant que peuple. Il était particulièrement conscient du pouvoir de l'écriture, mais pensait que l'Indien serait éternellement désavantagé s'il devait apprendre l'anglais pour ne plus être analphabète. »
Jacob se demanda si quelqu'un ferait le rapport, en comparant la situation de Se-quo-yi et des Cherokees avec la position actuelle de l'humanité vis-à-vis de la Bibliothèque.
À en juger par l'expression de Martine, une personne au moins était surprise d'entendre Jacob Demwa, habituellement si peu expansif, se lancer dans un récit aussi long. Mais elle ne pouvait connaître, et ne connaîtrait jamais, les interminables leçons d'histoire et d'art oratoire que lui et les autres enfants Alvarez avaient dû endurer, après l'école. Bien qu'il se fût détourné de la politique, vilain petit canard de cette couvée, il possédait quand même certains talents familiaux.
« Eh bien, Se-quo-yi résolut ce problème d'une manière satisfaisante, en inventant une forme écrite du langage cherokee. Ce fut un véritable travail d'Hercule, qui lui valut la torture et l'exil, car beaucoup de membres de sa tribu s'opposèrent à son effort. Mais quand il eut terminé, le monde de la littérature et de la technique était à la portée de tous, pas seulement des intellectuels qui pouvaient étudier l'anglais pendant des années, mais aussi du Cherokee d'intelligence moyenne.
» Bientôt, même les partisans de l'assimilation acceptèrent l'œuvre du génie de Se-quo-yi. Sa victoire détermina l'attitude des générations suivantes. Ce peuple, le seul parmi les Amérindiens à avoir pour héros un intellectuel et non un guerrier, choisit de se montrer sélectif.
» Ce fut là son erreur. S'ils avaient laissé les missionnaires locaux les transformer en des imitations de colons, ils auraient pu probablement se fondre à la classe des fermiers et être considérés par les Européens comme une catégorie légèrement inférieure d'hommes blancs.
» Au lieu de cela, ils crurent qu'ils pouvaient devenir des Indiens modernes, en préservant les éléments essentiels de leur culture traditionnelle... deux propositions manifestement contradictoires.
» Cependant, il y a des érudits pour penser qu'ils auraient pu réussir. Tout se passa bien jusqu'à ce qu'un groupe d'hommes blancs ne découvrît de l'or sur le territoire des Cherokees. Cela provoqua un certain émoi parmi les colons. Ils parvinrent à faire passer une loi décrétant le territoire ouvert.
» Les Cherokees firent alors une chose étrange, une chose qui ne se répéta qu'une centaine d'années plus tard. Cette nation indienne fit un procès à l'État de Géorgie pour appropriation illicite de terres ! Des sympathisants blancs leur apportèrent leur aide et ils réussirent à porter l'affaire devant la Cour Suprême des États-Unis.
» La Cour déclara l'appropriation illégale. Les Cherokees purent conserver leur territoire
» Mais c'est là que leur adaptation insuffisante les trahit. Comme ils n'avaient pas fait d'effort majeur pour s'adapter à la structure fondamentale de la société blanche, les Cherokees n'avaient pas de pouvoir politique pour appuyer leur cause. Ils se fiaient aux lois honorables et souveraines de la nouvelle nation, et les utilisaient avec intelligence, mais ne comprenaient pas que l'opinion publique avait autant de force que la loi.
» Pour la plupart de leurs voisins blancs, ils n'étaient que des Indiens comme les autres. Quand Andy Jackson dit à la Cour d'aller au diable, et envoya l'Armée pour expulser quand même les Cherokees, ils n'avaient plus personne vers qui se tourner.
» Aussi le peuple de Se-quo-yi dut empaqueter ses quelques possessions et suivre la tragique Piste des Larmes jusqu'à un nouveau "territoire indien", dans cet Ouest qu'ils ne connaissaient pas.
» L'histoire de la Piste des Larmes fut une épopée de l'endurance et du courage humains. Profondes furent les souffrances des Cherokees pendant cette longue marche. Il en naquit une littérature très émouvante, ainsi qu'une tradition de résistance aux privations qui habite depuis lors l'esprit de ce peuple, aujourd'hui encore.
» Cette éviction ne fut pas le dernier coup porté aux Cherokees.
» Quand les États-Unis connurent une guerre civile, les Cherokees en firent autant. Les frères s'entre-tuèrent quand les Volontaires Indiens Confédérés rencontrèrent la Brigade Indienne de l'Union. Ils combattirent avec autant d'ardeur que les troupes blanches, et souvent de façon plus disciplinée. Et dans le cours de cette guerre, leurs nouveaux territoires furent ravagés.
» Plus tard ils subirent les attaques de bandits, des maladies, et de nouvelles expulsions. Leur stoïcisme leur valut le surnom de "Juifs Amérindiens". Alors que d'autres tribus sombraient dans le désespoir et l'apathie face aux crimes commis contre elles, les Cherokees maintinrent leur tradition d'indépendance.
» Se-quo-yi ne fut pas oublié. Peut-être en symbole de la fierté des Cherokees, on donna son nom à une certaine espèce d'arbre qui pousse dans les forêts embrumées de Californie. L'arbre le plus haut du monde.
» Mais tout ceci nous éloigne de la folie des Cherokees. Car, si leur fierté les aida à survivre aux exactions du dix-neuvième siècle et à l'oubli du vingtième, elle les retint de participer au Dédommagement du vingt et unième siècle. Ils refusèrent les "réparations culturelles" offertes par les gouvernements américains avant le début de la Bureaucratie ; les richesses se déversèrent sur les vestiges des nations indiennes pour préserver les consciences délicates du public éclairé et cultivé de cette époque, désignée aujourd'hui avec ironie par le terme d’"Été Indien" de l'Amérique.
» Ils refusèrent de créer des Centres Culturels où ils auraient exécuté les danses et rites anciens. Tandis que d'autres tribus ressuscitaient les arts précolombiens pour "reprendre contact avec leur héritage", les Cherokees demandèrent pourquoi ils auraient dû exhumer des vieilleries alors qu'ils pouvaient apporter leur propre contribution à la culture américaine du vingt et unième siècle
» Avec les Mohawks et des groupes disséminés d'autres tribus, ils troquèrent leur "Dédommagement" et la moitié des biens de la tribu contre une part dans la Ligue des Puissances Satellites. La fleur de la jeunesse alla bâtir des cités dans l'espace, comme leurs grands-pères avaient bâti les grandes cités d'Amérique. Les Cherokees renoncèrent à la richesse pour une portion du ciel.
» Et une fois de plus, ils payèrent un prix terrible pour leur orgueil. Quand la Bureaucratie décréta sa suppression, la Ligue se rebella. Ces brillants jeunes gens et jeunes filles, trésor de leur nation, périrent par milliers, avec leurs frères de l'espace, descendants d'Andy Jackson et des esclaves d'Andy Jackson. Les cités qu'ils avaient bâties furent décimées. Les survivants furent autorisés à demeurer dans l'espace uniquement pour montrer aux remplaçants soigneusement sélectionnés par la Bureaucratie comment ils devaient s'y prendre pour survivre.
» Sur Terre, les Cherokees souffrirent également. Beaucoup prirent part à la Révolte constitutionnelle. Ils furent la seule nation indienne à être punie par les vainqueurs en tant que groupe, ainsi que les VietAms et les Minnesotiens. Cette deuxième Piste des Larmes fut aussi triste que la première. Mais, cette fois-ci, ils avaient de la compagnie.
» Bien sûr, la première et impitoyable génération de chefs de la Bureaucratie passa, et l'ère de la vraie Bureaucratie arriva. L'Hégémonie se souciait plus de productivité que de vengeance. La Ligue rebâtit, sous sa surveillance, et une nouvelle et riche culture se développa dans les colonies O'Neil, influencée par les survivants des premiers bâtisseurs.
» Sur Terre, les Cherokees continuent à tenir conseil, longtemps après que beaucoup de tribus ont été absorbées par la civilisation cosmopolite ou le folklore archaïque. Ils n'ont toujours pas compris la leçon. À ce que j'ai entendu dire, leur dernière extravagance serait un projet, en association avec les VietAms et l'APU d'Israël, pour tenter d'aménager le sol de Vénus. Ridicule, bien sûr.
» Mais tout ceci est à côté de la question. Si mon ancêtre, Se-quo-yi, et ceux de sa race, s'étaient adaptés complètement au mode de vie de l'homme blanc, ils auraient pu se faire une petite place dans sa civilisation et être assimilés pacifiquement, sans souffrances. S'ils avaient résisté avec un entêtement aveugle, comme bon nombre de leurs voisins amérindiens, ils auraient souffert également, mais auraient fini par se voir attribuer une place, grâce à la "bonté" d'une génération postérieure d'hommes blancs.
» Au lieu de cela, ils essayèrent de faire la synthèse entre les aspects visiblement efficaces et bénéfiques de la civilisation occidentale, et leur propre héritage. Ils firent des expériences, et se montrèrent difficiles. Ils firent la fine bouche pendant six cents ans et, à cause de cela, souffrirent plus que n'importe quelle autre tribu.
» La morale de cette histoire devrait sauter aux yeux. Nous, les humains, nous sommes confrontés à un choix similaire: faire les difficiles, ou accepter de bon cœur la culture vieille de plusieurs milliards d'années que nous offre la Bibliothèque. Que tous ceux qui nous incitent à nous montrer exigeants se rappellent l'histoire des Cherokees. Leur chemin a été long, et ils ne sont pas encore au bout. »
Il y eut un long silence après que Jacob se fut tu. Bubbacub continua à l'observer de ses petits yeux noirs. Culla regardait fixement devant lui. Le Dr Martine baissait la tête, les sourcils rapprochés dans une expression méditative.
L'homme appelé Dubrowsky se tenait nettement à l'écart. Un de ses bras était croisé sur sa poitrine. De l'autre main, il se couvrait la bouche. Ces plissements autour de ses yeux trahissaient-ils un rire silencieux ?
Il doit faire partie de la Ligue. L'espace en est infesté. J'espère qu'il tiendra sa langue. J'ai pris suffisamment de risques comme ça.
Il se sentait la gorge parcheminée. Il avala une bonne gorgée du jus d'orange en liquitube qui lui restait de son petit déjeuner.
Enfin, Bubbacub plaça ses deux petites mains derrière son cou et se redressa. Il regarda Jacob pendant un moment.
« Bonne his-toire, finit-il par dire, d'un ton sec. Je vous deman-derai de m'en faire un en-registrement à notre re-tour. Elle est pleine d'enseigne-ments pour les gens de la Terre.
» Mais il y a des ques-tions que j'ai-merais vous poser. Main-te-nant ou plus tard. Des choses que je n'ai pas com-pri-ses.
- Comme vous voudrez, Pil Bubbacub », fit Jacob en s'inclinant, et en s'efforçant de dissimuler un sourire. À présent, changer de sujet, vite, avant que Bubbacub ne commence à poser ses satanées questions! Mais comment ?
« Moi aussi j'ai apprécié l'histoire de mon ami Jacob, siffla une voix grêle derrière eux. Je me suis approché aussi silencieusement que possible dès que j'ai pu l'entendre. Je suis heureux que ma présence n'ait pas troublé le récit. »
Jacob bondit sur ses pieds, soulagé.
« Fagin !» Tous se levèrent tandis que le Kanten glissait vers eux. Dans la lumière rubis, il paraissait d'un noir de jais. Ses mouvements étaient lents.
« Je tiens à vous faire des excuses ! Je n'ai pu faire autrement que m'absenter. Le commandant a gracieusement consenti à laisser filtrer davantage de radiations par les écrans afin que je puisse me nourrir. Mais comme vous le comprendrez, il était nécessaire que cela se passe sur la face inoccupée du vaisseau.
- C'est vrai, dit Martine en riant. Nous n'aimerions pas attraper un coup de soleil ici !
- Très juste. Mais je me sentais seul là-bas, je suis content de me retrouver en compagnie. »
Les bipèdes s'assirent et Fagin s'installa sur le pont. Jacob profita de l'occasion pour se tirer d'embarras.
« Fagin, nous échangions des histoires, en attendant le début de la plongée. Peut-être pourrais-tu nous en raconter une sur l'Institut pour le Progrès ?»
Le Kanten fit bruire son feuillage. Il y eut une pause. « Hélas, Ami Jacob. Contrairement à la Bibliothèque, l'Institut pour le Progrès n'est pas une société importante. Son nom lui-même se traduit mal dans votre langue. Elle ne comporte pas de mots adéquats.
» Notre petit ordre fut fondé dans le but d'exaucer au moins l'un des Commandements que les Progéniteurs laissèrent à la race la plus ancienne quand ils quittèrent la Galaxie voilà si longtemps. En gros, il nous imposait le devoir de respecter la "Nouveauté".
» Ce doit être difficile pour une espèce telle que la vôtre, orpheline pour ainsi dire, qui jusqu'à ces derniers temps ignorait les liens doux-amers de la parenté et de l'obligation patron-client, de comprendre le conservatisme inhérent à notre Civilisation Galactique. Ce conservatisme n'est pas une mauvaise chose. Car, dans une telle diversité, une croyance en la Tradition et en un commun héritage a une influence bénéfique. Les races jeunes écoutent la parole des aînées qui ont acquis sagesse et patience au fil des ans.
» On peut dire que nous avons un grand respect pour nos racines. »
Seul Jacob remarqua que Fagin s'agita en prononçant ces derniers mots. Le Kanten pliait et dépliait les courts tentacules noueux qui lui servaient de pieds. Jacob manqua s'étrangler en avalant son jus d'orange de travers.
« Mais il reste le besoin de faire face à l'avenir, également, poursuivit Fagin. Et dans leur sagesse, les Progéniteurs ont conseillé aux Aînés de ne pas mépriser ce qui est nouveau sous le Soleil. »
Fagin se découpait contre le gigantesque disque rouge qui était leur destination. Jacob secoua la tête faiblement.
« Alors quand vous avez eu vent qu'on avait découvert une bande de sauvages tétant une louve, vous êtes accourus, c'est ça ? »
Un nouveau bruissement de feuillage. « Très imagé, Ami Jacob. Mais votre supposition est correcte quant au fond. La Bibliothèque est chargée de l'importante tâche d'enseigner aux races de la Terre ce qu'elles doivent savoir pour survivre. Mon Institut a la mission plus modeste d'évaluer votre Nouveauté. »
Le Dr Martine prit la parole.
« Kant Fagin, à votre connaissance, cela s'est-il déjà produit auparavant ? Y a-t-il eu un autre cas de race n'ayant pas souvenir de l'Éducation Ancestrale, ayant comme nous surgi spontanément dans la Galaxie ?
- Oui, vénérée docteur Martine. Cela s'est produit un certain nombre de fois. L'espace est d'une immensité qui dépasse toute imagination. Les migrations périodiques des civilisations hydrogénophiles ou oxygénophiles couvrent d'énormes distances, et il est rare que même une région colonisée soit totalement explorée. Souvent, dans ces mouvements massifs, un minuscule fragment de race, à peine sortie de la bestialité, a été abandonnée par ses patrons, livrée à elle-même. De tels abandons sont habituellement punis par les peuples civilisés... » Le Kanten hésita. Soudain, Jacob en comprit la raison et tressaillit, tandis que Fagin se hâtait de continuer.
«Mais comme ces rares cas d'abandon se produisent d'ordinaire à l'époque des migrations, cela ne fait qu'ajouter au problème. La race "louveteau" peut mettre au point une technologie spatiale rudimentaire à partir des rebuts laissés par ses patrons, mais au moment où elle entrera dans l'espace interstellaire, il se peut que sa partie de la Galaxie se trouve sous interdit. Sans le savoir, elle pourra devenir la proie des respireurs d'hydrogène dont c'est le tour d'occuper cet amas ou cette spirale.
» Néanmoins, on rencontre de temps à autre de telles espèces. D'habitude, les orphelins gardent un souvenir très vivace de leurs patrons. Dans certains cas, les mythes et les légendes ont remplacé les faits. Mais la Bibliothèque est pratiquement toujours en mesure de rétablir la vérité, car c'est elle qui a le dépôt de nos vérités. »
Fagin inclina plusieurs de ses branches en direction de Bubbacub. Le Pil le remercia d'une courbette amicale.
« C'est pourquoi, reprit Fagin, nous attendons avec impatience de connaître la raison pour laquelle la Terre n'est pas mentionnée dans ces gigantesques archives. Elle n'est pas répertoriée, il n'existe aucune trace d'une occupation antérieure, bien que cinq migrations complètes aient traversé cette région depuis le départ des Progéniteurs. »
Bubbacub se figea. Les petits yeux noirs se relevèrent vivement vers le Kanten, avec une expression féroce, mais Fagin ne parut pas s'en apercevoir, et continua:
« À ma connaissance, l'humanité est le premier cas qui offre la troublante possibilité d'une intelligence évolutive. Comme vous le savez certainement, cette idée viole plusieurs principes bien établis de notre science biologique. Pourtant certains arguments de vos anthropologues sont d'une logique saisissante.
- C'est une idée ba-roque, fit Bubbacub avec un reniflement de mépris. Comme le mou-vement perpé-tuel, ces van-tar-dises de ceux que vous ap-pelez des "Peaux". Les théories sur l'accès "naturel" à la sapience totale sont une sour-ce for-mi-dable de plaisan-teries jo-viales, Hu-main Ja-cob Dem-wa. Mais bien-tôt la Bi-bliothèque donne-ra à votre ra-ce angois-sée ce qui lui man-que: le ré-con-fort de savoir d'où elle vient! »
Le bourdonnement sourd des moteurs du vaisseau s'amplifia et, l'espace d'une seconde, Jacob éprouva une légère secousse.
« Attention à tous, fit la voix du commandant deSilva dans le haut-parleur. Nous venons de passer le premier récif. À partir de maintenant il va y avoir des chocs passagers comme celui qui vient de se produire. Je vous informerai quand nous approcherons de la zone cible. Terminé. »
L'horizon solaire était à présent pratiquement plat. Tout autour du vaisseau, un réseau lâche de formes ondulantes rouges et noires s'étirait à l'infini. Un nombre croissant des plus grands filaments arrivaient à hauteur du vaisseau, pour devenir des protubérances sur ce qui restait des ténèbres spatiales, puis pour disparaître dans la brume rougeâtre s'étendant au-dessus d'eux.
Le groupe se déplaça, d'un commun accord, jusqu'au bord du pont, d'où ils pouvaient plonger directement le regard dans la chromosphère inférieure. Ils gardèrent le silence un moment, contemplatifs, tandis que le pont tressautait de temps en temps.
« Docteur Martine, s'enquit Jacob. Le Pil Bubbacub et vous avez-vous tout préparé pour vos expériences ? »
Elle désigna deux solides malles spatiales sur le pont, à proximité de leurs sièges.
« Nous avons tout ce qu'il nous faut. J'ai apporté du matériel psi dont je me suis servie au cours des plongées précédentes, mais je vais surtout aider le Pil Bubbacub dans toute la mesure de mes moyens. Mes amplificateurs d'ondes cérébrales et mes appareils Q sont peu de chose comparés à ce qu'il a dans sa malle. Mais je tâcherai de lui être utile.
- Vo-tre ai-de se-ra ac-ceptée a-vec joie », dit Bubbacub. Mais lorsque Jacob demanda à voir les instruments psi du Pil, ce dernier leva une main à quatre doigts. « Plus tard, quand nous serons prêts. »
La vieille démangeaison revint dans les mains de Jacob. Qu'est-ce que Bubbacub peut avoir dans ces malles'! L'Annexe ne possédait pratiquement rien sur les phénomènes psi. Un peu sur la phénoménologie, mais fort peu sur la méthodologie.
Que sait une civilisation galactique d'un milliard d'années, pensa-t-il, sur les niveaux fondamentaux profonds que toutes les espèces intelligentes semblent avoir en commun ? Apparemment, ils ne savent pas tout, car les Galactiques opèrent encore sur ce plan-ci de la réalité. Et je tiens pour un fait établi que certains d'entre eux au moins ne sont pas plus télépathes que moi.
On murmurait que des espèces anciennes disparaissaient périodiquement de la Galaxie ; parfois par l'usure naturelle de la guerre ou de l'apathie, mais parfois aussi simplement en « descendant en marche »... en s'engloutissant dans des intérêts et un comportement dénués de sens pour leurs clients ou leurs voisins.
Pourquoi notre Annexe ne possède-t-elle rien sur ces événements, ni même sur les aspects pratiques des phénomènes psi ?
Jacob fronça les sourcils et joignit les mains. Non, décida-t-il. Je ne toucherai pas à la malle de Bubbacub !
La voix d'Hélène deSilva retentit de nouveau sur l'intercom.
«Nous atteindrons la zone cible dans trente minutes. Ceux qui le souhaitent peuvent maintenant s'approcher du Poste de Pilotage pour mieux voir notre destination. »
Le reste du Soleil parut s'atténuer un peu quand leurs yeux s'adaptèrent à la brillance accrue de cette zone. Les facules étaient des points lumineux clignotant au-dessous d'eux. À une distance indéterminable, un énorme amas de taches solaires s'étirait à l'infini. La tache la plus proche ressemblait à une mine à ciel ouvert, un renfoncement dans la « surface » grenue de la photosphère. L'obscurité centrale était parfaitement immobile, mais les régions du pourtour de la tache ondulaient sans cesse vers l'extérieur, comme des rides provoquées par un caillou à la surface d'un lac. La zone frontière était vague et vibrante comme une corde de piano.
Au-dessus et tout autour, s'étendait la forme immense d'un écheveau de filaments. Ce devait être l'une des choses les plus grandes que Jacob eût jamais vues. Suivant les lignes des champs magnétiques qui fusionnaient, se tordaient, s'enroulaient les unes aux autres, des nuages géants s'étalaient en tourbillonnant. Un toron émergea du néant, s'éleva, s'enroula à un autre, puis disparut dans le « vide ».
Tout autour d'eux tourbillonnaient à présent des formes plus petites ; presque invisibles, mais occultant la rassurante noirceur de l'espace sous une brume rose noyant tout.
Jacob se demanda ce qu'un homme de lettres aurait fait de cette scène. Malgré ses fautes énormes - et peut-être meurtrières - LaRoque s'était bâti une réputation grâce à sa facilité d'écriture. Jacob avait lu plusieurs de ses articles et apprécié sa prose fluide, même s'il avait ri des conclusions tirées par le journaliste. Il aurait fallu un poète, quelles que soient ses options politiques, pour décrire la scène qu'il avait sous les yeux. Il regretta l'absence de LaRoque... pour plus d'une raison.
« Nos instruments ont détecté une source de lumière polarisée anormale. C'est là que nous allons commencer nos recherches. »
Culla s'avança jusqu'au bord du pont et fixa intensément un emplacement que lui indiquait un homme d'équipage.
Jacob demanda au commandant ce qu'il faisait.
« Culla peut détecter la couleur de façon beaucoup plus précise que nous, répondit deSilva. Il peut voir les différences de longueur d'onde jusqu'à un angström à peu près. Et il est en quelque sorte capable de retenir la phase de la lumière qu'il voit. Phénomène d'interférence, je suppose. Mais cela le rend vraiment très utile pour repérer la lumière cohérente émise par ces bestioles à laser. C'est pratiquement toujours lui qui les voit le premier. »
Culla fit claquer ses crocs. Il tendit une main fine.
« Ch'est là, annonça-t-il. Il y a de nombreux points de lumière. Ch'est un grand troupeau, et je crois que les bergers chont là auchi. »
DeSilva sourit, et le vaisseau accéléra pour se rapprocher.
Au centre du filament, le vaisseau se déplaçait comme un poisson pris dans un courant rapide. Le courant était électrique, et la marée emportant la sphère miroitante était du plasma magnétisé d'une incroyable complexité.
Des morceaux et des rubans flottants de gaz ionisé dansaient sous la force de leur passage. Des flots de matière incandescente surgissaient et disparaissaient soudain, tandis que l'effet Doppler faisait tour à tour coïncider et diverger les lignes d'émission des gaz avec la ligne spectrale utilisée pour l'observation.
Le vaisseau fonçait à travers les vents contraires turbulents de la chromosphère, louvoyant sur les forces plasmatiques grâce à de subtils changements de ses propres écrans magnétiques... voguant à l'aide de voiles faites de mathématiques presque tangibles. Le repli et le renforcement rapides de ces écrans de force - qui permettaient aux remous contraires de ne les entraîner que dans une seule direction - contribuaient à amortir les assauts de l'orage.
Ces mêmes écrans les protégeaient de la chaleur terrifiante. Le peu qui filtrait au travers était aspiré vers la chambre d'alimentation du Laser Réfrigérant, le rein dont le trop-plein s'écoulait sous forme de rayons X qui traversaient même le plasma.
Mais tout cela n'était qu'inventions de Terriens. C'était la science des Galactiques qui conférait au vaisseau grâce et sécurité. Des champs de gravité s'opposaient à l'attraction formidable et amoureuse du Soleil, de sorte que le vaisseau pouvait descendre et monter à volonté. Les forces écrasantes du centre du filament étaient absorbées ou neutralisées, et la durée elle-même était modifiée par compression temporelle.
Par rapport à un point fixe sur le Soleil (si une telle chose existait), le vaisseau était emporté sur l'arc magnétique à une vitesse de plusieurs milliers de kilomètres à l'heure. Mais par rapport aux nuages environnants, il semblait se frayer lentement un chemin, traquant une proie à peine entrevue.
Jacob observait la poursuite d'un œil, et gardait l'autre fixé sur Culla. Le svelte extraterrestre était la vigie du vaisseau. Il se tenait près du timonier, les yeux luisants, le bras tendu vers l'obscurité.
Les indications données par Culla étaient à peine plus précises que celles données par les instruments de bord, mais Jacob avait du mal à lire ces derniers. Il appréciait donc le fait que quelqu'un pût montrer aux passagers, autant qu'à l'équipage, dans quelle direction regarder.
Pendant une heure ils avaient pourchassé des taches luisant au loin dans la brume. Ces taches étaient à peine visibles, dans les lignes bleues et vertes que deSilva avait ordonné d'ouvrir, mais de temps à autre un trait de lumière verdâtre s'élançait de l'une d'elles, comme le feu d'un phare balayant soudain un navire, puis le dépassant.
À présent, ces visions se faisaient plus fréquentes. Il y avait au moins une centaine de ces objets, tous de la même taille à peu près. Jacob regarda la Jauge de Proximité. Sept cents kilomètres.
À deux cents, leur forme devint distincte. Chacun de ces « magnétovores » était un tore. À cette distance, la colonie ressemblait à un vaste étalage de minuscules alliances bleues. Chaque petit anneau était aligné de la même façon le long de l'arc filamenteux.
« Ils sont disposés le long du champ magnétique, à l'endroit où il est le plus intense, dit deSilva. Et pivotent sur leur axe pour produire un courant électrique. Dieu sait comment ils passent d'une zone d'activité à une autre quand les champs se déplacent. Nous essayons toujours de comprendre ce qui les unit. »
En lisière du troupeau, quelques tores tanguaient lentement en tournant sur eux-mêmes. En sens rétrograde.
Soudain, pendant un instant, le vaisseau fut inondé d'une vive lueur verte. Puis la teinte ocre reparut. Le pilote leva les yeux vers Jacob.
« Nous venons de traverser la queue laser d'un tore. Une décharge fortuite comme celle-ci est inoffensive. Mais si nous arrivions par-derrière et en dessous du troupeau, nous pourrions avoir des ennuis ! »
Un bloc de plasma sombre, plus froid ou plus rapide que les gaz environnants, passa devant le vaisseau, leur bouchant la vue.
« À quoi sert le laser ?» demanda Jacob.
DeSilva haussa les épaules. « Stabilité dynamique ? Propulsion ? Peut-être s'en servent-ils pour le refroidissement, comme nous. Je suppose qu'il se pourrait même qu'il y ait de la matière solide dans leur composition, si c'était vrai.
» Quelle que soit sa destination, en tout cas il est assez puissant pour faire passer de la lumière verte à travers ces écrans réglés sur le rouge. C'est la seule raison pour laquelle nous les avons découverts. Aussi gros qu'ils soient, ils sont comme du pollen emporté par le vent, ici. Nous pourrions chercher pendant un million d'années sans jamais trouver un seul tore, sans les lasers pour nous guider. Ils sont invisibles dans l'alpha-Hydrogène, alors, pour mieux les observer, nous avons ouvert quelques bandes dans le vert et le bleu. Naturellement, nous n'ouvririons pas la longueur d'onde sur laquelle ce laser est réglé ! Les lignes que nous avons choisies sont calmes et denses du point de vue optique, donc tout ce qui apparaît en vert ou en bleu provient d'une de ces bestioles. Ce qui devrait être un changement agréable.
» N'importe quoi pour ne plus voir ce maudit rouge!»
Le vaisseau traversa la matière sombre et, brusquement, ils se retrouvèrent quasiment au milieu des créatures.
Jacob avala sa salive et ferma les yeux un instant. Quand il les rouvrit, il s'aperçut qu'il ne pouvait plus déglutir. Couronnant les spectacles incroyables de ces trois jours, ce qu'il voyait à présent le fit trembler d'émotion.
On parle d'un « banc » de poissons, d'une « tribu » de lions; Jacob décida que ce groupe d'êtres solaires ne pouvait être appelé que « flambée ». Si intense était son éclat que ses membres semblaient luire dans l'espace noir.
Les tores les plus proches brillaient de toutes les couleurs d'un printemps terrestre. Les couleurs ne pâlissaient qu'avec l'éloignement. Du vert pâle chatoyait sous leur axe, là ou la lumière laser se dispersait dans le plasma.
Autour d'eux scintillait un halo diffus de lumière blanche.
« Radiation synchrotron, dit un des membres de l'équipage. Ces gros bébés doivent sacrément tournoyer ! Je capte un flux à 100 KeV !»
Large de quatre cents mètres et distant de plus de deux mille, le tore le plus proche tourbillonnait follement. Sur son pourtour, des formes géométriques voltigeaient comme des perles d'un collier, changeantes, et des diamants d'un bleu profond devenaient des bandes pourpres sinueuses entourant une bague d'émeraude scintillante, le tout en quelques secondes.
Le capitaine du Vaisseau Solaire se tenait au Poste de Pilotage, ses yeux passant de l'indicateur à la jauge, attentifs à chaque détail. La regarder, c'était observer une version adoucie du spectacle à l'extérieur du vaisseau, car les couleurs changeantes et iridescentes du tore le plus proche baignaient son visage et son uniforme blanc et furent, de ce fait, plus diffuses et plus suaves au regard de Jacob pendant la seconde moitié du voyage. Faiblement d'abord, puis plus intensément quand le vert et le bleu se mêlèrent au rose avant de l'effacer, les couleurs chatoyaient chaque fois qu'elle levait la tête et souriait.
Soudain, le bleu s'amplifia ; une explosion d'exubérance de la part du tore coïncidait avec un déploiement de motifs compliqués, pareil à un écheveau de ganglions sur le pourtour de la bête annelée.
Ce fut un numéro sans égal. Des artères lâchaient des éruptions de vert et s'appariaient à des veines au tracé palpitant, d'un bleu chaste. Celles-ci battaient en contrepoint, puis s'enflaient comme des grappes mûres, et éclataient, libérant des nuées de minuscules triangles - des jets de pollen à deux dimensions qui se dispersait en une multitude de minuscules collisions triangulaires autour du corps non euclidien du tore. Aussitôt le motif devenait isocèle, et le pourtour du tore se transformait en une cacophonie de côtés et d'angles.
La démonstration atteignit le sommet de son intensité, puis s'atténua. Les motifs perdirent de leur éclat et le tore recula, rejoignant ses semblables, tandis que le rouge revenait pour chasser les verts et les bleus du pont du vaisseau et du visage des spectateurs.
« Quel accueil ! dit enfin Hélène deSilva. Il y a des sceptiques sur Terre qui pensent encore que les magnétovores ne sont qu'une sorte d'aberration magnétique. Qu'ils viennent donc voir par eux-mêmes ! C'est une vie que nous avons devant nous. Manifestement, le Créateur ne met guère de limites à son œuvre. »
Elle effleura légèrement l'épaule du pilote. Il déplaça ses mains sur les commandes et le vaisseau commença à virer de bord.
Jacob était d'accord avec Hélène, même si son raisonnement était peu scientifique. Il ne faisait aucun doute que les tores étaient vivants. La démonstration effectuée par cette créature, que ce fût pour les saluer ou pour marquer son territoire, était l'indice d'une vie, sinon d'une intelligence.
La référence anachronique à un dieu tout-puissant, bizarrement, s'adaptait bien à la beauté de ce moment.
Le commandant parla à nouveau dans le micro tandis que la flambée de magnétovores disparaissait et que le pont pivotait.
« À présent, nous partons à la chasse aux Fantômes.
» Souvenez-vous, nous ne sommes pas vraiment ici pour étudier les magnétovores, mais leurs prédateurs. L'équipage doit guetter sans relâche le moindre signe de ces créatures fuyantes. Comme on les a repérées très souvent par accident, l'aide de chacun serait appréciée. Je vous prie de me signaler tout fait extraordinaire. »
DeSilva et Culla conféraient. L'extraterrestre hochait lentement la tête, un éclair blanc entre ses immenses gencives trahissant parfois son excitation. Enfin, il s'éclipsa derrière la courbe du dôme central.
DeSilva expliqua qu'elle avait envoyé Culla de l'autre côté du pont, du côté « pile », où ne se trouvaient normalement que les instruments, pour remplir le rôle de vigie, au cas où les êtres lasers surgiraient du nadir, où les détecteurs ne pouvaient les atteindre.
« Nous avons eu un certain nombre de visions au zénith, répéta deSilva. Et elles ont souvent été les plus intéressantes, comme la fois où nous avons vu des formes anthropomorphiques.
- Et les formes disparaissaient toujours avant que vous ayez pu renverser le vaisseau? demanda Jacob.
- Ou bien les bêtes tournaient avec nous, de manière à rester au-dessus du vaisseau. C'était exaspérant! Mais ça a été le premier indice qu'il pouvait s'agir d'un phénomène psi. Après tout, quels que soient leurs motifs, comment pourraient-ils connaître l'emplacement de nos instruments et suivre nos mouvements avec une telle précision, sans savoir quelles sont nos intentions ? »
Jacob plissa le front, pensif. « Mais pourquoi ne pas installer quelques caméras en haut? Ça ne doit pas être une tâche trop difficile ?
- Non, pas très difficile, reconnut deSilva. Mais les équipes de soutien et de plongée ne voulaient pas perturber la symétrie originale du vaisseau. Il faudrait faire passer un autre conduit à travers le pont jusqu'à l'ordinateur central d'enregistrement, et Culla nous a assurés que cela nous ôterait la moindre capacité de manœuvre en cas de rupture de stase... bien que cette capacité soit probablement négligeable de toute façon. Témoin ce qui est arrivé à ce pauvre Jeff.
» Le vaisseau de Jeffrey, le petit que vous avez visité sur Mercure, était conçu à l'origine pour porter des enregistreurs braqués vers le nadir et vers le zénith. C'était le seul qui comportât cette modification. Nous devrons nous contenter des instruments périphériques, de nos yeux et de quelques caméras manuelles.
- Et des expériences psi », fit remarquer Jacob. DeSilva acquiesça, le visage dénué d'expression.
« Oui, nous espérons tous établir un contact amical, bien entendu. »
« Excusez-moi, capitaine. »
Le pilote leva les yeux de ses instruments. Il tenait un micro-boutonnière contre son oreille. « Culla dit qu'il y a une différence de couleur à l'extrémité nord du troupeau. Il pourrait s'agir d'une mise bas. »
DeSilva hocha la tête.
« Entendu. Suivez une tangente nord jusqu'au flux magnétique. Élevez-vous en même temps que le troupeau en le contournant et ne vous approchez pas au point de l'effrayer. »
Le vaisseau prit une nouvelle inclinaison. Le Soleil monta sur la gauche jusqu'à devenir un mur s'étirant devant eux jusqu'à l'infini. Une faible luminescence s'échappa devant eux pour descendre vers la photosphère. Sa traînée étincelante était parallèle à l'alignement de tores.
« C'est la trace de super-ionisation laissée par notre Laser Réfrigérant quand nous étions tournés dans cette direction, expliqua deSilva. Elle doit faire quelques centaines de kilomètres de long.
- Le laser est aussi puissant que ça ?
- Eh bien, nous devons nous débarrasser d'une bonne quantité de chaleur. Toute l'idée consiste à réchauffer une petite partie du Soleil. Autrement, le rayon réfrigérant n'agirait pas. Soit dit en passant, c'est une autre raison pour nous de veiller à ce que le troupeau ne passe ni devant ni derrière nous. »
Jacob en fut passagèrement impressionné.
« Quand serons-nous en vue de... qu'a-t-il dit ? Une mise bas ?
- Oui, une mise bas. Nous avons beaucoup de chance. Nous n'avons assisté à cela que deux fois. Les bergers étaient présents à chaque fois. Ils paraissent assister à chaque naissance. C'est donc un endroit logique pour commencer nos recherches.
» Quant au moment où nous arriverons, cela dépend des turbulences que nous rencontrerons et de la quantité de compression temporelle nécessaire pour y parvenir sans dommage. Ça peut prendre un jour. Si nous avons de la chance... » Elle jeta un coup d'œil au Poste de Pilotage. «.., nous pourrions y être dans une dizaine de minutes. »
Un membre d'équipage se tenait à proximité, un diagramme à la main, attendant visiblement de parler à deSilva.
«Je ferais mieux d'aller prévenir Bubbacub et le Dr Martine de se tenir prêts, dit Jacob.
- Oui, c'est une bonne idée. Je ferai une annonce quand je saurai à quoi m'en tenir. »
En s'éloignant, Jacob eut l'étrange impression qu'elle le suivait des yeux. L'impression se prolongea jusqu'à ce qu'il fût de l'autre côté du dôme central.
Bubbacub et Martine reçurent la nouvelle avec calme. Jacob les aida à traîner leurs équipements jusqu'à proximité du Poste de Pilotage.
Les instruments de Bubbacub étaient étonnants et incompréhensibles. Compliqué, brillant, à facettes multiples, l'un d'eux occupait la moitié de la malle. Ses spires et ses fenêtres vitreuses suggéraient le mystère.
Bubbacub disposa deux autres appareils. L'un était un casque en bulbe apparemment conçu pour s'adapter à la tête d'un Pil. L'autre ressemblait à un fragment de météorite en fer à nickel, avec une extrémité vitreuse.
« Il y a trois façons de consi-dérer les phé-nomènes psi », expliqua Bubbacub par l'intermédiaire de son vodor. De sa main à quatre doigts, il fit signe à Jacob de s'asseoir. « L'une, c'est que le psi n'est qu'un simple pou-voir sen-so-riel exa-cerbé, qui cap-te les on-des céré-brales à Ion-gue dis-tance et les dé-chiffre. Je le véri-fie-rai à l'ai-de de ce-ci. » Il désigna le casque.
« Et cette grosse machine ?» Jacob s'approcha pour la regarder de plus près.
« C'est pour déter-miner si le temps et l'es-pace sont dé-for-més par le sim-ple pou-voir de la vo-lonté d'un so-phonte. Cela peut ar-river. C'est ra-re-ment autorisé. Ça s'ap-pelle pi-ngrli. Vous n'avez pas de mot qui cor-responde. Beau-coup, et les hu-mains par-mi eux, n'ont pas be-soin de le con-naître, puisque c'est tellement rare.
» La Bibliothèque four-nit un ka-ngrl - il tapota le flanc de la machine - à chaque An-nexe, au cas où des hors-la-loi essaie-raient de re-cou-rir au pi-ngrli.
- Cela peut neutraliser cette force ?
- Oui. »
Jacob secoua la tête. Cela le contrariait qu'il y ait tout un type de pouvoir auquel l'homme n'avait pas accès. Une déficience technologique, c'était une chose. On pouvait finir par la compenser. Mais cette lacune qualitative lui donnait le sentiment d'être vulnérable.
« La Confédération est au courant de ce... ka-ka... ?
- Ka-ngrl. Oui. J'ai son auto-ri-sation de l'emmener de Terre. En cas de per-te, il sera rem-placé. »
Jacob se sentit mieux. La machine prit subitement un aspect plus amical. « Et cette dernière chose... ?» Il s'avança vers le morceau de fer.
« C'est un P-is. » Bubbacub s'en saisit et le remit dans la malle. Il tourna le dos à Jacob et se mit à tripoter le casque à ondes cérébrales.
« Il n'aime pas qu'on touche à cette chose », dit Martine quand Jacob s'approcha d'elle. «Tout ce que j'ai pu lui soutirer, c'est que c'est une relique des Lethanis, les cinquièmes grands Ancêtres de sa race. Elle date de l'époque précédant celle où ils sont passés sur un autre plan de réalité. »
Le Sourire Perpétuel s'agrandit. « Tenez, aimeriez-vous contempler les antiques outils de l'alchimiste ? »
Jacob se mit à rire. « Ma foi, notre ami Pil possède la Pierre Philosophale. Quels mystérieux sortilèges avez-vous pour mélanger les émanations et exorciser les fantômes à haute teneur calorique ?
- En plus des détecteurs psi modèle courant, pas grand-chose. Un appareil à ondes cérébrales, un senseur de mouvements inertes probablement inutile dans un champ de suppression du temps, une caméra tachistoscopique en 3-D, et un projecteur...
- Je peux voir ?
- Bien sûr, c'est au fond de la malle. »
Jacob se pencha et prit la lourde machine. Il la posa sur le pont et examina les têtes d'enregistrement et de projection.
- Vous savez, dit-il à voix basse. Il est possible...
- Qu'y a-t-il ? » interrogea Martine.
Jacob leva la tête vers elle. « Ceci, joint au lecteur d'empreinte rétinienne que nous avons employé sur Mercure, pourrait faire un parfait contrôleur de tendances mentales.
- Vous voulez dire un de ces appareils qu'on utilise pour déterminer la mise sous surveillance ?
- Oui. Si j'avais su qu'il y en avait un à la base, nous aurions pu tester LaRoque sur-le-champ. Nous n'aurions pas eu besoin d'envoyer un maser à la Terre et de passer à travers plusieurs strates de bureaucrates faillibles pour obtenir une réponse qui a pu être falsifiée. Nous aurions pu mesurer sur place son indice de violence ! »
Martine demeura un moment immobile. Puis elle baissa les yeux.
«Je ne pense pas que cela aurait fait une différence.
- Mais vous étiez sûre que le message reçu de Terre était un faux ! rappela Jacob. Ça pourrait épargner à LaRoque deux mois de prison, si vous aviez raison. Bon sang, il serait peut-être avec nous en ce moment même ! Et nous saurions mieux à quoi nous en tenir sur le danger représenté par les Fantômes !
- Mais sa tentative d'évasion sur Mercure ! Vous avez dit qu'il était violent !
-- La violence due à la panique ne fait pas le Surveillé. Mais qu'avez-vous donc? Je croyais que vous étiez convaincue que LaRoque était victime d'une machination ! »
Martine soupira. Elle évita de croiser son regard.
« Je crains d'avoir été quelque peu hystérique, à la base. Imaginez un peu, monter une telle conspiration, rien que pour piéger ce pauvre Pierre !
» J'ai toujours du mal à croire que ce soit un Surveillé, et peut-être y a-t-il bien eu erreur. Mais je ne pense plus qu'elle ait été commise à dessein. Après tout, qui voudrait rejeter sur lui la mort de ce pauvre petit chimpanzé? »
Jacob la dévisagea un moment, se demandant comment interpréter ce changement d'attitude. « Eh bien... le véritable meurtrier, pour commencer », ditil doucement.
II regretta aussitôt ces mots.
« De quoi parlez-vous ?» murmura Martine. Elle regarda vivement de côté et d'autre pour s'assurer que personne ne se trouvait à proximité. Tous deux savaient que Bubbacub, à quelques mètres d'eux, était sourd à leurs chuchotements.
« Je parle du fait qu'Hélène deSilva, malgré toute l'antipathie qu'elle peut avoir pour LaRoque, pense qu'il est peu probable que le paralyseur ait pu endommager le mécanisme de stase sur le vaisseau de Jeff. Elle pense que les techniciens ont bâclé le travail, mais...
- Eh bien, dans ce cas, Pierre sera relâché pour insuffisance de preuves et ça lui fournira matière à un nouveau livre ! Nous découvrirons la vérité sur les Solaires et tout le monde sera content. Une fois que nous aurons établi de bonnes relations avec eux, je suis sûre qu'on n'attachera plus d'importance au fait qu'ils ont tué ce pauvre Jeff dans un accès de ressentiment. Il passera pour un martyr de la science et ces histoires de meurtre seront terminées une fois pour toutes. C'est tellement déplaisant, de toute façon.»
Jacob commençait à trouver cette conversation tout aussi déplaisante. Pourquoi biaisait-elle ainsi ? Il était impossible d'avoir une discussion logique avec elle.
« Peut-être avez-vous raison, fit-il en haussant les épaules.
- Bien sûr que j'ai raison. » Elle lui tapota la main puis se tourna vers l'appareil à ondes cérébrales. « Pourquoi n'allez-vous pas chercher Fagin ? Je vais être occupée pendant un certain temps, et il se peut qu'il n'ait pas été informé de la mise bas. »
Jacob hocha la tête et se leva. Tout en traversant le pont doucement frémissant, il se demanda quelles étaient les étranges pensées qui agitaient sa suspicieuse moitié. La gaffe commise en parlant du « véritable meurtrier » le tracassait.
Il trouva Fagin à l'endroit où la photosphère remplissait le ciel dans toutes les directions, telle une immense muraille. Devant le Kanten feuillu, le filament qu'ils traversaient se dissipait en une spirale rougeoyante. À gauche, à droite et loin au-dessous, des forêts de spicules s'agitaient comme des roseaux en effervescence.
Pendant un instant, ils regardèrent tous deux en silence.
Comme une vrille de gaz ionisé passait devant le vaisseau, Jacob évoqua pour la énième fois du varech flottant sur le courant.
Soudain une image lui vint. Elle le fit sourire. Il imagina Makakai, portant un scaphandre de cermet et de stase, plongeant et sautant parmi ces hautes fontaines de flammes tourbillonnantes, et jouant, dans sa coquille de pesanteur, au milieu des enfants de cet océan, le plus grand de tous.
Les Fantômes Solaires passent-ils les éons à la manière de nos cétacés ? se demanda-t-il. En chantant ?
Ni les uns ni les autres n'ont de machines (ni la hâte névrotique qu'apportent les machines - ainsi que cette maladie qu'est l'ambition), parce que ni les uns ni les autres n'en ont les moyens. Les cétacés n'ont pas de mains et ne peuvent se servir du feu. Les Fantômes Solaires n'ont pas de matière solide et n'ont que trop de feu.
Est-ce pour eux une bénédiction, ou une malédiction ?
(Demandez à la baleine à bosse qui gémit dans le calme des profondeurs sous-marines. Elle ne se donnera probablement pas la peine de répondre, mais un jour, peut-être, ajoutera-t-elle la question à sa chanson.)
«Vous tombez à pic. J'allais vous appeler », dit le capitaine en désignant la brume rose devant eux.
Une douzaine de tores, ou davantage, tournoyaient en déployant leurs couleurs.
Ce groupe était différent des autres. Au lieu de dériver passivement, ils se déplaçaient, se bousculant autour d'une chose dissimulée par leur foule. Un tore proche, qui n'était qu'à un kilomètre et demi de distance environ, s'écarta, et Jacob put apercevoir l'objet de leur attention.
Ce magnétovore était plus gros que les autres. À la place des formes géométriques changeantes, à facettes multiples, des bandes sombres et claires s'alternaient sur son pourtour, et i' se dandinait paresseusement tandis que sa surface ondulait. Ses voisins grouillaient de tous côtés, mais en gardant une certaine distance, comme si quelque chose les retenait.
DeSilva donna un ordre. Le pilote toucha une commande et le vaisseau pivota, se redressa de façon à se retrouver au-dessus de la photosphère. Jacob en fut soulagé. Malgré les indications des champs du vaisseau, avoir le Soleil sur sa gauche lui donnait l'impression d'être de travers.
Le magnétovore que Jacob avait baptisé « Le Gros » tournoyait, apparemment oublieux de son escorte. Il évoluait nonchalamment, avec un dandinement accentué.
Le halo blanc qui baignait chaque tore chatoyait sourdement sur les bords de celui-ci, comme une flamme mourante. Les bandes sombres et claires étaient parcourues d'une ondulation irrégulière.
Chaque palpitation suscitait une réaction dans la foule des tores qui l'encerclaient. Les motifs périphériques se précisaient en spirales et en diamants bleu vif, chaque magnétovore donnant le contrepoint au rythme du Gros, qui s'amplifiait peu à peu.
Soudain, le plus proche des tores présents se rua vers le Gros, semant sur son passage des éclairs d'un vert vif.
Autour du tore en train d'accoucher, apparurent des dizaines de points bleus étincelants qui s'envolèrent vers l'intrus. Ils furent devant lui en un instant, dansant, telles des gouttelettes chatoyantes sur un poêlon brûlant, près de sa carcasse massive. Les points lumineux commencèrent à le repousser, en le mordant et le harcelant, aurait-on dit, jusqu'à ce qu'il se retrouvât presque en dessous du vaisseau.
Le vaisseau tourna sous la main du pilote de façon à présenter son bord à la plus proche des particules étincelantes, à un kilomètre de là. Puis, pour la première fois, Jacob put voir distinctement ces formes de vie qu'on appelait les Fantômes Solaires.
Cela flottait comme une apparition, délicatement, comme si les vents de la chromosphère avaient été une brise insignifiante, et c'était aussi différent des tores fermes aux allures de derviches tourneurs qu'un papillon l'est d'une toupie.
Cela ressemblait à une méduse, ou à une serviette de bain d'un bleu éclatant volant au vent sur une corde à linge. Ou peut-être plutôt à une pieuvre, avec des tentacules éphémères qui apparaissaient et disparaissaient sur ses bords déchiquetés. Parfois, Jacob avait l'impression que c'était un morceau de la surface de la mer elle-même, transportée d'une manière quelconque jusqu'ici et miraculeusement maintenue dans son mouvement de flux et de reflux.
Le Fantôme ondula. Il s'avança vers le vaisseau, lentement, pendant une minute. Puis il s'arrêta.
Il nous regarde, lui aussi, pensa Jacob.
Pendant un instant ils se contemplèrent mutuellement, l'équipage du vaisseau, et le Fantôme.
Puis la créature se tourna de façon à présenter au vaisseau sa surface plane. Soudain, un éclair de lumière intense et multicolore balaya le pont. Les écrans maintinrent la luminosité à un niveau tolérable, mais le rouge pâle de la chromosphère s'évanouit.
Jacob mit une main devant ses yeux et cligna des paupières, étonné. Voilà donc à quoi ressemble, se dit-il de façon quelque peu irrévérencieuse, l'intérieur d'un arc-en-ciel !
Aussi soudainement qu'elle était apparue, la lumière disparut. Le Soleil rouge était de retour, et avec lui le filament, la tache solaire loin en dessous et les tores virevoltants.
Mais les Fantômes étaient partis. Ils étaient retournés près du magnétovore géant et dansaient à nouveau sur son pourtour, points quasi invisibles.
« Il... il nous a tiré dessus avec son laser ! dit le pilote. Ça ne s'était jamais produit avant !
- Aucun d'eux ne s'était encore approché si près sous sa forme normale, dit Hélène deSilva. Mais je ne vois pas très bien ce que signifie l'un ou l'autre de ces gestes.
- Pensez-vous qu'il ait eu l'intention de nous faire du mal? demanda le Dr Martine d'un ton hésitant. Peut-être ont-ils commencé comme ça avec Jeffrey !
- Je ne sais pas. Peut-être était-ce un avertissement...
- Ou peut-être désirait-il simplement retourner à son travail, suggéra Jacob. Nous étions presque dans la direction opposée de ce gros magnétovore. Vous remarquerez que tous ses compagnons sont repartis en même temps. »
DeSilva secoua la tête.
« Je ne sais pas. Je présume que nous ne risquons rien si nous restons ici pour les regarder. Voyons ce qu'ils feront quand la mise bas sera terminée. »
Devant eux, le gros tore se mit à tanguer davantage en pivotant sur lui-même. Les bandes claires et sombres sur son pourtour se firent plus prononcées, les sombres devenant d'étroits canaux et les claires s'enflant à chaque oscillation.
À deux reprises, Jacob vit des groupes de bergers lumineux s'élancer pour repousser un magnétovore qui s'était trop approché, tels des chiens de berger aux trousses d'un bélier fugitif, tandis que les autres restaient auprès de la brebis.
Le dandinement s'accentua et les bandes sombres se resserrèrent. La lumière laser verte qui se diffusait sous le gros tore s'estompa. Elle finit par disparaître.
Les Fantômes s'approchèrent. Quand sa nutation amena le tore pratiquement à l'horizontale, ils se rassemblèrent près du bord pour, sembla-t-il, le saisir et parachever la culbute d'une violente poussée.
Le monstre, à présent, pivotait nonchalamment sur un axe perpendiculaire au champ magnétique. Il demeura dans cette position pendant un certain temps, jusqu'à ce que, tout à coup, il commence à se disjoindre.
Comme un collier dont le fil se serait rompu, le tore se brisa à l'emplacement d'une bande sombre amenuisée à l'extrême. Une à une, tandis que le corps maternel tournoyait lentement, les bandes claires, désormais de petits tores eux-mêmes, s'échappèrent par cette brèche. Une à une, elles furent projetées vers le haut, sur les lignes invisibles du flux magnétique, pour former un chapelet dans le ciel. Du Gros, de la mère, il ne restait rien.
Une cinquantaine de ces petits tores tourbillonnaient de façon vertigineuse sous la protection d'un essaim de bergers d'un bleu éclatant. Ils oscillèrent de façon hésitante, puis, au centre de chacun d'eux, une minuscule lueur verte clignota timidement.
Malgré leur vigilance, les Fantômes perdirent plusieurs de leurs pupilles capricieux. Certains des nouveau-nés, plus actifs que leurs semblables, s'échappèrent de la procession. Une brève flambée de lumière verte emmena l'un des bébés magnétovores hors de la zone protégée, vers l'un des adultes qui demeuraient tapis à proximité. Jacob espéra qu'il continuerait vers le vaisseau. Si seulement le tore adulte voulait bien le laisser passer !
Comme s'il avait perçu ses pensées, l'adulte descendit, cédant le passage au jeune. Des diamants bleu-vert palpitaient sur son pourtour tandis que le nouveau-né s'avançait au-dessus de lui.
Soudain, le tore bondit, le long d'une colonne de plasma vert. Trop tard, le petit tenta de fuir. Il tourna son faible rayon en direction de son agresseur, tout en s'éloignant.
L'adulte n'en fut nullement troublé. En un instant, le bébé fut rejoint, attiré vers l'orifice central palpitant de l'aîné, et englouti dans un jet de vapeur.
Jacob s'aperçut qu'il avait retenu sa respiration. Il exhala, et cela ressembla à un soupir.
Les bébés étaient à présent soigneusement disposés en rangs sous la houlette de leurs mentors. Ils commencèrent à s'éloigner lentement du troupeau, tandis que quelques bergers contenaient les adultes. Jacob suivit des yeux les petits anneaux de lumière jusqu'à ce qu'un brin épais de filament vienne les occulter.
« Maintenant nous allons commencer à gagner notre salaire », murmura Hélène deSilva. Elle se tourna vers le pilote. « Gardez les bergers dans l'alignement du pont. Et demandez à Culla de bien vouloir ouvrir l'œil. Je veux savoir si quelque chose survient du nadir.
» Bien. Approchons-nous lentement. »
« Pensez-vous qu'ils remarqueront que nous avons attendu que la mise bas soit terminée ?» interrogea Jacob.
Elle haussa les épaules. « Qui sait? Peut-être ont-ils pensé que nous n'étions qu'une variété timide de tores adultes. Peut-être ont-ils oublié nos visites précédentes.
- Ou celle de Jeff?
- Ou même celle de Jeff. Mieux vaut ne pas trop présumer. Oh, je crois le Dr Martine quand elle dit que ses machines enregistrent une intelligence fondamentale. Mais qu'est-ce que cela signifie ? Dans un environnement comme celui-ci... encore plus simple qu'un océan terrestre, quelle raison une race aurait-elle de développer une capacité sémantique ? ou une mémoire ? Ces gestes de menace dont nous avons été les témoins lors des plongées précédentes n'indiquent pas nécessairement beaucoup d'intelligence.
» Il se peut qu'ils soient comme étaient les dauphins avant que nous n'entamions les expériences génétiques il y a quelques centaines d'années : beaucoup d'intelligence mais aucune ambition mentale. Bon sang, nous aurions dû depuis longtemps faire appel à des gens comme vous, du Centre de l'Élévation! »
- Vous parlez comme si l'intelligence évolutive était la seule voie, fit-il en souriant. Opinion galactique mise à part pour le moment, ne devriez-vous pas envisager au moins une autre possibilité ?
- Vous voulez dire que les Fantômes ont pu être amenés à l'intelligence par une autre race!? » DeSilva parut un instant déconcertée. Puis l'idée fit son chemin et elle se jeta sur ses implications, le regard animé. « Mais si c'était le cas, il faudrait donc qu'il y ait eu... »
Elle fut interrompue par le pilote.
« Capitaine, ils se mettent en route. »
Les Fantômes voletaient dans le gaz brûlant et fumeux. Des lueurs vertes et bleues dansaient à la surface de chacun d'eux, tandis qu'ils planaient paresseusement, à cent mille kilomètres au-dessus de la photosphère. Ils s'écartèrent lentement du vaisseau, laissant s'accroître la distance, jusqu'à ce qu'une imperceptible couronne blanche devienne visible autour de chacun d'eux.
Jacob sentit Fagin s'approcher sur sa gauche.
« Il serait triste, fit doucement le Kanten de sa voix flûtée, qu'une telle beauté soit souillée par un crime. Je pourrais avoir de grandes difficultés à percevoir le mal si je suis frappé d'admiration. »
Jacob hocha lentement la tête.
« Les anges sont radieux... », commença-t-il. Mais bien sûr, Fagin connaissait la suite.
Les anges sont radieux, mais le plus radieux a déchu.
Même si toutes les choses laides revêtent les traits de la grâce,
La grâce conserve quand même son aspect.
« Culla dit qu'ils s'apprêtent à faire quelque chose !» annonça le pilote en plaçant une main sur son oreille, sans cesser de scruter l'horizon.
Un ruban de gaz plus sombre, en provenance du filament, entra dans le champ, cachant momentanément les Fantômes à leur vue. Quand il se dissipa, tous s'étaient encore éloignés, sauf un.
Ce dernier attendait, tandis que le vaisseau s'avançait lentement. Il paraissait différent, à demi transparent, plus gros et plus bleu. Et plus simple. Il avait une apparence rigide et n'ondulait pas comme les autres. Il se déplaçait plus pesamment.
Un ambassadeur, pensa Jacob.
Le Solaire s'éleva lentement à leur approche.
« Restez à son niveau, dit deSilva. Ne perdez pas le contact instrumental ! »
Le pilote lui jeta un regard morose, et se retourna vers ses instruments, les lèvres pincées. Le vaisseau entama une rotation.
La créature monta plus vite, tout en se rapprochant. Le corps en forme d'éventail paraissait s'agiter dans le plasma comme un oiseau cherchant à prendre de l'altitude.
« Il joue avec nous, murmura deSilva.
- Comment le savez-vous ?
- Parce qu'il n'a pas besoin de se donner tant de mal pour rester au-dessus de nous. » Elle demanda au pilote d'accélérer la rotation.
Le Soleil monta sur la droite et glissa vers le zénith. Le Fantôme continua à voleter pour passer au-dessus d'eux, bien qu'il dût se renverser en même temps que le vaisseau. Le Soleil roula au-dessus d'eux et se stabilisa. Puis il monta et s'immobilisa de nouveau en moins d'une minute.
La créature était toujours au-dessus d'eux.
Le tournoiement s'accéléra. Jacob grinça des dents et résista à l'impulsion d'agripper le tronc de Fagin pour garder l'équilibre, tandis que le vaisseau passait en quelques secondes de la nuit au jour et inversement. Il avait trop chaud, pour la première fois depuis le début du voyage. Le Fantôme, de manière exaspérante, demeurait au-dessus d'eux et la photosphère fulgurait par intermittence comme une lampe clignotante.
« Bon, abandonnons », décida deSilva.
La rotation se ralentit. Jacob vacilla quand ils s'immobilisèrent tout à fait. Il eut l'impression qu'un souffle froid balayait son corps. D'abord la chaleur, puis des frissons : Est-ce que je vais être malade ? se demanda-t-il.
« Il a gagné, annonça deSilva. Il gagne toujours, mais ça valait la peine d'essayer. Mais j'aimerais rien qu'une fois tenter le coup avec le Laser Réfrigérant! » Elle lança un regard en direction de la créature. « Je me demande ce qui arriverait s'il atteignait une fraction de la vitesse de la lumière.
- Vous voulez dire que le réfrigérateur était coupé? » Cette fois Jacob ne put s'en empêcher. Il effleura le tronc de Fagin.
«Bien sûr, répondit le commandant. Vous ne pensez pas que nous voulions faire frire des douzaines de tores et de bergers innocents, n'est-ce pas? C'est pourquoi nous étions limités par le temps. Sinon nous aurions pu essayer de l'obliger à rester au niveau des instruments jusqu'à ce que l'enfer se congèle! » Elle leva des yeux courroucés vers le Fantôme.
Toujours ces tournures de phrases si touchantes. Jacob ne savait pas très bien si la séduction de cette femme résidait davantage dans ses qualités de franchise ou dans ses expressions vieillottes. En tout cas, cela expliquait ces chauds et froids. Pendant un instant, la chaleur du Soleil avait pu pénétrer.
Je suis content que ce ne soit que cela, pensa-t-il.
« Tout ce que nous recevons, c'est une image trouble, dit l'homme d'équipage. Les Écrans de Stase doivent déformer d'une manière ou d'une autre l'image du Fantôme, parce qu'elle semble comme réfractée de biais par une lentille.
» De toute façon, reprit-il avec un haussement d'épaules en passant les photos à la ronde, c'est le mieux que nous pouvons faire avec une caméra manuelle. »
DeSilva regarda la photo dans sa main. Elle montrait une caricature d'homme, bleue et striée, un bonhomme aux jambes grêles, aux longs bras, et aux grosses mains épatées. La photo avait été prise juste avant que les mains ne se serrent pour devenir des poings approximatifs mais identifiables.
Quand arriva son tour, Jacob se concentra sur le visage. Les yeux étaient des trous vides, comme la bouche irrégulière. Sur la photo, ils paraissaient noirs mais Jacob se rappela qu'ils avaient en réalité la couleur cramoisie de la chromosphère. Les yeux brillaient d'un éclat rouge et la bouche remuait comme pour proférer des jurons haineux, tout en rouge.
« Mais il y a une chose, poursuivit l'homme. Ce gars est transparent. Les alpha-H le traversent. On ne le remarque que dans les yeux et la bouche parce que la couleur violacée qu'il émet ne les submerge pas à cet endroit. Mais, pour autant que nous puissions en juger, son corps ne les arrête pas.
- Eh bien, c'est exactement la définition d'un Fantôme, ou je ne m'y connais pas », dit Jacob en lui rendant la photo.
En levant de nouveau les yeux, pour la centième fois, il demanda: « Êtes-vous sûre que le Solaire va revenir ?
- Il est toujours revenu, dit deSilva. Il ne s'est jamais contenté d'une bordée d'insultes les autres fois. »
Non loin de là, Martine et Bubbacub se reposaient, prêts à remettre leur casque si la créature reparaissait. Culla, relevé de ses fonctions, avait quitté le côté « pile » et était allongé sur une couchette, sirotant à petits traits un breuvage bleu dans un liquitube. Ses gros yeux étaient vitreux à présent, et il avait l'air fatigué.
« Je suppose que nous devrions tous nous étendre, dit deSilva. Ça ne servira à rien de nous tordre le cou pour regarder en l'air. C'est là que sera le Fantôme quand il se manifestera. »
Jacob choisit un siège à côté de Culla, afin de pouvoir regarder Bubbacub et Martine travailler.
Ils n'avaient pas eu le temps de faire grand-chose lors de la première apparition. À peine le Fantôme avait-il pris position près du zénith qu'il s'était changé en cette forme humaine menaçante. Martine n'avait pas ajusté son casque que la créature avait grimacé, brandi le poing, et s'était évanouie.
Mais Bubbacub avait pu vérifier son ka-ngrl. Il annonça que le Solaire n'utilisait pas le type de psi particulièrement puissant que la machine était destinée à détecter et à neutraliser. Pas à ce moment-là, du moins. Le petit Pil avait laissé son appareil allumé, au cas où.
Jacob s'enfonça dans son siège et toucha le bouton qui commandait son inclinaison, jusqu'à ce qu'il puisse contempler le ciel rose et duveteux au-dessus d'eux.
C'était un soulagement de savoir que le pouvoir pingrli n'était pas à l'œuvre ici. Mais dans ce cas, quelle était la raison de l'étrange comportement du Fantôme ? Distraitement, il se demanda à nouveau si LaRoque n'avait pas vu juste... si les Solaires ne savaient pas se faire comprendre, en partie du moins, parce qu'ils avaient connu les humains dans le passé. Les hommes n'avaient sûrement jamais visité le Soleil dans les temps anciens, mais les créatures du plasma s'étaient-elles un jour rendues sur Terre pour y créer une civilisation ? Cela paraissait saugrenu, mais la Plongée Solaire aussi.
Une autre pensée: Si LaRoque n'était pas responsable de la destruction du vaisseau de Jeff, alors les Fantômes étaient peut-être capables de les tuer tous, d'un moment à l'autre.
S'il en était ainsi, Jacob espérait que le journaliste avait également raison sur les autres points : que les Solaires éprouveraient davantage de scrupules vis-à-vis des humains, des Pilas et des Kantens qu'en face d'un chimpanzé.
Jacob envisagea de s'essayer à la télépathie à la prochaine apparition de la créature. Il avait jadis passé des tests, et on ne lui avait découvert aucun talent psi, malgré d'extraordinaires facultés d'hypnose et de mémoire, mais peut-être devrait-il quand même faire une tentative.
Un mouvement sur sa gauche attira son attention. Culla, fixant un point situé devant lui à quarante-cinq degrés du zénith, porta un micro à ses lèvres.
« Capitaine, dit-il, je crois qu'il revient. » La voix du Pring résonna dans tout le vaisseau. « Essayez des angles de cent vingt à trente degrés. »
Culla reposa le micro. Le cordon flexible le ramena dans son logement, près de la main fine du Pring et du tube maintenant vide.
La brume rouge s'assombrit passagèrement quand un filet de gaz plus foncé passa près du vaisseau. Puis le Fantôme reparut, encore petit à cause de la distance, mais grossissant à mesure qu'il se rapprochait.
Il était plus brillant cette fois, d'un pourtour plus précis. Bientôt, son bleu devint presque douloureux à regarder.
Il se présentait à nouveau sous la forme d'un bonhomme comme en dessinent les enfants, les yeux et la bouche comme des charbons ardents, planant à mi-hauteur du zénith.
Pendant plusieurs longues minutes, il demeura là, sans rien faire. La créature était indiscutablement emplie de malveillance. Jacob pouvait le sentir ! Une exclamation du Dr Martine le ramena à la réalité, et il s'aperçut qu'il avait suspendu sa respiration.
« Bon sang! » Elle arracha son casque. « Il y a tellement de bruit! Je crois tenir quelque chose... une suggestion ici et là... et puis ça disparaît !
- Ne vous inqui-étez pas », dit Bubbacub. La voix hachée sortait du vodor, à présent posé sur le pont à côté du petit Pil. Bubbacub avait coiffé son casque et fixait intensément le Fantôme de ses petits yeux noirs. « Les hu-mains ne pos-sèdent pas le psi qu'ils uti- l' lisent. Vos ten-ta-tives, en fait, provoquent chez eux la douleur et, en par-tie, la co-lère. »
Jacob déglutit. « Vous êtes en contact avec eux? interrogea-t-il, presque en même temps que Martine.
- Oui, fit la voix mécanique. Ne me dé-ran-gez pas. » Bubbacub ferma les yeux. « Pré-venez-moi s'il bou-ge !» Après cela, ils n'obtinrent plus rien de lui.
Que lui dit-il ? se demanda Jacob. Il regarda l'apparition. Que peut-on dire à une créature comme celle-ci ?
Soudain, le Solaire commença à agiter ses « mains » et à remuer sa « bouche ». Cette fois ses traits étaient plus nets. L'image n'était pas déformée comme lors de la première apparition. La créature avait dû apprendre à manipuler les Écrans de Stase. Un autre exemple de sa capacité d'adaptation. Jacob ne voulut pas penser à ce que cela impliquait quant à leur sécurité à bord du vaisseau.
Un éclair de couleur capta l'attention de Jacob vers la gauche. Il chercha à tâtons, sortit son micro et le régla sur communication personnelle.
« Hélène, regardez à un huit par soixante-cinq. Je crois que voilà encore de la compagnie.
- Oui. » La voix calme de deSilva remplit la zone au-dessus de sa tête. « Je vois. Il me semble avoir sa forme habituelle. Voyons ce qu'il va faire. »
Le deuxième Fantôme s'approcha sur la gauche, hésitant. Sa forme amorphe, ondulante, ressemblait à une tache d'huile à la surface de l'océan. Pas du tout à un homme.
Le Dr Martine eut le souffle coupé à la vue de l'intrus et fit mine de remettre son casque.
« Croyez-vous qu'il faille prévenir Bubbacub ?» lui demanda vivement Jacob.
Elle réfléchit un moment, puis leva la tête vers le premier Solaire. Il continuait à agiter ses « bras » mais n'avait pas changé de position. Ni Bubbacub. Il a dit de l'avertir s'il bougeait », répondit-elle.
Elle regarda avec curiosité le nouveau venu. « Peut-être devrais-je m'occuper de celui-ci et le laisser continuer à travailler avec l'autre. »
Jacob n'en était pas si sûr. Jusqu'ici, Bubbacub était le seul à avoir obtenu un résultat positif. Les motifs avancés par Martine pour ne pas l'informer de la présence d'un deuxième Solaire étaient suspects. Jalousait-elle le succès du Pil ?
Oh, bon, se dit Jacob en haussant les épaules, les E.T. ont horreur d'être interrompus, de toute façon.
Le nouveau venu avançait prudemment, par brèves saccades, en direction de son cousin plus gros et plus lumineux qui continuait son imitation d'homme en colère.
Jacob jeta un coup d'œil vers Culla.
Dois-je lui dire, à lui, au moins? Il a l'air tellement absorbé par le premier Fantôme. Pourquoi Hélène n'a-t-elle pas fait une annonce ? Et où est Fagin ? J'espère qu'il ne va pas louper ça.
Quelque part au-dessus il y eut une déflagration. Culla s'agita.
Jacob leva les yeux. Le nouveau venu avait disparu. Le premier Fantôme recula lentement, puis s'évanouit.
« Que s'est-il passé ? demanda Jacob. J'ai tourné la tête une seconde seulement...
- Je ne chais pas, Ami Jacob ! Je cherchais à voir chi le comportement visuel de chet être révélait quelque chose chur cha nature réelle, quand choudain un deuxième est arrivé. Le premier a chaché le checond par un jet de lumière. Puis lui auchi est parti !
- Vous au-riez dû m'a-ver-tir de l'ar-rivée du second», dit Bubbacub. Il était debout, le vodor de nouveau suspendu à son cou. « Pas d'impor-tance. Je sais tout ce que j'ai besoin de sa-voir. Je vais faire mon rapport à l'hu-maine deSil-va. »
Il tourna les talons. Jacob se leva et le suivit.
Fagin les attendait, près de deSilva, au Poste de Pilotage. « Tu as vu? chuchota Jacob.
- Oui, très bien. Je suis impatient d'entendre ce que notre très estimé ami a appris. »
D'un geste théâtral du bras, Bubbacub demanda à tous de l'écouter.
« Il a dit qu'il était vieux. Je le crois. C'est une race très an-cienne. »
Oui, pensa Jacob. C'est la première chose que Bubbacub devait découvrir.
« Les So-laires disent qu'ils ont tué le chim-panzé. Et que La-Ro-que l'a tué aussi. Ils tue-ront bien-tôt les humains éga-le-ment, s'ils ne par-tent pas défi-nitivement.
- Quoi ? s'écria deSilva. De quoi parlez-vous ? Comment les Fantômes et LaRoque pourraient-ils être à la fois responsables !
- Res-tez cal-me, je vous le con-seille. » La voix du Pil, adoucie par le vodor, avait un ton menaçant. « Le So-laire m'a dit que c'étaient eux qui a-vaient pous-sé l'homme à faire ce-la. C'est eux qui lui ont don-né cette ra-ge. Ce be-soin de tu-er. Et ils lui ont don-né aussi la vérité. »
Jacob acheva de résumer les explications du Pil au Dr Martine.
«... Et il a conclu en disant qu'il n'y avait qu'un seul moyen par lequel les Fantômes avaient pu influencer LaRoque de si loin. Et s'ils avaient employé cette méthode, cela expliquait l'absence de références dans la Bibliothèque. Tout lieu où quiconque use de ce pouvoir est tabou, interdit. Bubbacub veut que nous restions ici juste assez longtemps pour vérifier la chose, puis que nous décampions.
- Quel pouvoir ? » interrogea Martine. Elle tenait sur ses genoux le casque-psi rudimentaire des Terriens. Près d'eux, Culla les écoutait, un nouveau liquitube entre les lèvres.
« Il ne s'agit pas du pi-ngrli. Celui-ci peut parfois être utilisé légalement. En outre, il ne porte pas aussi loin et Bubbacub n'en a d'ailleurs pas trouvé trace. Non, je crois que Bubbacub a l'intention de se servir de ce truc qui ressemble à une pierre.
- La relique lethani ?
- Oui. »
Martine secoua la tête. Elle baissa les yeux et tripota un bouton sur son casque.
« C'est tellement compliqué. Je n'y comprends rien. Tout est allé de travers depuis que nous sommes revenus sur Mercure. Personne n'est ce qu'il paraît être.
- Que voulez-vous dire ? »
La psychologue garda le silence, puis haussa les épaules.
« On ne peut jamais être sûr de quiconque... J'étais tellement persuadée que cet absurde antagonisme entre Pierre et Jeffrey était à la fois réel et sans gravité. Maintenant je découvre qu'il était artificiellement provoqué, et mortel. Et il avait également raison, je présume, en ce qui concerne les Solaires. Seulement ce n'était pas son idée à lui, mais la leur.
- Pensez-vous qu'ils soient réellement nos Patrons disparus depuis si longtemps ?
- Qui sait ? répondit-elle. Si c'est vrai, c'est une tragédie de ne plus pouvoir jamais revenir ici pour leur parler.
- Alors vous acceptez sans réserve l'histoire de Bubbacub ?
- Oui, bien sûr ! Il est le seul à avoir pu établir le contact et, de plus, je le connais. Bubbacub ne chercherait pas à nous induire en erreur. Toute sa vie est consacrée à la vérité ! »
Mais Jacob savait à présent de qui elle parlait quand elle disait: « On ne peut jamais être sûr de quiconque. » Le Dr Martine était terrifiée.
« Êtes-vous sûre que Bubbacub a été le seul à établir un contact ? »
Ses yeux s'agrandirent, puis elle se détourna. « II semble être le seul à en avoir la faculté.
- Alors pourquoi êtes-vous restée là-bas, avec votre casque sur la tête quand Bubbacub nous a appelés pour écouter son rapport?
- Je n'ai pas à subir un interrogatoire de votre part ! répondit-elle avec violence. Si vous tenez à le savoir, j'ai voulu faire une dernière tentative. J'étais jalouse de son succès et je voulais essayer encore ! J'ai échoué, bien entendu. »
Jacob ne fut pas convaincu. L'irritation de Martine semblait déplacée et il était clair qu'elle en savait plus qu'elle ne le disait.
« Docteur Martine, que savez-vous d'une drogue appelée "Bellicine" ?
- Vous aussi! s'exclama-t-elle en s'empourprant. J'ai dit au médecin de la base que je n'en avais jamais entendu parler, et je ne sais absolument pas comment cela a pu se trouver parmi les médicaments du Dr Kepler. C'est-à-dire, s'il y en avait réellement, bien sûr ! »
Elle lui tourna le dos. « Je vais aller me reposer à présent, si vous permettez. Je veux être bien éveillée quand les Solaires reviendront. »
Jacob ignora son hostilité ; un peu de la rudesse de son autre moitié avait dû percer, en même temps que la suspicion. Mais il était évident que Martine n'en dirait pas davantage. Il se leva. Elle l'ignora délibérément tout en abaissant sa couchette.
Culla l'aborda près des distributeurs de boissons. « Vous êtes contrarié, Ami Jacob ?
- Mais non, je ne crois pas. Pourquoi me demandez-vous ça ? »
Le grand E.T. le contempla. Il avait l'air fatigué. Ses épaules minces étaient affaissées, même si ses énormes yeux brillaient.
« J'echpère que vous ne prenez pas trop à cœur che que Bubbacub vient d'annoncher. »
Jacob fit volte-face et dévisagea Culla. « Prendre quoi trop à cœur, Culla ? Ses déclarations sont pour moi des données. C'est tout. Je serais déçu s'il s'avérait que le Projet doit s'arrêter. Et je veux trouver un moyen de vérifier ses déclarations avant de reconnaître qu'il est nécessaire d'y renoncer... par exemple, une référence dans la Bibliothèque, au moins. Mais en dehors de cela, le sentiment qui domine en moi est la curiosité. » Jacob haussa les épaules, irrité par la question de l'extraterrestre. Ses yeux le brûlaient, sans doute à cause d'un excès de lumière rouge.
Culla secoua lentement sa grosse tête ronde. « Je ne crois pas qu'il en choit ainchi. Echcusez mon audache, mais je crois que vous êtes très contrarié. »
Un instant, Jacob sentit la colère le submerger. Il faillit s'emporter, mais parvint à se contenir. « Une fois encore, de quoi parlez-vous, Culla ? demanda-t-il d'une voix lente.
- Jacob, vous avez bien fait de rechter neutre dans le conflit remarquable qui divise votre rache. Mais tous les chophontes ont des opinions. Vous chupportez mal que Bubbacub ait pu établir le contact là où les humains ont échoué. Bien que vous n'ayez jamais ekchprimé d'opinion chur la quechtion des Origines, je chais que vous n'êtes pas content de découvrir que l'humanité a bel et bien eu des Patrons. »
Jacob eut un nouveau haussement d'épaules.
« C'est vrai, je ne suis toujours pas convaincu par cette histoire selon laquelle les Solaires auraient élevé les hommes vers l'intelligence dans un passé reculé puis nous auraient abandonnés, le travail pas terminé. Rien de tout ça ne tient debout. »
Jacob se frotta la tempe droite. Il sentait venir une migraine. « Et tous les participants à ce Projet se sont conduits d'une manière bizarre. Kepler souffrait d'une sorte d'hystérie inexpliquée et était excessivement dépendant de Martine. LaRoque était plus caustique qu'à son habitude, parfois jusqu'à l'autodestruction. Et n'oubliez pas son prétendu sabotage. Puis Martine elle-même, après avoir ardemment défendu LaRoque, n'ose bizarrement plus rien dire qui pourrait contredire Bubbacub. Je finis par me demander... » Il s'interrompit.
«Peut-être les Cholaires chont-ils rechponchables de tout checi. S'ils ont pu poucher M. LaRoque à commettre un meurtre à une telle dichtanche, ils ont pu provoquer auchi d'autres aberrachions. »
Jacob serra les poings. Il leva les yeux vers Culla sans pouvoir dissimuler sa colère. Les yeux luisants de l'extraterrestre étaient oppressants. Il ne pouvait soutenir leur regard.
« Ne m'interrompez pas », dit-il aussi calmement qu'il le put, en serrant les lèvres.
Il savait que quelque chose n'allait pas. Il avait l'impression d'être au centre d'un nuage. Rien n'était très clair mais il éprouvait le besoin de dire quelque chose d'important. N'importe quoi.
Il regarda vivement autour de lui.
Bubbacub et Martine avaient repris leur poste. Tous deux portaient leur casque et regardaient dans sa direction. Martine parlait.
La garce ! Sans doute est-elle en train de rapporter tout ce que j'ai dit à ce grossier et prétentieux petit imbécile. Lèche-bottes !
Hélène deSilva s'arrêta près des deux personnages, tandis qu'elle faisait sa ronde d'inspection, détournant leur attention de Culla et Jacob. Pendant un instant, il se sentit mieux. Il aurait aimé que Culla s'en aille. Dommage de le rembarrer, mais un client devait savoir rester à sa place !
DeSilva mit fin à son entretien avec Bubbacub et Martine et se dirigea vers les distributeurs de boissons. Les petits yeux noirs de Bubbacub étaient à nouveau sur lui.
Jacob grogna. I1 tourna le dos aux yeux en vrille et fit face à la machine distributrice.
Qu'ils aillent tous se faire foutre ! Je suis venu boire un coup et c'est ce que je vais faire. De toute façon, ils n'existent pas !
La machine oscilla en face de lui. Une voix intérieure hurlait une espèce d'avertissement mais il décida que la voix n'existait pas non plus.
Quelle drôle de machine, se dit-il. J'espère qu'elle n'est pas comme ce sournois de distributeur, à bord du Bradbury. Il n'était pas du tout gentil, celui-là.
Non, celui-ci a une rangée de boutons transparents en trois dimensions qui se détachent des autres. En fait, il y a des tas et des tas de petits boutons suspendus dans l'espace.
Il fit mine d'appuyer au hasard sur l'un d'eux, puis se ravisa. Hon-hon. Nous allons lire les étiquettes, cette fois-ci !
Voyons, qu'est-ce que je veux. Du café ?
La petite voix intérieure lui criait de prendre de la Gyroade. Oui, ce n'est pas bête. Une boisson merveilleuse, la Gyroade. Non seulement c'est délicieux, mais ça vous remet les idées en place. Parfaitement indiqué pour un monde empli d'hallucinations.
Il devait reconnaître que ça pouvait être une bonne idée d'en boire un verre. Quelque chose lui paraissait bien un peu bizarre. Pourquoi tout allait-il si lentement ?
Sa main se déplaça comme un escargot vers le bouton choisi. Celui-ci se déplaça plusieurs fois d'avant en arrière, mais finalement il réussit à viser juste. Il était sur le point d'appuyer quand la petite voix se fit à nouveau entendre, l'implorant cette fois de s'arrêter !
Quel culot ! Tu me donnes un bon conseil, et puis tu te dégonfles. Bon sang, qui a besoin de toi, de toute façon ?
Il appuya. Le temps s'accéléra un tantinet, et il entendit couler un liquide.
Qui diable a besoin de qui que ce soit ! Que ce parvenu de Culla aille se faire fiche ! Et ce snob de Bubbacub, avec sa copine humaine froide comme un poisson. Même ce cinglé de Fagin... me faire venir jusqu'à cet endroit insensé !
Il se pencha et retira le liquitube de la fente. Ça avait l'air délicieux.
Le temps s'accélérait de plus en plus, revenait presque à la normale. Il se sentait déjà mieux, comme si on lui avait ôté un grand poids. Les impressions antagonistes et les hallucinations paraissaient s'estomper. Il sourit à Hélène deSilva qui s'approchait de lui. Puis il se tourna pour sourire à Culla.
Plus tard, se dit-il, je m'excuserai d'avoir été aussi rude. Il leva le tube pour porter un toast.
«... rôder aux alentours, juste à la lisière du champ des détecteurs, disait deSilva. Nous attendons qu'il se décide, donc vous feriez peut-être mieux...
- Chtop, Jacob ! » hurla Culla.
DeSilva poussa une exclamation et bondit pour retenir sa main. Culla l'imita, ajoutant ses frêles forces aux siennes pour arracher le tube des lèvres de Jacob.
Trouble-fête, pensa-t-il aimablement. Je vais montrer à ce gringalet d'extraterrestre et à cette vieille de quatre-vingt-dix ans ce que c'est qu'un mâle.
Il se dégagea, mais ils revinrent à l'attaque. Le commandant essaya même de le mettre hors de combat au moyen de prises sournoises, mais il les esquiva et amena lentement le breuvage à sa bouche, d'un air triomphant.
Un mur se rompit et le sens olfactif, qu'il ignorait avoir perdu, lui revint comme un rouleau compresseur. Il eut une quinte de toux et contempla le breuvage répugnant qu'il tenait à la main.
Il bouillonnait en dégageant une vapeur brune et vénéneuse. Il jeta le tube au loin. Tout le monde le regardait. Culla jacassait, toujours étendu sur le sol, où il l'avait projeté. DeSilva se releva précautionneusement. Les autres humains s'attroupaient autour d'eux.
Il entendit le sifflement soucieux de Fagin s'élever d'il ne savait- où. Où est Fagin ? pensa-t-il en titubant en avant. Il fit trois pas puis s'effondra sur le pont aux pieds de Bubbacub.
Il revint lentement à lui. C'était difficile, son front était tellement tendu. La peau semblait distendue er comme le cuir d'un tambour. Mais elle n'était pas d aussi sèche. Elle s'humectait sans cesse, d'abord de sueur, et puis de quelque chose d'autre, quelque chose de frais.
Il gémit et leva la main. Il toucha une peau, la main de quelqu'un d'autre, douce et tiède. Celle d'une femme, il le devinait à l'odeur.
Jacob ouvrit les yeux. Le Dr Martine était assise près de lui, un linge humide dans sa main brune. Elle sourit et prit un liquitube qu'elle porta aux lèvres de Jacob.
Il hésita un instant, puis se pencha en avant pour boire une gorgée. C'était de la limonade, et elle avait un goût merveilleux.
Il vida le tube tout en regardant autour de lui. Les couchettes dispersées sur le pont étaient occupées par des formes étendues.
Il leva la tête. Le ciel était presque noir!
« Nous sommes sur le chemin du retour, lui apprit Martine.
- Combien... » Son larynx vrombissait à force de n'avoir pas servi. « Combien de temps suis-je resté inconscient?
- Environ douze heures.
- Sous sédatif ? »
Elle acquiesça. Elle avait retrouvé son Sourire Professionnel Perpétuel. Mais il ne semblait plus si affecté, à présent. II porta la main à son front. Cela lui faisait encore mal.
«Alors je suppose que ce n'était pas un rêve. Qu'ai-je donc essayé de boire hier?
- Un composé ammoniacal que nous avions emporté pour Bubbacub. Ça ne vous aurait sans doute pas tué. Mais ça vous aurait fait beaucoup de mal.
» Pouvez-vous me dire pourquoi vous avez fait ça ? »
Jacob laissa retomber sa tête sur le coussin. « Ma foi... ça m'a paru une bonne idée, sur le moment. »
Il secoua la tête. « Sérieusement, je suppose que je ne devais pas être dans mon état normal. Mais que je sois damné si je sais ce qui m'est arrivé !
- J'aurais dû comprendre que quelque chose n'allait pas quand vous avez commencé à tenir ces propos bizarres au sujet de meurtres et de conspirations, fit-elle en hochant la tête. Je suis en partie responsable, pour n'avoir pas reconnu les symptômes. Il n'y a pas de quoi vous sentir honteux. Je crois qu'il ne s'agit que d'un choc de désorientation. Une Plongée Solaire peut être une expérience tellement déroutante, par tant de côtés! »
Il frotta ses yeux ensommeillés.
« Eh bien, vous avez raison sur ce dernier point, pas de doute. Mais je viens de penser que certains doivent croire que j'étais sous influence. »
Martine tressaillit, comme si elle était surprise de le voir retrouver si vite sa lucidité.
« Oui, confirma-t-elle. En fait, le commandant deSilva pense que c'est l'œuvre du Fantôme. Elle dit qu'ils ont voulu démontrer leur pouvoir psi pour nous donner la preuve de leurs allégations. Elle a même parlé d'une riposte. La théorie n'est pas dénuée de valeur, mais je préfère la mienne.
- C'est-à-dire, que je suis devenu fou ?
Oh non, pas du tout ! Simplement confus, désorienté ! Culla dit que vous vous êtes conduit de façon... anormale dans les minutes qui ont précédé votre... accident. Cela, ajouté à mes propres observations...
- Oui, approuva Jacob. Je dois vraiment des excuses à Culla... Oh, sacré bon sang! Je ne l'ai pas blessé, n'est-ce pas ? Ni Hélène ?» Il voulut se lever.
Martine le repoussa sur la couchette. « Non, non, tout le monde va bien. Ne vous inquiétez pas. Je suis sûre que tout le monde ne se souciait que de votre bien. »
Jacob se laissa retomber en arrière. Il baissa les yeux sur le liquitube vide. « Puis-je en avoir un autre ?
- Bien sûr. Je reviens tout de suite. »
Elle le laissa seul. Il entendit ses pas feutrés se diriger vers les distributeurs... l'endroit où l'« accident » s'était produit. Il grimaça à cette pensée. Il éprouvait une honte mêlée de dégoût. Mais par-dessus tout, il y avait cette question lancinante : POURQUOI ?
Quelque part derrière lui deux personnes parlaient à voix basse. Le Dr Martine avait dû rencontrer quelqu'un devant les distributeurs.
Jacob savait que tôt ou tard il devrait effectuer un plongeon à côté duquel la Plongée Solaire paraîtrait anodine. Cette transe-là serait quelque chose d'inouï, mais il devrait en passer par là pour découvrir la vérité. La seule question était : Quand ? Maintenant, alors que cela risquait de lui fendre le cerveau en deux? Ou quand il serait de retour sur Terre, en présence des thérapeutes du Centre de l'Élévation - mais là, les réponses qu'il obtiendrait risqueraient de lui nuire, ainsi qu'à son travail et au Projet Plongée Solaire.
Martine revint. Elle se laissa choir à côté de lui et lui tendit un liquitube plein. Hélène deSilva l'accompagnait. Elle s'assit à côté de la parapsychologue.
Il passa plusieurs minutes à lui assurer que tout allait bien. Elle balaya ses excuses d'un geste.
« Je ne me doutais pas que vous étiez si bon au C.D., Jacob, dit-elle.
- C.D. ?
- Combat Désarmé. Je n'y suis pas mauvaise, bien qu'un peu rouillée, je l'admets. Mais vous me surpassez. Nous avons pu nous en apercevoir de la façon la plus infaillible, dans un combat où chacun des adversaires cherchait à mettre l'autre hors de combat sans lui faire mal ni le blesser. C'est affreusement difficile d'y parvenir, mais vous êtes expert. »
Il n'aurait jamais cru qu'il était capable de rougir devant un tel compliment, mais il sentit ses joues s'empourprer.
«Merci. J'ai du mal à me souvenir, mais je crois que vous ne vous débrouilliez pas mal non plus. »
Ils échangèrent un regard de compréhension réciproque et sourirent.
Martine les dévisagea tour à tour. Elle s'éclaircit la voix. « Je ne crois pas que Mr Demwa devrait parler autant. Un choc pareil exige beaucoup de repos.
- Je désire simplement savoir certaines choses, docteur, puis je vous obéirai. D'abord, où est Fagin ? Je ne le vois nulle part.
- Le Kant Fagin est du côté pile, le renseigna deSilva. Il se nourrit.
- Il était très inquiet à votre sujet. Je suis sûre qu'il sera heureux de savoir que vous allez mieux », appuya Martine.
Jacob se détendit. Pour une raison qu'il ignorait, il était empli d'anxiété sur le sort de Fagin.
« À présent, racontez-moi ce qui s'est passé après que j'ai perdu conscience. »
Martine et deSilva échangèrent un coup d'œil. Puis deSilva haussa les épaules.
« Nous avons eu une nouvelle visite, dit-elle. Ça a pris du temps. Pendant plusieurs heures le Solaire s'est contenté de voleter à la lisière du champ de visibilité. Nous avions laissé le troupeau de tores loin derrière nous, et avec lui tous ses compagnons.
» Mais c'est une bonne chose qu'il ait attendu. Nous avons été sens dessus dessous pendant un certain temps, à cause de, ma foi...
- À cause de mon numéro si captivant, soupira Jacob. Mais a-t-on essayé d'entrer en contact avec lui pendant qu'il voltigeait comme ça ? »
DeSilva regarda Martine. Le docteur secoua imperceptiblement la tête.
« On n'a pas fait grand-chose à ce moment-là, poursuivit en hâte le commandant. « Nous étions tous encore sous le coup de l'émotion. Mais ensuite, à environ quatorze cents, il a disparu. Il est revenu un moment après sous sa forme... "menaçante". »
Jacob fit mine de ne pas avoir remarqué le coup d'œil échangé par les deux femmes. Mais une pensée lui vint tout à coup.
« Dites, pouvez-vous affirmer qu'il s'agit du même Fantôme ? Peut-être les formes "normales" et « menaçantes » constituent-elles deux espèces différentes !»
Martine parut interloquée pendant un instant. « Ça expliquerait... » Puis elle se tut.
« Euh, nous ne les appelons plus Fantômes, désormais, lui apprit deSilva. Bubbacub dit que ça ne leur plaît pas. »
Jacob éprouva une irritation passagère, mais la refoula de crainte que les femmes ne s'en aperçoivent. Cette conversation ne le menait nulle part !
« Alors que s'est-il passé, quand il est revenu sous sa forme menaçante ? »
DeSilva fronça les sourcils.
« Bubbacub s'est entretenu avec lui pendant un certain temps. Puis il s'est fâché et l'a chassé.
- Il a quoi ?
- Il a essayé de le raisonner. Il a cité le traité des droits patron-client. Il a même promis des échanges commerciaux. Mais l'autre continuait à proférer des menaces. À dire qu'il enverrait des messages psi vers la Terre et déclencherait des catastrophes indescriptibles.
» Finalement Bubbacub a abandonné. Il a dit à tout le monde de s'allonger. Puis il a sorti ce morceau de fer et de cristal sur lequel il faisait tant de mystères. Il a ordonné à tout le monde de se couvrir les yeux, puis a marmonné je ne sais quoi et fait décamper cette maudite chose !
- Comment cela se peut-il ? »
Elle haussa de nouveau les épaules.
« Seuls les Progéniteurs le savent, Jacob. Il y a eu une lumière éblouissante, une sorte de pression dans les oreilles... et quand nous avons rouvert les yeux, le Solaire avait disparu !
» Mais ce n'est pas tout ! Nous sommes retournés vers l'endroit où nous pensions avoir laissé le troupeau de tores. Il avait disparu également. Pas la moindre créature en vue !
- Rien du tout ?» Il songea aux merveilleux tores et à leurs maîtres aux multiples couleurs éclatantes.
« Rien, confirma Martine. Tout le monde avait détalé. Bubbacub nous a assurés qu'ils n'avaient pas été blessés.»
Jacob se sentait engourdi. « Eh bien, du moins sommes-nous protégés à présent. Nous pourrons négocier avec les Solaires en position de force. »
DeSilva secoua tristement la tête.
« Bubbacub dit qu'il ne peut y avoir de négociations. Ils sont mauvais, Jacob. Ils nous tueront la prochaine fois, s'ils le peuvent.
- Mais...
- Et nous ne pouvons plus compter sur Bubbacub. Il a dit aux Solaires qu'il y aurait des représailles si du mal était fait à la Terre. Mais en dehors de cela, il ne nous aidera plus. La relique doit retourner sur Pila. »
Elle baissa les yeux. Sa voix se fit rauque. « C'est la fin du Projet Plongée Solaire. »