DÉJÀ PENSÉ{3}

 

 

 

« Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi la plupart de nos vaisseaux stellaires partent avec des équipages composés à soixante-dix pour cent de femmes ?»

Hélène tendit à Jacob le premier liquitube de café brûlant et se tourna de nouveau vers la machine pour en programmer un deuxième pour elle-même.

Jacob ôta la capsule obturant la membrane semi-perméable, pour permettre à la vapeur de s'échapper sans que le liquide sombre refroidisse. Le liquitube était presque trop chaud pour être tenu dans la main, en dépit du revêtement isolant.

On pouvait faire confiance à Hélène pour trouver des sujets de conversation provocateurs ! Chaque fois qu'ils se trouvaient en tête à tête, aussi seuls qu'on pouvait l'être sur le pont ouvert d'un Vaisseau Solaire, Hélène deSilva ne manquait pas une occasion de l'entraîner dans une gymnastique mentale. Le plus bizarre, c'était qu'il n'y voyait aucun inconvénient. Cette joute lui avait considérablement remonté le moral depuis leur départ de Mercure, dix heures plus tôt.

« Quand j'étais adolescent, mes amis et moi, nous ne nous préoccupions guère des raisons. Nous pensions simplement que c'était un avantage supplémentaire pour les astronautes mâles. "C'est de telles pensées que naissent les fantasmes pubères..." Qui donc a écrit ça, John Deux-Nuages ? Avez-vous lu quelque chose de lui? Je crois qu'il est né dans le Haut Londres, aussi, vous avez peut-être connu ses parents. »

Hélène lui décocha un regard accusateur. Jacob dut repousser, pour la énième fois, la tentation de lui dire à quel point son expression était charmante. C'était vrai, mais quelle femme adulte occupant un poste important aimerait s'entendre rappeler qu'elle avait encore des fossettes ? Ça ne valait pas la peine de se faire casser un bras, de toute façon.

« Bon, bon, fit-il en riant. Je vais m'en tenir à mon sujet. Je suppose que le pourcentage masculin-féminin tient au fait que les femmes réagissent mieux à l'accélération élevée, à la chaleur et au froid... qu'elles ont une meilleure coordination visio-manuelle, et une force passive supérieure. Cela doit faire d'elles de meilleurs astronautes, je suppose. »

Hélène aspira par le siphon de son liquitube. « Oui, tout cela fait partie des raisons. Et aussi, davantage de femmes semblent être mieux immunisées contre le mal du vide. Mais vous savez, ces différences ne sont pas si énormes que ça. Pas assez pour compenser le fait qu'il y a plus d'hommes que de femmes volontaires pour les vols spatiaux.

» En outre, plus de la moitié des équipages des vaisseaux du système interne est masculine, et sur les engins militaires, la proportion est de sept sur dix.

- Ma foi, je ne sais pas ce qu'il en est pour les vaisseaux de commerce ou de recherche, mais, à mon avis, les militaires choisissent en fonction des aptitudes au combat. Je sais que ça n'est toujours pas prouvé, mais je suppose que... »

Hélène s'esclaffa. « Oh, pas la peine d'être aussi diplomate, Jacob ! Bien sûr, les hommes font de meilleurs combattants que les femmes... statistiquement, s'entend. Les amazones telles que moi sont des exceptions. En réalité, c'est un facteur de sélection. On ne veut pas trop de personnalités belliqueuses à bord d'un vaisseau stellaire.

- Mais ça ne tient pas debout! Les équipages de ces vaisseaux partent pour une immense galaxie qui n'a même pas été encore entièrement explorée par la Bibliothèque. Vous devez affronter une variété insensée de races extraterrestres, pour la plupart susceptibles comme ça n'est pas permis. Et les Instituts n'interdisent pas les batailles entre espèces. Ils ne le pourraient pas, même s'ils essayaient, à en juger par ce que dit Fagin. Ils tentent simplement de mettre un peu d'ordre.

- Alors un vaisseau stellaire avec des humains à bord devrait être prêt à la bagarre ?» Hélène sourit en appuyant son épaule contre la paroi du dôme. Dans la lumière rouge diaprée de la chromosphère supérieure, sa chevelure blonde ressemblait à un casque bien ajusté. « Ma foi, vous avez raison, bien sûr. Nous devons effectivement être prêts à nous battre. Mais pensez un moment à la situation à laquelle nous sommes confrontés dans ces voyages.

» Nous avons affaire à des centaines d'espèces, littéralement, qui ont pour seul point commun l'unique chose qui nous fait défaut, une chaîne de traditions et d'avancement des espèces remontant à deux milliards d'années. Elles ont toutes fait usage de la Bibliothèque depuis des éons, l'enrichissant sans cesse, bien que lentement.

» La plupart d'entre elles sont ombrageuses, hyper-jalouses de leurs privilèges, et doutent de cette stupide race de jeunes-loups du Système Solaire.

» Et que pouvons-nous faire, face à une espèce de rien du tout que ses patrons aujourd'hui éteints ont fait évoluer dans le but d'en faire des montures dociles et douées de parole, et qui possède à présent deux petites planètes au sol artificiel situées en plein sur notre route vers la colonie d'Omnivarium ? Que pouvons-nous faire quand ces créatures dépourvues de toute ambition, de tout sens de l'humour, arrêtent notre vaisseau et exigent comme droit de péage quarante chants de baleine ? »

Hélène secoua la tête et fronça les sourcils.

« Ne serait-il pas agréable de se bagarrer, dans des moments pareils ! Une splendeur comme le Calypso, remplie à ras bord d'objets indispensables à une petite communauté en difficulté, et d'une cargaison encore plus précieuse de... stoppée en plein espace par deux minuscules et antiques engins manifestement achetés, et non construits, par les chameaux "intelligents" à leur bord! » La voix de la femme s'enroua à ce souvenir.

« Représentez-vous ça. Toute neuve et belle, bien que primitive, car n'utilisant que la minuscule portion de Science Galactique que nous avions été capables d'absorber au moment de sa remise en état, essentiellement en ce qui concernait les propulseurs... arrêtée par des carcasses vieilles comme César mais fabriquées par des gens qui s'étaient servis toute leur vie de la Bibliothèque. »

Hélène se détourna un instant, incapable de parler davantage.

Jacob était ému, mais surtout, il se sentait honoré. Il connaissait suffisamment Hélène, cependant, pour savoir l'acte de confiance que représentait pour elle une telle confidence.

Et c'est elle qui fait tout le travail, constata-t-il. C'est elle qui pose presque toutes les questions - sur mon passé, ma famille, mes sentiments ; je ne sais pas pourquoi, j'ai hésité à l'interroger sur elle-même. Je me demande ce qui m'en a empêché'? Elle doit avoir tant de choses en elle !

« Alors, je suppose qu'il vaut mieux ne pas combattre, parce que nous perdrions sans doute », dit-il calmement.

Elle tourna la tête et opina. Elle toussa deux fois derrière son poing fermé.

«Oh, nous avons un ou deux trucs en réserve qui pourraient bien surprendre les gens, un de ces jours, tout simplement parce que nous ne disposions pas de la Bibliothèque et qu'ils n'ont rien connu d'autre. Mais nous les conservons pour les mauvais jours.

» Au lieu de cela, nous flattons, léchons les bottes, soudoyons, chantons des negro spirituals... faisons des claquettes... et quand tout cela échoue, nous prenons la fuite. »

Jacob s'imagina face à toute une cargaison de Pilas.

« Prendre la fuite doit être affreusement difficile dans certains cas ?

Oui, mais nous avons un secret pour garder notre sang-froid », fit Hélène en s'éclairant quelque peu. L'espace d'un instant, les fossettes séduisantes réapparurent aux coins de son sourire. « C'est l'une des principales raisons à la supériorité numérique des femmes dans les équipages.

- Allons donc. Une femme est tout aussi capable qu'un homme de flanquer un coup de poing à quelqu'un qui l'a insultée. Je ne crois pas que ce soit une telle garantie.

- Nooon, pas normalement. » Elle le dévisagea de nouveau de cet air « évaluateur ». Pendant une minute, elle parut sur le point de poursuivre. Puis elle haussa les épaules.

« Asseyons-nous, dit-elle. Je veux vous montrer quelque chose. »

Elle l'emmena de l'autre côté du dôme, au bout du pont, dans une partie du vaisseau où ne se trouvait aucun passager, aucun membre d'équipage ; là, le pont circulaire flottait à deux mètres de la coque du vaisseau.

La lueur chatoyante de la chromosphère se réfractait bizarrement sur l'écran de stase qui s'incurvait sous leurs pieds. L'étroit champ de suspension laissait passer la lumière, mais la déformait légèrement. D'ici, ils apercevaient une partie de la Grande Tache, dont la configuration avait considérablement changé depuis la dernière plongée. Dans la zone où intervenait le champ, la Grande Tache chatoyait et ondulait sous l'effet des nouvelles pulsations s'ajoutant aux siennes.

Lentement, Hélène s'assit sur le pont et s'approcha du bord. Pendant un moment, elle demeura accroupie, les genoux sous le menton, les pieds à quelques centimètres du chatoiement. Puis elle plaça ses mains derrière elle, sur le pont et laissa pendre ses jambes dans le champ.

Jacob déglutit.

« Je ne savais pas qu'on pouvait faire ça », dit-il.

Il la regarda balancer nonchalamment les jambes. Elles se mouvaient comme dans un sirop épais, et la combinaison spatiale qui les gainait étroitement ondulait comme quelque chose d'animé.

Elle ramena d'un seul mouvement ses jambes sur le pont, avec une apparente facilité.

« Hmmm, elles ont l'air intactes. Mais je ne peux pas les enfoncer trop loin. Je présume que la masse de mes jambes creuse une ride dans le champ de suspension. Du moins ne donnent-elles pas l'impression d'être à l'envers quand je fais ça. » Elle les immergea de nouveau.

Jacob sentit ses genoux se dérober. « Vous voulez dire que c'est la première fois que vous le faites ?»

Elle leva la tête vers lui et sourit.

« Est-ce que je cherche à faire l'intéressante'? Oui, je présume que je voulais vous impressionner. Mais je ne suis pas folle. Après que vous nous avez parlé de Bubbacub et de son aspirateur, j'ai revu soigneusement les équations. Il n'y a aucun risque, alors, pourquoi ne pas vous joindre à moi ! »

Jacob hocha la tête, ahuri. Après tous les miracles et les événements inexplicables survenus depuis son départ de la Terre, c'était bien peu de chose, au fond. Le secret, décida-t-il, c'était de ne pas penser.

Cela avait bel et bien la consistance d'un sirop qui s'épaississait à mesure qu'il s'y enfonçait. C'était caoutchouteux, et offrait une résistance.

Et les jambes de la combinaison spatiale de Jacob, chose déconcertante, lui paraissaient presque vivantes.

 

Hélène ne dit rien pendant un moment. Jacob respecta son silence. Quelque chose la préoccupait visiblement.

« Cette histoire à propos de l'Aiguille, c'était vrai? demanda-t-elle enfin, sans relever les yeux.

- Oui.

- Ce devait être une sacrée femme.

- Oui, c'en était une.

- Je veux dire, en plus de son courage. Elle devait être courageuse pour sauter d'un ballon à l'autre, à trente kilomètres dans les airs, mais...

- Elle essayait de les distraire pendant que je désactivais la Torchère. Je n'aurais pas dû la laisser faire. » Jacob entendait sa propre voix, lointaine, étouffée. « Mais j'ai cru que je pourrais la protéger en même temps... j'avais un dispositif, vous voyez...

-... mais elle devait être extraordinaire sous bien d'autres aspects encore. J'aurais aimé la connaître. »

Jacob s'aperçut qu'il n'avait pas prononcé un seul mot à voix haute.

« Hum, oui, Hélène. Vous auriez plu à Tania. » Il s'ébroua. Cela ne les menait nulle part.

« Mais je croyais que nous parlions d'autre chose, hein, de la proportion de femmes par rapport aux hommes sur les vaisseaux stellaires, non ?»

Elle regardait ses pieds. « Nous n'avons pas changé de sujet, Jacob, dit-elle posément.

- Vraiment ?

- Bien sûr. Vous vous rappelez que j'ai dit qu'il existait un moyen de rendre un équipage en grande partie féminin plus circonspect vis-à-vis des extraterrestres... un moyen qui garantissait qu'il préférerait la fuite à l'affrontement?

- Oui, mais...

- Et vous savez que l'humanité a pu implanter trois colonies jusqu'à présent, mais que les frais de transport sont trop élevés pour qu'on emporte beaucoup de passagers, de sorte qu'accroître le fonds génétique dans une colonie isolée pose un réel problème ?» Elle parlait vite, comme si elle était gênée.

« La première fois que nous sommes revenus sur Terre, et avons constaté que la Constitution avait été rétablie, la Confédération a décidé que les femmes ne seraient plus désignées d'office pour participer aux vols, mais choisies parmi les volontaires. La plus grande partie d'entre nous se portèrent quand même volontaires.

- Je... je ne comprends pas. »

Elle leva les yeux vers lui en souriant.

« Eh bien, peut-être le moment n'est-il pas encore venu. Mais vous devriez vous rendre compte que je vais embarquer sur le Calypso dans quelques mois, et que je dois prendre certaines dispositions auparavant.

» Et j'ai le droit de me montrer aussi difficile que je le veux. »

Elle le regarda droit dans les yeux.

Jacob en resta bouche bée.

« Eh bien! » Hélène se frotta les mains sur les cuisses et se prépara à se relever. « Je crois que nous ferions mieux de retourner là-bas. Nous approchons de la Région Active, à présent, et je devrais être à mon poste, pour surveiller les opérations. »

Jacob se redressa en hâte et lui offrit sa main. Ni l'un ni l'autre ne s'amusa de cet archaïsme.

 

En se dirigeant vers le Poste de Commande, Jacob et Hélène firent halte pour examiner le Laser Paramétrique. Donaldson leva la tête à leur approche.

« Salut ! Je crois qu'il est tout prêt à fonctionner. Vous voulez essayez?

- Certainement. » Jacob s'accroupit près du Laser. Le châssis était rivé au pont. Le corps multi-cylindrique, long et mince, tournait sur un pivot.

Jacob sentit la douce matière couvrant la jambe droite d'Hélène lui effleurer le bras quand elle vint le rejoindre. Cela ne contribua pas à lui éclaircir les idées.

« Ce Laser Paramétrique, commença Donaldson, est mon apport personnel à la tentative de contact avec les Fantômes Solaires. Je me suis dit que la parapsychologie n'aboutissait à rien, alors pourquoi ne pas essayer de communiquer avec eux comme ils communiquent avec nous – visuellement ?

» Bon, comme vous le savez sans doute déjà, la plupart des lasers n'opèrent que sur une ou deux étroites bandes spectrales, principalement les transitions atomiques et moléculaires. Mais mon bébé à moi peut vous programmer n'importe quelle longueur d'onde, si vous la demandez à l'aide de ces touches.» Il désigna le tableau de commandes au centre du châssis.

«Oui, fit Jacob. Je connais les Lasers Paramétriques, bien que ce soit le premier que je voie. J'imagine qu'il doit être plutôt puissant pour pénétrer nos écrans sans paraître moins lumineux aux Fantômes.

- Dans mon autre vie..., gouailla deSilva (elle faisait souvent allusion à son passé, avant le Grand Saut à bord du Calypso, avec une ironie qui était son moyen de défense), nous pouvions fabriquer des lasers réglables et multicolores, avec des colorants optiques. Ils étaient relativement puissants, ils étaient efficaces, et d'une simplicité incroyable. »

Elle sourit. « C'est-à-dire, si on ne renversait pas le colorant. À ce moment-là, quel gâchis ! Rien ne me fait plus apprécier la Science Galactique que la certitude que je n'aurai plus jamais à essuyer une tache de Rhodamine 6-G!

- Pouviez-vous vraiment couvrir tout le spectre optique avec une seule molécule ?» Donaldson était incrédule. « Comment alimentiez-vous ce... "laser à colorant", au fait ?

- Oh, avec des ampoules de flash, parfois. Le plus souvent, au moyen d'une réaction chimique interne utilisant les molécules d'énergie organique, comme les sucres.

» Il fallait employer plusieurs colorants pour couvrir tout le spectre visible. On se servait beaucoup de la coumarine à polyméthyle pour le bleu et le vert. La Rhodamine et quelques autres colorants étaient utilisés pour le rouge.

» Enfin, c'est de l'histoire ancienne. Je veux savoir quel plan diabolique vous avez mijoté cette fois-ci, Jacob et vous! » Elle se laissa tomber à côté de Jacob sur le pont. Au lieu de regarder Donaldson, elle fixait Jacob avec cet air déconcertant, évaluateur.

« Eh bien, fit-il en avalant sa salive, en fait, c'est on ne peut plus simple. J'ai emmené toute une collection de chants de baleine et de refrains de dauphins, quand j'ai embarqué sur le Bradbury, au cas où les Fantômes se seraient révélés être aussi des poètes. Quand Donaldson m'a fait part de son projet de diriger vers eux un rayon pour entrer en communication, je lui ai proposé mes enregistrements.

- Nous y ajouterons une version retouchée d'un vieux code de contact mathématique. C'est lui aussi qui a mis ça au point. » Donaldson eut un large sourire. « Je ne reconnaîtrais pas une série de Fibonacci même si elle me mordait ! Mais Jacob dit que c'est un classique du genre.

Ça l'était, confirma deSilva. Nous n'utilisons plus de codes mathématiques depuis le Vesarius. La Bibliothèque a veillé à ce que tout le monde se comprenne dans l'espace, et les anciens codes de l'ère pré-Contact sont devenus inutiles. »

Elle appuya légèrement sur le mince cylindre. Il tourna docilement sur son pivot. « Vous n'allez pas laisser ce truc tourner en tous sens pendant que le laser fonctionnera, n'est-ce pas ?

- Non, bien sûr, nous le fixerons solidement, de façon que le laser suive un rayon partant du centre du vaisseau. Cela devrait empêcher ces réverbérations internes qui vous tracassent sans doute.

» Cependant, nous devrons tous porter ces lunettes quand il entrera en action. » Donaldson sortit une paire d'épaisses lunettes noires formant bandeau. « Même s'il n'y avait aucun danger pour la rétine, le Dr Martine insisterait pour que nous les portions. C'est une mordue des effets de la lumière vive sur la perception et la personnalité. Elle a mis toute la base sens dessus dessous, découvrant des lumières trop fortes là où personne n'en avait jamais remarqué. Elle a mis sur leur compte les "hallucinations collectives", à son arrivée. Mais elle a vite changé de refrain quand elle a vu les bestioles à son tour !

- Eh bien, il est temps que je retourne au travail, annonça Hélène. Je n'aurais pas dû rester si longtemps. Nous ne devons plus être loin. Je vais dire à vos hommes de rester à leur poste. » Les deux hommes se levèrent quand elle les quitta sur un sourire.

Donaldson la regarda s'éloigner.

« Vous savez, Demwa, au début j'ai pensé que vous étiez cinglé, et puis j'ai vu que ça tournait rond. Maintenant je commence à revenir à ma première opinion. »

Jacob s'assit. « Comment ça ?

- Tous les gars que je connais se transformeraient en toutous et feraient le beau si cette femme les sifflait seulement. Je n'arrive pas à comprendre votre sang-froid, c'est tout. Mais ça ne me regarde pas, bien sûr.

-Vous avez raison. Ça ne vous regarde pas. » Jacob était troublé de voir que la situation sautait tellement aux yeux. Il commençait à souhaiter que la mission se termine, et qu'il puisse consacrer au problème son attention tout entière.

II haussa les épaules. C'était devenu un tic chez lui depuis qu'il avait quitté la Terre. « Pour changer de sujet, je me posais des questions sur cette histoire de réverbération. Vous est-il venu à l'idée que ça pouvait n'être qu'une énorme blague ?

- Une blague ?

- Les Fantômes Solaires. Il aurait suffi d'embarquer clandestinement une sorte de projecteur holographique...

- Hors de question, affirma Donaldson. C'est la première chose à laquelle nous avons pensé. De plus, qui pourrait simuler quelque chose d'aussi beau et compliqué que ce troupeau de tores ? De toute façon, une projection comme celle-là, remplissant tout notre champ, serait démasquée par les caméras périphériques du côté pile !

- Bon, peut-être pas le troupeau, mais les Fantômes "humanoïdes" ? Ils sont assez petits et simples, et la façon dont ils évitent les caméras périphériques, en tournoyant plus vite que nous, est pour le moins mystérieuse.

- Que puis-je vous dire, Jake ? Chaque pièce de l'équipement de bord est soigneusement vérifiée, ainsi que les effets personnels, pour cette raison même. On n'a jamais découvert de projecteur, et où pourrait-on en cacher un dans un vaisseau ouvert comme celui-ci ? Je vous avouerai que je me suis parfois moi-même posé la question. Mais je ne vois pas comment qui que ce soit aurait pu monter un tel canular. »

Jacob hocha lentement la tête. Les arguments de Donaldson tenaient debout. Et comment concilier une projection avec le subterfuge de la «relique lethani » employé par Bubbacub ? L'idée était tentante, mais un canular paraissait peu vraisemblable.

Au loin, des forêts de spicules palpitaient comme des jets d'eau. Des jets isolés rivalisaient sur le pourtour de la cellule de surgranulation qui couvrait la moitié du ciel et battait lentement. En son centre se trouvait la Grande Tache, un immense œil noir, bordé de zones de luminosité intense.

À quatre-vingt-dix degrés environ, de l'autre côté du pont, un groupe de silhouettes obscures étaient debout ou agenouillées près du Poste de Pilotage. On ne discernait que leurs contours dans le flamboiement cramoisi de la photosphère.

Deux taches sombres se distinguaient pourtant des autres. La haute et svelte silhouette de Culla se dressait un peu à l'écart, indiquant un grand arc de filaments ténus suspendu au-dessus de la Tache. L'arc grossit lentement, se rapprochant de manière perceptible au regard de Jacob.

L'autre tache d'ombre identifiable se détacha du groupe et s'avança par saccades vers Jacob et le chef mécanicien. Elle avait une cime arrondie, plus large que sa base.

« Tenez, voilà où on pourrait cacher un projecteur! » fit Donaldson en désignant du menton la silhouette massive qui rampait vers eux en se contorsionnant.

« Quoi, Fagin ? »

Jacob parlait dans un murmure. Mais cela ne faisait aucune différence, l'ouïe du Kanten étant ce qu'elle était. « Vous ne pouvez pas parler sérieusement ! Et il n'a participé qu'à deux plongées !

- Mouais, fit Donaldson d'un ton pensif. Pourtant, toutes ces espèces de branches... Je préférerais fouiller les dessous de Bubbacub que chercher des objets dissimulés là-dedans. »

Pendant un instant, Jacob crut déceler une sorte de ronronnement, une façon de rouler les r dans la voix de l'ingénieur. Il le dévisagea, mais l'homme arborait sa mine impassible. Ce qui était en soi un petit miracle pour Donaldson. Ç'aurait été trop pour lui de se montrer vraiment spirituel.

Ils se levèrent tous deux pour saluer Fagin. Le Kanten sifflota une réponse enjouée, sans rien qui laisse supposer qu'il avait entendu leur conversation.

« Le commandant deSilva a exprimé l'opinion que les conditions climatiques solaires étaient exceptionnellement calmes. Elle a dit que cela contribuerait beaucoup à résoudre certains problèmes solonomiques sans rapport avec les Fantômes Solaires. Relever les mesures ne prendra qu'un petit moment. Beaucoup moins que le temps que nous allons gagner grâce à ces conditions excellentes.

» En d'autres termes, mes amis, vous avez environ vingt minutes pour vous préparer. »

Donaldson siffla. Il appela Jacob et les deux hommes se mirent au travail, fixant le laser bien en place et vérifiant les bandes destinées à la projection.

À quelques mètres de là, le Dr Martine fouillait dans sa malle, à la recherche de petites pièces de matériel. Elle avait déjà coiffé son casque-psi et Jacob crut l'entendre jurer à voix basse: « Bon sang, cette fois-ci tu vas me parler ! »

 

 

 

DÉLÉGATION

 

 

 

«"Quel est leur dessein, à ces créatures de lumière ?" demande le reporter. Mais il ferait mieux de demander: "Quel est le dessein de l'homme ? Avons-nous pour tâche de nous traîner métaphoriquement à genoux, méprisant la douleur et relevant le menton avec un orgueil puéril, clamant à l’Univers entier : Voyez ! C'est moi l'homme ! Je rampe alors que les autres marchent! Mais n'est-ce pas fabuleux que je puisse ramper n'importe où ?

» La faculté d'adaptation, prétendent les Néolithiques, est la "spécialisation" de l'homme. Il ne peut pas courir aussi vite qu'un guépard, mais il peut courir. Il ne peut pas nager aussi bien qu'une otarie, mais il peut nager. Ses yeux ne sont pas aussi perçants que ceux de l'épervier, et il ne peut pas amasser de la nourriture dans ses joues. Alors il doit se fatiguer les yeux et créer des instruments de bric et de broc en torturant la terre ; pas seulement pour lui permettre de voir, mais pour dépasser le félin à la course et nager plus vite que l'otarie. Il peut traverser un désert arctique, un fleuve tropical, grimper à un arbre et, à la fin de son voyage, se bâtir un bel hôtel. Là, il se lavera puis se vantera de ses exploits au cours du dîner, devant ses amis.

» Et pourtant, depuis le commencement des temps, l'homme est insatisfait. Il aspirait à connaître sa place dans le monde. Il hurlait des questions. Il exigeait de savoir pourquoi il était là ! L'univers des étoiles se contentait de lui sourire en gardant un silence profond et ambigu.

» Il lui manquait un but. Frustré, il se vengea sur les autres créatures. Les spécialistes qui l'entouraient connaissaient leur rôle et il les haïssait pour cette raison. Ils devinrent ses esclaves, ses usines à protéines. Ils devinrent les victimes de sa rage génocide.

» La "faculté d'adaptation" en arriva bientôt à signifier que nous n'avions besoin de personne. Des espèces dont les descendants auraient pu accomplir de grandes choses furent réduites en poussière dans l'holocauste provoqué par l'égoïsme humain.

» C'est vraiment par le plus ténu des hasards que nous devînmes écologistes peu avant le Contact... détournant ainsi de nos têtes la juste colère des Anciens. Ou s'agissait-il d'autre chose? Est-ce par accident que John Muir, et ses partisans, apparurent peu de temps après la confirmation officielle des premières "rencontres" ?

» Allongé dans une bulle, comme emmailloté par une illusoire vapeur rose, le reporter se demande si le but de l'homme peut être de servir d'exemple. Quel qu'ait été le péché originel qui fit fuir nos patrons, il y a bien longtemps, il a été racheté par une comédie.

» On peut espérer que nos voisins sont édifiés, et amusés aussi, en nous voyant ramper ainsi, bouche bée d'étonnement et souvent de jalousie devant ceux qui sont l'incarnation même de l'accomplissement sans ambition. »

 

Pierre LaRoque leva le pouce de la touche d'enregistrement et fronça les sourcils. Non, la dernière partie n'allait pas. Elle semblait presque amère. Plus pleurnicharde que poignante. En fait, c'était tout l'article qu'il faudrait retravailler. Cela manquait de spontanéité. Les phrases étaient trop recherchées.

Il but une gorgée du liquitube dans sa main gauche, puis se mit à se caresser distraitement la moustache. En face de lui l'éclatant troupeau de tores tournoyant s'élevait lentement à mesure que le vaisseau se redressait. La manœuvre avait demandé moins de temps qu'il ne l'avait escompté. À présent, il n'avait plus le temps de digresser sur la condition humaine. Après tout, ça, il pouvait le faire n'importe quand.

Mais cette chose-ci, était, elle, extraordinaire.

Il appuya de nouveau sur le bouton et leva le micro à ses lèvres.

« Note en vue du remaniement, dit-il. Davantage d'ironie, et insister aussi sur les avantages de certains types de spécialisation. Mentionner également les Tymbrimis... à quel point ils s'adaptent mieux que nous ne le ferons jamais. Rester bref et ne pas s'appesantir sur le résultat à envisager si toute l'humanité participe. »

Jusque-là, le troupeau avait consisté en de petits anneaux, à cinquante kilomètres de distance ou davantage. À présent, c'était le corps tout entier qui apparaissait, ainsi qu'une petite tranche de la photosphère. Le tore le plus proche était un monstre bleu-vert, lumineux et tourbillonnant. Sur son pourtour, de fines lignes bleues se fondaient rapidement les unes aux autres, changeantes comme de la moire. Un halo blanc le cernait de son chatoiement.

LaRoque soupira. C'était pour lui une gageure. Quand tout le monde, jusqu'à son maître d'hôtel chimpanzé, pourrait contempler les holos de ces créatures et l'écouterait, lui, pour juger si ses mots étaient à la hauteur. Mais ses sentiments étaient à l'inverse de ce qu'il devait leur faire éprouver. Plus le vaisseau s'enfonçait dans le Soleil, et plus il se sentait gagné par le détachement. C'était comme si rien de tout cela n'arrivait réellement. Les créatures ne paraissaient absolument pas réelles.

Et puis, s'avoua-t-il, il avait peur.

 

«Des joyaux porte-bonheur, c'est ce qu'elles sont, ces créatures, des joyaux enfilés en colliers d'émeraude chatoyante. Si quelque galion galactique a jadis sombré sur ces récifs flamboyants, y abandonnant ce trésor, ses diadèmes sont restés intacts. Épargnés par le temps, ils continuent d'étinceler. Aucun pillard ne s'en emparera.

» Elles défient la logique, ces créatures, car elles ne devraient pas se trouver ici. Elles défient l'histoire, car on ne s'en souvient pas. Elles défient le pouvoir de nos instruments et même de ceux des Galactiques, nos Aînés.

» Imperturbables, elles ignorent le passage de l'oxygène et de l'hydrogène, dans leur incessante trémulation, et se nourrissent au plus intemporel des réservoirs.

» Se souviennent-elles... est-il possible qu'elles aient été au nombre des Progéniteurs, du temps où la Galaxie était encore neuve ? Nous espérons leur poser la question, mais, pour le moment, elles tiennent un concile privé. »

 

Jacob leva la tête quand le troupeau reparut. Cette vision eut moins d'effet sur lui qu'elle n'en avait eu la première fois. Pour éprouver à nouveau les émotions de la première plongée, il aurait fallu qu'il aperçoive autre chose pour la première fois. Et pour voir quelque chose d'aussi impressionnant, il faudrait qu'il fasse le Grand Saut dans l'espace.

C'était l'inconvénient d'avoir eu des singes pour ancêtres.

Mais Jacob aurait quand même pu passer des heures à contempler les jolis motifs dessinés par les tores. Et pendant quelques minutes, en se rappelant la signification de ce spectacle, il fut de nouveau saisi d'une crainte respectueuse.

Le tableau d'ordinateur sur les genoux de Jacob montrait un réseau changeant de lignes courbes, isophotes du Fantôme rencontré une heure plus tôt.

Le contact n'avait pas donné grand-chose. Un Solaire isolé avait été surpris par l'apparition du vaisseau, émergeant de derrière un épais tortillon de filaments, en lisière du troupeau.

Il s'était éloigné d'un trait, puis s'était immobilisé, soupçonneux, à quelques kilomètres. Le commandant deSilva avait ordonné de tourner le vaisseau de manière que le Laser Paramétrique de Donaldson puisse l'atteindre.

Le Fantôme avait d'abord battu en retraite. Donaldson avait marmonné des jurons tout en réglant son laser de façon à transmettre les différentes modulations des bandes de contact préparées par Jacob.

Puis la créature avait réagi. Ses (tentacules ? ailes ?) avaient jailli de son centre, comme tendus par un déclic. Elle s'était mise à onduler de toutes ses couleurs.

Puis, dans un éclair vert, elle avait disparu.

Jacob avait examiné les enregistrements faits par l'ordinateur. Le Solaire avait pu être filmé par les caméras périphériques. Les premiers enregistrements montraient qu'une partie de ses ondulations étaient en phase avec le rythme grave de la mélodie des baleines. Jacob essayait maintenant de déterminer si les motifs compliqués qu'il avait émis avant sa fuite avaient un agencement qu'on pouvait interpréter comme une réponse.

Il acheva de tracer le programme d'analyse qu'il voulait faire effectuer à l'ordinateur. C'est-à-dire, rechercher les variations, selon le thème et le rythme du chant des baleines, sur trois régimes, couleur, temps et luminosité, à la surface du Fantôme. S'il obtenait un résultat précis, il pourrait programmer une liaison en temps réel durant la prochaine rencontre.

A condition, bien sûr, qu'il y ait une prochaine rencontre. Le chant des baleines n'était qu'une introduction à la séquence de graduations et de séries mathématiques que Jacob comptait émettre. Mais le Fantôme n'était pas resté pour « écouter » la suite.

Il posa le tableau et inclina sa couchette de manière à pouvoir contempler les tores les plus proches sans bouger la tête. Deux d'entre eux se balançaient doucement perpendiculairement au pont.

Apparemment, le « tournoiement » des tores était plus compliqué qu'on ne l'aurait cru à première vue. Les motifs complexes et changeants qui parcouraient rapidement leur bord représentaient quelque chose dans leur composition interne.

Lorsque deux tores se touchaient, se poussant pour trouver une meilleure position dans les champs magnétiques, il ne se produisait aucun changement dans les formes pivotantes. Elles réagissaient l'une à l'autre comme si elles n'avaient pas été en train de tourner.

La bousculade devenait plus prononcée à mesure qu'ils transitaient par le troupeau. Hélène deSilva suggéra que c'était parce que la région d'activité au-dessus de laquelle ils se trouvaient s'éteignait. Les champs magnétiques devenaient de plus en plus diffus.

Culla se laissa tomber à côté de lui sur la couchette, en faisant claquer ses crocs. Jacob commençait à reconnaître certains des rythmes produits par la dentition de Culla dans différentes situations. Il lui avait fallu du temps pour s'apercevoir que cela faisait partie du répertoire fondamental d'un Pring, comme les expressions faciales chez un être humain.

«Puis-je m'acheoir ichi, Jacob? demanda Culla. Ch'est la première occasion qui ch'offre à moi de vous remerchier de l'aide que vous m'avez apportée chur Mercure.

- Vous n'avez pas à me remercier, Culla. Jurer de garder le secret pendant deux ans, c'est une chose qui s'impose dans un incident tel que celui-ci. De toute façon, après que le commandant deSilva eut reçu les ordres de la Terre, il était évident que personne ne rentrerait chez lui avant d'avoir signé.

- Chependant, vous étiez en droit de tout révéler au monde, à la Galakchie. L'Inchtitut de la Bibliothèque a été couvert de honte par les actes de Bubbacub. Vous vous comportez de manière admirable, vous qui avez découvert chette... faute, en faisant preuve de réserve et en leur permettant de réparer leurs torts.

- Que va faire l'Institut... en dehors de punir Bubbacub ? »

Culla sirota un peu de son sempiternel liquitube. Ses yeux brillaient.

« Ils annuleront chans doute la dette de la Terre et lui offriront gratuitement les cherviches de l'Annekche pendant un chertain temps. Pendant plus longtemps chi la Confédération accorde une période de chilenche. Je ne peux pas exagérer leur emprechement à éviter un chcandale.

» En outre, vous cherez chans doute perchonnellement récompenché.

- Moi ?» Jacob était sidéré. Pour un Terrien « primitif », n'importe quelle récompense décernée par les Galactiques serait comme une lampe magique. Il pouvait à peine en croire ses oreilles.

« Oui, même ch'ils déplorent que vous n'ayez pas gardé pour vous-même votre découverte. Leur générosité chera probablement inverchement proporchionnelle à la publicité qui chera donnée au cas de Bubbacub.

- Oh, je vois. » La bulle avait éclaté. C'était une chose que de recevoir un gage de gratitude de puissances établies, et tout à fait une autre que d'être soudoyé. Non que la valeur de la récompense en serait amoindrie. En fait, elle serait certainement beaucoup plus considérable.

Ou peut-être que non ? Aucun extraterrestre ne raisonnait tout à fait comme un humain. Les directeurs de l'institut de la Bibliothèque étaient pour lui une énigme. La seule certitude qu'il avait à leur sujet, c'était qu'ils n'aimeraient pas avoir mauvaise presse. Il se demanda si Culla parlait en ce moment à titre officiel, ou émettait simplement des prévisions sur la suite des événements.

Culla se retourna brusquement pour regarder passer le troupeau. Ses yeux luisaient et un bref bourdonnement sortit des épaisses lèvres préhensiles. Le Pring sortit le micro de l'alvéole à côté de la couchette.

« Ekchcusez-moi, Jacob. Mais je crois que je vois quelque chose. Je dois le chignaler au commandant. »

Culla parla brièvement dans le micro, sans détacher les yeux d'un point à environ trente degrés sur la droite et vingt-cinq degrés de hauteur. Jacob regarda, mais ne vit rien. Il entendit le murmure lointain de la voix d'Hélène emplir l'espace environnant la tête de Culla. Puis le vaisseau commença à virer.

Jacob vérifia le tableau d'ordinateur. Les résultats étaient affichés. La première rencontre n'avait rien fourni qui puisse être identifié comme une réponse. Ils devraient donc se contenter de répéter les mêmes opérations.

« Sophontes. » La voix d'Hélène résonna sur l'intercom. « Le Pring Culla a aperçu quelque chose. Veuillez regagner vos postes. »

Culla fit claquer ses crocs. Jacob leva les yeux.

À quarante-cinq degrés environ, un minuscule point lumineux se mit à grossir juste sous la masse du tore le plus proche. Le point bleu s'amplifia à mesure qu'il approchait, et ils purent distinguer cinq appendices inégaux, à symétrie bilatérale. Il monta rapidement, puis s'arrêta.

La manifestation de Fantôme Solaire du deuxième type les narguait, sous sa forme grossièrement parodique d'être humain. La chromosphère jetait un éclat rouge par les trous déchiquetés de ses yeux et de sa bouche.

Aucune tentative ne fut effectuée pour amener les caméras au niveau de l'apparition. Ç'aurait probablement été inutile et, de plus, cette fois-ci, le laser avait la priorité.

Il dit à Donaldson de continuer à passer les bandes de contact primaires, à partir du moment où s'était interrompue la première entrevue.

L'ingénieur mécanicien leva son micro.

« Mettez tous vos lunettes s'il vous plaît. Nous allons mettre le laser en marche. » Il chaussa les siennes, puis regarda autour de lui pour s'assurer que tout le monde avait obéi (Culla était exempté; il avait affirmé qu'il ne courait aucun danger, et ils l'avaient cru sur parole). Puis il abaissa la manette.

Même à travers les lunettes, Jacob perçut une faible lueur contre la surface interne de l'écran quand le rayon s'élança vers le Fantôme. Il se demanda si la créature anthropomorphe serait plus coopérative que l'apparition « normale » qui l'avait précédée. À sa connaissance, il s'agissait de la même créature. Peut-être s'était-elle éclipsée tout à l'heure pour aller se « maquiller » en vue de la présente apparition.

Le Fantôme continua à voleter, impassible, quand le rayon du Laser de Communication le traversa. À quelques pas de lui, Jacob entendit Martine pester à voix basse.

« Ça ne va pas, du tout, du tout! » siffla-t-elle. Derrière son casque-psi et ses lunettes, seuls son nez et son menton étaient visibles. « Il y a quelque chose,mais ce n'est pas là. Bon sang! Qu'est-ce qui se passe avec ce truc! »

 

Soudain, l'apparition se gonfla comme un papillon, et vint s'aplatir contre le vaisseau. Les traits de son « visage » se délayèrent en longues bandes étroites d'un noir ocré. Les bras et le corps s'étalèrent jusqu'à ce que la créature ne soit plus qu'un rectangle bleu aux bords irréguliers s'étendant sur dix degrés du ciel. Des flocons verts commencèrent à se former ici et là à la surface. Ils errèrent, se mélangèrent, fusionnèrent, puis commencèrent à prendre une forme cohérente.

« Doux Seigneur », murmura Donaldson.

Non loin de là, Fagin émit un sifflement timide et tremblant. Culla se mit à claquer des dents.

Sur toute sa longueur, le Solaire était couvert de lettres vertes lumineuses, des caractères romains. On lisait:

 

PARTEZ TOUT DE SUITE, NE REVENEZ PAS.

 

Jacob agrippa les rebords de sa couchette. Malgré les effets sonores de l'E.T., et la respiration rauque des humains, le silence était intolérable.

« Millie !» Jacob fit tous ses efforts pour ne pas hurler. « Est-ce que vous recevez quelque chose ?» Martine gémit.

« Oui... NON ! Je reçois quelque chose, mais ça n'a pas de sens! Ça n'a aucun rapport!

- Eh bien, essayez de poser une question ! Demandez s'il reçoit vos psi !»

Martine hocha la tête et pressa son visage contre ses mains pour se concentrer.

Les lettres se reformèrent immédiatement au-dessus d'eux.

 

CONCENTREZ-VOUS. PARLEZ À HAUTE VOIX POUR FOCALISER.

 

Jacob était médusé. Tout au fond de lui, il sentait sa moitié refoulée frémir d'horreur. Ce qu'il ne pouvait résoudre terrifiait Mr Hyde.

« Demandez-lui pourquoi il nous parle à présent, alors qu'il s'y était toujours refusé. »

Martine répéta lentement la question à voix haute.

 

LE POÈTE. IL PARLERA POUR NOUS. IL EST ICI.

 

« Non, non, je ne peux pas! » cria LaRoque. Jacob se retourna vivement et vit le petit journaliste, ratatiné de terreur contre les distributeurs de nourriture.

 

IL PARLERA POUR NOUS.

 

Les lettres vertes flamboyaient.

« Docteur Martine, lança Hélène deSilva, demandez au Solaire pourquoi nous ne devons pas revenir! » Après une pause, les lettres changèrent de nouveau.

 

NOUS VOULONS RESTER SEULS. PARTEZ, S'IL VOUS PLAIT.

 

« Et si nous revenons quand même? Qu'arrivera-t-il ? » demanda Donaldson. D'un ton sinistre, Martine répéta la question.

 

RIEN. VOUS NE NOUS VERREZ PAS. PEUTÊTRE NOS JEUNES, NOTRE BÉTAIL. PAS NOUS.

 

Voilà qui expliquait les deux types de Solaires, pensa Jacob. La vérité « normale », ce devait être les jeunes, à qui on confiait des tâches simples comme de garder les tores. Mais alors, où vivaient les adultes ? Quelle était leur forme de culture ? Comment des créatures de plasma ionisé pouvaient-elles communiquer avec d'insipides êtres humains ? La menace proférée par la créature emplissait Jacob de douleur. S'ils le voulaient, les adultes pouvaient éviter un Vaisseau Solaire, ou n'importe quelle flotte de vaisseaux, aussi facilement qu'un aigle pouvait éviter un ballon. S'ils coupaient le contact à présent, les humains ne pourraient jamais les contraindre à le rétablir.

« Ch'il vous plaît, dit Culla. Demandez chi Bubbacub les a offenchés. » Les yeux du Pring flamboyaient et, entre chaque mot, on percevait un claquement de dents assourdi.

 

BUBBACUB N'A AUCUNE IMPORTANCE. INSIGNIFIANT. PARTEZ, C'EST TOUT.

 

Le Solaire commença à s'estomper. Le rectangle aux bords déchiquetés commença à rapetisser tandis qu'il s'éloignait peu à peu.

« Attendez! » Jacob se leva. Il étendit une main pour agripper le vide.

« Ne coupez pas le contact ! Nous sommes vos plus proches voisins ! Nous voulons simplement collaborer avec vous ! Au moins, dites-nous qui vous êtes! »

L'image était brouillée par la distance. Un panache de gaz plus sombre vint recouvrir le Solaire, mais pas avant qu'ils aient pu lire un dernier message. Entouré d'une foule de « jeunes », l'adulte répéta une de ses phrases précédentes.

 

LE POÈTE PARLE POUR NOUS.