IMAGE VIRTUELLE

 

 

 

Le Bradbury était un vaisseau neuf. Il utilisait une technologie beaucoup plus avancée que ses prédécesseurs des lignes commerciales, décollant du niveau de la mer par sa propre énergie, au lieu de monter jusqu'à la station au sommet d'une des « Aiguilles » équatoriales, suspendu à un ballon géant. Le Bradbury était une énorme sphère, d'un volume titanesque selon des critères antérieurs.

C'était le premier voyage de Jacob à bord d'un vaisseau mû par la science vieille d'un milliard d'années des Galactiques. Il regarda, depuis le salon de première classe, la Terre s'éloigner, et Baja California devint d'abord une côte brune séparant deux mers, puis un simple doigt sur la côte du Mexique. Spectacle à couper le souffle, mais quelque peu décevant. Le rugissement et l'accélération d'un aérobus à réaction, ou la lente majesté d'un zep de croisière, étaient plus romantiques. Et les autres fois où il avait quitté la Terre, décollant et redescendant à l'aide d'un ballon, il avait pu contempler les autres vaisseaux, s'élevant, lumineux et affairés, vers la Station Énergétique, ou redescendant vers l'intérieur pressurisé d'une des Aiguilles.

Aucune des formidables Aiguilles n'avait jamais été ennuyeuse. Les minces parois de céram maintenant les tours de trente mille mètres à la pression du niveau de la mer avaient été peintes de gigantesques fresques murales - immenses oiseaux descendant en piqué et pseudo-batailles de science-fiction copiées dans des magazines du vingtième siècle. Il n'avait jamais éprouvé la moindre sensation de claustrophobie.

Pourtant, Jacob était heureux de se trouver à bord du Bradbury. Un jour, il visiterait peut-être l'Aiguille Chocolat, au sommet du Mont Kenya, par nostalgie. Mais l'autre, celle d'Équateur... Jacob espérait ne jamais revoir l'Aiguille Vanille.

Peu importait que l'immense tour ne fût qu'à un jet de pierre de Caracas. Peu importait qu'on l'accueillît en héros, si jamais il s'y rendait, parce qu'il était l'homme qui avait sauvé l'unique merveille technique sur Terre qui impressionnât même les Galactiques.

Sauver l'Aiguille avait coûté à Jacob Demwa sa femme et une large portion de son esprit. C'était un prix trop élevé.

La Terre était devenue un disque bien visible quand Jacob partit en quête du bar. Subitement, il avait envie de compagnie. II était d'humeur différente quand il était monté à bord. II avait passé un sale moment à faire des excuses à Gloria et à ses autres compagnons du Centre. Makakai avait piqué une crise. Et aussi, une bonne partie du matériel de recherche en Physique Solaire qu'il avait commandé n'était pas arrivée ; il faudrait le faire suivre sur Mercure. Finalement, il s'était mis dans tous ses états en se demandant comment il avait pu se laisser persuader de venir.

À présent, il suivait le couloir central, à l'équateur du vaisseau, jusqu'à ce qu'il eût atteint le petit salon bondé faiblement éclairé. À l'intérieur, il se fraya un chemin entre des agglomérats de passagers occupés à boire et à discuter, pour accéder au bar.

Environ quarante personnes, pour la plupart des travailleurs spécialisés munis d'un contrat pour Mercure, s'entassaient dans le salon-bar. Plus d'une, ayant trop bu, parlait trop fort à son voisin ou avait le regard fixe. Pour certains, quitter la Terre était dur.

Quelques extraterrestres reposaient sur des coussins dans le coin qui leur était réservé. L'un d'eux, un Synthiain à la fourrure luisante et aux épaisses lunettes noires, était assis en face de Culla, dont l'énorme tête acquiesçait silencieusement tandis qu'il sirotait délicatement, une paille entre ses immenses lèvres, ce qui paraissait être une bouteille de vodka.

Plusieurs humains se tenaient près des extraterrestres, spécimens typiques de Xénophiles suspendus à chaque mot des conversations entre E.T. qu'ils pouvaient surprendre, et attendant avec impatience l'occasion de poser des questions.

Jacob envisagea de se faufiler jusqu'au coin des E.T. Le Synthiain était peut-être quelqu'un qu'il connaissait. Mais il y avait trop de monde de ce côté-là. Il préféra prendre un verre et voir si quelqu'un avait commencé à raconter des histoires.

Bientôt il fit partie d'un groupe écoutant un ingénieur des Mines rapporter un récit plaisamment exagéré d'éboulement et de sauvetages dans les profondes mines d'Hermès. Bien qu'il dût tendre l'oreille pour entendre par-dessus le bruit, Jacob avait encore l'impression de pouvoir ignorer sans inconvénient la migraine qui s'annonçait... du moins, assez longtemps pour écouter la fin de l'histoire, lorsqu'un doigt s'enfonçant dans ses côtes le fit sursauter.

« Demwa ! C'est vous ! s'exclama Pierre LaRoque. Quelle chance ! Nous allons voyager ensemble, et maintenant je sais qu'il y aura toujours quelqu'un avec qui je pourrai échanger des mots d'esprit! »

LaRoque portait une ample robe scintillante. Une Purifum bleue s'élevait de la pipe sur laquelle il tirait avec gravité.

Jacob essaya de sourire mais, comme quelqu'un derrière lui, lui labourait les talons, cela ressembla davantage à un grincement de dents.

« Bonjour, LaRoque. Qu'allez-vous faire sur Mercure ? Vos lecteurs ne seraient-ils pas davantage intéressés par des récits sur les touilles péruviennes ou...

- Ou autres preuves pareillement théâtrales du fait que nos ancêtres primitifs aient été élevés par des astronautes de l'Antiquité? interrompit LaRoque. Oui, Demwa, ces preuves seront bientôt tellement irréfutables que même les Peaux et les sceptiques siégeant au Conseil de la Confédération reconnaîtront leur erreur !

- Je vois que vous-même vous portez la Chemise. » Jacob désigna la tunique argentée de LaRoque.

« Je porte la robe de la Société Däniken pour mon dernier jour sur Terre, en l'honneur des Anciens qui nous donnèrent le pouvoir du voyager dans l'espace. » LaRoque fit passer sa pipe et son verre dans une main, et de l'autre redressa le médaillon et la chaîne en or qui pendaient à son cou.

Jacob pensa que l'effet était quelque peu théâtral, sur un adulte. La robe et le bijou semblaient efféminés et contrastaient avec les manières bourrues du Français. Mais il devait reconnaître qu'ils allaient bien avec l'accent outrancier et affecté.

« Oh, allons, LaRoque, fit Jacob en souriant. Même vous, vous devez admettre que nous avons conquis l'espace par nous-mêmes, et que c'est nous qui avons découvert les extraterrestres, et non le contraire.

- Je n'admets rien du tout ! s'emporta LaRoque. Quand nous nous serons montrés dignes des Patrons qui nous ont donné notre intelligence dans un obscur passé, quand ils nous reconnaîtront, à ce moment-là nous saurons à quel point ils nous ont aidés, en secret, pendant toutes ces années ! »

Jacob haussa les épaules. Il n'y avait rien de nouveau dans la controverse Peau-Chemise. Un parti soutenait que l'homme devait être fier de son héritage exceptionnel - appartenir à une race qui avait évolué d'elle-même, qui avait obtenu son intelligence de la Nature elle-même, dans les savanes et sur les côtes d'Afrique de l'Est. L'autre parti professait que l'Homo sapiens - comme toutes les autres races de sophontes connues - faisait partie d'une chaîne d'améliorations culturelles et génétiques remontant aux commencements légendaires de la Galaxie, à l'ère des Progéniteurs.

Beaucoup, comme Jacob, restaient soigneusement neutres dans ce conflit d'opinions, mais l'humanité, et les races clientes de l'humanité, en attendaient le dénouement avec intérêt. L'archéologie et la paléontologie étaient devenues les deux grands passe-temps à la mode depuis le Contact.

Cependant, les arguments de LaRoque étaient tellement rassis qu'on aurait pu s'en servir comme croûtons. Et la migraine empirait.

« C'est très intéressant, LaRoque, dit-il en faisant mine de s'en aller. Peut-être pourrions-nous en discuter une autre fois... » Mais LaRoque n'avait pas terminé.

« L'espace est plein de sentiments néandertaliens, vous savez. Nos astronautes aimeraient mieux porter des peaux d'animaux et grogner comme des singes ! Ils en veulent aux Anciens, et ils méprisent activement les personnes sensées qui pratiquent l'humilité ! »

LaRoque exposa son raisonnement tout en pointant de façon menaçante le tuyau de sa pipe en direction de Jacob. Jacob recula, essayant de rester poli, mais avec le plus grand mal.

« Ma foi, là je pense que vous allez un peu trop loin, LaRoque. Je veux dire, c'est des astronautes dont vous parlez! La stabilité émotionnelle et politique sont les critères déterminants de leur sélection...

- Aha ! Vous ne savez pas de quoi vous parlez ! Vous plaisantez, non ? Moi, je connais une ou deux choses à propos de la "stabilité émotionnelle et politique" des astronautes !

» Je vous raconterai ça une autre fois, poursuivit-il. Un jour, toute l'histoire viendra au grand jour, on connaîtra le plan de la Confédération pour isoler une vaste partie de l'humanité des races anciennes et de leur héritage des étoiles ! Tous ces pauvres "instables" ! Mais, à ce moment-là, il sera trop tard pour étancher la fuite ! »

LaRoque tira sur sa pipe et exhala un nuage de Purifum bleue en direction de Jacob. Celui-ci se sentit pris d'étourdissement.

« Ouais, LaRoque, tout ce que vous voudrez. Vous me raconterez ça un de ces jours. » 11 battait en retraite.

LaRoque le regarda d'un œil torve pendant un moment, puis sourit et tapota le dos de Jacob tandis que celui-ci se frayait un passage vers la porte.

« Oui, dit-il. Je vous raconterai ça. Mais, en attendant, vous feriez mieux d'aller vous allonger. Vous ne paraissez pas tellement bien ! Au revoir! » Il assena une autre claque dans le dos de Jacob puis disparut à l'intérieur du bar.

Jacob alla jusqu'au hublot le plus proche et appuya sa tête contre la vitre. Elle était fraîche et cela soulagea un peu le battement douloureux de son front. Quand il ouvrit les yeux pour regarder au-dehors, la Terre n'était plus visible... rien qu'un immense champ d'étoiles, scintillant fixement dans les ténèbres. Les plus brillantes étaient entourées de rayons de diffraction, qu'il pouvait allonger ou raccourcir en plissant les paupières. Mis à part leur éclat, c'était la même chose que de contempler les étoiles la nuit dans le désert. Elles ne clignotaient pas, mais c'étaient les mêmes étoiles.

Jacob savait qu'il aurait dû éprouver plus que cela. Les étoiles vues de l'espace auraient dû être plus mystérieuses, plus... « philosophiques ». L'un des souvenirs de son adolescence les plus présents à son esprit était le rugissement asolopsistique des nuits étoilées. Cela n'avait rien à voir avec le sentiment océanique qu'il obtenait à présent par l'hypnose. C'étaient comme des rêves à demi effacés d'une autre vie.

 

Il trouva le Dr Kepler, Bubbacub et Fagin dans le grand salon. Kepler l'invita à se joindre à eux.

Le groupe s'installa sur un amas de coussins près des hublots panoramiques. Bubbacub tenait une coupe de quelque chose à l'aspect délétère - l'odeur également, constata Jacob en en captant des effluves. Fagin se déplaçait lentement, en se tortillant sur ses pédicules, et ne tenait rien.

La rangée de hublots qui courait tout le long de la paroi incurvée du vaisseau était interrompue dans le salon par un large disque, pareil à une gigantesque fenêtre circulaire, allant du sol jusqu'au plafond. Sa face plate saillait d'environ trente centimètres à l'intérieur de la pièce. Ce qui se trouvait à l'intérieur était dissimulé derrière un panneau hermétiquement fixé.

« Nous sommes heu-reux que vous ayez réussi à venir! » aboya Bubbacub par l'intermédiaire de son vodor. Il était étalé sur un coussin, et, après avoir prononcé ces mots, il trempa son groin dans la coupe qu'il tenait, ignorant Jacob et les autres. Jacob se demanda si le Pil essayait d'être sociable, ou s'il possédait un charme naturel.

Jacob utilisait le pronom « il » en pensant à Bubbacub parce qu'il n'avait aucune idée de son genre véritable. Bien que Bubbacub ne portât aucun vêtement, à part le vodor et une petite bourse, ce que Jacob pouvait voir de l'anatomie de l'extraterrestre ne faisait qu'embrouiller les choses. Il avait appris, par exemple, que les Pilas étaient ovipares et n'allaitaient pas leurs petits. Mais une rangée de ce qui ressemblait à des tétons s'alignait comme des boutons de chemise depuis la gorge jusqu'à l'entrejambe. II était incapable de deviner leur utilité. L'Infonet n'en parlait pas. Jacob avait demandé à la Bibliothèque un résumé plus complet.

Fagin et Kepler parlaient de l'histoire des Vaisseaux Solaires. La voix de Fagin était assourdie parce que le haut de son feuillage et son évent effleuraient les panneaux insonorisants du plafond. (Jacob espéra que les Kantens n'étaient pas enclins à la claustrophobie. Mais, de toute façon, que redoutaient des légumes parlants ? D'être grignotés, supposa-t-il. Il s'interrogea sur les mœurs sexuelles d'une race qui avait besoin pour copuler de l'intermédiaire d'une sorte de bourdon domestiqué.)

« Ainsi ces magnifiques improvisations, dit Fagin, vous ont permis, sans aucune aide extérieure, de transporter des paquets d'instruments jusque dans la photosphère même ! C'est fort impressionnant et je m'étonne, après toutes les années que j'ai passées ici, de n'avoir jamais entendu parler de cet épisode de votre histoire antérieure au Contact! »

Kepler rayonnait. « Vous devez comprendre que le projet de Bathysphère n'était qu'un... commencement, bien longtemps avant ma naissance. Quand on mit au point la propulsion laser pour les engins interstellaires de l'ère pré-Contact, ils purent lâcher des vaisseaux-robots qui pouvaient y planer et, par la thermodynamique de l'emploi d'un laser à haute température, ils purent venir à bout de la chaleur excessive et rafraîchir l'intérieur de la sonde.

- À ce moment-là, vous étiez presque en mesure d'envoyer des hommes ! »

Kepler eut un sourire lugubre. « Ma foi, peut-être. On en avait formé le plan. Mais expédier des êtres vivants vers le Soleil, et les faire revenir, impliquait davantage que la chaleur et la pesanteur. L'obstacle majeur était la turbulence !

» Pourtant, ç'aurait été formidable de voir si nous pouvions résoudre ce problème! » Les yeux de Kepler brillèrent un instant. « Des plans existaient bel et bien.

- Mais c'est alors que le Vesarius trouva des vaisseaux tymbrimis sur Cygnus, dit Jacob.

- Oui. Aussi, nous ne le saurons jamais. Ce projet avait été conçu à l'époque où je n'étais qu'un gamin. Aujourd'hui, ils sont irrémédiablement dépassés. Et c'est probablement aussi bien... Il y aurait eu des pertes inévitables, voire des morts, si nous avions procédé sans la stase... Le contrôle de l'écoulement temporel est la clé de la Plongée Solaire à présent, et ce n'est certainement pas moi qui me plaindrais des résultats.»

L'expression du savant s'assombrit soudain. « C'est-à-dire, jusqu'à maintenant. »

Kepler se tut et fixa le tapis. Jacob l'observa un moment, puis se couvrit la bouche et toussa.

 - Pendant que nous évoquons ce sujet, j'ai remarqué que les Fantômes Solaires ne sont mentionnés nulle part dans l'Infonet, ni même dans une documentation spéciale que j'ai demandée à la Bibliothèque... et j'ai un permis 1-AB. Je me demandais si vous pourriez me passer quelques-uns de vos rapports sur la question, afin que je les étudie durant le trajet? »

Kepler détourna nerveusement son regard de Jacob.

«Nous n'étions pas entièrement disposés à divulguer ces informations en dehors de Mercure, Mr Demwa. Il... existe certaines considérations politiques dans cette découverte qui, euh, s'opposent à ce que vous soyez mis au courant avant que nous n'atteignions la base. Je suis sûr que, là-bas, vous recevrez la réponse à toutes vos questions. » Sa gêne paraissait si authentique que Jacob décida de laisser tomber le sujet pour le moment. Mais cela ne présageait rien de bon.

«Je prendrai peut-être la liberté d'ajouter une petite information, dit Fagin. Il y a eu une nouvelle plongée depuis notre entretien, Jacob, et lors de cette plongée, nous a-t-on dit, on n'a pu observer que la première et la plus prosaïque espèce solarienne. Pas cette deuxième variété qui a causé tant de soucis au Dr Kepler. »

Jacob s'y perdait encore dans les explications hâtives que lui avait fournies Kepler sur les deux types de créatures solaires observées jusqu'à maintenant.

« Alors, je présume que l'espèce en question était votre herbivore ?

- Pas herbivore ! s'écria Kepler. Magnétovore. Elle se nourrit de l'énergie des champs magnétiques. En fait, on commence à bien comprendre cette espèce, cependant...

- Je vous interromps ! En souhaitant avec ferveur que vous me pardonniez cette intrusion, j'implore votre discrétion. Un étranger approche. » Les branches supérieures de Fagin bruissèrent contre le plafond.

Jacob se tourna vers la porte, un peu choqué que quelque chose ait pu amener Fagin à couper la parole à quelqu'un. Accablé, il comprit que c'était encore un signe qu'il s'était fourré dans une situation politiquement tendue, et qu'il n'en connaissait toujours pas les règles.

Je n'entends rien, pensa-t-il. Puis Pierre LaRoque apparut sur le seuil, un verre à la main et son visage toujours coloré encore plus rubicond. Le sourire initial de l'homme s'élargit quand il aperçut Fagin et Bubbacub. Il entra et assena à Jacob une claque joviale sur le dos, en exigeant d'être présenté sur-le-champ.

Intérieurement, Jacob haussa les épaules.

Il procéda aux présentations sans se presser. LaRoque était impressionné et il s'inclina profondément devant Bubbacub.

«  Ab-Kisa-ab-Soro-ab-Hul-ab-Puber ! et deux clients, quels étaient-ils, Demwa ? Jello et quelque chose ? Je suis honoré de rencontrer en personne un sophonte de la lignée Soro ! J'ai étudié le langage de vos ancêtres, que nous démontrerons peut-être un jour être également les nôtres ! La langue soro présente tellement de similitudes avec le proto-sémite, et aussi avec le proto-bantou !»

Les cils vibratiles de Bubbacub se hérissèrent au-dessus de ses yeux. Le Pil, par l'entremise de son vodor, entama un discours compliqué, rempli d'allitérations, incompréhensible. Puis les mâchoires de l'extraterrestre claquèrent brièvement plusieurs fois de suite et il émit un grognement aigu, en partie amplifié par le vodor.

Derrière Jacob, Fagin répondit dans une langue cliquetante et gargouillante. Bubbacub se tourna vers lui, ses yeux noirs enflammés, et répondit par un grognement guttural, en agitant violemment un tronçon de bras en direction de LaRoque. La réponse en trille du Kanten fit passer un frisson dans le dos de Jacob.

Bubbacub pivota sur lui-même et sortit lourdement de la pièce, sans un mot de plus à l'adresse des humains.

Un instant ébahi, LaRoque ne dit rien. Puis il regarda Jacob d'un air plaintif. « Qu'ai-je donc fait, s'il vous plaît ? »

Jacob soupira. « Peut-être n'apprécie-t-il pas que vous l'appeliez votre cousin, LaRoque. » Il se tourna vers Kepler pour changer de sujet. Le savant fixait la porte par laquelle Bubbacub avait disparu.

« Docteur Kepler, si vous ne possédez à bord aucun rapport spécifique, peut-être pourriez-vous me prêter quelques textes de base sur la physique solaire et un historique de la Plongée Solaire ?

- J'en serais ravi, Mr Demwa, acquiesça Kepler. Je vous les ferai parvenir d'ici le dîner. » Il semblait avoir l'esprit ailleurs.

« Moi aussi ! s'exclama LaRoque. Je suis un journaliste accrédité et je réclame la documentation sur votre infâme entreprise, monsieur le Directeur! »

Après un instant de saisissement, Jacob haussa les épaules. Il fallait accorder cela à LaRoque. Le culot pouvait facilement être confondu avec l'audace.

Kepler sourit, comme s'il n'avait pas entendu. « Je vous demande pardon ?

- La formidable impudence ! Votre "Projet Plongée Solaire", qui gaspille l'argent qui pourrait servir à mettre en valeur les déserts terrestres, ou à créer une Bibliothèque plus grande pour notre monde !

» La vanité de ce projet, étudier ce que nos supérieurs ont compris parfaitement avant le temps où nous étions encore des singes !

- Écoutez un peu, monsieur. La Confédération a financé ces recherches... » Kepler était devenu pourpre.

« Recherches ! En effet. Vous allez re-chercher ce qui se trouve déjà dans les Bibliothèques de la Galaxie, et nous faire honte à tous en faisant passer les humains pour des idiots !

- LaRoque... » commença Jacob, mais l'homme ne voulait pas se taire.

« Et parlons-en, de votre Confédération ! Elle fourre les Anciens dans les réserves, comme les Indiens d'autrefois ! Elle interdit aux gens l'accès à l'Annexe de la Bibliothèque ! Elle permet la perpétuation de cette absurdité qui fait de nous la risée générale - la prétention à l'intelligence spontanée!»

Kepler recula devant la véhémence de LaRoque.

Toute couleur s'effaça de son visage et il bégaya.

«Je... Je ne pense pas...

- LaRoque ! Ça suffit, arrêtez ! »

Jacob l'empoigna par l'épaule et l'attira à lui, pour lui murmurer à l'oreille d'un ton pressant :

« Allons, mon vieux, vous ne voulez pas nous faire honte devant le vénérable Kanten Fagin, n'est-ce pas ? »

Les yeux de LaRoque s'agrandirent. Par-dessus l'épaule de Jacob, la cime du feuillage de Fagin fut agitée d'un bruissement audible. Enfin, LaRoque baissa les yeux.

Rempli de confusion pour la seconde fois, il arrêta les frais. Il marmonna une excuse à l'adresse de l'extraterrestre et, lançant un dernier regard outragé à Kepler, prit congé.

« Merci pour les effets spéciaux, Fagin », dit Jacob après le départ de LaRoque.

L'extraterrestre lui répondit par un sifflement bas et bref.

 

 

 

RÉFRACTION

 

 

 

À quarante millions de kilomètres, le Soleil était un enfer enchaîné. Il bouillonnait dans l'espace noir, bien différent du point lumineux que les enfants de la Terre considéraient comme allant de soi, et dont ils détournaient le regard avec aisance, inconsciemment. À des millions de kilomètres, il exerçait son attirance. On se sentait obligé de regarder, mais ce besoin était dangereux.

Vu du Bradbury, il avait la taille d'une pièce de cinq cents tenue à trente centimètres des yeux. Son spectre était trop brillant pour être supporté sans atténuation. «Entrevoir» ce globe, comme on le faisait parfois sur Terre, aurait entraîné la cécité. Le capitaine ordonna de polariser les Écrans de Stase du vaisseau, et de sceller les hublots ordinaires.

On avait ouvert le volet de la fenêtre Lyot du salon, afin que les passagers puissent examiner sans dommage le Pourvoyeur de Vie.

Jacob s'arrêta devant la fenêtre ronde lors d'un pèlerinage nocturne vers la machine à café, à peine réveillé d'un sommeil agité dans sa minuscule cabine. Pendant plusieurs minutes, il regarda fixement, le visage sans expression, encore à moitié inconscient, jusqu'à ce qu'une voix chuintante le sorte de sa torpeur.

« Ch'est l'achpect chous lequel votre Choleil che présente à l'Aphélie de l'orbite de Mercure, Jacob. »

Culla était assis devant l'une des tables de jeu du salon faiblement éclairé. Juste derrière l'extraterrestre, au-dessus d'une rangée de machines distributrices, une horloge murale indiquait « 04: 30 » en chiffres rutilants.

La voix endormie de Jacob avait du mal à sortir de sa gorge. « Avons... euh... sommes-nous déjà aussi près ? »

Culla hocha la tête. « Oui. »

Les crocs de la créature étaient rentrés. Ses grosses lèvres repliées se pinçaient et laissaient échapper un sifflement chaque fois qu'il essayait de prononcer un « s ». Ses bras étaient croisés devant lui sur la table. Les vastes plis de sa robe argentée en recouvraient à demi la surface.

Jacob, quelque peu vacillant, se tourna de nouveau vers le hublot. Le globe solaire dansa devant ses yeux.

« Cha ne va pas ?» interrogea anxieusement le Pring. II voulut se lever.

« Non, non, je vous en prie. » Jacob leva la main pour l'arrêter. « J'ai seulement les jambes un peu flageolantes. Manque de sommeil. Me faut du café. »

Il se traîna vers les distributeurs, mais à mi-chemin il s'arrêta ; se retourna, et contempla à nouveau la fournaise.

« C'est rouge ! grogna-t-il, surpris.

- Voulez-vous que je vous dise pourquoi tandis que vous prenez votre café ? demanda Culla.

- Oui. S'il vous plaît. » Jacob se dirigea vers la sombre rangée des distributeurs de boisson et de nourriture, cherchant un robinet à café.

« La fenêtre Lyot ne laiche entrer la lumière que chous forme monochromatique, expliqua Culla. Elle che compose de plusieurs plaques rondes ; chertaines polarisant la lumière et d'autres la retardant. Elles pivotent les unes chur les autres de manière à capter chubtilement la longueur d'onde admise.

» Ch'est un chychtème des plus délicats et ingénieux, bien que dépaché, chelon les normes galactiques... comme ches montres "chuiches" que certains humains portent encore à l'âge de l'électronique. Quand votre peuple chera inichié à la Bibliothèque, ches engins... tarabichcotés ?... tomberont en déchuétude. »

Jacob se pencha pour inspecter la machine la plus proche. Ça ressemblait à un distributeur de café. Il y avait une porte coulissante transparente, et derrière, une petite plate-forme avec une grille d'écoulement dans le bas. Bon, s'il appuyait sur le bouton voulu, un gobelet en carton devait choir sur la plate-forme, puis, de quelque artère mécanique, jaillirait un flot du breuvage noir et amer qu'il désirait.

Tandis que la voix de Culla bourdonnait à ses oreilles, Jacob émettait des exclamations polies. « Hin, hin... oui, je vois. »

À l'extrême gauche, l'un des boutons jetait une lumière verte. Saisi d'une impulsion, il appuya dessus.

Il observa la machine, le regard trouble. Ça y est! Un bourdonnement, un déclic ! Voilà le gobelet! À présent... que diable ?

Une grosse pilule jaune et vert tomba dans le gobelet.

Jacob souleva le panneau et prit le gobelet. Une seconde plus tard, un jet de liquide brûlant se déversa en direction du gobelet envolé, pour disparaître dans la grille d'écoulement.

Il posa sur la pilule un regard sceptique. Quoi que ce fût, ce n'était pas du café. Il se frotta les yeux à l'aide de son poignet gauche, l'un après l'autre. Puis il jeta un regard accusateur au bouton qu'il venait de presser.

Ce bouton portait une étiquette, constatait-il à présent. Elle disait: « Synthèse Nutritive pour E.T. » Sous l'étiquette, une carte magnétique dépassait d'une fente. Les mots: « Pring : Complément Alimentaire - Complexe Protéique de Coumarine » étaient imprimés sur la partie visible.

Jacob se tourna vivement vers Culla. L'extra- 1 terrestre poursuivait ses explications, face à la fenêtre Lyot. Culla agita un bras vers la radiance dantesque du Soleil pour souligner l'un des points de sa démonstration.

« Voichi à présent la ligne alpha rouge de l'Hydrogène, dit-il. Une ligne schpectrale fort utile. Au lieu d'être aveuglés par une énorme quantité de lumière émanant chans dichcriminachion de tous les niveaux du Choleil, nous pouvons maintenant contempler uniquement les régions où l'Hydrogène élémentaire abchorbe ou émet davantage que la normale... »

Culla désigna la surface tachetée du Soleil. Elle était couverte de points rouge sombre et de nervures.

Jacob avait lu quelque chose là-dessus. Les nervures étaient des « filaments ». Vus dans l'espace, sur le limbe solaire, ils constituaient ces proéminences qu'on avait découvertes dès la première fois qu'on avait utilisé un télescope au cours d'une éclipse. Apparemment, Culla expliquait la façon dont les choses apparaissaient frontalement.

Jacob médita. Durant tout le trajet, Culla avait évité de prendre ses repas avec les autres. Il se contentait de siroter de temps à autre une vodka ou une bière à l'aide d'une paille. Bien qu'il n'eût avancé aucune raison, Jacob pouvait seulement supposer que la créature, de par sa culture, répugnait à manger en public.

En y réfléchissant, se dit-il, avec les couperets qui lui servent de dents, il se peut bien que ça ne soit pas très ragoûtant. Apparemment, j'ai fait intrusion pendant son petit déjeuner et il est trop poli pour mentionner le fait.

Il jeta un coup d'œil à la pilule dans le gobelet qu'il tenait toujours à la main. Il glissa la pilule dans sa poche et froissa le gobelet avant de le jeter dans la plus proche poubelle.

Maintenant il voyait le bouton marqué «Café Noir». Il sourit lugubrement. Peut-être valait-il mieux se passer de café et ne pas courir le risque d'offenser Culla. Même si l'E.T. n'avait fait aucune objection, il avait bel et bien gardé le dos tourné pendant que Jacob se rendait aux distributeurs.

Culla leva la tête à l'approche de Jacob. Il entrouvrit la bouche et l'humain vit luire fugitivement la porcelaine blanche.

«Êtes-vous moins... flageolant, à présent? s'enquit la créature avec sollicitude.

- Oui, merchi, euh, merci... et merci aussi pour l'explication. J'avais toujours pris le Soleil pour une chose plutôt lisse... mis à part les taches solaires et les protubérances. Mais je suppose que c'est légèrement plus compliqué. »

Culla acquiesça. « Ch'est le Dr Kepler qui est l'ekchpert. Vous obtiendrez une echplicachion plus chatichfaisante de lui quand vous viendrez en plongée avec nous. »

Jacob sourit poliment. Comme ces Émissaires Galactiques étaient bien entraînés ! Lorsque Culla acquiesçait, le geste avait-il une signification personnelle? Ou était-ce une chose qu'on lui avait appris à faire en certaines circonstances en présence d'humains?

En plongée avec nous!?

Il résolut de ne pas demander à Culla de répéter cette remarque.

Mieux vaut ne pas tenter le sort, se dit-il.

Il se mit à bâiller. Juste à temps, il se souvint de mettre sa main devant sa bouche. Qui sait ce qu'un tel geste pouvait signifier sur la planète natale du Pring !« Eh bien, Culla, je crois que je vais regagner ma cabine et essayer de dormir encore un peu. Merci pour cette conversation.

- Ch'était un plaisir, Jacob. Bonne nuit. »

Il se traîna le long du couloir et faillit s'endormir avant d'avoir atteint son lit.

 

 

 

 

DIFFRACTION ET DECELERATION

 

 

 

Une douce lumière nacrée se diffusait par les hublots, illuminant les visages de ceux qui regardaient Mercure glisser sous le vaisseau amorçant sa descente.

Pratiquement tous ceux qui n'avaient pas une tâche à remplir se trouvaient dans le salon, rivés aux hublots par la terrible beauté de la planète. Les voix se firent feutrées, et les conversations s'apaisèrent parmi les petits groupes rassemblés autour de chaque ouverture. Pendant la plus grande partie de la descente, le seul bruit fut un faible grésillement que Jacob ne put identifier.

La surface de la planète était creusée, éraillée de cratères et de longues rigoles. Les ombres projetées par les montagnes de Mercure avaient l'intensité de vides, dans leur noirceur qui tranchait sur les bruns et les argents lumineux. Sous de nombreux aspects, la planète ressemblait à la lune de Terre.

Il y avait certaines différences. Dans une région, toute une portion avait été arrachée par quelque cataclysme ancien. La cicatrice formait une profonde série de rainures sur la face tournée vers le Soleil. La ligne terminatrice s'étendait crûment le long de cette entaille, marquant nettement la frontière entre la nuit et le jour.

En bas, sur des lieux que l'ombre ne recouvrait pas, s'abattait une pluie de sept sortes différentes de feux. Protons et rayons X s'élevaient en tourbillons de la magnétosphère de la planète et le simple éclat aveuglant du Soleil lui-même se mêlait à d'autres choses meurtrières pour rendre la surface de Mercure aussi différente de celle de la Lune qu'il était possible de l'être.

Ça avait l'air d'un endroit où l'on pouvait rencontrer des fantômes. D'un purgatoire.

Il se rappela un vers d'un ancien poème japonais pré-haiku qu'il avait lu seulement un mois plus tôt:

Les pensées tristes me viennent en foule

Quand le soir tombe; car c'est alors

Que m'apparaît ta forme spectrale –

Qui nie parle comme tu me parlais.

 

« Vous avez dit quelque chose ? »

Jacob sortit en sursaut de sa légère transe et vit Dwayne Kepler à côté de lui.

« Non, rien d'intéressant. Voilà votre veste. » Il tendit le vêtement plié à Kepler qui le prit en souriant.

« Désolé, mais la biologie frappe aux moments les moins romantiques. Dans la réalité, les voyageurs de l'espace doivent eux aussi aller aux toilettes. Bubbacub semble trouver ce velours absolument irrésistible. Chaque fois que je pose ma veste pour faire une chose ou une autre, je découvre à mon retour qu'il s'est endormi dessus. Il va falloir que je lui en achète une quand nous reviendrons sur Terre. Bon, de quoi parlions-nous avant que je ne m'absente ? »

Jacob désigna la surface au-dessous d'eux. «Je viens d'y penser... à présent je comprends pourquoi les astronautes appellent la Lune "Le Jardin d'enfants". Il faut sûrement être plus prudent, ici. »

Kepler acquiesça. « Oui, mais c'est sacrément mieux que de travailler à un quelconque projet "rentable" sur Terre! » Kepler marqua une courte pause, comme s'il s'apprêtait à poursuivre par une réflexion caustique. Mais la passion retomba avant qu'il n'en ait eu le temps. Il se tourna vers le hublot et désigna le paysage qui s'offrait à eux. « Les premiers observateurs, Antoniodi et Schiaparelli, ont appelé cette région la Région de Charit. Cet ancien cratère gigantesque, là-bas, c'est Goethe. » Il indiqua une masse plus sombre dans une plaine éclatante. « C'est très semblable au pôle Nord, et en dessous se trouve le réseau de cavernes qui rendent possible la Base Hermès. »

Kepler était à présent la parfaite image du digne érudit, sauf les fois où l'une ou l'autre extrémité de sa longue moustache roussâtre pénétrait dans sa bouche. Sa nervosité paraissait se dissiper à mesure qu'ils approchaient de Mercure et de la base de Plongée Solaire où il régnait en chef.

Mais à certains moments, durant le trajet, surtout quand la conversation s'orientait vers l'Élévation ou la Bibliothèque, le visage de Kepler avait pris l'expression d'un homme qui a beaucoup de choses à dire, mais se trouve dans l'impossibilité de les prononcer. C'était un regard timide, embarrassé, comme s'il craignait d'exprimer son opinion par peur d'une rebuffade.

Après réflexion, Jacob crut en connaître en partie la raison. Bien que le chef de l'Expédition Plongée Solaire n'eût fait aucun aveu explicite, Jacob était convaincu que Dwayne Kepler était religieux.

Prise entre la controverse Chemise-Peau et le Contact avec les extraterrestres, la religion organisée avait été démantelée.

Les Pro-Däniken propageaient leur foi en une formidable (mais non omnipotente) espèce d'êtres qui était intervenue dans le développement de l'homme et le ferait peut-être encore. Les adeptes de l'Éthique Néolithique prônaient la présence palpable de l'« esprit humain ».

Et la seule existence de milliers de races voyageant dans l'espace, dont bien peu professaient quoi que ce fût de similaire aux dogmes des anciennes croyances terrestres, avait causé un tort considérable au concept d'un Dieu anthropomorphe tout-puissant.

La plupart des religions formelles avaient soit embrassé l'un ou l'autre parti du conflit Peau-Chemise, soit dégénéré en théisme philosophique. Les armées de fidèles s'étaient rangées pour la plupart sous d'autres bannières, et ceux qui restaient gardaient le silence dans tout ce vacarme.

Jacob s'était souvent demandé s'ils attendaient un Signe.

Si Kepler était un Croyant, cela expliquait en partie sa réserve. Il y avait suffisamment de scientifiques au chômage en ce moment. Kepler n'avait sans doute pas envie d'ajouter son nom à leur liste en se faisant une réputation de fanatique.

Jacob se disait que c'était dommage. Il aurait été intéressant d'entendre son opinion. Mais il respectait le désir manifeste de Kepler de garder ce domaine secret.

Ce qui soulevait l'intérêt professionnel de Jacob, c'était la manière dont cet isolement avait pu contribuer aux problèmes mentaux de Kepler. L'esprit de cet homme était en butte à autre chose qu'une difficulté philosophique, à une chose qui parfois compromettait son efficacité en tant que chef et sa confiance en lui-même en tant que savant.

Martine, la psychologue, accompagnait souvent Kepler, lui rappelant régulièrement de prendre l'une des diverses pilules de toutes les couleurs dont il portait des flacons dans ses poches.

Jacob sentait ses anciennes habitudes lui revenir, pas du tout émoussées par les mois de tranquillité passés au Centre de l'Élévation. Il voulait savoir ce qu'étaient ces pilules, presque autant qu'il voulait savoir en quoi consistait le vrai travail de Martine dans cette mission.

Martine était encore une énigme pour Jacob. Malgré toutes les conversations qu'ils avaient eues à bord du vaisseau, il n'avait pas réussi à percer le maudit détachement amical de cette femme. Sa condescendance amusée envers lui était tout aussi accusée que la confiance exagérée que le Dr Kepler avait en lui. Les pensées de la femme à la peau brune étaient ailleurs.

C'était à peine si Martine et LaRoque regardaient par leur hublot. Martine parlait de ses recherches sur l'effet de la couleur et du rayonnement sur les comportements psychotiques. Jacob avait entendu parler du sujet lors de la rencontre d'Ensenada. L'une des premières choses qu'avait faites Martine, quand elle s'était jointe à l'expédition, avait été de réduire au minimum les effets psychogéniques de l'environnement, au cas où les «phénomènes» se seraient révélés une illusion due au stress.

Son amitié avec LaRoque s'était développée au cours du voyage; elle avait écouté, captivée, histoire après histoire (pourtant contradictoires) sur les civilisations perdues et les anciens visiteurs de la Terre. LaRoque avait répondu à son attention en faisant appel à l'éloquence qui faisait sa gloire. À plusieurs reprises, leurs conversations privées dans le salon avaient suscité des attroupements. Jacob avait prêté l'oreille une ou deux fois. LaRoque était capable de provoquer beaucoup d'émoi, quand il s'y mettait.

Pourtant, Jacob se sentait moins à l'aise avec cet homme qu'avec n'importe lequel des autres passagers. Il préférait la compagnie d'êtres plus francs, comme Culla. Jacob s'était pris d'affection pour l'extraterrestre. En dépit de ses énormes yeux compliqués et de son incroyable denture, le Pring avait, sur de nombreux points, des goûts identiques aux siens.

Culla avait posé quantité de questions ingénues sur la Terre et sur les humains, la plupart ayant trait à la façon dont les humains traitaient les races clientes. Quand il avait appris que Jacob avait participé pour de bon au projet visant à amener les chimpanzés, les dauphins et, récemment, les chiens et les gorilles, à la sapience complète, il s'était mis à considérer Jacob avec plus de respect encore.

Culla n'avait pas une seule fois qualifié la technologie terrestre de surannée ou de dépassée, bien que chacun sût qu'elle était unique à travers la Galaxie par son archaïsme cocasse. Aucune autre race, de mémoire de créature vivante, n'avait dû, après tout, inventer tout elle-même à partir de zéro. La Bibliothèque veillait à cela. Culla était enthousiaste quand il décrivait les bénéfices que la Bibliothèque apporterait à ses amis humains et chimpanzés.

Un jour, l'E.T. avait suivi Jacob dans le gymnase du vaisseau et observé, fasciné, avec ses immenses oculaires rouges, une des séances d'entraînement au marathon de Jacob - l'une des nombreuses séances auxquelles il s'était livré durant le trajet. Pendant les pauses, Jacob s'était aperçu que le Pring avait déjà appris l'art de raconter des histoires obscènes. Il put ainsi constater que les Prings devaient avoir des mœurs sexuelles similaires à celles de l'humanité contemporaine.

Ce furent ces plaisanteries, plus que le reste, qui firent comprendre à Jacob à quel point le mince diplomate Pring était loin de chez lui. Il s'était demandé si Culla se sentait aussi seul que lui-même se serait senti, dans la même situation.

Dans une conversation ultérieure - un débat sur la meilleure marque de bière - Jacob avait dû faire des efforts pour se souvenir qu'il avait affaire à un extraterrestre et non à un humain à la prononciation chuintante et à la politesse excessive. Mais il avait compris la leçon quand, au cours d'une discussion, ils s'étaient brusquement retrouvés séparés par un fossé infranchissable.

Jacob avait parlé de la lutte des classes sur Terre, autrefois, et Culla n'avait pas compris. Il avait essayé d'illustrer son propos par un proverbe chinois: « Un paysan se pend toujours devant la porte de son propriétaire. »

Les yeux de l'extraterrestre s'étaient soudain mis à briller et Jacob avait entendu pour la première fois un claquement ému sortir de la bouche de Culla. Jacob l'avait fixé un moment, puis avait vivement changé de sujet.

Cependant, tout bien considéré, de tous les extraterrestres qu'il avait rencontrés, Culla était celui dont le sens de l'humour se rapprochait le plus de celui des humains. Excepté Fagin, bien entendu.

Maintenant, tandis qu'ils s'apprêtaient à atterrir, le Pring se tenait silencieux à côté de son patron - son expression, comme celle de Bubbacub, redevenue indéchiffrable.

Kepler lui tapa doucement sur le bras. Le savant désigna le hublot. « Très bientôt, maintenant, le capitaine va renforcer les Écrans de Stase et commencer à réduire la vitesse d'admission de l'espace-temps dans le vaisseau. Les effets produits vous intéresseront.

- Je croyais que le vaisseau laissait en quelque sorte la trame de l'espace glisser sur lui, comme lorsqu'on ramène une planche de surf vers la plage. »

Kepler sourit.

« Non, Mr Demwa. C'est une erreur couramment répandue. Le surf spatial n'est qu'un terme employé par les vulgarisateurs. Quand je parle d'espace-temps, je ne parle pas d'une "trame". L'espace n'est pas un tissu.

» En fait, pour aborder une singularité planétaire - une déformation de l'espace causée par une planète - nous devons adopter une métrique constamment changeante ou, si vous voulez, l'ensemble de paramètres nous permettant de mesurer l'espace et le temps. C'est comme si la nature voulait que nous changions graduellement la longueur de nos mètres et la marche de nos pendules chaque fois que nous nous rapprochons d'une masse.

-Je suppose que le capitaine contrôle notre approche en laissant cette modification se produire peu à peu ?

- Exactement ! Dans l'ancien temps, bien sûr, l'adaptation était plus violente. On adaptait sa métrique soit en ralentissant continuellement à l'aide de fusées jusqu'au moment de toucher le sol, soit en s'écrasant brutalement. À présent, nous nous contentons d'enrouler la métrique excessive comme une pièce de toile en stase. Ah! Revoilà cette analogie avec un tissu ! »

Kepler sourit.

« L'un des dérivés de ce procédé est le neutronium de qualité commerciale, mais son but essentiel est de nous amener au sol sains et saufs.

- Alors, quand nous commencerons enfin à enfourner l'espace dans un sac, que verrons-nous ?»

Kepler désigna le hublot.

« Vous pouvez le voir dès à présent. »

Dehors, les étoiles s'éteignaient. Le formidable poudroiement lumineux qui avait filtré même à travers les écrans obscurcis s'estompa lentement sous leurs yeux. Bientôt il ne demeura plus que quelques faibles lueurs couleur d'ocre sur le fond noir.

La planète au-dessous d'eux changeait elle aussi.

La lumière reflétée par la surface de Mercure n'était plus brûlante ni mordante. Elle prenait une teinte orange. La surface était tout à fait sombre, à présent.

Et plus proche aussi. Lentement, mais de manière visible, l'horizon s'aplatit. Les objets en surface, à peine discernables auparavant, se précisèrent à mesure que le Bradbury descendait.

De vastes cratères s'ouvrirent pour révéler les cratères plus petits qu'ils abritaient. Tandis que le vaisseau passait près du rebord dentelé d'un de ces derniers, Jacob s'aperçut qu'il était lui aussi couvert de cratères encore plus petits, mais de forme similaire.

L'horizon de la planète minuscule disparut derrière une chaîne de montagnes, et Jacob perdit toute perspective. Minute après minute, le sol vers lequel ils descendaient restait le même. Comment pouvait-on savoir à quelle altitude on se trouvait? Cette chose juste au-dessous de nous est-elle une montagne, ou un rocher, ou bien allons-nous nous poser d'ici une seconde ou deux, et n'est-ce qu'un caillou ?

Il avait l'impression que le sol était tout proche. Les ombres grises et les affleurements orangés paraissaient si près qu'il aurait pu les toucher.

Il s'attendait à ce que le vaisseau s'immobilise d'un instant à l'autre, et fut surpris lorsqu'un trou dans le sol se rua sur eux pour les engloutir.

 

Comme ils s'apprêtaient à débarquer, Jacob se rappela, confus, ce qu'il avait fait un moment plus tôt, dans une légère transe, agrippé à la veste de Kepler pendant la descente.

Subrepticement, et avec une immense habileté, il avait fouillé les poches de Kepler, prenant un échantillon de chaque médicament et s'emparant d'un bout de crayon sans brouiller les empreintes digitales. Tout cela formait une bosse dans la poche latérale de Jacob à présent, une bosse trop petite pour qu'on la remarque.

Alors, ça a déjà commencé, gémit-il.

Jacob contracta la mâchoire.

Cette fois, pensa-t-il, je vais résoudre ça tout seul ! Je n'ai pas besoin de l'aide de mon alter ego. Je ne vais pas me mettre à cambrioler !

Il frappa sa cuisse de son poing fermé pour chasser la sensation de satisfaction qui lui chatouillait les doigts