LE ROBOT VANITEUX
par Henry Kuttner et C.L. Moore
En opposition avec tous les traitements du sujet qui se veulent moralisateurs, voici un robot content de lui. Content de lui à un point tel que cela crée chez lui un complexe de supériorité et un narcissisme dont la virulence pose de sérieux problèmes à son créateur.
IL arrivait souvent des choses bizarres à Gallegher, l’homme qui pratiquait les sciences comme un musicien qui joue d’oreille. Il aimait à répéter qu’il était un génie intuitif. Il lui arrivait de commencer avec un bout de fil de fer tordu, quelques piles, un tire-bouton et, avant d’avoir terminé, il avait conçu un nouveau modèle de réfrigérateur. Quelquefois même les résultats étaient franchement extravagants, comme ce qui s’était passé lors de l’affaire de l’armoire temporelle.
Pour le moment, il était occupé à soigner une bonne gueule de bois. C’était un personnage maigre et désarticulé qui donnait vaguement l’impression d’être dépourvu d’os. Une mèche folle et noire lui tombait sur le front. Affalé sur le divan du labo, il manipulait son orgue à liqueurs. Jaillissant d’un tube, une giclée de vermouth coula lentement dans sa bouche béante. Il essayait de se rappeler quelque chose. Mais sans faire d’efforts trop violents. Quelque chose qui avait trait au robot, bien sûr. Enfin, cela n’avait pas d’importance.
« Salut, Joe », dit-il.
Planté devant la glace, le robot contemplait fièrement ses intérieurs. Sous son capot transparent, on voyait des roues qui tournaient à toute vitesse.
« Quand vous m’adressez la parole, veuillez parler moins fort, fit Joe. Et débarrassez-moi de ce chat.
— Tes oreilles n’ont quand même pas une telle acuité.
— Si. J’entends parfaitement cet animal quand il marche.
— Quel genre de bruit fait-il ? s’enquit Gallegher, intéressé.
— On dirait une grosse caisse, répondit le robot sur un ton sec. Et quand vous parlez, on dirait le tonnerre. »
Comme la voix de Joe était éraillée et discordante, Gallegher songea à répliquer quelque, chose à propos de la paille et de la poutre, mais son attention se trouva attirée vers le panneau luminescent de la porte sur lequel se dessinait en ombre chinoise une silhouette qui paraissait vaguement familière.
« C’est Brock, déclara le visiteur. Harrison Brock. Laissez-moi entrer.
— Ce n’est pas fermé », fit Gallegher sans remuer d’un pouce.
L’homme entra. Habillé avec élégance, il avait entre quarante et cinquante ans. Son visage soigné et rasé de près arborait une expression un peu hagarde. Gallegher se creusait la cervelle. Il connaissait probablement ce Brock. Mais il n’en était pas sûr. Enfin, tant pis !
Brock examina la vaste pièce en désordre, observa le robot en clignant des yeux et chercha vainement une chaise. Bras ballants, se balançant d’avant en arrière, il décocha un regard fulminant à l’inventeur prostré sur le divan.
« Alors ? fit-il.
— Ne commencez jamais une conversation de cette façon, murmura Gallegher en absorbant une nouvelle dose de vermouth. J’ai déjà eu suffisamment d’ennuis aujourd’hui. Asseyez-vous et détendez-vous. Il y a une dynamo derrière vous. Je ne pense pas qu’elle soit tellement poussiéreuse.
— Est-ce que ça y est ? jeta Brock sur un ton hargneux. C’est tout ce que je veux savoir. Vous avez eu une semaine. J’ai un chèque de dix mille crédits en poche. Vous le voulez ou non ?
— Bien sûr que je le veux, s’exclama Gallegher en tendant une main avide. Donnez.
— Attention : je tiens à savoir ce que j’achète.
— Vous ne le savez pas ? » s’écria l’inventeur, sincèrement surpris.
Brock bondit. « Grand Dieu ! On m’a affirmé que si quelqu’un pouvait m’aider, c’était vous. Et on m’a dit aussi que pour obtenir quelque chose de sensé de votre part, c’est aussi difficile que d’arracher une dent. Êtes-vous un technicien ou un idiot radoteur ? »
Gallegher médita. « Attendez une minute. La mémoire commence à me revenir. Je vous ai parlé la semaine dernière, n’est-ce pas ? »
Le visage de Brock s’empourpra. « Si vous m’avez parlé ? Et comment ! Vous étiez couché là, à vous goberger d’alcools en bredouillant des chansons. Vous avez chanté Frankie and Johnnie et vous avez finalement accepté mon offre.
— Le fait est que j’étais soûl. Je m’enivre fréquemment, à vrai dire. Surtout quand je suis en vacances. Ça libère mon subconscient et, alors, je peux travailler. C’est au cours de mes plus grandes cuites que j’ai réalisé mes meilleures inventions, poursuivit-il allégrement. Dans ces moments-là, tout est clair comme un son de cloche. Et je pèse mes mots. D’ailleurs… » Il perdit brusquement le fil de ses pensées et considéra son visiteur avec hébétude. « Mais au fait, qu’est-ce que vous me racontez ?
— Allez-vous vous taire ? » fit le robot, toujours planté devant le miroir.
Brock sursauta. Gallegher agita la main avec détachement. « Ne faites pas attention à Joe. Je l’ai achevé cette nuit et j’avoue que je le regrette.
— C’est un robot ?
— Oui, un robot. Mais un robot raté. Je l’ai fabriqué sous l’empire de l’ivresse. Comment ? Pourquoi ? Je n’en ai pas la moindre idée. Il passe son temps à s’admirer, c’est tout ce qu’il sait faire. Et en plus, il chante. Vous n’allez pas tarder à l’entendre. »
Prenant sur soi, Brock en revint au sujet de sa visite : « Écoutez, Gallegher, je suis dans de sales draps. Vous m’avez promis de m’aider. Si vous vous récusez, je suis un homme ruiné.
— Il y a des années que je suis ruiné, pour ma part, et cela ne me tracasse aucunement. Je continue de travailler pour gagner ma vie et d’inventer des choses à mes moments perdus. Toutes sortes de choses. Vous savez, si j’avais vraiment étudié, je serais un nouvel Einstein. Tout le monde l’affirme. En fait, mon subconscient a capté quelque part une formation scientifique de premier ordre. C’est sans doute pour ça que je réussis aussi bien. Quand je suis ivre ou quand j’ai l’esprit suffisamment absent, je suis capable de résoudre les problèmes les plus compliqués.
— À l’heure qu’il est, vous êtes ivre, fit Brock, accusateur.
— J’aborde les stades les plus agréables de l’ivresse. Quel sentiment éprouveriez-vous si, au réveil, vous constatiez que vous avez fabriqué pour une raison inconnue un robot, sans avoir la moindre idée des fonctions de cette créature ?
— Eh bien…
— Ce n’est pas du tout ce que j’éprouve, murmura Gallegher. Vous prenez probablement la vie trop au sérieux, Brock. » Il absorba encore une gorgée de vermouth.
Brock se mit à faire les cent pas dans le capharnaüm qu’était le laboratoire, tout en évitant divers objets aussi énigmatiques que malpropres. « Si vous êtes un savant, le ciel vienne en aide à la science !
— Je suis l’enfant prodige de la science. Je n’ai jamais pris une leçon de mon existence. Est-ce ma faute si mon subconscient me joue des tours ?
— Savez-vous qui je suis ? demanda Brock à brûle-pourpoint.
— En toute franchise, non. Est-ce que je devrais le savoir ?
— Vous pourriez avoir la courtoisie de vous souvenir de moi, même si notre première rencontre date d’une semaine, rétorqua Brock avec une certaine acrimonie. Harrison Brock. C’est mon nom. Le propriétaire de Vox-View Pictures.
— Non, déclara soudain le robot. Il est inutile d’insister, Brock. Totalement inutile.
— Mais que diable… »
Gallegher soupira avec lassitude. « J’avais oublié que cette satanée machine est vivante. Mr. Brock, je vous présente Joe. Joe, je te présente Mr. Brock… De Vox-View. »
Joe se retourna. Des rouages s’engrenèrent derrière son crâne transparent. « Je suis enchanté de faire votre connaissance, Mr. Brock. Permettez-moi de vous féliciter d’avoir la bonne fortune d’entendre ma ravissante voix. »
Brock poussa un grognement inarticulé qu’il compléta d’un « bonjour ».
« Vanité des vanités, tout est vanité, murmura Gallegher à mi-voix. Il est comme ça. Un vrai paon. Et inutile de discuter avec lui.
— Mais il est inutile d’insister, Mr. Brock », reprit le robot de sa voix grinçante sans paraître avoir entendu le commentaire. « L’argent ne m’intéresse pas. Je conçois quel bonheur ce serait pour beaucoup si je consentais à figurer dans un de vos films, mais la gloire ne signifie rien pour moi. Rien. La conscience de ma beauté me suffit. »
Brook se mordit les lèvres. « Écoutez, fit-il rageusement, je ne suis pas venu ici pour vous offrir un rôle. Est-ce que je vous ai proposé un contrat ? Non mais, vous êtes fou !
— Vos malices sont cousues de fil blanc, riposta le robot avec froideur. Il est visible que vous êtes confondu par ma beauté et par le charme de ma voix. Par ses merveilleuses sonorités. Inutile de faire le coup du mépris pour essayer de m’avoir à bas prix. Je vous répète que l’argent ne m’intéresse pas.
— Mais il est dingue ! s’égosilla Brock, poussé à bout, tandis que Joe, très calme, allait à nouveau se poster devant son miroir.
— Ne parlez pas si fort, lança le robot. La discordance de votre voix est atroce. D’ailleurs, vous êtes laid et votre vue m’indispose. »
Les rouages et les cames bourdonnaient à l’intérieur de la carapace en transplastique. Joe fit saillir ses yeux pédonculés et se mit à s’étudier avec toutes les apparences de l’admiration.
Gallegher, toujours allongé sur son divan, se mit à pouffer. « Joe a un coefficient d’irascibilité élevé, dit-il. Je l’ai déjà constaté. J’ai également dû le doter d’un certain nombre de facultés remarquables. Il y a une heure, il a brusquement éclaté de rire. À s’en faire sauter le crâne ! Sans motif apparent. J’étais en train de me préparer quelque chose à manger. Dix minutes plus tard, j’ai glissé sur un trognon de pomme que j’avais jeté par inadvertance et je suis tombé. Le choc a été rude. Joe s’est contenté de me regarder. Il a dit : « Et voilà. La logique de la probabilité. La relation de cause à effet. Je savais que vous lanceriez ce trognon de pomme et que vous marcheriez dessus en allant chercher le courrier. » En somme, une mémoire qui ne fonctionne pas dans les deux sens est une mémoire médiocre. »
Brock, assis sur la petite dynamo, soupira profondément.
« Les robots ne sont pas une nouveauté, fit-il.
— Celui-ci en est une. Ses engrenages me donnent la nausée. Il me donne un complexe d’infériorité. Ah ! si seulement je savais pourquoi je l’ai fabriqué ! Bon ! Parlons d’autre chose. Qu’est-ce que vous prenez ?
— Je ne suis pas venu ici pour boire mais pour parler affaires ! Prétendez-vous sérieusement que vous avez consacré la semaine qui vient de s’écouler à fabriquer ce robot ridicule au lieu de vous pencher sur le problème que je vous avais engagé pour résoudre ?
— Conditionnellement, n’est-ce pas ? Je crois que je me rappelle ce détail.
— Conditionnellement, répéta Brock avec satisfaction. Dix mille crédits en échange de la solution.
— Pourquoi ne pas me donner cet argent pour acquérir le robot ? Il vaut bien cette somme. Vous n’aurez qu’à le faire jouer dans un de vos films.
— Je ne tournerai plus un seul film si vous ne m’apportez pas la réponse que je vous ai demandée, répliqua Brock avec hargne. Je vous l’ai déjà expliqué.
— Quand je me suis enivré, c’est comme si on avait passé une éponge sur mon cerveau. Tout est effacé. Je suis comme un petit enfant. En attendant, si vous vouliez bien tout m’expliquer à nouveau… »
Brock avala sa salive et sa colère, prit d’un geste brusque un magazine au hasard sur l’étagère et sortit son stylo. « Très bien. Mes actions sont cotées à 28, beaucoup plus bas que… » Il se mit à griffonner des chiffres sur le magazine.
« Si vous aviez pris le manuscrit médiéval qui se trouvait à côté de cette revue, cela vous aurait coûté gros, fit nonchalamment observer Gallegher. Comme ça, vous faites partie des gens qui gribouillent sur les nappes ? Oublions ces histoires d’actions et de titres et allons droit au fait. Qui cherchez-vous à estamper ?
— Inutile d’insister, s’exclama le robot, debout devant la glace. Je vous le répète, je ne signerai pas de contrat. Les gens peuvent venir m’admirer s’ils le veulent mais il faudra qu’ils parlent à voix basse en ma présence.
— Mais c’est une vraie maison de fous ! gémit Brock, luttant pour conserver son sang-froid. Voyons, Gallegher, je vous ai tout raconté il y a une semaine !
— Joe n’était pas là. Faites semblant de vous adresser à lui.
— Soit ! Vous avez quand même entendu parler de Vox-View Pictures ?
— Bien entendu ! La plus grosse société de télévision existante. Et la meilleure. Vous n’avez guère d’autre rival que Sonatone.
— Sonatone est en train de m’acculer à la faillite. »
Une expression de surprise se peignit sur les traits de Gallegher. « Je ne vois pas comment un concurrent pourrait vous étrangler. Votre production surclasse toutes les autres. Le relief, la couleur, les odeurs, toutes sortes de perfectionnements dernier cri, les plus grands comédiens, les plus grands musiciens, les plus grands chanteurs…
— Rien à faire, insista le robot. Je ne signerai rien.
— Silence, Joe ! Vous tenez le haut du pavé dans ce secteur du marché, Brock. Et j’ai toujours entendu dire que vous étiez d’une moralité irréprochable en affaires. Qu’est-ce que Sonatone peut contre vous ? »
Brock eut un geste d’impuissance. « C’est de la politique. Les clandéramas. Contre eux, je suis sans défense. Sonatone a usé de son influence pour faire élire l’administration actuelle et, quand je demande qu’on lance une opération de police pour les interdire, on ferme les yeux.
— Les clandéramas ? répéta Gallegher en fronçant les sourcils. Il me semble avoir entendu parler…
— Cela ne nous rajeunit pas. Ça remonte aux temps héroïques du cinéma. La télévision l’a tué et a signé l’arrêt de mort des grandes salles. Les gens étaient conditionnés à se grouper en face d’un écran : le téléviseur a brisé ce conditionnement. Il était plus agréable de regarder un spectacle dans son fauteuil en buvant un verre de bière. En ce temps-là, la télé était un luxe mais, depuis la location des récepteurs à domicile, elle est à la portée des foyers les plus modestes.
— Et que se passe-t-il ?
— Alors ? Sonatone a tout misé sur une technique nouvelle. Jusqu’à une date récente, on ne pouvait pas agrandir l’image de télévision tridimensionnelle et la projeter sur écran large car elle était immanquablement déformée et subissait des aberrations optiques. C’est pourquoi on employait l’écran individuel de format standard. Le résultat était parfait. Mais Sonatone a acheté toutes les salles fantômes d’un bout à l’autre du pays…
— Qu’est-ce qu’une salle fantôme ? s’enquit Gallegher.
— Eh bien, avant la disparition du cinéma, le monde pensait grand. Vraiment grand. Avez-vous jamais entendu parler du Radio City Music Hall ?
C’était quelque chose ! Quand la télévision est née, la lutte a été âpre. Les cinémas sont devenus de plus en plus vastes, de plus en plus luxueux. On en a fait des palaces. C’était formidable. Mais la télé s’est perfectionnée et les gens ont cessé de fréquenter les salles obscures. Elles sont restées : il eût été trop cher de les démolir dans la plupart des cas. C’est ce qu’on appelle les salles fantômes. Il y en a de toutes les tailles. Elles ont été rénovées et on y passe maintenant les programmes Sonatone. Le prix des places est élevé mais les gens y affluent. La nouveauté et l’esprit grégaire… »
Gallegher ferma les yeux. « Pourquoi n’en faites-vous pas autant ?
— Question de brevets, répondit laconiquement Brock. Je vous ai dit que, précédemment, il était impossible de projeter une image de télévision tridimensionnelle sur grand écran. J’ai signé, il y a dix ans, un accord avec Sonatone, accord stipulant que les deux sociétés mettraient en commun tous les procédés nouveaux d’agrandissement. Mais Sonatone a rompu cette clause sous le prétexte d’un vice de forme et les tribunaux ont admis cette thèse. Sonatone manipule la justice comme la politique. Bref, leurs techniciens ont mis au point un système permettant la projection sur écran large. Sonatone a déposé des brevets couvrant toutes les possibilités d’adaptation. Mes propres techniciens ont travaillé nuit et jour pour essayer de trouver un moyen de parvenir au même résultat sans enfreindre le droit de propriété mais il n’y a rien eu à faire. Sonatone a tout prévu. Leur système s’appelle le Magna. Il s’adapte à n’importe quel type de téléviseur mais Sonatone n’autorise pas qu’il soit monté sur d’autres appareils que les leurs.
— Et que viennent faire là-dedans les clandéramas ?
— Il s’en est ouvert dans tout le pays, répondit Brock. On y présente les productions Vox-View et ils utilisent l’agrandisseur Magna sous licence Sonatone. Le prix d’entrée est faible. Ça revient moins cher que la location-vente d’un récepteur individuel. Les gens rendent ceux que nous leur louons et ils sortent de chez eux. C’est plus drôle d’aller dans un clandérama à la place. Je cours à la ruine, Gallegher. Si cela continue, c’est la faillite pure et simple. Je ne peux pas baisser mon prix de location. La redevance est déjà à peine théorique. C’est sur la quantité que je me rattrape. Maintenant, je ne fais plus de bénéfices. Quant à savoir qui est derrière les clandéramas, cela saute aux yeux.
— Sonatone ?
— Bien sûr. Ce sont eux qui les commanditent. Ils choisissent les productions Vox View qui arrivent en tête au box-office. Ce qu’ils veulent, c’est me couler pour s’adjuger le monopole. Alors, ils donneront des navets au public et paieront leurs artistes à des salaires de famine. Ce n’est pas ma méthode. Je paie les gens comme ils le méritent : beaucoup.
— Et vous m’avez proposé dix mille malheureux crédits ? C’est très vilain !
— Ce n’était qu’un premier acompte, se hâta de préciser Brock. Vous n’aurez qu’à me dire quels honoraires vous voulez. Dans des limites raisonnables, ajouta-t-il.
— Comptez sur moi. Ce sera une somme astronomique. Vous ai-je dit que j’acceptais, la semaine dernière ?
— Oui.
— En ce cas, c’est que je devais avoir une idée pour résoudre votre problème, murmura méditativement Gallegher. Voyons un peu. Je n’ai rien mentionné de particulier, non ?
— Vous avez surtout passé votre temps à chanter.
— Quand je chante, expliqua l’inventeur avec emphase, cela me calme les nerfs, et Dieu sait qu’ils ont parfois besoin d’être calmés ! Mais revenons à nos moutons. Vos techniciens sont-ils bons ?
— Ce sont les meilleurs et les mieux payés.
— Et ils sont incapables de trouver un procédé d’agrandissement qui ne soit pas couvert par les brevets Magna-Sonatone ?
— On ne peut mieux résumer la situation.
— Je suppose que je vais être obligé de me livrer à quelques recherches, soupira tristement Gallegher. J’ai horreur de ça. Autant que du poison. Mais la somme des parties est égale au tout. Vous voyez ce que ça veut dire ? Moi je ne vois pas. J’ai des ennuis avec les mots. Quand je dis quelque chose, je me mets à me demander ce que j’ai voulu dire. C’est plus amusant que de regarder la télé, acheva-t-il avec véhémence. J’ai la migraine. On parle trop et on ne boit pas assez. Où en étions-nous ?
— On était au bord de l’asile de fous ! Si vous n’étiez pas mon dernier espoir, je… »
Le robot le coupa pour lancer d’une voix discordante : « Inutile d’insister. Vous feriez aussi bien de déchirer votre projet de contrat, Brock. Je ne le signerai pas. La célébrité ne présente aucun attrait pour moi. Aucun !
— Si tu ne la fermes pas, je te hurle dans les oreilles, l’avertit Gallegher.
— Parfait ! s’exclama Joe sur un ton perçant. Battez-moi ! Allez-y ! Plus vous serez ignoble et plus vite mon système nerveux se détraquera. Alors, je mourrai. Je m’en moque. Je n’ai pas l’instinct de conservation. Battez-moi ! Voyons si vous oserez.
— C’est qu’il a raison, dit l’inventeur après une pause. C’est la seule façon logique de répondre au chantage ou à la menace. Plus vite c’est fini et mieux ça vaut. Joe ignore les demi-mesures. Quelque chose de vraiment brutal le détruirait. Et il s’en moque complètement.
— Et moi donc ! maugréa Brock. Ce que je veux que vous trouviez…
— Oui, je sais. Bon… Je vais réfléchir, histoire de voir ce qui me viendra à l’esprit. Est-ce que je peux visiter vos studios ?
— Voici un laissez-passer. Brock griffonna quelques mots au dos d’une carte. Allez-vous vous y mettre tout de suite ?
— Naturellement, mentit Gallegher. Maintenant, allez-vous-en et ne vous faites pas de bile. Tâchez de vous calmer. J’ai la situation en main. Ou bien je trouve très rapidement la solution de votre problème, ou bien…
— Ou bien ?
— Ou bien je ne la trouverai pas, conclut l’inventeur d’une voix amène tout en pianotant sur les boutons du pupitre de contrôle installé à côté de son divan. J’en ai assez du vermouth. Pourquoi n’ai-je pas fait de ce robot un barman automatique pendant que j’y étais ? Même l’effort de choisir et d’appuyer sur les touches est parfois déprimant. Comptez sur moi, Brock, je vais m’occuper de votre affaire. C’est comme si c’était fait. »
L’industriel hésita. « Vous savez, vous êtes mon unique espoir. Il va sans dire que si je peux faire quoi que ce soit pour vous aider…
— Une blonde, murmura Gallegher. Cette vedette somptueuse, oh ! combien, qui travaille pour vous… Silver O’Keefe. Envoyez-la-moi donc. En dehors de cela, je ne veux rien. »
La voix éraillée du robot s’éleva : « Au revoir, Brock. Je regrette qu’il ne nous ait pas été possible de faire affaire mais vous avez néanmoins eu l’ineffable joie d’entendre ma voix ravissante, sans parler du plaisir de me contempler. Ne dites pas à trop de gens combien je suis beau. Je ne souhaite vraiment pas être importuné par les foules. Elles sont si tapageuses !
— Il faut avoir parlé avec Joe pour comprendre la signification du mot dogmatisme, dit Gallegher. À bientôt, Brock. Et n’oubliez pas la blonde. »
Les lèvres de Brock frémirent. Il chercha vainement une réponse et, renonçant, se dirigea vers la porte.
« Avec l’espoir de ne jamais vous revoir : vous êtes trop laid », laissa tomber Joe.
Gallegher grimaça comme si le bruit de la porte était encore plus pénible à ses oreilles qu’à celles, ultra-sensibles, du robot.
« Pourquoi cette attitude ? Un peu plus, et le malheureux était frappé d’apoplexie.
— Je suis sûr qu’il ne me trouvait pas beau.
— La beauté est dans l’œil de celui qui regarde.
— Vous êtes vraiment stupide ! Et vous êtes laid, vous aussi.
— Et toi, tu n’es qu’une collection de ferraille, de pistons et d’engrenages.
— Je suis ravissant. » Joe se contemplait dans le miroir avec extase.
« C’est peut-être l’impression que ça te donne. Je me demande bien pourquoi je t’ai fait transparent.
— Pour que les autres puissent m’admirer, naturellement. Ma vision, bien entendu, est aux rayons X.
— Et tu as des rouages dans la tête. Pourquoi ai-je placé ton cerveau radio-atomique dans le ventre ? Par mesure de protection ? »
Joe ne répondit pas. Il fredonnait quelque chose de sa voix atrocement éraillée et suraiguë qui râpait les nerfs. Gallegher le supporta un moment en s’aidant d’une dose de gin.
« Assez ! finit-il par glapir. On croirait entendre un vieux tacot ferraillant des anciens temps.
— C’est la jalousie qui vous fait parler, riposta Joe, sarcastique. Mais il passa docilement sur le registre des ultra-sons. Le silence régna une demi-minute, puis tous les chiens du voisinage se mirent à hurler.
D’un mouvement las, Gallegher souleva son corps efflanqué du divan. Autant sortir : de toute évidence, la tranquillité était désormais bannie du laboratoire. Quel calme pouvait-on espérer avec ce tas de ferraille animée qui débordait d’autosatisfaction ? Joe émit un rire caquetant autant que discordant et Gallegher se rembrunit.
« Que se passe-t-il, maintenant ?
— Vous n’allez pas tarder à le savoir. »
Encore la logique de la relation de cause à effet influencée par les probabilités, la vision aux rayons X et autres sens énigmatiques que possédait le robot… Gallegher jura à mi-voix, s’empara d’un informe chapeau noir et avança vers la porte. Au moment où il l’ouvrit, un petit bonhomme gras s’engouffra dans la pièce non sans heurter douloureusement l’inventeur.
« Aïe ! Cet animal-là a vraiment un sens de l’humour complètement perverti. Bonjour, Mr. Kennicott. Quel plaisir de vous voir ! Je regrette de ne pas pouvoir vous offrir un verre. »
Le visage bistre de Mr. Kennicott se plissa en une grimace de mauvais augure. « J’veux pas boire. J’veux mon argent. Donnez-le-moi. Alors ? Oui ou non ? »
L’air songeur, Gallegher regardait dans le vide. « Justement, je sortais pour aller toucher un chèque. »
« J’vous ai vendu mes diamants. Soit disant qu’vous vouliez faire je n’sais quoi avec. Vous m’avez déjà donné un chèque. Il n’a pas été honoré. Pourquoi ?
— Il était sans provision, répondit faiblement Gallegher. Je n’ai jamais été capable de savoir où en est mon compte en banque.
— Alors, vous m’rendez mes diamants ?
— C’est-à-dire que je m’en suis servi pour une expérience. J’ai oublié laquelle. Voyez-vous, Mr. Kennicott : je crois que j’étais un peu soûl quand je les ai achetés, non ?
— Complètement, confirma le petit bonhomme. Sûr et certain. À en perdre la raison. Je ne veux pas attendre plus longtemps. Vous m’avez déjà assez fait lanterner. Vous allez me payer maintenant, sinon…
— Allez-vous-en, sale petit homme, dit Joe. Vous êtes horrible. »
Gallegher se hâta de pousser Kennicott dans la rue et referma la porte derrière lui.
« C’était un perroquet, expliqua-t-il. Je ne vais pas tarder à lui tordre le cou. Je reconnais que je vous dois cet argent. Je viens de conclure un contrat important et, quand je serai payé, je vous rembourserai.
— C’est du boniment ! Vous avez une situation, hein ? Vous êtes un technicien, vous travaillez pour une grosse société, hein ? Vous n’avez qu’à demander une avance. »
Gallegher soupira. « C’est déjà fait. Ils m’ont déjà avancé six mois de salaire. Écoutez-moi, Kennicott… J’aurai votre argent dans deux jours. Peut-être que j’obtiendrai que mon client me verse un à-valoir. D’accord ?
— Non.
— Non ?
— Disons que j’attendrai un jour. Deux, peut-être. Mais pas plus. Trouvez l’argent. Sinon, tant pis pour vous !
— Deux jours seront amplement suffisants, fit Gallegher avec soulagement. Dites-moi, y a-t-il un clandérama dans le quartier ?
— Vous feriez mieux d’vous mettre au travail sans perdre de temps.
— Il s’agit précisément de mon travail. Je fais une enquête. Comment puis-je trouver un clandérama ?
— C’est facile. Vous avez qu’à descendre en ville. N’importe où, vous tomberez sur des types cachés dans l’ombre des portes qui vous vendront des billets.
— Merveilleux ! » s’exclama Gallegher en adressant un signe d’adieu au diamantaire.
Pourquoi diable avait-il acheté des diamants à Kennicott ? Peut-être aurait-il intérêt à se faire amputer de son subconscient : celui-ci avait un comportement réellement extraordinaire. Il fonctionnait en vertu des principes inexorables de la logique, mais cette logique-là était totalement étrangère à l’esprit conscient de Gallegher. Néanmoins, les résultats étaient souvent singulièrement bons. Et toujours surprenants. Voilà le drame d’être un savant qui ne connaissait rien de la science et ne se fiait qu’à son intuition !
Il y avait de la poussière de diamants dans une cornue, vestige de quelque expérience ratée réalisée par le subconscient de Gallegher qui, par ailleurs, se souvenait vaguement avoir acheté des pierres à quelqu’un. Curieux ! Peut-être… mais oui !
Il les avait utilisées pour fabriquer Joe ! Pour une histoire de roulements quelque chose comme ça. Mais il ne servirait à rien de démonter le robot, à présent, car les diamants avaient sûrement été retaillés. Pourquoi diable n’avait-il pas employé des diamants industriels, qui auraient été tout à fait satisfaisants ? Le subconscient de Gallegher était merveilleusement affranchi de tout instinct commercial : il ne comprenait ni le système des prix ni les principes fondamentaux de l’économie.
Il déambula dans le centre de la ville comme un Diogène à la recherche de la vérité. Le soir tombait et les luminaires clignotaient, pâles barres scintillantes sur un fond de ténèbres. Une publicité embrasait le ciel au-dessus des tours de Manhattan. Les aérotaxis en maraude s’arrêtaient à des niveaux intermédiaires pour prendre des passagers à la sortie des ascenseurs.
Gallegher examinait les embrasures des portes. Finalement, il en découvrit une qui était occupée mais l’homme lui proposa des cartes postales. L’inventeur refusa et se mit en quête d’un bar : il éprouvait le besoin de refaire le plein. Mais l’établissement le plus proche était un bar mobile réunissant les aspects les plus déprimants d’une promenade en grande roue et les cocktails les plus insipides. Gallegher hésita puis finit par s’installer en se décontractant autant qu’il le pouvait. Il commanda trois gins qu’il ingurgita à la file. Cela fait, il appela le barman et lui demanda où il pourrait se procurer des billets de clandérama.
« Combien vous en voulez ? s’enquit le tenancier en sortant une liasse de la poche de son tablier.
— Un seul. Où faut-il que j’aille ?
— Au 228 de cette rue. Vous n’aurez qu’à demander Tony.
— Merci. »
Après avoir payé une somme exorbitante, Gallegher s’extirpa de son siège et se faufila vers la sortie d’une allure serpentine. Les bars mobiles étaient un progrès qu’il n’appréciait pas. Il estimait que, quand on boit, il convient d’être en état de stabilité puisque, n’importe comment, c’est à l’état contraire qu’on aboutit finalement.
La porte du 228 se trouvait au bas d’une volée de marches. Elle comportait un judas grillagé. Quand Gallegher eut frappé, l’écran vidéo s’illumina. De toute évidence, il fonctionnait à sens unique car le portier était invisible.
« Est-ce que Tony est là ? »
La porte s’ouvrit, révélant un individu à l’air fatigué portant un pneumopantalon qui ne parvenait pas à étoffer son académie efflanquée.
« Vous avez un billet ? Faites voir. O.K. C’est tout droit. Le spectacle est commencé. Le bar est à gauche. »
Gallegher écarta les rideaux insonorisés qui fermaient le passage et se trouva dans un lieu rappelant le foyer des anciennes salles de spectacle de l’époque 1980. Son nez le mena directement au bar, où il but un alcool médiocre qu’il paya un prix prohibitif ; ainsi fortifié, il pénétra dans la salle proprement dite. Elle était presque pleine. Sur le grand écran – un Magna, selon toute probabilité – des gens étaient en train de tripoter un astronef. Ou c’était un film d’aventures, ou c’étaient les actualités.
Il fallait vraiment le frisson de l’illégalité pour inciter les gens à entrer ! L’atmosphère était nauséabonde et la direction faisait manifestement des économies de bouts de chandelles. Il n’y avait pas d’ouvreuses. Mais c’était une entreprise illicite : aussi la clientèle ne manquait-elle pas. Gallegher examina attentivement l’écran. Pas de « neige », pas d’effet de mirage. On avait adapté un agrandisseur Magna à un téléviseur Vox-View (les téléviseurs Vox-View n’étaient pas protégés par une licence) et l’une des plus célèbres vedettes de Brock s’exhibait au bénéfice des amateurs de clandérama. Tout cela était fort illégal…
Au bout d’un moment, Gallegher s’éclipsa. Il eut un sourire sardonique en remarquant un policier en tenue parmi les spectateurs. Ce flic était naturellement entré gratuitement. La politique avait son mot à dire comme d’habitude.
Un peu plus bas, à deux blocs de distance, une enseigne lumineuse brasillait, annonçant le BIJOU SONATONE. Évidemment, cette salle était légale et, en conséquence, le prix de l’entrée était élevé. Hardiment, Gallegher déboursa une petite fortune pour avoir une bonne place. Il avait envie de faire une comparaison. Pour autant qu’il pût s’en rendre compte, le Magna qui équipait le Bijou et celui du clandérama qu’il venait de quitter étaient identiques. L’un et l’autre fonctionnaient à la perfection. Le délicat problème de l’agrandissement du télécran avait été triomphalement résolu.
Cependant, le Bijou était un véritable palais. Des ouvreurs en uniforme somptueux accueillaient les spectateurs avec des salamalecs – c’était tout juste si leur front n’époussetait pas la moquette. Les bars dispensaient gratuitement des liqueurs en quantité raisonnable. Il y avait des bains turcs. Gallegher poussa une porte avec la mention MESSIEURS : quand il ressortit, il était ébloui par la splendeur des lieux. Pendant dix minutes au moins, il eut l’impression d’être dans la peau d’un sybarite.
Autrement dit, ceux qui pouvaient se le permettre fréquentaient les salles Sonatone légales ; les autres allaient aux clandéramas. Tous sauf une poignée de réfractaires rebelles à la nouvelle mode. En définitive, Brock serait réduit à déposer son bilan faute de bénéfices. Alors, Sonatone s’emparerait du marché, augmenterait ses tarifs et s’emploierait exclusivement à faire de l’argent. Se distraire était une nécessité vitale : les gens avaient été conditionnés à la télévision et il n’y avait pas de produits de remplacement. Ils paieraient, et paieraient en échange de quelque chose de médiocre, une fois que Sonatone aurait établi son monopole.
Gallegher sortit du Bijou et fit signe à un aérotaxi. Il donna au chauffeur l’adresse des studios Vox-View à Long Island, espérant vaguement arracher un acompte à Brock. En outre, il voulait pousser plus loin ses investigations.
Les bureaux Vox-View s’aggloméraient au petit bonheur, vaste ensemble de bâtiments de formes diverses, le long du Sound. D’instinct, Gallegher se dirigea vers la buvette où il absorba encore un peu de whisky par mesure de précaution : son subconscient avait une lourde tâche en perspective et il ne fallait surtout pas qu’il soit handicapé – une liberté absolue lui était indispensable. D’ailleurs, le Collins était bon.
Au bout d’un verre, l’inventeur estima que cela suffirait pour le moment. Il n’était pas un surhomme, encore que sa capacité d’absorption fût incroyable. Il fallait qu’il boive juste assez pour parvenir à une lucidité objective et à une émancipation subjective.
« Le studio est-il ouvert la nuit ? demanda-t-il au garçon.
— Bien sûr. En tout cas, un certain nombre de plateaux continuent de fonctionner. Nous diffusons nos programmes vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
— La buvette est pleine.
— Nous avons aussi la clientèle de l’aéroport. Vous en reprenez un autre ? »
Gallegher fit non de la tête et s’en alla. Grâce à la carte que Brock lui avait remise, il put entrer sans difficulté et se rendit directement au bureau du grand patron. Brock n’était pas là mais on entendait des voix féminines aiguës.
« Une minute, je vous prie, fit la secrétaire en se penchant sur l’écran de l’intervidéophone. Si vous voulez bien vous donner la peine d’entrer… » dit-elle quelques instants plus tard.
Gallegher obtempéra. Le bureau dans lequel il pénétra était fonctionnel et luxueux. Des photos tridimensionnelles représentant les vedettes VoxView ornaient les murs, chacune dans une petite niche. Une ravissante brune débordante de dynamisme était installée derrière la table en face de laquelle, l’air furieux, se tenait un ange blond que Gallegher reconnut : l’ange se nommait Silver O’Keefe.
Il saisit la balle au bond : « Bonsoir, Miss O’Keefe. Auriez-vous l’amabilité de me dédicacer un cube de glace ? Dans un grand verre… »
L’ange blond lui décocha un regard félin. « Désolée, mon lapin, mais je suis une fille qui travaille. Et, pour l’instant, je suis occupée. »
La petite brune écrasa sa cigarette. « Nous réglerons ça plus tard, Silver. Papa m’a recommandé de m’occuper de ce monsieur s’il venait. C’est important.
— Oui, ce sera réglé… et vite », jeta Silver O’Keefe en sortant. Gallegher contempla la porte fermée en émettant un sifflement rêveur.
« Rien à faire avec elle, dit la petite brune. Elle est sous contrat. Et elle veut le rompre pour signer avec Sonatone. Les rats désertent le navire qui fait eau. Depuis que le temps est à la tempête, Silver a perdu la boussole.
— Vraiment ?
— Asseyez-vous, fumez, faites ce que vous voulez. Je me présente : Patsy Brock. Papa dirige l’entreprise et je prends les commandes quand il s’arrache les cheveux. Quand les choses vont mal, il ne le supporte pas. Il considère que c’est une insulte personnelle. »
Gallegher prit un siège. « Comme ça, Silver voudrait le laisser tomber ? Il y en a beaucoup dans le même cas ?
— Non. La plupart de nos collaborateurs nous sont fidèles. Mais, naturellement, si nous sautons… » Patsy Brock haussa les épaules. « Ou ils iront travailler chez Sonatone pour assurer leur bifteck, ou il leur faudra se passer de bifteck.
— Hmm… Je veux voir vos techniciens. J’ai besoin de me faire une idée des procédés d’agrandissement qu’ils ont imaginés.
— À votre guise. Mais vous n’en tirerez pas grand-chose. Il est impossible de fabriquer un agrandisseur sans empiéter sur un brevet Sonatone. »
Patsy Brock appuya sur un bouton, murmura quelque chose en se penchant sur la vidéoplaque et, quelques secondes plus tard, deux verres jaillirent d’une fente pratiquée dans le bureau.
« Mr. Gallegher…
— Puisque c’est un Collins, je ne dis pas non…
— Je l’ai deviné à votre haleine, répliqua mystérieusement Patsy. Papa m’a dit qu’il vous avait rendu visite. Il avait l’air un peu perturbé. Je crois que c’est surtout votre nouveau robot qui l’a secoué. À quoi ressemble-t-il ?
— Oh ! je ne sais pas, répondit Gallegher, désorienté. Il a des tas d’aptitudes – des sens nouveaux, je pense – mais je n’ai pas la moindre idée de l’usage qu’on pourrait en faire. Il ne sait que s’admirer dans la glace. »
Patsy hocha la tête. « Un de ces jours, il faudra que j’aille jeter un coup d’œil sur lui. Mais revenons-en à l’affaire Sonatone. Croyez-vous que vous parviendrez à une solution ?
— C’est possible. C’est probable.
— Mais pas certain ?
— Mais si, c’est certain. Aucun doute n’est imaginable.
— C’est que la chose est importante pour moi. Le propriétaire de Sonatone s’appelle Elia Tone. Un grigou doublé d’un pirate. Et une grosse tête. Son fils se nomme Jimmy et, croyez-le ou pas, Jimmy a lu Roméo et Juliette.
— C’est un gentil garçon ?
— C’est un sagouin. Un sagouin taillé en Hercule. Il veut m’épouser.
— Deux familles l’une et l’autre…
— Épargnez-moi la citation, je vous prie. D’ailleurs, j’ai toujours trouvé que Roméo était un imbécile. Et si jamais l’idée me venait de me marier avec Jimmy, je prendrais aussitôt un aller simple pour l’asile de fous le plus proche. Non, Mr. Gallegher, il ne s’agit pas de ce que vous pensez. Pas de fleurs d’hibiscus pour Miss Brock. La façon de Jimmy de faire des propositions galantes, c’est de mettre la main sur une fille et de s’imaginer qu’elle devient aussitôt folle de lui.
— Ah ! fit Gallegher en plongeant dans son Collins.
— C’est Jimmy qui a eu l’idée de tout – des brevets, du monopole et du clandérama – j’en suis sûre. Son père est dans le coup, naturellement, mais c’est le fils brillant qui a mis tout ça sur pied.
— Pourquoi ?
— Pour faire d’une pierre deux coups. Sonatone aura le monopole du marché et Jimmy se figure qu’il m’aura, moi. Il est un peu fou. Il est incapable de croire que mon refus est sérieux : il s’imagine que, au bout d’un certain temps je céderai et dirai « oui ». Ce qui ne se produira jamais, quoi qu’il advienne. Mais c’est une affaire personnelle. Je ne peux pas le laisser nous faire ce coup-là. Je veux arracher de son visage son sourire avantageux.
— Il ne vous est pas tellement sympathique, hein ? fit observer Gallegher. S’il est bien tel que vous le dépeignez, je ne vous en blâmerai pas. Écoutez… je ferai l’impossible. Toutefois, cela va m’occasionner des frais.
— Combien vous faut-il ? »
Gallegher dit un chiffre et Patsy lui signa un chèque d’un montant fort inférieur. Il parut vexé.
« N’insistez pas, fit la jeune fille avec un sourire en coin. Je vous connais de réputation, Mr. Gallegher. Vous êtes un être entièrement irresponsable. Si je vous donnais davantage, vous vous figureriez que ça vous suffit comme ça et vous vous désintéresseriez de toute l’affaire. Je vous remettrai d’autres chèques quand ce sera nécessaire. Mais je tiens à avoir un compte détaillé de vos dépenses.
— Vous vous méprenez, rétorqua l’inventeur avec un sourire épanoui. Je me proposais de vous inviter. De vous emmener dans une boîte de nuit. Il va de soi que je ne veux pas vous conduire dans un bouge. Les cabarets dignes de ce nom coûtent cher. Alors, si vous vouliez bien m’établir un autre chèque…
— Non, s’exclama Patsy en éclatant de rire.
— Et vous ne voudriez pas acheter un robot ?
— Pas un robot de ce genre, en tout cas.
— Cette fois, je suis au bout de mon rouleau. Voyons… Que diriez-vous de… »
À ce moment, le vidéophone bourdonna. Un visage inexpressif et transparent se matérialisa sur l’écran. Des engrenages tournoyaient à toute vitesse à l’intérieur de cette tête sphérique. Patsy poussa un petit cri et recula.
Une voix grinçante laissa tomber : « Dites à Gallegher que Joe est à l’appareil et savourez votre chance, jeune fille : vous pourrez garder le souvenir de ma voix et de mon aspect jusqu’au jour de votre mort. Une note de beauté dans un univers de laideur… »
Gallegher contourna le bureau et se plaça devant l’écran.
« Que diable cela signifie-t-il ? Comment se fait-il que tu te manifestes ?
— J’ai eu un problème à résoudre.
— Comment savais-tu où me joindre ?
— Je vous ai vastené.
— Quoi ?
— J’ai vastené que vous étiez aux studios VoxView avec Patsy Brock.
— Qu’est-ce que ça veut dire, vastené ?
— C’est un sens que je possède. Vous n’avez rien qui lui ressemble, même de loin. Aussi est-il inutile que je vous le décrive. C’est en quelque sorte un mélange de sagrazi et de prescience.
— Sagrazi ?
— Oh ! vous ne l’avez pas non plus, non ? Bien… Ne perdons pas mon temps. J’ai envie de retourner devant la glace.
— Parle-t-il toujours ainsi ? s’enquit Patsy.
— Presque toujours. Il y a même des moments où ses propos ont encore moins de sens. Eh bien, Joe, que se passe-t-il ?
— Vous ne travaillez plus pour Brock, répondit le robot. Vous êtes au service de Sonatone. »
Gallegher prit une profonde inspiration. « Continue. Tu es complètement cinglé mais tant pis.
— Je n’aime pas Kennicott. Il m’ennuie. Il est vraiment trop laid. Ses vibrations me mettent la sagrazi à vif.
— Ne nous occupons pas de lui, dit Gallegher qui n’avait aucune envie de parler de ses activités d’amateur de diamants devant la jeune fille. Revenons-en à… »
— Mais je savais qu’il ne cesserait de venir vous harceler jusqu’à ce qu’il récupère son argent. Aussi, quand Elia et James Tone sont venus au laboratoire, ils m’ont donné un chèque. »
La main de Patsy se crispa sur le biceps de Gallegher. « Qu’est-ce que ça veut dire ? Le double jeu classique ?
— Non. Attendez… Je veux tirer cette affaire au clair. Qu’as-tu fait au juste, satanée carcasse transparente ? Comment as-tu pu extorquer un chèque aux Tone ?
— J’ai fait semblant d’être vous.
— Mais voyons, bien sûr ! s’exclama sauvagement Gallegher d’une voix sarcastique. C’est tout à fait normal ! Nous sommes jumeaux ! Nous nous ressemblons comme deux gouttes d’eau !
— Je les ai hypnotisés pour leur faire croire que j’étais vous.
— Tu es capable de ça ?
— Oui. Cela m’a un peu étonné. Pourtant, si j’avais réfléchi, j’aurais vastené que j’en étais capable.
— Tu… mais oui, bien sûr ! J’aurais vastené la même chose à ta place. Mais que s’est-il passé ?
— Les Tone ont dû soupçonner que Brock vous demanderait de l’aider. Ils vous ont proposé un contrat d’exclusivité : vous travaillerez pour eux et pour personne d’autre. Pour des sommes folles. Alors, j’ai prétendu que j’étais vous et j’ai dit d’accord. J’ai signé le contrat – à propos, c’est bien votre propre signature – et ils m’ont donné un chèque que j’ai aussitôt envoyé à Kennicott par la poste.
— Le chèque tout entier ? fit faiblement Gallegher. De combien était-il ?
— De douze mille crédits.
— C’est tout ce qu’ils me proposaient ?
— Non. Ils vous en offraient cent mille, plus un salaire de deux mille par semaine pendant cinq ans. Mais je voulais seulement avoir la somme nécessaire pour payer Kennicott afin d’être sûr qu’il ne revienne pas m’importuner. Les Tone ont eu l’air satisfait quand je leur ai dit que douze mille crédits suffisaient. »
Gallegher émit un borborygme inarticulé tandis que le robot hochait sentencieusement la tête.
« J’ai pensé qu’il valait mieux vous informer que vous êtes maintenant au service de Sonatone. Bon… À présent, je vais retourner devant le miroir et me chanter une petite chanson.
— Attends, Joe ! Attends ! Je vais te démantibuler rouage par rouage de mes propres mains et je danserai la gigue sur tes fragments !
— La justice déclarera que cet engagement est entaché de nullité, fit Patsy d’une voix étranglée.
— Mais non, il est valide, rétorqua allégrement Joe. Pour vous faire plaisir, je vous autorise à jeter un dernier regard sur moi. Après, il faudra que je m’en aille. »
Et il s’en fut.
Gallegher vida son Collins d’une seule lampée. « Je suis tout ce qu’il y a de plus sobre », fit-il savoir à son interlocutrice. « Qu’est-ce que j’ai pu donner à ce robot ? Quels sens supranormaux possède-t-il ? Le voilà qui hypnotise, les gens pour leur faire croire qu’il est moi… ou que je suis lui. Je n’y comprends rien.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? fit Patsy après une pause. Un gag ? Auriez-vous par hasard signé avec Sonatone et ordonné à votre robot de vous appeler ici pour vous donner un alibi ? Je suis désolée, mais c’est ce que je suis en train de me demander.
— Vous avez tort. C’est Joe qui a signé avec Sonatone, pas moi. Seulement… il faut voir les choses comme elles sont : si la signature est la copie parfaite de la mienne, si Joe a hypnotisé les Tone au point de les persuader qu’ils étaient en ma présence et s’il y a eu des témoins… Et, naturellement, Tone père et fils sont témoins ! »
Les yeux de Patsy se rétrécirent. « Nous vous donnerons autant que les Tone. Conditionnellement. Mais vous travaillez pour Vox-View ? C’est entendu ?
— Bien sûr. »
Gallegher contempla son verre vide d’un regard nostalgique. Bien sûr, il travaillait pour Vox-View. Mais légalement et selon toute apparence, il s’était engagé à travailler exclusivement pour Sonatone pendant une durée de cinq ans – moyennant la somme de douze mille crédits ! Bon sang ! Les autres lui en avaient offert cent mille d’entrée et… et…
Ce n’était pas une question de principes : c’était une question d’argent. Maintenant, Gallegher était coincé. Si procès il y avait et si Sonatone gagnait, il était contraint de travailler pour eux pendant cinq ans. Sans espoir de toucher d’autres émoluments. D’une façon ou d’une autre, il fallait qu’il se débrouille pour rompre ce contrat. Et, par la même occasion, pour résoudre le problème de Brock.
Avec l’aide de Joe… pourquoi pas ? Le robot, avec ses talents inattendus, l’avait mis dans ce pétrin : à lui de l’en sortir. Il devait en être capable. Et il avait tout intérêt à le faire. Sinon ce m’as-tu-vu aurait sous peu l’occasion de se contempler réduit en pièces détachées !
« Bon, murmura Gallegher. Je parlerai à Joe. Patsy, donnez-moi une ration d’alcool et conduisez-moi au service technique. Je veux regarder ces plans. »
Miss Brock lui décocha un regard empreint de méfiance. « D’accord. Mais si vous essayez de nous truander… »
« C’est moi qui suis truandé. Jusqu’au trognon. Ce robot m’inquiète. En vastenant, il m’a flanqué dans de beaux draps ! Très bien… Un Collins, c’est ce qu’il me faut. » Et Gallegher but longuement et avec intensité.
Quand il eut vidé son verre, Patsy le conduisit à la technique. La lecture des bleus tridimensionnels était facilitée par un appareil sélecteur qui éliminait la confusion. L’inventeur étudia les plans avec attention. Il y avait également des reproductions des brevets Sonatone et, pour autant qu’il pût s’en rendre compte, ces brevets étaient merveilleusement conçus : rien n’avait été oublié. À moins d’employer un principe totalement inédit…
Mais les principes inédits ne sortaient pas comme un lapin du chapeau d’un prestidigitateur. D’ailleurs, même dans ce cas, le problème serait resté entier : si Vox-View avait entre les mains un agrandisseur d’un type nouveau n’empiétant pas sur la licence Magna, les clandéramas continueraient d’exister. Actuellement, l’attrait du public était le facteur déterminant. C’était là un élément qui méritait considération. Le problème n’était pas d’ordre strictement scientifique. Il y avait aussi une équation humaine.
Gallegher mémorisa les données qui lui étaient nécessaires. Il avait un esprit admirablement ordonné. Plus tard, il utiliserait les informations qu’il faudrait. Pour l’instant, il était réduit à l’impuissance. Quelque chose le mettait en échec.
Mais quoi ?
L’affaire Sonatone.
« Je voudrais entrer en contact avec les Tone. Comment faire ? Avez-vous une idée ?
— Je peux les appeler au vidéophone. »
Gallegher secoua la tête. « Ce serait un handicap psychologique. Il est trop facile de couper une communication.
— Si vous êtes pressé, vous les trouverez sans doute en train de faire la tournée des boîtes de nuit. Attendez… Je vais m’informer. » Patsy sortit précipitamment et Silver O’Keefe entra.
— Je n’ai pas de complexes, annonça-t-elle. J’adore coller mon oreille aux trous de serrures. Parfois, j’apprends des choses intéressantes. Vous voulez voir les Tone ! Ils sont au Castle Club. Et je crois bien que je vais accepter le verre que vous m’avez proposé.
— O.K. », répondit Gallegher. Appelez un taxi. Je vais dire à Patsy que nous partons.
— Elle sera furieuse. Rendez-vous devant la cantine dans dix minutes. Rasez-vous pendant que vous y êtes. »
Gallegher laissa un mot à Patsy. Cela fait, il se rendit aux lavabos, s’enduisit les joues d’une crème de rasage invisible et, après deux minutes d’application, se passa une serviette sur le visage. Les poils furent éliminés avec le produit. Se sentant quelque peu rafraîchi, il rejoignit Silver à l’endroit fixé et héla un aérotaxi. Quelques secondes plus tard, tous deux, confortablement installés sur la banquette capitonnée, tirant sur leur cigarette, se contemplaient avec une méfiance mutuelle.
« Alors ? commença Gallegher.
— Jimmy Tone m’a donné rendez-vous. C’est pour ça que je sais où on peut le toucher.
— Alors ? répéta l’inventeur.
— J’ai posé des tas de questions sur le plateau, tout à l’heure. Il est inhabituel qu’une personne étrangère pénètre dans les bureaux de Vox-View. J’ai passé mon temps à demander : qui est ce Gallegher ?
— Et qu’avez-vous appris ?
— J’en ai appris suffisamment pour qu’un certain nombre d’idées naissent dans mon esprit. Brock vous a embauché, hein ? Je crois savoir pourquoi.
— Et alors ? » fit Gallegher pour la troisième fois.
— J’ai l’habitude de toujours retomber sur mes pieds », répondit Silver avec un haussement d’épaules. Elle savait admirablement hausser les épaules. « Vox-View va faire faillite et Sonatone emportera le morceau. À moins que…
— À moins que je ne trouve une solution.
— Tout juste. Je veux savoir de quel côté de la barrière je retomberai. Et vous êtes probablement le seul qui soit capable de me le dire. Qui sera le vainqueur ?
— Vous êtes toujours du côté gagnant, hein ? Vous n’avez donc pas d’idéal, espèce de sauterelle ? Pas de foi ? Avez-vous jamais entendu parler de la morale et du scrupule ?
— Et vous ? s’enquit Silver avec un sourire béat.
— Oui… Les scrupules, j’en ai entendu parler. Seulement, en général, je suis trop soûl pour comprendre ce que ça veut dire. L’ennui, c’est que j’ai un subconscient parfaitement amoral et, quand il prend les commandes, il n’obéit qu’à une seule loi : celle de la logique. »
Silver jeta son mégot dans le fleuve. « Est-ce que vous me tuyauterez ? Vous me direz quel camp sera gagnant ? »
« La vérité triomphera, répondit pieusement Gallegher. Elle triomphe toujours. Cela dit, j’ai le sentiment que la vérité est une variable, de sorte que nous tournons en rond. D’accord, mon chou, je vais répondre à votre question : si vous ne voulez pas courir de risques, soyez de mon côté.
— Mais de quel côté êtes-vous donc ?
— Dieu seul le sait. Consciemment, je suis avec Brock. Mais il se peut que mon subconscient ait des idées différentes. On verra bien. »
À cette réponse, Silver fit une grimace insatisfaite mais elle ne répliqua pas. Le taxi se posa avec une douceur pneumatique sur la terrasse du Castle. Le Club était en bas. C’était une pièce immense de forme circulaire. Chaque table était une plateforme transparente que l’on pouvait hausser à la hauteur désirée. De petits ascenseurs de service permettaient aux garçons d’apporter leurs consommations aux clients. Ce dispositif ne répondait à aucun impératif particulier mais c’était quelque chose de neuf et seuls les buveurs ayant la capacité la plus massive dégringolaient de leurs tables. Depuis quelque temps, la direction avait installé des filets transparents sous les niveaux par mesure de sécurité.
Le père et le fils Tone, euphoriques, se trouvaient à proximité du plafond. Silver poussa Gallegher vers un ascenseur de service et l’inventeur ferma les yeux quand la machine s’élança. Les liquides qu’il avait ingurgités se mirent à protester. Il tituba, empoigna le crâne chauve d’Elia Tone et s’effondra sur une chaise à côté du nabab. D’une main tâtonnante, il s’empara du verre de Jimmy et le vida d’un seul trait.
« Qu’est-ce que ça veut dire ? s’enquit Tone Junior.
— C’est Gallegher ! dit son père. Et Silver. Quelle agréable surprise ! Vous êtes des nôtres ?
— Seulement sur le plan mondain », rétorqua Silver.
Gallegher, revigoré par l’alcool qu’il avait absorbé, examina les deux hommes. Jimmy Tone était un godichon musclé, bronzé et beau gosse, à la mâchoire proéminente et au sourire agressif. Son père était une combinaison de Néron et d’un crocodile dans ce que l’un et l’autre avaient de plus inquiétant.
« Nous faisons la noce, déclara Jimmy. Pourquoi avez-vous changé d’avis, Silver ? Vous m’aviez dit que vous deviez travailler, ce soir.
— Gallegher voulait vous voir. Je ne sais pas pourquoi. »
Le regard froid d’Elia se fit plus glacial encore. « Fort bien. Et pourquoi donc ?
— Il paraît que j’ai signé un contrat avec vous ? fit l’inventeur.
— Oui. Tenez… En voici la photocopie. Et alors ?
— Une minute. » Gallegher étudia le document. Apparemment, c’était bien sa signature. Satané robot ! « C’est un faux », dit-il enfin.
Jimmy s’esclaffa bruyamment. « Bien sûr ! Nous avons obtenu votre signature les armes à la main… Je suis navré, mon vieux, mais vous êtes coincé. Vous avez signé en présence de témoins.
— J’imagine que vous ne me croirez pas, soupira Gallegher, si je vous dis que c’est un robot qui a signé en mes lieu et place…
— Ah ! ah ! très drôle ! ricana Jimmy.
— … et qui vous a hypnotisés pour vous faire croire qu’il était moi. »
Elia Tone caressa son crâne miroitant. « Franchement, je crois que vous galéjez. Les robots sont incapables de faire une chose pareille.
— Le mien en est capable.
— Eh bien, prouvez-le devant un juge. Si vous y parvenez, naturellement… » Elia émit une sorte de gloussement. « Dans ce cas, vous obtiendrez peut-être un verdict favorable. »
Gallegher plissa les paupières. « Je n’y avais pas pensé. Cela dit, si je suis bien informé, vous m’avez proposé cent mille crédits net, plus un salaire hebdomadaire.
— Bien sûr, espèce d’imbécile ! répliqua Jimmy. Mais vous avez répondu que vous vous contenteriez de douze mille. Tenez, je serai bon prince : nous vous verserons une prime pour chaque produit utilisable que vous fabriquerez pour Sonatone. »
Gallegher se leva. « Mon subconscient lui-même ne peut pas sentir ces individus, dit-il à Silver. Allons-nous-en.
— Moi je crois que je vais rester.
— À votre guise, dit Gallegher. Je partirai seul.
— Et vous, Gallegher, rappelez-vous que vous êtes à notre service, lança Elia. Si jamais nous apprenons que vous faites une faveur à Brock, nous vous intenterons un procès avant que vous ayez le temps de dire ouf !
— Tiens donc ? »
Les Tone ne daignèrent pas répondre. Gallegher, dans ses petits souliers, s’engouffra dans l’ascenseur. Et maintenant, que faire ?
Avoir une conversation avec Joe.
Un quart d’heure plus tard, Gallegher réintégra son laboratoire. Les lumières brillaient a giorno et les chiens du voisinage aboyaient frénétiquement à la mort. Planté devant la glace, Joe fredonnait d’une voix inaudible.
« Tu vas avoir affaire à moi, s’exclama Gallegher. Tu peux commencer à dire tes prières, assemblage de rouages et de cames ! Si tu ne m’apportes pas ton concours, compte sur moi pour te saboter.
— Eh bien, allez-y ! Frappez-moi ! On va voir si vous aurez cette audace. Vous êtes jaloux de ma beauté, voilà tout.
— Ta beauté !
— Vous ne pouvez la contempler dans toute sa splendeur : vous n’avez que six sens.
— Cinq.
— Non, six. Naturellement, moi seul suis capable de m’appréhender dans toute ma gloire. Mais vous pouvez en voir et en entendre suffisamment pour réaliser partiellement quelle merveille je suis.
— Tu grinces comme un vieux wagon rouillé, grommela Gallegher.
— Parce que vos oreilles sont ensablées. Les miennes sont ultra-sensitives. Il est bien normal que la finesse de mon timbre vous échappe. Mais taisez-vous. Quand on parle, ça me trouble. Je suis en train d’admirer le mouvement de mes rouages.
— Reste dans ton petit paradis pendant que tu le peux. Mais attends que je trouve un marteau !
— Eh bien, allez-y ! Frappez-moi. Qu’est-ce que cela peut me faire ! »
Gallegher se laissa tomber avec lassitude sur le divan, les yeux fixés sur le dos transparent du robot. « En tout cas, tu m’as mis dans de beaux draps. Pourquoi as-tu signé à ma place le contrat Sonatone ?
— Je vous l’ai déjà dit. Pour que Kennicott ne revienne pas m’importuner.
— De tous les abrutis égoïstes… Mais passons ! Les Tone peuvent maintenant m’obliger à appliquer ce contrat à la lettre à moins que je ne réussisse à prouver que je ne l’ai pas signé. Bon… Maintenant, il faut que tu m’aides. Tu vas venir devant le tribunal avec moi et tu feras une démonstration de tes capacités d’hypnotiseur ou de je ne sais quoi. Il faut que tu démontres au juge que tu es capable d’hypnotiser les gens et que tu as tenu mon rôle.
— Non. Pourquoi ferais-je cela ?
— Parce que tu m’as mis dans le pétrin, glapit Gallegher. Il faut que tu m’en sortes.
— Pourquoi ?
— Pourquoi ? Parce que… c’est une simple question de correction.
— Les valeurs humaines ne sont pas applicables aux robots. La sémantique, je n’en ai rien à faire. Je me refuse à gâcher le temps que je pourrais employer à admirer ma beauté. Je resterai éternellement devant ce miroir…
— Tu parles ! gronda Gallegher. Je te démolirai et te réduirai à tes atomes constitutifs.
— Allez-y ! Ça m’est égal.
— Vraiment ?
— Ah ! vous et votre instinct de conservation ! laissa tomber Joe avec mépris. Évidemment, il vous est nécessaire, je suppose. Des créatures aussi hideuses que vous se détruiraient tellement elles auraient honte si elles n’avaient pas quelque chose qui les pousse à survivre.
— Et si je te confisquais ton miroir ? » suggéra Gallegher sans beaucoup d’espoir.
En guise de réponse, Joe fit saillir ses pédoncules oculaires. « Comme si j’avais besoin d’un miroir ! Comme si je n’étais pas capable de me vasténer en toute lagradité !
— Là n’est pas la question. Je n’ai aucune envie de devenir fou pour le moment. Écoute-moi, sacré bouzingue… En principe, un robot sert à quelque chose. À quelque chose d’utile, je veux dire.
— Parfaitement, la beauté est tout. »
Gallegher ferma les yeux, s’efforçant de réfléchir. « Comprends-moi. Admettons que j’invente un nouveau système d’agrandisseur pour Brock. Les Tone s’en saisiront. Il faut que je puisse légalement travailler pour Brock sinon…
— Regardez ! grinça Joe. Ça tourne ! Mais c’est absolument ravissant ! » Extatique, il s’abîma dans la contemplation de ses organes internes. Gallegher pâlit de rage impuissante.
« Salopard ! murmura-t-il. Mais je trouverai un moyen de t’imposer ma volonté. Pour le moment, je vais aller au lit. » Il se leva et, mesquinement, éteignit la lumière.
« Aucune importance, fit le robot. Je vois aussi dans le noir. »
La porte claqua derrière Gallegher. Dans le silence, Joe se mit à fredonner d’une voix inaudible pour sa propre satisfaction.
Le réfrigérateur occupait tout un mur de la cuisine. Il était presque entièrement rempli de breuvages exigeant d’être servis frappés, dont les boîtes de bière d’importation avec lesquelles l’inventeur entamait régulièrement ses soûleries. Le lendemain matin, les paupières lourdes et l’âme en peine, Gallegher se mit en quête d’un jus de tomate, but une gorgée en faisant la grimace et se hâta de le faire descendre à l’aide d’un coup de rye. Comme il y avait une bonne semaine qu’il était dans les vignes du Seigneur, la bière était pour le moment contre-indiquée. Il était partisan de la méthode cumulative par étapes progressives. Le compartiment alimentaire éjecta une unité breakfast hermétiquement scellée et Gallegher se mit à chipoter d’un air morose un bifteck bleu.
Que faire ?
La seule solution était d’en appeler à la justice. Il ne connaissait pas grand-chose de la psychologie des robots mais un juge ne manquerait pas d’être impressionné par les talents de Joe. Certes, la déposition d’un robot n’était pas juridiquement valable. Néanmoins, s’il était possible de prouver que Joe était une machine capable d’hypnotisme, la Cour pourrait déclarer nul et non avenu le contrat Sonatone.
Gallegher décrocha son vidéophone. Harrison Brock avait encore quelque influence et l’audience fut fixée dans la journée. Qu’en sortirait-il ? Seuls Dieu et le robot le savaient.
Plusieurs heures s’écoulèrent, occupées de vaines réflexions. Gallegher se rendit à l’évidence : il était incapable d’imaginer un moyen d’obliger Joe à faire ce qu’il voulait. Ah ! si seulement il pouvait se rappeler pour quelle raison il l’avait créé ! Mais il n’y parvenait pas. Néanmoins…
À midi, il entra dans le laboratoire.
« Écoute-moi, imbécile. Tu vas m’accompagner au tribunal.
— Non.
— Soit. » Gallegher ouvrit la porte et deux gaillards musclés entrèrent, portant une civière. « Allez-y, les enfants ! »
Dans son for intérieur, l’inventeur était inquiet. Les facultés de Joe, ses potentialités, son facteur X étaient totalement inconnus. Néanmoins, le robot n’était pas très grand et, bien qu’il se débattît et poussât des hurlements discordants, il ne fut pas difficile de le coucher sur la civière et de l’emprisonner dans une camisole de force.
« Arrêtez ! Vous ne pouvez pas me faire ça à moi ! Lâchez-moi, vous m’entendez ? Lâchez-moi !
— Dehors ! » ordonna Gallegher.
En dépit de ses protestations véhémentes, on enfourna Joe dans un aérocamion. Alors, il se calma et son regard se fit vacant. Gallegher s’assit sur le banc à côté du robot prostré et le véhicule prit son essor.
« Alors ?
— Faites ce que vous voudrez, répondit Joe. Vous m’avez perturbé sinon je vous aurais tous hypnotisés. D’ailleurs, je pourrais encore le faire, vous savez. Je pourrais vous faire hurler comme des chiens tous autant que vous êtes. »
Gallegher grimaça. « Il est préférable que tu t’en abstiennes.
— N’ayez crainte, je n’en ferai rien. Ce serait contraire à ma dignité. Je me contenterai de m’admirer. Je vous ai dit que je n’ai pas besoin de glace. Je peux vasténer ma beauté sans miroir.
— Joe, nous allons nous rendre au tribunal. Il y aura beaucoup de gens. Des tas de gens qui t’admireront. Et ils t’admireront encore plus si tu leur démontres que tu es capable d’hypnotiser les foules. Comme tu as hypnotisé les Tone. Tu t’en souviens ?
— Qu’est-ce que cela peut me faire que des tas de gens m’admirent ? Je n’ai pas besoin de confirmation. S’ils ont l’occasion de me voir, tant mieux pour eux. Maintenant, taisez-vous. Si vous voulez, vous pouvez contempler mes engrenages. »
Et Gallegher contempla haineusement les rouages de Joe. Il était encore fou de rage quand l’aérocamion arriva au tribunal. Les manutentionnaires firent sortir le robot du véhicule sous sa direction et le déposèrent avec précaution sur une table. Après une brève discussion, il fut entendu que Joe serait considéré comme la pièce à conviction no 1.
La salle du tribunal était pleine. La partie adverse était présente. Elia et Jimmy Tone affichaient une assurance inquiétante. Patsy Brock et son père avaient l’air anxieux. Silver O’Keefe, avec sa prudence habituelle, avait trouvé une place à mi-chemin des représentants de Sonatone et de ceux de Vox-View. Le juge, un certain Hansen, était un magistrat pète-sec. Néanmoins, pour autant que Gallegher le sût, il était honnête – ce qui était déjà quelque chose.
Hansen le regarda : « Ne nous perdons pas en formalités. J’ai étudié votre plainte. Tout se ramène à cette question simple : avez-vous ou n’avez-vous pas signé un certain contrat avec la Sonatone Television Amusement Corporation ? Exact ?
— Exact, Votre Honneur.
— Je note que vous renoncez à vous faire défendre par un juriste. Exact ?
— Exact, Votre Honneur.
— En ce cas, l’arrêt sera rendu d’office, quitte à être confirmé ultérieurement en appel si l’une ou l’autre partie le requiert. Dans le cas contraire, le verdict sera officiel sous un délai de dix jours. »
Ce nouveau système d’audiences officieuses était à la mode depuis quelque temps. Cela permettait de gagner du temps et de faire des économies d’énergie. En outre, du fait de quelques scandales récents, la cote des avocats avait quelque peu baissé aux yeux du public. Il y avait contre eux un préjugé défavorable.
Après avoir interrogé les Tone, le juge Hansen pria Harrison Brock de déposer à son tour. L’industriel paraissait ennuyé mais il répondit sans hésiter.
« Vous avez conclu, il y a huit jours, un accord avec le demandeur ?
— Oui. Mr. Gallegher a accepté d’accomplir un certain travail pour moi.
— Avez-vous passé un accord écrit ?
— Non. Nous nous sommes entendus verbalement. »
Hansen dévisagea Gallegher d’un air songeur.
« Le demandeur était-il alors sous l’influence de l’alcool ? Je crois savoir que c’est souvent le cas. »
Brock avala péniblement sa salive. « Aucun test n’a été pratiqué. Je suis vraiment incapable de répondre à cette question.
— Mr. Gallegher a-t-il bu des boissons alcoolisées en votre présence ?
— J’ignore si c’étaient des boissons alc…
— Si Mr. Gallegher les a bues, c’est qu’elles étaient alcoolisées. C.Q.F.D. Je connais ce monsieur parce qu’il a un jour collaboré avec moi pour une affaire… Toujours est-il qu’il n’existe semble-t-il pas de preuves légales tendant à démontrer qu’un accord a été contracté entre vous et Mr. Gallegher. En revanche, le défendeur – c’est-à-dire la société Sonatone – excipe d’un contrat écrit. La signature a été authentifiée. »
D’un geste, le juge Hansen signifia à Brock qu’il en avait terminé avec lui. « À vous, Mr. Gallegher. Si vous voulez bien vous approcher… le contrat en question a été signé approximativement à vingt heures hier soir. Vous affirmez ne pas l’avoir signé ? »
— Parfaitement. À cette heure-là, je n’étais même pas au laboratoire.
— Où vous trouviez-vous ?
— En ville.
— Un témoin peut-il le confirmer ? »
Gallegher réfléchit. Il n’avait pas de témoin.
« Bien. Le défendeur soutient que hier soir, vers vingt heures, il a signé un contrat avec vous dans votre laboratoire. Vous le niez catégoriquement. Vous prétendez que la pièce à conviction no 1, usant d’hypnotisme, s’est fait passer pour vous et a imité votre signature. Les experts consultés ont déclaré que les robots sont incapables d’une telle performance.
— Le mien est d’un type nouveau.
— Parfait. En ce cas, que votre robot m’hypnotise pour me faire croire qu’il est vous-même ou n’importe quel autre être humain. En d’autres termes, qu’il fasse une démonstration de ses facultés. Qu’il se manifeste à moi sous la forme qui lui plaira.
— On va essayer », répondit Gallegher en quittant la barre des témoins. Il s’approcha de la table sur laquelle le robot gisait immobilisé dans sa camisole de force, et récita silencieusement une courte prière.
« Joe !
— Oui.
— Tu as entendu ?
— Oui.
— Veux-tu hypnotiser le juge Hansen ?
— Allez-vous-en. Je suis en train de m’admirer. »
Gallegher commença à transpirer. « Écoute-moi… je ne te demande pas grand-chose. Tu n’auras qua…»
Le regard dans le vague, Joe dit d’une voix faible : « Je ne vous entends pas. Je suis occupé à vasténer. »
Dix minutes s’écoulèrent. « Eh bien, Mr. Gallegher… fit le juge.
— J’ai seulement besoin d’un peu de temps, Votre Honneur. Je suis sûr et certain que cette espèce de Narcisse mécanisé vous apportera la preuve de la véracité de mes dires… avec un peu de chance.
— La justice est équitable. Lorsque vous serez en mesure de démontrer que la pièce à conviction no 1 est capable d’hypnotisme, la Cour entendra à nouveau la cause. D’ici là, le contrat sera considéré comme valide. Vous travaillez pour Sonatone et non pour Vox-View. Ainsi la Cour a-t-elle statué. »
Sur ces mots, le magistrat s’en fut.
Les Tone balayèrent la salle d’un regard satisfait qui était pénible à voir. Ils partirent à leur tour en compagnie de Silver O’Keefe qui avait fait son choix : elle savait maintenant de quel côté de la barricade se trouvait la sécurité. Gallegher regarda Patsy Brock et eut un haussement d’épaules désabusé.
« Et voilà ! » murmura-t-il.
Patsy eut un sourire en coin. « Vous avez essayé. Quoique je ne sache pas avec quelle intensité… Mais n’en parlons plus ! Peut-être, de toute façon, n’auriez-vous pas pu trouver la solution. »
Brock s’éloigna en titubant. Son visage replet était luisant de sueur. « Je suis un homme ruiné ! Six nouveaux clandéramas se sont ouverts à New York aujourd’hui. Je sens que je vais devenir fou. Je ne méritais pas ça.
— Tu veux que j’épouse Tone ? lui demanda Patsy sur un ton sarcastique.
— Certainement pas ! À moins que tu ne me promettes de l’empoisonner immédiatement après la cérémonie. Mais ces crapules ne m’auront pas. Je trouverai bien un moyen.
— Si Gallegher n’en a pas trouvé, il n’y a pas d’espoir. Eh bien… Que va-t-on faire maintenant ?
— Moi, je retourne au laboratoire, dit l’inventeur. In vino veritas. Au début de cette affaire, j’étais ivre : peut-être que si je m’enivre à nouveau, je découvrirai le joint. Sinon, vous n’aurez qu’à vendre ma carcasse marinée au plus offrant.
— Entendu », approuva Patsy en prenant le bras de son père.
Gallegher soupira. Après avoir supervisé l’embarquement de Joe dans le camion, il se perdit en conjectures. Des conjectures désespérées.
Une heure plus tard, affalé sur le divan de son laboratoire, il s’enivrait avec passion en contemplant d’un regard noir le robot qui, planté devant le miroir, chantonnait de sa voix éraillée. Cette cuite s’annonçait monumentale. Gallegher ne savait pas si un être de chair et de sang serait capable d’y résister. Mais il était résolu à continuer jusqu’à ce qu’il trouve la solution – ou jusqu’à ce qu’il en crève.
Cette solution, son subconscient, lui, la connaissait. Et d’abord, pourquoi avait-il fabriqué Joe ? Sûrement pas pour céder au complexe de Narcisse ! Il avait forcément eu un autre mobile, un mobile sain et logique enfoui désormais au plus profond des brumes de l’alcool.
Le facteur x… S’il connaissait le facteur x, Joe serait peut-être contrôlable. Oui, sûrement il le serait ! Le facteur x était la clé de l’énigme. À l’heure actuelle, le robot était en somme en état de démence. Mais si on lui ordonnait d’accomplir la tâche pour laquelle il était fait, son équilibre psychologique se rétablirait. Le facteur x était le catalyseur qui ferait revenir Joe à la raison.
Voilà qui était parfait ! Gallegher ingurgita un Drambuie archi-corsé. Whoush !
Vanité des vanités, tout n’est que vanité. Comment déterminer le facteur x ? Par déduction ? Par induction ? Par osmose ? Dans un bain de Drambuie… Gallegher tenta de se raccrocher à la ronde vertigineuse de ses pensées en délire. Que s’était-il donc passé ce fameux soir de la semaine précédente ?
Il avait bu de la bière. Oui… c’est ça, il buvait de la bière. Brock était venu, puis reparti. Et après, Gallegher s’était mis à fabriquer ce robot, Hum, voyons… Une cuite à la bière, c’était particulier. Ce n’était pas une cuite comme les autres. Il fallait recréer les conditions. Il ne buvait pas en ce moment ce qu’il fallait.
Gallegher se leva, prit de la thiamine pour se désintoxiquer et entreprit de puiser dans le réfrigérateur de nombreuses boîtes de bière d’importation qu’il entreposa dans le congélateur installé à côté du divan. Un jet de bière gicla et s’écrasa sur le plafond quand il ouvrit la première. Et maintenant, voyons un peu…
Le facteur x. Naturellement, Joe le connaissait mais il ne le révélerait pas. Il était là, avec sa transparence paradoxale, en train de regarder tourner ses rouages.
« Joe…
— Ne venez pas m’importuner. Je suis plongé dans la contemplation de la beauté.
— Tu n’es pas beau.
—Si. N’êtes-vous pas subjugué par mon tarzeel ?
— Qu’est-ce que c’est encore que ça ?
—Oh ! j’avais oublié, répondit Joe sur un ton de regret. Vous ne pouvez pas le percevoir, n’est-ce pas ? Réflexion faite, je l’ai moi-même ajouté après que vous m’avez construit. Il est très joli.
— Hum. »
Les boîtes de bières vides se multipliaient. À présent, il n’y avait plus qu’une seule usine à fabriquer de la bière en boîte. En Europe. Toutes les autres utilisaient désormais les sempiternelles plastibulles. Mais Gallegher préférait la bière en boîte. Le goût n’était pas le même. Voyons… Joe… Joe savait pourquoi il l’avait créé. Le savait-il ? Gallegher aussi le savait mais son subconscient…
Ah ! ah ! Et le subconscient de Joe ?
Un robot avait-il un subconscient ? En tout cas, il avait un cerveau…
Hélas, il était impossible d’administrer de la scopolamine à Joe. Comment diable défouler le subconscient d’un robot ?
En recourant à l’hypnotisme ?
Non, Joe ne se laisserait pas hypnotiser. Il était trop malin pour cela.
À moins que…
L’auto-hypnotisme ?
Gallegher se hâta d’ingurgiter un supplément de bière. Il commençait à devenir plus lucide. Joe pouvait-il lire l’avenir ? Non : il avait, certes, des sens singuliers mais ceux-ci fonctionnaient en vertu d’une logique inflexible et des lois de la probabilité. De plus, il avait son talon d’Achille : son complexe de Narcisse.
Peut-être… Oui, peut-être y avait-il un moyen.
« Je ne te trouve pas beau, Joe, dit Gallegher.
— Je me moque de ce que vous pouvez penser. Je suis beau et je le vois. C’est suffisant.
— Oui. Mes sens sont sans doute limités. Je ne suis pas en mesure de réaliser pleinement tes potentialités. Pourtant, maintenant que je suis ivre, je te vois sous une lumière différente. Mon subconscient fait surface. Je suis à même de t’apprécier avec ma conscience et avec mon moi inconscient, tu comprends ?
— Comme vous avez de la chance ! » Gallegher ferma les yeux.
« Ta vision est plus parfaite que la mienne. Mais elle n’est pas complète, n’est-ce pas ?
— Pourquoi ? Je me vois tel que je suis.
— Et tu te comprends et t’apprécies totalement ?
— Bien sûr.
— Consciemment et inconsciemment ? Tu sais, il se peut que ton subconscient ait des sens différents. Ou plus subtils. Je sais que mon aspect est qualitativement et quantitativement différent lorsque je suis ivre, lorsque je suis sous hypnose ou lorsque mon subconscient prend la barre.
— Oh ! fit le robot en regardant le miroir d’un air songeur. Oh !
— Quel dommage que tu ne puisses pas te soûler.
— Mon subconscient… Je n’ai jamais considéré ma beauté de cette façon. Peut-être est-ce que je perds quelque chose. »
La voix de Joe était plus grinçante que jamais.
« N’y pense plus. Il ne t’est pas possible de lâcher la bride à ton inconscient.
— Bien sûr que si, rétorqua le robot. Je peux m’hypnotiser. »
Gallegher n’osait ouvrir les yeux. « Vraiment ? Cela marcherait-il ?
— Évidemment. C’est d’ailleurs ce que je vais faire. Je verrai peut-être alors en moi des beautés insoupçonnées. Des splendeurs plus grandes… Allons-y ! »
Joe fit saillir ses pédoncules oculaires, les plaça l’un en face de l’autre et ses deux yeux se regardèrent réciproquement avec intensité. Il y eut un silence prolongé.
« Joe ! » appela enfin le savant.
Pas de réponse.
« Joe ! »
Toujours le même silence. Des chiens se mirent à hurler.
« Parle de façon que je t’entende.
— Oui. » Il y avait quelque chose de lointain dans le crissement éraillé de la voix du robot.
« Es-tu hypnotisé ?
— Oui.
— Es-tu beau ?
— Plus beau que je ne l’avais jamais rêvé. »
Gallegher préféra ne pas relever le propos. « Ton subconscient a-t-il pris la barre ?
— Oui.
— Pourquoi t’ai-je créé ? »
Pas de réponse.
Gallegher passa sa langue sur ses lèvres et fit une nouvelle tentative : « Joe, il faut que tu me répondes. Rappelle-toi que c’est ton subconscient qui domine. Alors… Pourquoi t’ai-je créé ? »
Pas de réponse.
« Réfléchis. Reviens au moment où je t’ai fabriqué. Que s’est-il passé ?
— Vous buviez de la bière, fit Joe dans un souffle. Vous aviez des ennuis avec l’ouvre-boîtes. Vous avez dit que vous alliez fabriquer un ouvre-boîtes plus grand et plus efficace. Cet ouvre-boîte, c’est moi. »
Il s’en fallut de peu que Gallegher ne dégringolât en bas du divan. « Quoi ? »
Le robot s’avança, ramassa une boîte de bière et l’ouvrit avec une dextérité incroyable. Pas une goutte de liquide ne fut renversée. Joe était un ouvre-boîte parfait.
« Ce que c’est que d’être un inventeur qui travaille d’intuition, bougonna Gallegher. J’ai fabriqué le robot le plus complexe du monde uniquement pour… » Il n’acheva pas sa phrase.
Joe se réveilla en sursaut. « Que s’est-il passé ? » demanda-t-il.
Gallegher lui décocha un regard furibond. « Ouvre cette boîte », ordonna-t-il sèchement.
Après une brève hésitation, Joe obéit.
« Comme ça, vous avez trouvé ? Bon… Je suppose que, maintenant, je ne suis plus qu’un esclave.
— Et comment ! J’ai localisé le catalyseur – le bouton de commande. À présent, te voilà à ta place, heureux imbécile. Désormais, tu feras la tâche pour laquelle tu as été conçu.
— Je pourrai au moins continuer d’admirer ma beauté quand vous n’aurez pas besoin de mes services, répliqua philosophiquement le robot.
— Écoute-moi, espèce d’ouvre-boîtes démesurés, gronda Gallegher. Si je t’amène au tribunal et si je te dis d’hypnotiser le juge Hansen, tu seras forcé d’obéir, n’est-ce pas ?
— Oui. J’ai cessé d’avoir mon libre arbitre. Je suis conditionné à vous obéir. J’étais conditionné à n’obéir qu’à un seul commandement, à accomplir le travail pour lequel j’ai été créé. Tant que vous ne me commandiez pas d’ouvrir des boîtes de conserve, j’étais libre. À présent, je suis contraint de vous obéir en tout et pour tout.
— Le ciel soit loué ! Autrement, encore une semaine et je serais devenu fou. Toujours est-il que je vais pouvoir faire annuler le contrat Sonatone. Après, il ne me restera plus qu’à résoudre le problème Brock.
— Mais vous l’avez déjà résolu.
— Pardon ?
— Oui… En me fabriquant. Vous aviez parlé avec Brock un peu plus tôt ; aussi avez-vous incorporé la solution de son problème en moi. Subconsciemment, peut-être. »
Gallegher happa une boîte de bière. « Eh bien, dépêche-toi ! Quelle est la solution ?
— Les infrasons. Vous avez fait en sorte que je sois capable d’émettre des ondes infrasoniques que Brock n’aura qu’à diffuser à intervalles irréguliers dans ses programmes… »
Les infrasons, on ne les entend pas. Mais on les perçoit. Au début, ils provoquent une sorte de vague malaise irrationnel qui s’intensifie jusqu’à la panique aveugle. Cela ne dure pas. Mais quand les infrasons sont utilisés de façon régulière, le résultat est aussi certain qu’inéluctable.
Ceux qui possédaient des postes individuels VoxView n’étaient guère perturbés. C’était une question d’acoustique. Les chats crachaient, les chiens hurlaient à la mort. Mais les familles installées dans leur salon pour suivre le spectacle sur le petit écran ne remarquaient pratiquement rien. Parce que l’amplification était faible.
Par contre, dans les clandéramas où les téléviseurs Vox-View de contrebande étaient couplés au dispositif Magna… Au commencement, les spectateurs éprouvaient un vague malaise irrationnel. Puis le malaise allait grandissant. Soudain, quelqu’un hurlait. Alors, c’était la ruée vers les portes. Les gens avaient peur de quelque chose mais il ne savaient pas de quoi. Tout ce qu’ils savaient, c’était qu’il fallait qu’ils sortent.
D’un bout à l’autre du pays, les foules atteintes de frénésie désertèrent les clandéramas quand VoxView commença d’injecter régulièrement des infrasons dans ses émissions. Tout le monde ignorait la raison de cet exode à l’exception de Gallegher, des Brock, père et fille, et de deux techniciens qui avaient été mis dans le secret.
Quelques semaines plus tard, il était impossible de trouver un seul client pour les clandéramas : on était beaucoup plus tranquille avec les téléviseurs individuels ! Les ventes d’appareils Vox-View remontèrent.
Mais les clandéramas n’étaient pas les seuls à être touchés. Conséquence inattendue de l’expérience, personne bientôt ne voulut plus mettre les pieds dans les salles tout à fait légales de Sonatone. Un nouveau conditionnement s’était créé.
Les gens ignoraient pourquoi ils succombaient à la panique dans les clandéramas. Ils associaient la terreur aveugle et irraisonnée qui s’emparait d’eux à d’autres facteurs – notamment à la foule et à la claustrophobie. Un soir, une femme du nom de Jane Wilson – qui, par ailleurs, n’avait rien de particulièrement remarquable – se rendit dans un clandérama. Elle s’enfuit avec le reste du public quand les infrasons intervinrent.
Le lendemain soir, elle alla au Bijou Sonatone, cette salle qui ressemblait plus à un palais qu’à un théâtre. Au milieu de la projection, elle regarda autour d’elle et réalisa qu’une foule monstrueuse l’encerclait. Horrifiée, elle leva les yeux vers le plafond et s’imagina que celui-ci allait l’écraser.
Il fallait qu’elle s’échappe.
Son hurlement donna le signal de la débandade. D’autres spectateurs avaient déjà été antérieurement soumis aux infrasons. Nul ne fut blessé au cours de la panique qui s’ensuivit : les règlements exigeaient que les portes soient assez larges pour permettre facilement l’évacuation en cas d’incendie. Non, nul ne fut blessé mais il s’avéra soudainement que les infrasons conditionnaient le public à éviter la dangereuse combinaison de la foule et des salles de spectacle. Simple affaire d’association psychologique…
Au bout de quatre mois, les clandéramas avaient disparu et les supercinés Sonatone avaient fermé, faute de clientèle. Les Tone, père et fils, se morfondaient. Mais tous ceux qui touchaient de près ou de loin à Vox-View exultaient.
Sauf Gallegher. Brock lui avait remis un chèque d’un montant ébouriffant et l’inventeur avait aussitôt câblé en Europe pour commander une incroyable quantité de bière en boîte. Pour l’heure, la mine sombre, il était étendu sur le divan de son laboratoire, un verre à la main. Comme d’habitude, Joe, planté devant le miroir, contemplait ses rouages.
« Joe !
— Oui ? Que voulez-vous que je fasse ?
Oh ! rien… »
C’était bien là le hic. Gallegher fouilla au fond de sa poche et en sortit un câble froissé que, morose, il relut une fois de plus. La brasserie avait décidé de modifier sa politique. Désormais, annonçait le message, la bière serait présentée en plastibulles selon l’usage et conformément aux souhaits de la majorité de la clientèle. Il n’y aurait plus de bière en boîte.
Non, en ce siècle, on ne mettait plus rien en boîte. Même pas la bière, désormais. Dans ces conditions, que faire d’un robot conçu et conditionné pour être un ouvre-boîte ?
Gallegher soupira et se servit un autre verre.
Joe se pavanait devant le miroir. Soudain, il fit saillir ses pédoncules oculaires, les plaça face à face et, en un rien de temps, libéra son subconscient par auto-hypnotisme. Il appréciait mieux sa beauté grâce à cette méthode.
Gallegher soupira encore : les chiens commençaient à aboyer comme des enragés dans le voisinage. Enfin !
Quand il eut ingurgité un verre de plus, il se sentit mieux. Il serait bientôt temps de chanter Frankie and Johnnie. Peut-être pourrait-il faire un duo avec Joe. Un baryton et un infra ou un supersonique ! Que voilà une étroite harmonie !
Dix minutes plus tard, Gallegher entonnait un duo avec ses ouvre-boîtes.
Traduit par MICHEL DEUTSCH.
The proud robot.
Publié avec l’autorisation de Intercontinental Literary Agency, Londres.
© Éditions Opta pour la traduction.