AUTOPORTRAIT

par Bernard Wolfe

 

Ce récit fut publié pour la première fois en 1951. Les progrès, dans certains des domaines évoqués, n’ont pas été aussi rapides que l’auteur l’imaginait – les prothèses électroniques et les ordinateurs joueurs d’échecs sont moins perfectionnés de nos jours qu’en cette année 1959 d’un univers dont l’histoire a un peu divergé de la nôtre. Il existe bien, sur nos marchés, des machines capables de battre aux échecs un bon amateur moyen, mais non de poser de sérieux problèmes à un maître international, encore moins à un champion du monde. Mais les divers motifs approfondis ou suggérés ici – l’étude des intelligences artificielles, frontières entre l’électronique et la biologie, rivalités au sein d’équipes de chercheurs scientifiques, ambitions d’universitaires – forment un contrepoint thématique qu’unifie l’opportunisme d’un personnage central qui se raconte avec assurance et cynisme.

 

LE 5 octobre 1959

 

Je suis donc à Princeton. L’IEAC, c’est vraiment quelque chose à voir, il ny a pas à dire, mais l’atmosphère y est sacrément décontractée. Mes collègues sont pour la plupart des jeunes types vêtus de larges jeans, de sweatshirts (du style de ceux qu’Einstein rendit si célèbres) et chaussés de mocassins ; et quand ils ne traînent pas dans les labos, ils se prélassent probablement sur l’herbe, ou flânent devant la cheminée dans la salle commune, ou encore arpentent d’un pas nonchalant les salles de conférence en posant des équations sur le tableau noir. Pas moyen de le savoir, bien sûr, mais beaucoup de ces types à l’allure de collégiens font partie de la mission MS, quelle qu’en soit la nature.

Vous penseriez que des types mêlés à une affaire aussi secrète auraient des vêtements et une attitude un peu plus dignes.

Je suppose que je me suis un peu trop précipité dans le choix de mes affaires. Dès que je fus conduit au foyer des célibataires, je défis mes valises et en suspendis immédiatement le contenu dans le placard, hors de vue. Quand on est à Rome… Plus tard dans la journée je découvris qu’ils vendaient des jeans chez CO-OP ; par chance, ils en avaient des délavés.

 

Le 6 octobre 1959

 

J’ai rencontré le patron aujourd’hui – tout juste quarante ans, coupe en brosse, portant une chemise de chasse en flanelle et chaussé de brodequins sales. J’étais content d’avoir eu l’idée d’enfiler mon jeans avant l’entrevue.

« Parks, commença-t-il, vous pouvez vous estimer très heureux. Vous êtes venu à l’adresse la plus importante de l’Amérique, Pentagone compris. La plus importante du monde, probablement. Pour vous aider à y voir clair, je vais vous dresser un tableau de l’endroit.

— Ça me serait d’un grand secours », dis-je.

Pourtant je me demandais s’il était aussi naïf qu’il en avait l’air. Pensait-il que j’avais travaillé dans les labos de cybernétique six ans de suite sans entendre sur l’IEAC assez de rumeurs pour m’étourdir ? Particulièrement sur la mission MS de l’IEAC ?

« Peut-être savez-vous, continua-t-il, qu’à l’époque d’Oppenheimer et d’Einstein, ce lieu s’appelait l’Institut pour les Études Avancées. Il était alors dirigé avec un certain laxisme – en plus des mathématiciens et des physiciens, il y avait toutes sortes de types bizarres qui y traînaient leurs guêtres – des poètes, des égyptologues, des numismates, des médiévistes, des herboristes, et Dieu sait quoi encore. Cependant, vers 1955, il avait poussé tant de labos de cybernétique dans le pays que nous avions besoin d’une agence centrale de coordination ; alors Washington s’est débrouillé pour qu’on mette la main sur Princeton. Naturellement, dès que nous sommes arrivés, nous nous sommes débarrassés des poètes et des égyptologues pour amener des gens de chez nous et avons changé le nom en Institut pour Études Avancées en Cybernétique. Nous sommes sur des projets très sérieux, très-très sérieux. »

Je répondis que je l’aurais parié. Mais avait-il une idée quelconque du projet qui m’était réservé ?

« Certainement, dit-il. Vous allez prendre en charge un labo très important : le labo des Pros. »

Je pense qu’il a tout de suite remarqué mon air étonné.

« Pros c’est l’abréviation de prothèses, c’est-à-dire les membres artificiels. Vous savez, c’est vraiment un scandale. Avec notre niveau actuel de technologie, nous devrions avoir des membres artificiels qui, sur de nombreux points, surpasseraient les originaux, mais en vérité nous essayons encore de trouver une solution en modifiant, toujours avec la même méthode primitive, de lourdes chevilles de bois et des crochets qu’on utilisait déjà depuis plus de mille ans. Je compte sur vous pour faire progresser cette section. C’est un vrai défi. »

Je répondis que ce l’était effectivement mais que je ferais de mon mieux pour l’emporter. Cependant je ne pouvais m’empêcher de ressentir une légère déception. Je dis à mots couverts que dans les milieux de la cybernétique on entendait tellement de choses au sujet du travail secret des MS accompli à l’IEAC et ça semblait tellement excitant que, par conséquent, un type espérait en quelque sorte pouvoir participer à cette mission.

« Écoutez donc, Parks », dit le patron. Il semblait quelque peu irrité. « La cybernétique est un travail d’équipe, et la première règle de n’importe quelle équipe est que chacun reste à sa place. Chacun y a une tâche particulière, une tâche en rapport avec ses capacités, et ce qui vous convient le mieux, visiblement, c’est le labo des Pros. Nous avons suivi votre travail de très près ces dernières années, et nous avons réellement été impressionnés par la façon dont vous vous êtes débrouillé avec ces insectes à cellule photo-électrique. Vous savez, vous avez accompli un brillant tour de force technique quand vous avez poussé vos mites et punaises électroniques à la dépression nerveuse et prouvé que les oscillations qu’elles produisaient correspondaient à celles que l’animal humain produit dans les tremblements intentionnels et dans la maladie de Parkinson. C’est une pensée tout à fait cybernétique. Très pénétrante.

— C’était juste un coup de chance, lui dis-je avec modestie.

— À d’autres, insista le patron. Vous êtes de loin un des neurologues les plus doués, et c’est exactement ce dont nous avons besoin à la section des Pros. Au début, voyez-vous, le problème consiste à reproduire dans le métal un mécanisme nerveux, et à combler le fossé entre le neuronique et l’électronique. Mettez-vous donc immédiatement au travail et si vous entendez encore un commérage quelconque à propos des MS, oubliez-le rapidement, ce n’est pas un sujet de conversation valable pour vous. Le serment de loyauté que vous signez est très explicite en ce qui concerne les bavardages inutiles. Souvenez-vous-en. »

Je répondis que je me le rappellerais certainement et que je le remerciais de son conseil.

Bon sang ! tout le monde sait que l’important était d’appartenir aux MS. Ça vous classe tout de suite lorsqu’on apprend que vous êtes un MS. J’étais décidé à le devenir.

 

Le 16 octobre 1959

 

Il ne pleut jamais, etc., maintenant il s’avère que Len Ellsom est ici, et lui il appartient aux MS ! Je l’ai découvert d’une drôle de façon. Environ deux matinées par semaine, les membres du personnel revêtent leur tenue de ski et de chasse, et se baladent dans la forêt afin d’y couper du bois pour leurs feux de cheminée. Donc, ce matin, j’y suis allé avec eux, et comme nous marchions le long de la piste, Goldweiser, mon assistant, me révéla l’idée présente derrière ces expéditions.

« Vous ne pouvez pas en sortir, dit-il, E = mc2 est dans un tronc d’arbre aussi bien que dans un atome d’uranium ou dans un système solaire. Cependant, quand vous abattez à coups de hache tel ou tel arbre, vous ne pensez pas à de telles choses intangibles – comme n’importe quel bûcheron peu théoricien, vous vous sentez beaucoup plus concerné par ce qui est superficiel, c’est-à-dire dans quel sens va le grain, comment éviter les nœuds, etc. C’est très reposant. Aussi longtemps qu’un cybernéticien scie et fend du bois, il n’est pas un éclat de cerveau non contaminé contemplant les vérités éternelles et incertaines de la gravité et de l’électromagnétisme ; il est juste un type de plus qui essaie de couper une bûche de plus. Ça lui donne l’impression d’appartenir de nouveau à la race humaine. Vous savez, Einstein avait l’habitude d’obtenir les mêmes résultats avec un violon. »

J’ai déjà entendu ces propos auparavant, et je n’aime pas ça. Je n’aime pas ça du tout. Il arrive aussi que je me sente fortement concerné par le sujet. Je pense qu’un scientifique devrait aimer son travail et non prendre refuge dans la Nature en partant des Lois de la Nature (ce qui est tout à fait illogique, de toute façon). Quant à moi, j’aime couper les bûches précisément parce que, lorsque ma scie rencontre un nœud, je sais que le plus profond secret de ce nœud, ainsi que celui de toute chose de l’univers, c’est E = mc2. Ça fait partie de mon boulot de le savoir, et c’est très satisfaisant de savoir que je le sais et que la plupart des gens ne le savent pas. J’étais sur le point de transcrire cette pensée en paroles, mais avant que j’aie pu ouvrir la bouche, quelqu’un derrière moi se mit à parler.

« Bravo, Goldie, dit-il. Prétendons par tous les moyens que nous appartenons à la race humaine. Préparons le chemin pour les nouveaux cybernéticiens avec leurs vieilles scies. Cybernéticien, épargne cet arbre ! »

Je me retournai pour voir qui pouvait faire des blagues de si mauvais goût et – comme j’aurais dû le deviner – c’était Len Ellsom. Il était aussi surpris que moi.

« Eh bien, dit-il, si ce n’est pas Ollie Parks ! Je pensais que tu étais toujours à Caltech, en train de construire des punaises schizophrènes. » Je lui expliquai qu’après le M.I.T., javais passé quelque temps en Californie à faire de la recherche neurocybernétique ; mais lui, que faisait-il ici ? J’avais perdu sa trace après son départ de Boston ; la dernière fois que j’avais entendu parler de lui, c’était à propos de son travail sur le cerveau robot géant que Remington-Rand construisait pour l’armée de l’Air. Je me rappelais avoir vu sa photo sur le journal deux ou trois fois alors qu’il travaillait à ce cerveau. « J’ai passé deux ans avec Remington, me raconta-t-il. Et si je peux le dire moi-même, nous avons construit pour l’armée de l’Air un cerveau vraiment extraordinaire : en plus de sa capacité à résoudre les problèmes de balistique les plus complexes, il peut siffler l’air de Dixie, et dans certains moments d’agitation, il peut produire un son évoquant l’atmosphère d’une salle de catch. Naturellement, en raison de mes prouesses dans la simulation électronique du Q.I., j’ai été affecté au service des cerveaux de ces lieux saints.

— Oh ! fis-je, est-ce que ça signifie que tu fais partie des MS ? » Ce n’était pas une idée facile à accepter, mais je pense que j’arrivai à ne pas changer les intonations de ma voix.

« Ollie, mon ami, chuchota-t-il avec exagération, le doigt sur les lèvres. Au début il y avait le mot, et le mot était secret. Évitons le sujet des cerveaux dans cet endroit. Nous avons tous une tâche à accomplir au sein de l’équipe. »

Je suppose que ça devait être interprété comme une imitation humoristique du patron ; Len s’est toujours pris pour un comique.

Nous fûmes séparés durant tout le sciage du bois mais il me rattrapa sur le chemin du retour et me dit : « Revoyons-nous bientôt pour discuter, Ollie. Ça fait longtemps qu’on ne s’est vus. »

Je présume qu’il veut me parler de Marilyn. Naturellement. Il se sent coupable. Il me faudra lui expliquer que tout cet épisode de ma vie m’est devenu complètement indifférent. J’ai tourné la page sur Marilyn ; il doit le comprendre. Mais aurait-on pu mieux tomber ? Il est juste en plein dans les MS ! Ce garçon fait certainement du chemin. C’est le charme habituel d’Ellsom, je suppose.

C’est aussi la technique habituelle d’Ellsom pour irriter les gens. Il essaie encore de m’avoir, il sait combien j’ai toujours détesté qu’on m’appelle Ollie. Je dois faire attention à Goldweiser. J’ai eu l’impression qu’il a ri de bon cœur aux mots d’esprit de Len.

 

Le 18 octobre 1959

 

Les événements prennent forme au labo des Pros. Voici comment je vois la scène ; il y a un an, le patron a établi une ligne de conduite pour le labo : commencer par les jambes parce que, bien que les systèmes neuromoteurs des jambes et des bras se ressemblent beaucoup, ceux des jambes sont infiniment plus simples. Si nous construisons des jambes qui donnent satisfaction, le patron pense que nous pourrons alors nous attaquer aux bras ; nous aurons surmonté les plus grandes difficultés.

Donc, l’été dernier, en suivant cette méthode, l’Armée a choisi un double amputé parmi les malades de l’hôpital Walter Reed – un type nommé Kujack, qui a perdu ses deux jambes en sautant sur une mine à la sortie de Pyongyang – et l’a amené ici pour qu’il serve de cobaye à nos expériences.

Quand Kujack est arrivé, les types du service neurologique ont pris une importante décision. Ils ont convenu que ça ne rimait à rien de continuer à construire des jambes expérimentales directement dans les muscles et les nerfs des moignons de Kujack ; le processus chirurgical dans ces boulots cinéplastiques, compliqué comme toutes les sorties, entraîne une grande souffrance pour le patient et, ce qui nous préoccupe le plus, nécessite de longs arrêts à chaque fois pour laisser aux tissus le temps de guérir.

En remplacement de ce procédé, ils ont eu une idée : intégrer en permanence dans les moignons de Kujack des douilles en métal et en plastique, construites de telle façon que chaque nouveau membre expérimental puisse être enclenché dès que prêt à l’essai.

Lorsque j’ai pris la suite, il y a deux semaines, Goldweiser avait résolu le problème des joints en les fixant aux moignons de Kujack, et les tissus musculaires et nerveux avaient pris d’une façon satisfaisante. Un seul hic : on avait préparé vingt-trois membres, et pour tout ça s’était terminé par un triste fiasco. C’est à ce moment-là que le patron m’a demandé d’intervenir.

Il n’y a aucun mystère dans ces échecs. Pas pour moi, en tous cas. La cybernétique, c’est tout simplement la science qui consiste à construire des machines qui reproduiront et amélioreront les organes et les fonctions animales, sur la base de ce que nous savons au sujet des systèmes de communication et de contrôle dans l’animal. D’accord. Mais dans n’importe quel projet particulier de cybernétique, tout dépend du nombre exact de fonctions que vous voulez reproduire, de la partie plus ou moins importante de l’organe total que vous voulez remplacer.

C’est pourquoi les types du service des cerveaux robots qui obtiennent des résultats si rapides et si spectaculaires, ont leur photo dans le journal et deviennent les stars de la profession. On ne leur demande pas de reproduire le cerveau humain dans son intégrité – tout leur travail consiste à isoler et à imiter une fonction particulière du cerveau, que ce soit une simple opération mathématique ou un certain type de logique élémentaire.

Le cerveau robot appelé ENIAC, par exemple, est exactement ce que son nom signifie : un Intégrateur Et Calculateur Numérique Électronique(*), et on lui demande seulement d’être capable d’intégrer et de calculer des nombres plus rapidement et plus exactement qu’un cerveau humain. Il n’a pas besoin de rêver ou de faire des cauchemars, d’avoir de l’esprit, de souffrir d’anxiété, et tout le reste. Mieux encore, il ne doit même pas ressembler à un vrai cerveau ni s’aligner dans le minuscule espace réservé au cerveau réel. Il peut être entreposé dans une maison de six étages et avoir l’aspect d’une machine à écrire géante ou du tableau de bord d’une automobile ou encore d’une échappe à ressorts. Tout ce qu’il doit faire, c’est vous dire que deux et deux font quatre et vous le dire vite.

Quand on vous demande de construire une jambe artificielle qui prendra la place d’une vraie jambe, c’est là que les migraines commencent. Votre machine ne doit pas seulement copier son modèle vivant, elle doit aussi équilibrer et soutenir, marcher, courir, sauter, gambader, bondir… Elle doit également s’intégrer dans le même volume. De plus, elle doit ressentir tout ce qu’une jambe réelle ressent : le toucher, le froid, la douleur, l’humidité, les sensations cénesthésiques – aussi bien qu’exécuter les mouvements dictés par le cerveau et qu’une vraie jambe peut faire.

Donc vous ne reproduisez pas telle ou telle fonction, vous reconstruisez (ou plutôt vous le tentez) l’organe dans sa totalité. Votre prothèse doit posséder un système complet de communication motosensorielle, plus des machines qui transmettent des ordres, ce qui, pour commencer, est déjà quasi impossible. Mais notre boulot nous en demande même plus. La prothèse ne doit pas seulement être égale à l’original mais supérieure ! Ça signifie qu’il faut fabriquer un système neuromusculaire synthétique qui améliore vraiment les nerfs et les muscles que la Nature avait créés dans l’original !

Quand, la semaine dernière, notre vingt-quatrième modèle expérimental s’avéra être un ratage complet – il pendait simplement du moignon de Kujack, secoué comme une de mes punaises-robots qui souffrirait d’un mauvais cas de tremblements nerveux – Goldweiser émit une opinion qui m’impressionna.

« Ils n’attendent pas grand-chose de nous, dit-il sarcastiquement, ils veulent juste que nous soyons Dieu. »

Son attitude cynique ne me plaisait pas, mais il avait distingué une vérité. Len Ellsom n’a qu’à construire une machine à calculer un peu sophistiquée pour avoir sa photo dans le journal. Moi, il me faut être Dieu !

 

Le 22 octobre 1959

 

Je ne sais pas quoi faire de Kujack. Son attitude est bizarre. Bien sûr, il est très coopératif, il s’allonge sur la table d’essayage, ne tressaille même pas quand nous fixons la prothèse, et fait de son mieux pour suivre les instructions. Cependant, il y a quelque chose de bizarre dans sa façon de me regarder : comme un éclair de malice dans ses yeux. Parfois, j’y pense, il me rappelle Len.

Par exemple, cet après-midi, je venais de monter un modèle de jambe totalement différent, basé sur un tout nouvel arrangement de solénoïdes pour reproduire les systèmes musculaires, et j’avais décidé de l’essayer. Alors que je mettais le modèle en place, je levai les yeux et rencontrai le regard de Kujack l’espace d’un instant. Il semblait se moquer de quelque chose, bien que son visage restât impassible.

« D’accord, dis-je, tentons une expérience. Si j’ai bien compris, vous étiez un excellent footballeur. Donc pensez à la façon dont vous shootiez dans le ballon et essayez de le faire maintenant. »

Il semblait essayer réellement, l’effort le faisait transpirer. Mais il ne produisit qu’un léger mouvement du gros orteil et le genou s’arqua. Ratage numéro vingt-cinq. Je me sentis découragé, bien sûr, surtout lorsque je remarquai que Kujack s’amusait plus que jamais.

« Vous me semblez avoir trouvé quelque chose de très drôle, fis-je.

— Ne vous méprenez pas à mon sujet, docteur, répondit-il d’un air beaucoup trop innocent. Je réfléchissais, peut-être auriez-vous plus de chance si vous pensiez à moi comme à une punaise.

— Où avez-vous pris cette idée ?

— Du docteur Ellsom. J’ai bu quelques verres de bière avec lui l’autre soir. Il a une très haute opinion de vous, il dit que vous construisez les meilleures punaises dans le métier. »

Je n’arrivais pas à croire que Len Ellsom ait pu formuler quoi que ce soit d’agréable à mon sujet. Ce doit être sa culpabilité dans l’histoire avec Marilyn qui le fait parler ainsi. Je n’aime pas le voir tourner autour de Kujack.

 

Le 25 octobre 1959

 

Ce matin le patron est venu avec nous lors de notre expédition pour couper du bois et se proposa pour travailler à l’autre extrémité de mon va-et-vient. Il m’a demandé comment ça se passait dans le labo des Pros.

« Comme je le vois, dis-je, il y a deux aspects au problème, le cinesthétique et le nerveux. On a fait des progrès certains en ce qui concerne le plan C. J’ai trouvé un nouveau système de solénoïdes, avec des moteurs miniature qui y sont liés, et je pense que ça nous donnera une jambe qui bougera sacrément bien. Cependant je ne sais pas ce qui va se passer sur le plan N. C’est plutôt difficile d’imaginer comment l’accrocher électriquement au système nerveux central de façon que le cerveau puisse le contrôler. Il serait beaucoup plus simple d’adopter un compromis : opérer le long des lignes mécaniques plutôt que le long des lignes nerveuses.

— Vous voulez dire, répondit le patron avec un sourire, que vous ne connaissez pas la solution. »

J’étais soulagé de le voir prendre la chose si bien car je savais avec quelle impatience il attendait les résultats du labo des Pros. Puisque les Pros sont les seules choses et l’un des rares sujets expérimentés à l’IEAC dont on puisse parler, il est impatient qu’on arrive à quelque chose qu’il pourra communiquer à la presse. Comme me l’a expliqué l’attaché de presse au dîner l’autre soir, les gens s’inquiètent toujours lorsqu’ils savent qu’une expérience est en cours à l’IEAC et qu’ils n’obtiennent aucune information à ce sujet ; donc le patron, naturellement, veut satisfaire la curiosité du public avec une bonne histoire rassurante à propos de nos recherches.

Je savais que, tel que j’étais parti, je prenais le terrible risque de tout lui révéler sur les C-N, mais je devais poser la première pierre pour un petit plan que je venais juste d’imaginer.

« Au fait, monsieur, dis-je, l’autre jour je me suis retrouvé face à Len Ellsom. Je ne savais pas qu’il était ici.

— Vous le connaissez ? répondit le patron, un homme bien. Un des meilleurs spécialistes cerveaux-et-jeux qu’on puisse trouver. »

J’expliquai que Len avait obtenu son diplôme l’année avant la mienne. J’ajoutai que, d’après ce que j’avais entendu dire, il avait accompli une tâche importante sur le calculateur de balistique Remington-Rand.

« En effet, poursuivit le patron, mais ce n’est pas tout. Après ça il apporta une très grande contribution à l’élaboration du joueur d’échecs robot. À dire vrai, c’est la raison de sa présence ici. »

Je répondis que je n’avais pas entendu parler du joueur d’échecs.

« Dès qu’il commença à vraiment bien jouer, Washington le mit au secret pour des raisons de sécurité.

C’est pourquoi je ne vous en dirai pas plus. »

Je ne suis pas un ENIAC mais je peux à l’occasion ajouter deux et deux.

Si la remarque du patron a un sens, ça implique qu’un cerveau électronique capable de jouer a été mis au point, et que ça a mené à une découverte importante sur le plan militaire. Bien sûr ! Je me serais giflé pour ne pas l’avoir deviné avant.

Les cerveaux et les jeux – c’est bien ça que recouvre la mission MS. Ça devait arriver : on a sorti un joueur d’échecs-robot de l’analyse mathématique des échecs et du joueur d’échecs, une sorte de cerveau mécanique utile dans la stratégie militaire. Et Len Ellsom trempe en plein dans cette histoire.

« Un esprit très brillant », a dit le patron après que nous avons scié un moment. « Zélé. Mais un peu fantasque. Il a un curieux sens de l’humour. N’est-ce pas votre impression ?

— Absolument, acquiesçai-je, je serais bien la dernière personne au monde à dire du mal de Len, mais il a toujours été un peu spécial. Très gai un instant, très triste le suivant et enclin à se moquer de ce que d’autres prennent au sérieux. Il écrivait souvent des poèmes.

— Je suis enchanté de connaître votre opinion, dit le patron. Ça confirme ce que je pensais de lui. »

Ainsi le patron avait quelques doutes sur Len.

 

Le 27 octobre 1959

 

Désagréable soirée en compagnie de Len. Ça a commencé après le dîner quand il a surgi dans ma chambre et m’a grondé du doigt en disant :

« Ollie, tu passes ton temps à m’éviter. Ça me blesse. Je pensais que nous étions bons amis, pour le meilleur et pour le pire jusqu’à ce que les dettes et la mort nous séparent. »

Je m’aperçus immédiatement qu’il était soûl – Il s’embrouille toujours dans ses paroles lorsqu’il a trop bu – et j’essayai de le calmer en lui expliquant que ce n’était rien de tout ça mais que j’avais été très occupé.

« Si nous sommes amis, dit-il, viens boire une bière avec moi. »

Comme il n’y avait pas moyen de se débarrasser de lui, je le suivis jusqu’à sa voiture et nous nous dirigeâmes vers ce petit bar sordide dans le quartier noir. Dès que nous fûmes assis, Len m’emprunta tous les nickels que je possédais, les mit dans le juke-box et appuya sur les touches correspondant à de vieux disques de Louis Armstrong.

« Désolé, petit, dit-il, je sais combien tu as horreur de ce bon vrai jazz, mais je ne peux passer une soirée agréable sans en écouter, et il n’y a ni polkas, ni romances de cow-boys, ni chansons montagnardes dans le juke-box. Il leur manque un brin de populaire dans le choix de leurs disques. » Len a toujours dédaigné mes goûts pour la folk-music.

Je lui demandai à quoi il avait passé la journée.

« À m’humecter la dalle, répondit-il, et à puer de la gueule à force de picoler. » Len éprouve toujours du plaisir à s’exprimer dans un argot flamboyant ; je vois là une forme infantile de protestation contre ce qu’il considère comme les manières correctes des gens guindés. « Ce matin je me sentais agité donc j’ai décidé de me tirer à New York pour rendre visite à mon ami Steve Lundy au Village. Nous avons passé l’après-midi à dépenser tout l’argent que nous avions en poche. À le dépenser pour des joints. »

Ce qui m’intéressait c’était la raison de son agitation.

« Ça fait trois ans que je suis dans cet état. » Son visage prit une expression sérieuse comme s’il réfléchissait avec soin. « Ce n’est pas tout à fait ça. Au diable le langage ésopien. Je suis un pur soiffard depuis trois ans – Depuis que… »

Je suggérai que si c’était quelque chose de personnel…

« Aucun rapport avec ma vie privée, coupa-t-il en me singeant. Je pense que je peux me confier à un vieux copain cybernéticien. Je suis un soiffard depuis trois ans parce que j’ai peur depuis trois ans et j’ai peur depuis trois ans parce qu’il y a trois ans j’ai assisté à la défaite d’un homme par une machine jouant aux échecs.

— Une machine jouant aux échecs ? Intéressant, fis-je.

— Je ne t’ai pas dit toute la vérité l’autre jour, marmonna Len, j’ai effectivement travaillé sur le calculateur Remington-Rand, c’est vrai, mais je n’en suis pas venu directement à l’IEAC. Entretemps, j’ai passé deux ans dans les labos des téléphones Bell. Claude Shannon – ou plutôt au départ, il y avait Norbert Wiener de retour au M.I.T. c’est compliqué…

— Écoute, suis-je intervenu, tu es sûr que tu veux en parler ?

— Arrête de brandir ton serment de loyauté à tout bout de champ, dit-il d’un ton hargneux. Sûr que je veux en parler. C’est le sujet de conversation le plus intéressant que je connaisse. Commençons par le début. Cela nous ramène aux années 30, avec la présence, à l’Institut pour Études Avancées, de deux mathématiciens réfugiés alors qu’Einstein s’y trouvait déjà. Von Morgen et Neumanstern, non Von Neumann et Morgenstern. Tu te rappelles, ils ont fait ensemble une analyse mathématique de tous les jeux possibles : poker, pile ou face, échecs, bridge, etc., et ils ont réuni leurs découvertes en un volume que tu connais certainement : La Théorie des jeux. Donc c’est ce qui décida Wiener. Tu te souviens peut-être que lorsqu’il a découvert la Science de la cybernétique, il a annoncé qu’en se basant sur la théorie des jeux, il serait possible de réaliser une machine à calculer robot, qui jouerait aux échecs mieux que la moyenne des joueurs. Juste après ça, on saute à l’année 49 ou peut-être 50, Claude Shannon des labos Bell confirma les dires de Wiener et, pour en prouver l’exactitude, se proposa de construire le joueur d’échecs-robot. Ce qu’il fit sur-le-champ. Un jour de 1953, on m’ôta le projet Remington-Rand pour m’envoyer chez Bell afin que je travaille avec lui.

— Peut-être devrions-nous prendre le chemin du retour, l’interrompis-je, j’ai beaucoup de travail.

— La nuit commence à peine, répondit-il, tu es tellement soumis à ton devoir… Où en étais-je ? Ah ! oui, Bell. Au début notre pousseur de pions électronique n’était pas tellement réussi, il pouvait battre largement un joueur minable, mais un expert l’aurait simplement ridiculisé. Cependant nous avons continué à l’améliorer, vois-tu, réalisant un système d’anticipation électronique de plus en plus perfectionné avec davantage de possibilités de gambit. Et finalement, un beau jour de 1955, nous avons estimé que toutes les difficultés avaient été aplanies et que nous étions fin prêts pour la grande expérience. Avant cela, bien sûr, Washington était intervenu et avait pris le projet sous son aile. Donc, nous nous sommes procuré Fortunescu, le Champion du monde d’échecs, nous l’avons assis face au robot que nous avons lâché contre lui. Pendant quatre heures d’affilée nous avons suivi le match, en compagnie d’une délégation de gros bonnets venus spécialement de Washington à cette occasion, et pendant quatre heures d’affilée la machine a battu Fortunescu à chaque partie. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à avoir peur. Ce soir-là je suis sorti et j’ai pris une sacrée cuite. »

Qu’est-ce qui lui avait fait si peur ? Il me semble qu’il, y avait plutôt de quoi se réjouir.

« Écoute, Ollie, dit-il, pour l’amour de Dieu arrête pour une fois dans ta vie de parler comme un boy-scout. »

S’il se mettait à m’insulter…

« Ce n’est pas mon intention. Écoute-moi seulement. Je suis un très mauvais joueur d’échecs. N’importe quel gosse de cinq ans pourrait me mettre chat et mec, échec et mat, les yeux fermés, mais cette machine que j’ai construite, que j’ai aidé à construire, est championne du monde d’échecs. En d’autres termes, mon cerveau a donné naissance à un cerveau capable de faire des choses que lui-même ne pourrait jamais faire. Est-ce que tu ne trouves pas ça effrayant ?

— Pas du tout, répondis-je, tu as réalisé la machine, n’est-ce pas ? par conséquent, quoi qu’elle fasse, elle est seulement un prolongement de toi. Tu devrais être fier d’avoir inventé un nouvel instrument puissant.

— Et quel instrument ! », ricana-t-il. À ce moment, il était tellement soûl que je comprenais à peine ce qu’il disait. « À Washington, les gars de l’État-Major étaient tous hypnotisés par ce sacré petit instrument, et ça pour un bon nombre de raisons. Ils ont compris que la guerre mécanisée est seulement le jeu le plus compliqué que la race humaine ait jamais mis au point, une forme élaborée d’échecs qui utilise la population mondiale comme pions et le globe terrestre comme échiquier. Ils ont aussi remarqué que, lorsque le jeu de la guerre devient si complexe, son contrôle et sa direction deviennent bien trop embrouillés pour n’importe quel cerveau humain, si subtil soit-il. En d’autres termes, mon naïf boy-scout, la guerre moderne nécessite, exactement ce genre d’instrument stratégique ; l’État-Major doit se mécaniser en même temps que le reste. Donc les types du Pentagone ont fondé l’IEAC et donné la priorité absolue au projet de cybernétique : construire un formidable joueur d’échecs qui pourrait surveiller une manœuvre militaire compliquée, peut-être, plus tard, toute une campagne, peut-être en fin de compte une guerre universelle.

« Nous aspirons à réaliser une machine militaire stratégique qui puisse résumer les rapports de toutes les unités sur tous les fronts, et ça de minute en minute, et qui puisse, en se basant sur ce courant régulier d’informations, mettre au point une stratégie d’exemple élastique et dicter des directives tactiques concrètes à toutes les unités. Wiener avait averti que ça pourrait arriver, et il avait raison. C’est un instrument très pimpant. Ne t’occupe pas de savoir jusqu’où nous sommes allés avec lui, mais je te dirai quelque chose : j’ai bien plus peur aujourd’hui qu’il y a trois ans. »

C’était donc ça le secret des MS. La plus extraordinaire machine jamais conçue par l’esprit humain ! Il m’était difficile de cacher l’excitation que je ressentais, même en tant que collègue en marge du projet.

« Pourquoi as-tu la frousse ? lui dis-je. Ça pourrait être le plus merveilleux instrument jamais inventé. Il devrait même éliminer la guerre à tout jamais. »

Len resta silencieux quelques instants, buvant sa bière et le regard perdu au loin ; puis il se tourna vers moi.

« Steve Lundy a eu une idée originale, commença-t-il, il m’en a fait part cet après-midi. C’est une cloche, vois-tu, mais il a un esprit très vif et beaucoup de culture. Entre autres, il est suffisamment brillant pour s’apercevoir qu’une fois la théorie des jeux élaborés, il existe enfin la possibilité logique de transformer l’ICNE en ce qu’il appelle un Intégrateur et Calculateur Stratégique. Et il a deviné, simplement d’après le secret dont l’entoure le Pentagone, que c’est ce à quoi nous travaillons ici à l’IEAC. Il a donc continué sur le sujet de l’ICSNE et je l’ai écouté.

— Et quelle est son idée ? demandai-je.

— Il pense aussi que l’ICSNE peut éliminer la guerre, mais pas de la façon qu’un boy-scout pourrait imaginer. Ce qu’il dit, c’est que toutes les nations industrialisées doivent travailler comme des dingues sur l’ICSNE, exactement comme elles l’ont fait pour la bombe atomique, aussi supposons que, sous peu, tous les grands pays auront plus ou moins des machines MS de force égale. Bon ! Une guerre froide s’installe entre les pays A et B, bientôt ça atteint le stade où on va en venir aux hostilités. Puis les deux pays branchent leurs ICSNE et les laissent calculer la date du début des hostilités. Si les machines sont de même puissance, elles aboutiront à la même date. S’il y a une légère divergence, les deux pays pourront, par le biais de la négociation, établir un compromis sur la date. Le jour J arrive. L’ICSNE de A est monté dans sa capitale, celui de B dans sa capitale à lui. Dans chacune, les citoyens font cercle autour de la machine stratégique, les fonctionnaires apparaissent en haut-de-forme et en habit, il y a des discours, des spectacles pompeux, une chorale, des danses populaires. – Le rituel peut être préparé à l’avance. – Puis, à un moment convenu, la foule reflue un peu dans la zone de sécurité et un comité d’éminents cybernéticiens fait son apparition. Ils montent dans des avions, décollent et – c’est beau à voir – lâchent leurs bombes atomiques et leurs bombes H sur les machines. Ça se passe en même temps dans les deux pays concernés, vois-tu. C’est ce qui est bien. On a baptisé ce jour « La journée du Champignon international ». Puis les cybernéticiens des deux pays retournent à leurs tubes isolants pour travailler à un nouvel ICSNE, et les physiciens nucléaires à leurs piles pour construire encore d’autres bombes atomiques et, dès qu’ils sont prêts, ils ont droit à une nouvelle « journée du Champignon ». Une de temps en temps, à chaque fois que la situation diplomatique et stratégique la justifie, et il n’y a même pas un coup de canon de tiré. Une guerre scientifique, n’est-ce pas merveilleux ? »

Au moment où Len terminait cet étrange discours, j’avais finalement réussi à le sortir du bar et à l’entraîner vers sa voiture. Je démarrai en direction de l’Institut, mes oreilles vibrant encore aux sons hystériques de la trompette d’Armstrong. Je ne comprendrai jamais ce que Len trouve à ce genre de musique. Ça me semble un moyen d’expression tellement malsain.

« Lundy déraille complètement, ne pus-je m’empêcher de constater.

« Quelle garantie a-t-il que lors de votre « Journée du Champignon », le pays B ne ferait pas un grand cirque autour de la destruction d’un ICSNE et d’un stock de bombes, tout en en gardant d’autres en réserve ? C’est un trop grand risque à prendre pour A. Il pourrait se débarrasser de tous ses moyens de défense et s’exposer aux attaques à découvert.

— Tu sais ce que je pense ? murmura Len, tu es un vrai boy-scout. »

Puis il tomba dans les pommes sans avoir mentionné une seule fois le nom de Marilyn. Difficile de dire s’il la voit toujours. Malgré tout, il a des fréquentations plutôt bizarres. J’aimerais en savoir plus sur ce Steve Lundy.

 

Le 2 novembre 1959

 

Ça y est ! Aujourd’hui j’ai divisé le labo en deux opérations totalement indépendantes, C et N. Je l’ai fait de mon propre chef. Je n’en ai pas encore soufflé mot au patron. Voici mon raisonnement.

Sur le plan C, nous pouvons obtenir des résultats, et vite : s’il est juste question de construire une prothèse qui fonctionne comme une vraie jambe, sans s’occuper de ce qui la fait marcher, c’est du tout-cuit. Mais si ça doit venir du cerveau en passant par le cordon médullaire, c’est un travail quasiment impossible. Qui sait si nous en saurons jamais assez au sujet des tissus nerveux pour construire nos propres substituts physico-chimico-électriques pour les remplacer ?

Comme je l’ai prouvé avec mes mites et mes punaises, je peux élaborer des circuits électroniques qui semblent reproduire une fonction particulière d’un tissu nerveux animal. Un robot est attiré par la lumière comme une mite, l’autre est repoussé par la lumière comme une punaise mais je ne sais pas comment reproduire le tissu lui-même avec toutes ses fonctions. Et jusqu’à ce qu’on puisse copier le tissu nerveux, il n’y a aucun moyen de fournir à nos membres artificiels un système neuro-moteur qui puisse être relié au système nerveux central. Le mieux que je puisse faire dans cette direction, c’est demander à Kujack de donner un coup de pied et obtenir à la place un mouvement du gros orteil.

Donc, on sait à quoi s’attendre. Mécaniquement, cinesthétiquement et sur le plan moteur, je peux fabriquer une jambe du tonnerre de Dieu. Sur le plan nerveux, ça prendrait des dizaines d’années, des siècles peut-être, pour obtenir ne serait-ce qu’un fac-similé convenable de l’original – et peut-être que nous n’y arriverons jamais. Ce n’est pas un projet auquel je voudrais consacrer ma vie. Si Len Ellsom avait travaillé à ce genre de choses, il n’aurait pas eu sa photo dans le journal aussi souvent, vous pouvez en être sûr.

Donc, dans cette perspective, j’ai divisé toute l’opération en deux labos séparés, Pro C et Pro N. Je me charge moi-même du Pro C puisqu’il m’intrigue davantage et que j’ai ces idées concernant l’utilisation des solénoïdes pour l’obtention de mouvements imitant la vie. Avec un peu de chance j’aurai bientôt une merveille de membre mécanique, mû par moteur et possédant son propre bloc moteur incorporé, manœuvré par un bouton de contact. Avant Noël, j’espère. J’ai placé à la tête du labo N l’homme de la situation – Goldweiser, mon assistant. J’ai pesé le pour et le contre avant de me décider, son appartenance à la confession israélite rendant la situation très délicate. Certains me feront l’offense de dire que je l’ai choisi pour être un éventuel bouc émissaire. Eh bien, Goldweiser, quelles que puissent être ses origines, est le meilleur neurologue que je connaisse.

Bien sûr, personnellement – quoique mes sentiments personnels n’entrent absolument pas en considération – je me méfie un peu de ce type. Ça date de la première expédition pour couper du bois, quand il a commencé à parler d’une façon si étrange à propos du besoin de se reposer et puis lorsqu’il s’est esclaffé si bruyamment aux blagues de Len. Cette manière de parler indique toujours, à mon avis, un manque de respect pour son travail : si quelque chose en vaut la peine, etc.

Bien sûr, je n’affirme pas que l’attitude cynique de Goldweiser a un rapport avec le fait qu’il soit juif, Len a la même attitude et il n’est pas juif. Cependant, cet après-midi, quand j’ai dit à Goldweiser qu’il allait être à la tête du labo des Pros N, il s’inclina et s’exprima ainsi :

« C’est vraiment une promotion – J’ai toujours voulu être Dieu. »

Je n’ai pas du tout apprécié cette remarque. Si j’avais eu un autre neurologue aussi bon que lui sous la main, je lui aurais immédiatement retiré ce poste.

Il a de la chance que je sois tolérant, c’est tout.

 

Le 6 novembre 1959

 

Aujourd’hui, j’ai invité Len à déjeuner, je lui ai offert plusieurs Martinis, puis j’ai amené la conversation sur Lundy, et lui ai demandé qui il était, car il me semblait intéressant.

« Steve ? répondit-il. J’ai partagé un appartement avec lui ma première année à New York. »

Je le questionnai au sujet des activités exactes de Steve.

« Il lit, principalement. Cette habitude remonte aux années 30, quand il étudiait la philosophie à l’université de Chicago. Lorsque la guerre civile éclata en Espagne, il s’engagea dans la brigade Lincoln et partit se battre là-bas, mais cela s’avéra être une grosse erreur. Ses lectures l’entraînèrent dans de gros ennuis, vois-tu ; il s’était habitué à poser toutes sortes de questions, aussi quand les Procès de Moscou vinrent sur le tapis, il posa des questions à ce sujet. Puis le N.K.V.D. apparut partout en Espagne, et il posa des questions là-dessus.

« Il découvrit que ses camarades n’aimaient pas les types qui réclamaient sans cesse des explications. En fait, deux amis de Steve, qui avaient aussi cette manie, furent trouvés mort au front, une balle dans le dos, et Steve eut dans l’idée qu’il était bon pour le même traitement. Les gens qui posaient des questions étaient apparemment traités de saboteurs, trotskistes-fascistes ou quelque chose dans ce goût-là, et ils mouraient à un rythme alarmant. »

Je commandai un autre Martini pour Len et cherchai à savoir comment Steve s’en était tiré.

« Il s’est sauvé à travers les montagnes jusqu’en France, expliqua Len. Depuis, il s’est tenu à l’écart des grandes causes. Il navigue une fois de temps en temps pour se faire quelques dollars, boit beaucoup, lit énormément, et pose les questions les plus pertinentes que je connaisse. Si tu tiens absolument à lui coller une étiquette, je dirai qu’il y a en lui un peu de Rousseau, un peu de Tolstoï et beaucoup de Voltaire. À bien y réfléchir, un peu de Norbert Wiener aussi. Tu te rappelles peut-être que Wiener avait l’habitude de poser des questions sacrément iconoclastes pour un cybernéticien. Steve connaît par cœur les livres de Wiener. »

J’insinuai que Steve semblait être un type très original.

« Ouais, dit Len, c’était l’opinion de Marilyn. »

Je ne pense pas avoir bougé un seul muscle, quand il a dit ça ; j’étais toujours aussi souriant.

« Ollie, continua Len, j’avais l’intention de te parler de Marilyn. Maintenant que son nom est sur le tapis…

— J’ai tout oublié de cette histoire, l’assurai-je.

— Je veux quand même rétablir les faits, insista-t-il. Ça doit avoir paru bizarre, mon déménagement pour New York après la collation offerte pour nos grades universitaires et la démission de Marilyn du labo, qui a suivi deux jours plus tard. Mais ne te fie pas aux apparences. Je ne lui ai jamais fait d’avances du temps où nous étions à Boston, Ollie. C’est la vérité. Mais c’est une fille complètement cinglée et écervelée, elle avait décidé de se cramponner à moi car je touchais un peu à la poésie et souvent je flânais dans le Village en compagnie d’artistes et autres types du genre ; elle trouvait ça tellement prestigieux. Je n’ai rien eu à voir avec sa fuite vers New York, sans blagues. Vous étiez fiancés, en quelque sorte, n’est-ce pas ?

— Tout ça n’a plus d’importance, dis-je, tu n’as pas à me fournir d’explications. »

Je vidai mon verre. « Tu dis qu’elle connaissait Lundy ?

— Sûr, elle connaissait Lundy, de même que Kram, Rossard, Broyold, Boster, De Kroot et Hayre. Elle a eu le temps de connaître un tas de types avant d’être hors du circuit.

— Elle a toujours été sociable.

— Tu n’as pas saisi ce que j’ai voulu dire, répondit Len. Je ne parle pas des impulsions grégaires de Marilyn. Écoute-moi. D’abord, elle s’est jetée à ma tête mais je m’en suis fatigué. Puis elle a fait de même avec Steve et lui aussi en a eu assez. En l’espace de deux ans, presque toute la population mâle du Village était lassée d’elle. C’était une époque tourmentée : la guerre et tout ce qu’elle entraîne… » Len acquiesça. « Il y avait des problèmes et elle était la source d’un bon nombre de ces problèmes. Il valait mieux s’en débarrasser, Ollie, tu peux me croire. On priait Dieu qu’il nous sauve de cette intense femelle de Boston qui se croit bohémienne – le petit glaçon se prenant pour une torche.

— Juste une question par pure curiosité, dis-je, alors que nous nous apprêtions à partir. Qu’est-elle devenue ?

— Je n’en suis pas sûr. À l’époque où elle vivait au Village, elle décréta que son inspiration créatrice était empêtrée dans les compas et équerres en T ; et entre deux passades, elle s’essaya un peu à la peinture – très abstraite, très imitation originale, très recherchée. Plus tard j’ai entendu dire qu’elle avait abandonné l’expression personnelle, et avait emménagé quelque part vers la Soixante-Dixième Rue dans la partie Est de New York. Si j’ai bon souvenir, elle avait trouvé du travail : dessiner des circuits pour quelque projet IBM.

— Elle réussit probablement dans cette branche, lui dis-je. Elle connaissait à fond son boulot. Tu sais, elle m’a aidé à tracer les circuits pour les premières punaises que j’aie jamais construites. »

 

Le 19 novembre 1959

 

Grand pas en avant, si je peux m’exprimer ainsi à propos de la recherche des Pros. Cet après-midi nous avons terminé les deux premiers modèles expérimentaux de jambes à solénoïdes avec moteur incorporé, elles sont réalisées dans un plastique transparent de façon à ce que tout soit visible : solénoïdes, piles, moteurs, thyratrons et transistors.

Kujack attendait dans le salon d’essayage car on voulait immédiatement vérifier le fonctionnement, mais quand j’arrivai là-bas je trouvai Len assis près de lui. Il y avait plusieurs boîtes de bière vides par terre et ils bavardaient à perdre haleine.

Len sait combien je déteste qu’on boive pendant les heures de travail. Lorsque je posai les prothèses et commençai à les ajuster, il susurra d’un ton de conspirateur.

« Devons-nous lui dire ? »

Kujack était lui aussi plutôt hors de combat. « Disons-lui », murmura-t-il. Ce qui me frappe le plus chez Kujack, c’est son mutisme presque total avec moi et son déchaînement verbal en présence de Len.

« D’accord, répondit Len, vous vous en chargez. Vous lui expliquez comment nous allons amener la paix sur terre et de la bonne volonté envers les punaises.

— Nous venons juste de l’imaginer, dit Kujack, que reproche-t-on à la guerre ? C’est un rouleau compresseur.

— Les rouleaux compresseurs sont très peu démocratiques, ajouta Len, ils ne demandent jamais aux gens comment ils aiment être écrasés avant de les écraser. Ils avancent simplement sur la route.

— Ils avancent simplement sur la route. Ils continuent à avancer sur la route, répéta Kujack. Comme les flots du Mississippi.

— À quoi ça sert ? demanda Len. Les gens sont réduits, mitraillés dans tous les pays, tous sans exception, ils sortent de la guerre spirituellement diminués, un peu plus proches des insectes – comme ce héros d’un roman de Kafka qui se réveille un matin et s’aperçoit qu’il est une punaise. Je veux dire un scarabée. Tout ça parce qu’ils ont été écrasés au rouleau compresseur. Personne ne leur a demandé leur avis.

— Prenez le cas d’un amputé, reprit Kujack, avant que la mine explose, elle ne s’est pas arrêtée pour prévenir : « Écoute, mon ami, je dois éclater, c’est mon boulot. Choisis quelle partie de ton corps tu préfères sacrifier : le bras, la jambe, l’oreille, le nez ou autre chose. Ou y a-t-il aux alentours quelqu’un d’autre qui trouverait du plaisir à se faire rogner plus que toi ? Dans ce cas, envoie-le-moi. Je dois faire quelques ablations, vois-tu, mais ça n’a pas beaucoup d’importance quelle partie de quel type je rogne, tant que je respecte mon quota. » Est-ce que la mine a dit ça ? Non ! La victime n’a pas été consultée. Par conséquent, elle peut se sentir opprimée et s’apitoyer sur son sort. Nous venons juste de résoudre le problème.

— Voilà, commença Len, si la population avait été amputée selon une procédure démocratique, la paraplégie et autres estropiements auraient pu être distribués à chacun selon ses besoins psychologiques. Tu vois le raisonnement ? Marx corrigé par Freud, comme dirait Steve Lundy. Répartir les blessures suivant les besoins de chacun – besoins non pas économiques, mais masochistes. Ceux qui possèdent un goût particulier pour l’autodestruction devraient manifestement se tailler la part du lion. De cette façon, personne ne pourrait se plaindre d’avoir été victime du rouleau compresseur ou d’avoir subi quelque chose qu’il n’avait pas réclamé. Tout serait fonction du désir de chacun, vois-tu. C’est démocratique.

— Une toute nouvelle conception de la guerre, acquiesça Kujack, l’amputation volontaire, la paraplégie volontaire, ou autre chose volontaire, tout ce qui peut arriver en temps de guerre. Juste de quoi rendre un peu de dignité à la chose.

— Voilà comment ça marche, continua Len, le pays A et le pays B atteignent le point de rupture. Tout est terminé sauf les tirs. Tout va bien. Ils mettent donc en commun leurs meilleurs cerveaux, mathématiciens, actuaires, stratèges, génies de logistique, et le reste… Que dis-je ? Ils réunissent leurs meilleurs cerveaux-robots, leurs ICSNE. En l’espace de quelques secondes, ils calculent, jusqu’à la dernière décimale, le chiffre exact des dommages que chaque partie peut s’attendre à subir, le nombre de morts et de blessés, ils déterminent combien perdront la vue, les bras, les jambes, etc. Maintenant – et c’est là que ça se précise – chaque pays, ayant établi son pourcentage de morts et de blessés de toutes catégories, peut demander des volontaires.

— De cette façon il y a moins de désordre, fit remarquer Kujack. Une guerre programmée par un spécialiste de l’efficacité. Une guerre basée sur le taux de mortalité.

— Vous obtenez exactement le même résultat qu’avec une guerre où l’on se tire dessus, insista Len. Le même nombre de morts, de blessés et de gens dont la vie aura été gâchée. Mais vous évitez tout l’effet du rouleau compresseur. Une guerre propre, rapide, conçue en termes de buts à atteindre plutôt que de moyens pour les atteindre. La fin n’a jamais justifié les moyens, vois-tu ; Steve Lundy dit que ça a toujours été le grand dilemme de la politique. D’un seul coup, nous nous débarrassons donc totalement des moyens.

— En ce qui me concerne, reprit Kujack, si quelque chose me concerne, je pourrais souffrir de ce qui m’est arrivé ? Mais rien n’arrive à l’amputé volontaire. Il s’installe sur la table d’opération et dit : « Coupez-moi simplement un bras, docteur, le gauche, s’il vous plaît, jusqu’au coude si ça ne vous dérange pas, et en échange vous m’inscrivez pour, la pension journalière complète à Longchamps et vous m’envoyez une blonde pulpeuse tous les samedis. »

— Ou quoi que ce soit qui puisse avoir une valeur d’échange contre un bras gauche à peine usé, corrigea Len. Ça sera calculé par les robots actuaires. »

Pendant ce temps j’avais placé les prothèses et installé le bouton-poussoir de contrôle dans la poche latérale de la veste de Kujack.

« Peut-être ferais-tu bien de partir maintenant, Len », dis-je. Je faisais très attention à me montrer indifférent à son harcèlement. « Kujack et moi avons du travail à faire.

— J’espère que tu en feras une mite plutôt qu’une punaise, dit Len tandis qu’il se levait.

« Kujack commence à peine à voir la lumière. Honte à toi si tu lui donnes un tropisme négatif à la place d’un positif. »

Il se tourna vers Kujack, en titubant légèrement.

« À bientôt, gars. Je passe te prendre à sept heures et nous irons à New York, histoire de vider quelques verres avec Steve. Il sera très heureux de savoir que nous avons tout mis au point. »

J’ai passé deux heures avec Kujack pour l’habituer au très délicat maniement du bouton-poussoir de contrôle. Je dois reconnaître que, sobre ou en état d’ébriété, il se montre un élève très doué. En moins de deux heures, il marchait réellement ! D’une démarche un peu hésitante, à vrai dire ; mais son équilibre progressera au fur et à mesure qu’il s’entraînera et que j’éliminerai encore quelques nœuds. Et cette fois je ne parle pas des punaises. Pour une dernière expérience, j’ai placé un petit coquetier sur le sol, posé dessus un ballon de foot en équilibre et donné l’ordre à Kujack d’essayer un coup d’envoi. Quel moment ! Il a frappé la balle si fort qu’elle a fait voler en éclats le miroir qui était sur le mur.

 

Le 27 novembre 1959

 

Longue conversation avec le patron. Je lui ai immédiatement fait part de mon idée de diviser le labo en Pro C et en Pro N, et du peu de chances qu’a Goldweiser de parvenir avant longtemps à un aboutissement sur le plan N. Comme je voyais se peindre sur son visage une terrible déception, je m’empressai de lui raconter les heureux résultats obtenus sur le plan C.

Lorsqu’il commença à récupérer, j’appelai Kujack et lui fis faire la démonstration de son coup d’envoi. Il s’était vraiment perfectionné en s’entraînant toute la semaine passée.

« Si nous livrons l’histoire à la Presse, suggérai-je, ça pourrait être un très bon lancement. Voyez-vous, Kujack était l’un des meilleurs shooteurs parmi les Grands Dix, et beaucoup de journalistes se souviennent encore de lui. » Puis je lui lançai les nouvelles les plus merveilleuses qui soient.

« Durant les trois derniers jours d’exercice, monsieur, il a fréquemment lancé la balle vingt, trente, et même quarante mètres plus loin que quiconque ne l’a jamais fait avec de vraies jambes.

— C’est un exploit extraordinaire, s’écria le patron avec excitation. Un record du monde, accompli avec une jambe cybernétique !

— Ça fera une fantastique photo, dit Kujack. Je me suis aussi entraîné à poser avec un large sourire épanoui et photogénique. »

Heureusement, le patron ne l’a pas entendu – à ce moment-là il était penché sur les jambes, étudiant les solénoïdes.

Après le départ de Kujack, le patron me félicita très, très chaleureusement. Ce fut un moment des plus agréables. Nous avons bavardé quelques instants, et élaboré des plans pour la conférence de presse, puis il me dit finalement : « Au fait, avez-vous des nouvelles de votre ami Len Ellsom ? Je me fais du souci à son sujet. Il est parti à l’époque de Thanksgiving et n’a pas reparu depuis. »

Je répondis que c’était inquiétant.

Quand le patron me demanda pourquoi, je lui révélai un peu la façon dont Len s’était comporté récemment, parlant et buvant plus qu’il ne fallait. Avec toutes sortes de gens ; le patron m’avoua que ça confirmait ses propres impressions.

Je peux en toute certitude dire que nous nous comprenions. Je sentis intuitivement qu’un rapport bien défini s’était établi entre nous.

 

Le 30 novembre 1959

 

Ça devait arriver, bien sûr. Comme me l’avait confié le patron, peu après notre conversation il décida que l’absence de Len justifiait une enquête et en chargea la Sécurité. Une demi-douzaine d’agents se mirent sur l’affaire et se dirigèrent immédiatement vers le domicile de Steve Lundy au Village et, bien entendu, Len s’y trouvait.

Len et son ami étaient tous deux ivres morts et la chambre contenait de nombreux objets méritant une enquête approfondie – beaucoup de livres étranges et pamphlets, des papiers d’identité émanant de la Brigade Lincoln, un article que Lundy était en train d’écrire pour un magazine anarchopacifiste sur ce qu’il appelle l’ICSNE. Len et son ami furent l’un et l’autre arrêtés sur-le-champ et une minutieuse perquisition commença immédiatement.

Selon le patron, que Len passe ou non en jugement, il est complètement fichu. Dorénavant il ne pourra plus jamais participer à un projet de cybernétique classé secret car il est suffisamment clair qu’il a violé le serment de loyauté en parlant des MS tout autour de lui.

Ce matin les hommes de la Sécurité sont venus me questionner. J’ai bien peur que mon témoignage n’ait pas été d’une grande aide pour Len. Que pouvais-je faire ? Je devais avouer qu’à ma connaissance Len a violé la consigne de sécurité sur trois points : il a parlé des problèmes de MS avec Kujack en ma présence, avec Lundy (à en croire ses dires) et bien sûr avec moi (techniquement je suis aussi un étranger). J’ai également insisté sur le fait que j’ai essayé de le faire taire mais qu’il n’y avait aucun moyen de l’arrêter une fois qu’il avait commencé.

Zut pour Len, en tout cas. Quel besoin avait-il d’aller se mettre dans ce pétrin et de m’y mêler ?

Ça démontre un manque de considération à mon égard.

Ces hommes de la Sécurité peuvent se montrer trop consciencieux.

Ils voulaient ramasser Kujack également.

Je suis allé trouver le patron et lui ai expliqué que s’ils nous enlevaient Kujack, nous devrions décommander notre conférence de presse parce qu’il nous faudrait des mois pour équiper et entraîner un autre sujet.

Le patron a tout de suite réalisé l’iniquité de cette mesure, et est intervenu en ordonnant au service de Sécurité de se calmer, au moins jusqu’à ce que nous ayons terminé notre démonstration.

 

Le 23 décembre 1959

 

Quelle journée ! Ça a été quelque chose, la conférence de presse de cet après-midi. Des douzaines de reporters, de photographes et de journalistes des actualités télévisées étaient présents, et nous les avons tous emmenés sur le terrain de football pour les démonstrations.

D’abord le patron leur a fait un petit topo sur la cybernétique qui est un travail scientifique d’équipe et sur la différence entre Pro C et Pro N, faisant remarquer que, du point de vue pratique et humain, pour venir en aide aux amputés, C est bien plus important que N.

Les reporters essayèrent d’en savoir plus sur les MS ; mais il éluda les questions avec beaucoup d’humour et me couvrit d’éloges, un véritable panégyrique.

Puis on amena Kujack. Il réussit brillamment toutes les épreuves : marcher, courir, glisser, sauter, etc. Ça fit une sacrée impression. Et puis, pour couronner le spectacle, Kujack donna le coup d’envoi au ballon de football qui retomba quatre-vingt-quinze mètres plus loin, un record du monde ; et tout le monde hurla de joie.

Plus tard, Kujack et moi avons posé pour les actualités télévisées, échangeant une poignée de mains tandis que le patron nous serrait dans ses bras. Ils vont intituler ça : le cadeau de Noël de l’IEAC à l’un de nos vaillants héros de guerre. (C’est exactement ce que le patron désirait, il s’imagine que ce genre de choses fait paraître l’IEAC moins menaçant aux yeux du public.) Et on demanda à Kujack de dire quelques mots dans ce sens.

« Je n’ai jamais pu shooter aussi bien avec mes vraies jambes, dit-il en me serrant la main et me regardant droit dans les yeux. Sapristi, c’est réellement le plus beau cadeau de Noël qu’on puisse faire à un type. Merci, Papa Noël. »

J’ai pensé qu’il allait un peu trop loin mais les journalistes ont interprété cette réflexion comme une note sentimentale.

Goldweiser était dans la foule et dit : « J’espère seulement que lorsque, moi, je prouverai que je suis Dieu, tous ces photographes seront présents. »

C’est tout à fait le genre de remarque que j’attendais de la part de Goldweiser. C’est trop bête que les hommes de la Sécurité viennent chercher Kujack demain.

Le patron ne pouvait pas discuter. Après tout, ils ont été assez patients pour attendre la fin des expériences et de la démonstration, ce que le patron et moi-même sommes d’accord pour reconnaître comme un geste de bonté de leur part.

Ce n’est pas comme si Kujack n’était pas profondément impliqué dans l’affaire Ellsom-Lundy. Comme dit le patron : Dis-moi qui tu fréquentes, je te dirai qui tu es…

 

Le 25 décembre 1959

 

J’ai passé la matinée à découper des photos et des articles dans les journaux ; ils ont mis le paquet !

Plus tard dans l’après-midi, je vais chez le patron prendre un lait de poule, et j’ai finalement eu le cran de lui dire ce qui me trottait dans la tête depuis plus d’un mois.

Autant battre le fer pendant qu’il est chaud…

« J’ai pensé, monsieur, commençai-je, que le système à solénoïdes, que j’ai établi pour les prothèses, à d’autres utilisations. Par exemple, il pourrait facilement être adapté à quelques-uns des points mécaniques délicats d’un calculateur électronique. » Brièvement j’entrai dans quelques détails techniques et je pus constater qu’il était intéressé.

« J’aimerais beaucoup travailler à ce projet maintenant que le Pro C est plus ou moins dépassé. Et si jamais une occasion favorable se présente au sein des MS…

— Vous êtes un arriviste », dit le patron, opinant de la tête avec satisfaction.

Il regardait un journal posé sur la table ; sur la première, il y avait une grande photo de Kujack me souriant et me serrant la main. « J’apprécie ça. Je ne peux rien vous promettre mais laissez-moi le temps d’y réfléchir. »

Je crois bien que c’est fait !

 

Le 27 décembre 1959

 

Ai envoyé toutes mes affaires au nettoyage. Il me paraît que je vais en avoir besoin, après tout.

Nous avons une grande soirée habillée pour le jour de l’an, dans la salle commune et il y aura des danses à la papa, du swing, etc.

Quand j’ai appelé Marilyn, elle m’a semblé très détendue (elle s’est souvenue qu’il fallait m’appeler Olivier et j’en fus flatté) et a répondu qu’elle serait enchantée de venir.

J’ai comme l’impression que maintenant elle aime les bals.

Sapristi, ça me fera du bien de quitter ces jeans un moment. Je suis fier de dire que j’ai encore de l’allure en tenue de soirée. Je devrais faire une sacrée impression sur Marilyn. Len avait toujours l’air d’être en pyjama.

 

Traduit par ANNE-ISABELLE BARON.

Self-Portrait.

Publié avec l’autorisation de Intercontinental Literary Agency, Londres.

© Librairie Générale Française, 1982, pour la traduction.